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Beyrouth, 5 novembre 2016. Depuis plusieurs jours déjà, des manifestations demandent la libération d’une jeune mère, dénommée Fatima Hamza. Madame Hamza, citoyenne libanaise, fut incarcérée une semaine plus tôt, au seul motif d’avoir refusé de céder la garde exclusive de son fils de trois ans à son ex-mari. Sa condamnation s’appuie sur la décision d’un tribunal de la famille islamique chiite (al-mahkama al-shar‘iyya al-ja‘fariyya) stipulant que tout garçon âgé de plus de deux ans doit vivre auprès de son père, si ce dernier en fait la demande[1]. Ne voulant pas être séparée de son jeune garçon, Madame Hamza fut arrêtée et emprisonnée par les autorités libanaises, comme d’autres mères le furent avant elle. L’idée qu’on emprisonne une femme désirant prendre soin d’un enfant provoqua une onde de choc à travers le pays. Des rassemblements et des sit-in s’organisent dans plusieurs coins du pays (Farfour 2016 ; Hamiyeh 2016).

Sur le Web aussi, on s’active. Célébrités et militants dénoncent l’injustice évidente, critiquent l’intransigeance des juges chiites et blâment les tribunaux religieux de la famille. « Quelle sorte de religion accepte qu’on emprisonne une mère refusant d’abandonner son fils ? », s’interroge une vedette de la télévision libanaise (Al-Bawaba 2016). Plusieurs reprennent l’idée, aujourd’hui amplement documentée, que l’exercice du droit religieux cautionne, reconduit et parfois aggrave les inégalités de genre qui parcourent les sociétés arabes[2]. Un bref survol des lois en vigueur dans les tribunaux musulmans et chrétiens du pays suffit pour se convaincre que le Liban ne fait pas exception. Mais d’où viennent ces lois dites « religieuses » ? Qui définit ce qui compte comme « droit religieux » ? Un autre droit religieux, un droit plus juste, est-il possible ? Si oui, qui peut l’autoriser ?

C’est sur ces questions, plus rarement soulevées, que je souhaite m’arrêter ici. Car celles-ci furent au coeur d’une série de mobilisations citoyennes qui, peu avant l’arrestation de Madame Hamza, proposaient de réformer les lois autour desquelles le drame s’est joué : celles délimitant la durée de la garde maternelle de l’enfant. Retracer l’étrange itinéraire parcouru par ces mobilisations au cours des dernières années permet non seulement de saisir toute la profondeur de l’injustice qui frappe Madame Hamza, mais aussi d’aborder l’exercice du droit familial musulman sous un angle nouveau. Je convoque, pour ce faire, trois matériaux ethnographiques différents collectés au Liban, entre septembre 2012 et mars 2014, à savoir : la parole de militantes cherchant à réformer le droit familial musulman depuis plusieurs années ; le point de vue des juristes de la charia sur ces efforts de réforme ; un corpus de décisions de justice récentes concernant la garde de l’enfant. Ces trois points d’ancrage empiriques – la rue, les juristes, les juges – étayent mon analyse. Les travaux du sociologue Samer Ghamroun (2016, 2014, 2013) et d’autres issus du champ émergeant de l’anthropologie de la sécularité lui fournissent un cadre de réflexion plus général[3].

Les pages qui suivent avancent deux thèses, arrimées l’une à l’autre. J’entends d’abord montrer que le droit dit « religieux » qui régit la vie familiale des musulmans du Liban est, en large part, fabriqué par l’État séculier qui gouverne le pays[4]. Et qu’en conséquence, plusieurs des injustices associées à la charia (telle l’incarcération de Madame Hamza) puisent leurs sources, non seulement dans l’islam, mais aussi dans la façon dont l’État administre – et à vrai dire, construit – ce qu’il nomme « droit religieux ». De cette thèse en découle une seconde, affirmant qu’aborder le droit familial musulman comme un objet ou un phénomène d’ordre religieux nous conduit dans une impasse. Pour éviter l’écueil, j’esquisse les contours d’une anthropologie politique de la religion, c’est-à-dire une approche capable de faire apparaître la manière dont les États modernes (et autres entités gouvernantes) façonnent et parfois transforment ce qu’on appelle aujourd’hui « le religieux ».

Démarches militantes, perspectives religieuses

Au cours des deux dernières décennies, les lois relatives à la garde des enfants ont fait l’objet de vives contestations d’un bout à l’autre du Moyen-Orient. Du Maroc à l’Iran, en passant par la Syrie et l’Algérie, des luttes furent menées pour prolonger la période durant laquelle les mères conservent la garde légale de leurs enfants (Buskens 2003 ; Möller et Gallana-Arndt 2017 ; Yassari 2004 ; Yassari, Welchman 2007). Plusieurs des militants engagés dans ces luttes soulignent que certaines normes islamiques en vigueur dans les tribunaux de la famille ont été établies dans des conditions sociales qui ne prévalent plus de nos jours. Si jadis, les jeunes garçons avaient pour habitude d’accompagner leur père au travail, par exemple, très peu le font encore aujourd’hui (Ghamroun 2013). D’autres soulignent que la crainte de perdre la garde d’un enfant dissuade de nombreuses femmes de demander le divorce et conduit certaines d’entre elles à tolérer des actes de violence domestique. Au cours des dernières décennies, l’Algérie, l’Iran, l’Égypte, le Maroc, la Syrie, la Mauritanie et le Qatar ont adopté de nouvelles lois, toutes fondées sur la charia, mais prolongeant la période durant laquelle les mères conservent la garde de leurs enfants (Abou Ramadan 2002 ; Welchman 2007).

Cette vague de militantisme n’a pas épargné le Liban. Ces dernières années, le pays fut le théâtre non pas d’une, mais de deux mobilisations visant à réformer les lois régissant la garde des enfants. Ces deux mobilisations ont toutefois entraîné des résultats étrangement contradictoires. La première, portée par des Libanaises de confession sunnite, s’est avérée largement fructueuse : en 2012, le Parlement libanais a adopté une loi prolongeant de plusieurs années la période durant laquelle les musulmanes sunnites maintiennent leur droit de garde[5]. Le second mouvement, lancé par des citoyennes chiites, s’est au contraire soldé par un échec : après des années d’efforts, les militantes ont suspendu leur campagne en 2014 sans qu’aucun changement juridique ne soit apporté. Aujourd’hui encore, des mères chiites perdent la garde de leurs enfants deux ans après la naissance de ces derniers. Le sort réservé à Madame Fatima Hamza nous a rappelé que celles qui refusent d’obéir à cette règle risquent l’emprisonnement[6].

Avant d’examiner les démarches entreprises par les militantes sunnites et chiites, il me faut préciser qu’au Liban (comme dans la plupart des pays du Moyen-Orient) la charia n’est officiellement mise en application que dans le domaine relativement étroit du droit familial (Clarke 2018 ; Ghamroun 2012 ; Landry 2016 ; Rabbath 1973). Le droit pénal, civil et commercial n’est nullement lié à l’islam. Seules les lois encadrant la vie familiale des citoyens musulmans (le mariage, le divorce, les pensions alimentaires, etc.) sont basées sur les écritures de l’islam et leur interprétation. Je dois aussi souligner qu’en dépit de ses fondements religieux, le droit familial musulman est administré par des représentants de l’État. À l’instar du droit civil ou pénal, le droit familial religieux relève d’appareils juridiques largement séculiers (Al-Zayn 2003). J’approfondirai ce point sous peu.

Pour l’instant, revenons sur le fait, a priori étonnant, que les militantes sunnites ont réussi à modifier des lois religieuses, alors que leurs co-citoyennes chiites ont échoué. Comment deux mobilisations s’attaquant au même problème, lancées dans le même pays et au même moment peuvent-ils aboutir à des résultats à ce point opposés ? Une première réponse réside dans le fait que les militantes sunnites et chiites ont fait face à deux systèmes juridiques distincts. Il est vrai que les différends conjugaux des musulmans libanais, comme ceux de millions de personnes au Moyen-Orient, sont tranchés selon des préceptes tirés de la charia. Au Liban, cependant, sunnites et chiites sont soumis à des systèmes de droit différents, appliquant des corpus normatifs différents (Clarke 2014 ; Weiss 2010)[7]. Le droit familial revêt également une forme différente dans chacun de ces régimes juridiques : le droit sunnite est largement écrit et codifié, tandis que son équivalent chiite n’a jamais été officiellement mis par écrit (Basile 1993 ; Clarke 2018 ; Najm 2017)[8].

Pour bien saisir la suite, il importe aussi de souligner que l’expression « garde des enfants » réduit quelque peu la complexité des mobilisations qui m’intéressent ici. Les militantes auprès desquels j’ai travaillé utilisent le mot arabe hadana qui signifie détenir la garde d’un enfant, mais aussi l’étreindre, le nourrir et l’élever (Zahraa et Malek 1998). L’islam prévoit que les deux parents partagent ces responsabilités. La hadana n’émerge donc comme problème juridique qu’en cas de divorce, de séparation ou de décès. Dans l’éventualité où les deux parents sont jugés aptes à assumer la hadana, les juges religieux se réfèrent à l’âge des enfants pour déterminer qui en obtiendra la garde (Ebrehami 2005). Tous les juristes de l’islam s’accordent à dire que les nouveau-nés doivent vivre auprès de leur mère durant leurs deux premières années de vie (Tucker 2008 ; Zahraa et Malek 1998).

Au-delà de ce terrain d’entente s’ouvre un espace de débat. J’évoque tout d’abord l’avis des juristes sunnites car au cours de leur campagne, les militantes sunnites les ont étudiés de près. Mais puisque les écritures canoniques de l’islam ne spécifient pas à quel moment prend fin la garde maternelle, elles ont constaté que chacune des quatre écoles de droit sunnites propose des règles différentes[9]. Depuis 1942, cependant, les sunnites du Liban sont soumis aux normes de l’école hanafite qui prescrit que la garde maternelle d’un enfant prend fin lorsque les garçons atteignent l’âge de sept ans et les filles, l’âge de neuf ans (Basile 1993)[10]. Ainsi, avant que la réforme ne soit entérinée en 2012, les femmes sunnites pouvaient perdre la garde de leurs fils âgés de plus de 7 ans. Bien que l’État libanais décrive ces règles comme des « lois islamiques », il faut rappeler que ces règles n’apparaissent nulle part dans les écritures de l’islam (Al-Zayn 2003).

Je me permets d’insister sur ce point, car c’est en perçant une brèche entre les écritures de l’islam et les lois de l’État que les militantes sunnites sont parvenues à ouvrir un espace d’intervention politique. « Avec l’aide de juristes musulmans [ouléma] », m’explique l’une d’entre elles lors d’un entretien à son domicile, « nous avons réalisé qu’aucun des textes de l’islam ne parle de l’âge limite de la hadana »[11]. La lutte dans laquelle ces femmes sont engagées ne vise pas à abolir le droit musulman. Au contraire, depuis plusieurs années, ces femmes réclament des tribunaux de la famille qu’ils appliquent d’autres normes islamiques, des normes plus permissives. Ces militantes sont, pour la plupart, âgées de 30 à 50 ans. Elles vivent majoritairement en ville et appartiennent à la classe moyenne éduquée. La vaste majorité d’entre elles est issue de la communauté sunnite, mais certaines sont plus pieuses que d’autres. Plusieurs veulent réformer le droit musulman par conviction religieuse ; d’autres, moins pratiquantes, préféreraient l’instauration d’un régime de droit pleinement laïc mais se rallient au mouvement par pragmatisme[12]. Le sociologue Samer Ghamroun (2017 ; 2014), dont les écrits fondent la base de ma description de la mobilisation sunnite, souligne que les militantes ont réalisé deux gains importants en faisant remarquer que les Écritures de l’islam ne posent aucune limite à la garde maternelle des enfants. Ce détail leur permit, tout d’abord, d’affirmer que les lois actuellement en vigueur reposent sur des interprétations humaines plutôt que des textes sacrés. Elles parvinrent, par la même occasion, à démontrer que d’autres interprétations de l’islam existent.

La démarche et la composition du deuxième mouvement de réforme libanais – la mobilisation chiite – est largement similaire de ce point de vue. Cette mobilisation regroupe une majorité de femmes éduquées, citadines, appartenant à la classe moyenne. Elles aussi ont basé leur campagne sur un argumentaire ancré dans les principes juridiques de l’islam. À l’instar de leurs co-citoyennes sunnites, elles constatèrent que la tradition chiite englobe aussi un large spectre d’avis en matière de garde des enfants[13]. Connaître ces différents avis était pour elles d’autant plus urgent que le droit familial chiite n’a jamais été codifié au Liban (contrairement au droit sunnite). Plutôt que de trancher les conflits d’ordre conjugaux au moyen d’un code de loi, les juges chiites s’appuient plutôt sur les traités juridiques des diverses autorités chiites contemporaines[14]. Or, malgré la pluralité d’avis qui coexistent dans la tradition chiite, les juges libanais statuent systématiquement que la garde maternelle des enfants dure jusqu’à ce que les garçons atteignent l’âge de 2 ans et les filles de 7 ans[15]. C’est sur la base de cette opinion, rappelons-le, que Fatima Hamza fut incarcérée en novembre 2016.

Les militantes chiites se retrouvèrent ainsi au centre d’un étrange labyrinthe. Puisque le droit familial chiite libanais n’a jamais été codifié, le défi était d’abord de savoir à qui s’adresser. Malgré l’absence de code, le Parlement libanais possède toute l’autorité législative nécessaire pour décider des lois appliquées dans les tribunaux chiites. Il peut, par exemple, décider que la mère conserve le droit de garde jusqu’à ce que l’enfant atteigne l’âge de 5, 7 ou 12 ans. Le premier réflexe des militantes fut cependant de demander conseil au plus éminent juriste libanais, Muhammad Hussein Fadlallah, peu de temps avant son décès. « Puisque la plupart d’entre nous s’inspirent des écrits de Fadlallah pour effectuer la prière », me confia l’une d’elles, « il était naturel de s’adresser d’abord à lui »[16]. Dans ses écrits sur la question, M. H. Fadlallah (2009) stipule que tous les enfants doivent idéalement vivre auprès de leur mère jusqu’à l’âge de 7 ans. Il a toutefois fait savoir aux militantes chiites qu’il est possible de prolonger la hadana de la mère jusqu’à 9 ans (pour les filles seulement), précisant que cette option respecte le cadre normatif de la charia.

Obstacles politiques, impasses heuristiques

Ces femmes sunnites et chiites ne sont pas les premières à s’en prendre aux différents régimes de droit familial au Liban. La mise en place d’un régime de droit familial unique et pleinement séculier compte parmi les revendications phares de la gauche libanaise depuis la fin du Mandat français (1920-43). L’enjeu demeure également au coeur des luttes féministes qui ont secoué le pays depuis ses origines coloniales jusqu’à aujourd’hui (Landry 2019 ; Joseph 2000 ; Thompson 2000). Au cours des dernières décennies, les inégalités que perpétuent ces différentes lois d’inspiration religieuse ont attiré l’attention de plusieurs ONG nationales et internationales.

La démarche décrite plus haut n’en demeure pas moins nouvelle. Ni les militantes sunnites ni leurs consoeurs chiites n’aspirent à séculariser le droit familial. La charia n’est pas une cible à abattre mais, au contraire, le langage même dans lequel s’exprime leur révolte. De concert avec certains des plus importants clercs du pays, les militantes sunnites et chiites sont parvenues à montrer que les lois relatives à la garde des enfants sont injustes et que le cadre juridico-légal de l’islam offre des solutions plus équitables. Or l’issue de cette démarche inédite semble nous conduire dans un étrange paradoxe. Les femmes sunnites ont réussi à prolonger la durée de la garde maternelle ; leurs concitoyennes chiites, elles, ont jusqu’ici échoué à changer quoi que ce soit.

Cette impression de paradoxe ne s’estompe malheureusement pas lorsqu’on fait intervenir la vaste littérature anthropologique, sociologique et historique consacrée à la charia et au droit familial[17]. Au contraire, les deux principaux cadres d’analyse que cette littérature met à notre disposition ne font qu’accentuer l’impression que quelque chose ne tourne pas rond au pays du cèdre. Le premier de ces cadres d’analyse s’articule autour de cette croyance voulant que les juristes sunnites aient cessé d’interpréter les Écritures au IXe siècle, tandis que leurs homologues chiites continuent de les interroger aujourd’hui. Cette croyance a fait l’objet de critiques sévères au cours des dernières décennies, mais l’idée que le droit chiite est plus dynamique que son équivalent sunnite reste tenace (Hallaq 1984). Les militantes qui m’intéressent ici n’y échappent d’ailleurs pas. « Quand nous avons commencé, » me confia l’une d’elles, « je pensais que les chiites seraient les premiers à modifier la garde de l’enfant, car (contrairement aux sunnites) ils peuvent réinterpréter la charia »[18]. Or l’inverse se produisit. Le droit chiite apparemment plus flexible se révéla, au Liban, beaucoup plus difficile à réformer que le droit sunnite.

Au cours des dernières décennies, une autre approche s’imposa graduellement. Plusieurs anthropologues, historiens et spécialistes de la charia soutiennent que c’est l’entreprise coloniale de codification du droit qui a ôté aux traditions légales islamiques leur flexibilité historique. Non-codifiée, la charia serait un champ normatif ouvert et pluriel. Sa version codifiée en revanche serait rigide, presque fossilisée. Or nous voilà devant une nouvelle impasse : le droit sunnite codifié se vit modifié au terme d’une campagne de mobilisation tandis que le droit chiite non-codifié s’avéra jusqu’ici impossible à réformer.

Dénouer ces impasses exige de reconnaître que ces deux approches interrogent le droit musulman (Est-il codifié ou non ? Est-il chiite ou sunnite ?) sans s’attarder au cadre politique et institutionnel dans lequel il se trouve enchâssé. Il est juste d’affirmer que le droit familial musulman puise ses fondements dans les écritures de l’islam. Quiconque s’y intéresse est ainsi tenté de le saisir comme un objet essentiellement religieux, extérieur au champ politique et à la sphère d’action de l’État séculier. Cette tentation est d’autant plus forte qu’au Liban, les litiges d’ordre familial sont tranchés par des clercs plutôt que par des magistrats formés dans les écoles de droit modernes[19]. La tentation est si forte que plusieurs vont jusqu’à soutenir que règne au Liban un « système juridique double » (dual legal system), combinant un droit étatique et un droit religieux « left entirely in the hands of the ulema » (Thomson 2000, 114).

Certaines des thèses avancées par les anthropologues qui s’intéressent à la sécularité nous invitent à considérer une autre piste d’analyse. Elles montrent que le droit familial, même lorsqu’il s’inspire de la charia, trouve son principe opérateur dans l’État séculier (Agrama 2012 ; Mahmood 2015 ; Sonbol 1996). Le Liban ne fait pas exception. Ses textes législatifs décrivent les tribunaux musulmans comme des appareils d’État, financés par le ministère de la Justice et présidés par des juges que nomme le Parlement (Al-Zayn 2003). On comprend que dans ces conditions, une maîtrise de la jurisprudence islamique est insuffisante pour réformer ce droit familial dit « religieux ». Modifier les lois encadrant la garde des enfants, comme l’ont compris les militantes qui nous occupent, exige d’agir auprès de l’État séculier et de ses élus.

Celles qui ont lancé la campagne sunnite reconnaissent qu’elles auraient été incapables d’élaborer un argumentaire fondé sur la charia sans l’aide de juristes musulmans. Mais elles reconnaissent également que leur démarche serait demeurée vaine sans le soutien de certains parlementaires et chefs de partis. Entre 2005 et 2012, ces femmes ont, en effet, interpellé plusieurs députés et partis politiques. « C’était fastidieux », se souvient l’une d’elles. « Mais nous avons reçu l’appui de plusieurs ministres, sans parler de Fouad Sinioura et Najib Mikati [deux anciens premiers ministres] »[20]. Or, malgré cet imposant soutien politique et religieux, le Parlement libanais a bien failli enterrer le projet de réforme de la hadana sunnite après qu’un groupe de parlementaires firent valoir que leurs collègues non-sunnites n’avaient pas la légitimité de légiférer sur le droit sunnite (Ghamroun 2014). Pour dénouer l’impasse, le 4 juin 2011, un groupe de femmes sunnites occupa la plus importante institution islamique du pays (Dar al-Fatwa) au moment où se tenait un vote sur le projet de réforme. La tactique s’avéra fructueuse : peu de temps après, le Parlement libanais convint de prolonger la durée de la hadana maternelle à 12 ans, peu importe le sexe de l’enfant.

Les militantes chiites furent, elles aussi, contraintes de déployer leur campagne dans l’arène étatique. Le juriste Mohammed Hussein Fadlallah les avait d’ailleurs prévenues que les religieux comme lui ont peu d’influence sur l’exercice du droit familial[21]. Seul le Parlement peut contraindre les juges chiites à prolonger la durée de la garde maternelle d’un enfant. Auprès des députés et partis politiques, les chiites eurent cependant beaucoup moins de succès que leurs concitoyennes sunnites. Que l’ensemble des pays du monde chiite (à l’exception du Liban) aient réformé les lois encadrant la garde maternelle des enfants n’a apparemment pas empêché les représentants politiques contacté de recevoir les doléances chiites avec indifférence[22]. Les députés du Hezbollah refusèrent de soutenir la réforme en s’arc-boutant sur l’argument que le domaine du droit familial appartient aux clercs. Les dirigeants du parti Harakat Amal, quant à eux, refusèrent de rencontrer les militantes chiites.

Cherchant à vaincre l’obstacle, les militantes chiites organisèrent une manifestation publique à leur tour. À cette occasion, l’une d’elles fit lecture d’une déclaration commune, rapportée par la presse nationale. « L’injustice commise aux femmes dans le cas de l’âge de la garde de l’enfant », dit-elle, « n’est plus supportable. Nous sommes venues aujourd’hui vous dire à voix haute : “Cessez de prendre les droits des femmes et des enfants à la légère !” […] Nous reprendrons la rue, la femme libanaise ne gardera plus le silence »[23]. Six mois plus tard, cependant, la campagne chiite fut dissoute, ou « suspendue indéfiniment » pour reprendre les mots d’une militante. « Après 6 ans, nous ne sommes même pas parvenues à commencer » constata-t-elle, « nous n’avons pas réussi à trouver une brèche dans le mur »[24].

Conclusion : Vers une anthropologie politique de la religion

Il n’est malheureusement pas possible, à l’heure actuelle, d’identifier les raisons pour lesquelles les militantes chiites n’ont pas pu recueillir les appuis politiques nécessaires pour modifier les dispositions légales concernant la garde des enfants. Il est également impossible de savoir si leur campagne sera relancée dans un avenir proche. On peut néanmoins tirer d’importantes leçons de ces campagnes jumelles et du contraste entre leurs dénouements respectifs. L’histoire de ces deux campagnes montre que les lois dites « religieuses » qui encadrent la vie familiale de millions de musulman(e)s dépendent aussi bien, et peut-être même plus, des aléas de la politique intérieure que de la charia et de ses interprètes.

Rien n’empêche les clercs chiites de prononcer des avis juridiques (fatawa) basés sur les textes de l’islam[25]. Or l’autorité de définir ce qui fait office de droit islamique dans le domaine de la famille ne leur appartient pas ; elle appartient aux parlementaires de la République, ainsi qu’aux partis politiques qu’ils représentent[26]. Le droit familial chiite est, en ce sens, fabriqué par l’État au fil d’un processus qui fait s’estomper la distinction entre le religieux et le séculier. Ainsi, au terme de cette analyse, on comprend qu’il est insuffisant (et à vrai dire inexact) d’affirmer que Madame Fatima Hamza fut incarcérée parce que la charia règne au Liban. Si Madame Fatima Hamza fut incarcérée, c’est aussi parce que des parlementaires libanais refusèrent d’appuyer un projet de réforme du droit familial chiite ; un projet qui a pourtant reçu l’assentiment des plus influents clercs du pays.

Par-delà le sort réservé à Madame Hamza, ces mobilisations citoyennes renferment une autre leçon, d’ordre théorique. L’itinéraire parcouru par les militantes libanaises montre qu’une part essentielle du droit familial musulman (et de son devenir) nous échappe lorsqu’on l’aborde comme un objet religieux. On a vu que le succès de la campagne sunnite a peu de choses à voir avec l’islam sunnite : les militantes sunnites parvèrent à réformer le droit familial grâce au soutien de politiciens institutionnellement autorisés à modifier les lois en vigueur dans les tribunaux islamiques. Et c’est précisément ce soutien politique qui fit défaut aux militantes chiites et sans lequel elles sont toujours incapables de prolonger la garde maternelle de l’enfant.

Faut-il alors conclure qu’au Liban et peut-être ailleurs, l’État séculier se camoufle derrière la référence islamique ? L’analyse présentée ici semble, en effet, suggérer que les méthodes et les concepts de l’anthropologie politique offrent un cadre plus efficace pour comprendre les mutations contemporaines du droit familial musulman. Mais est-ce à dire que le religieux est un effet de façade, un paravent à faire tomber pour atteindre les véritables rouages du pouvoir ? Cela serait évidemment trop réducteur. S’agit-il plutôt d’affirmer que toute étude du religieux doit s’épaissir d’une analyse politique ? Cela serait encore insuffisant. On ne peut malheureusement pas dénouer la problématique décrite ici en multipliant les angles d’approche. Elle exige plutôt que l’on conceptualise le « religieux » comme objet d’étude pour l’anthropologie politique.

Les guillemets ont leur importance. Car le religieux n’est pas un thème étranger à l’anthropologie politique. Les écrits de Georges Balandier (1967), d’Edward Evans-Pritchard (1940), de Max Gluckman (1940) et d’Alfred Kroeber (1907) qui ont fourni à ce champ d’études ses premiers fondements portent tous une attention particulière aux institutions religieuses. Rappelons seulement que le système politique des Nuer repose sur l’intervention d’une figure religieuse, le chef à peau de léopard. Et c’est la parole des prophètes, affirme Pierre Clastres (1974), qui permet aux sociétés Guaranis de résister à l’émergence de l’État. Au cours des dernières décennies, des travaux comme ceux de Jean et John Comaroff (1993), Michael Fisher (1980), Susan Harding (2000) et Noah Salomon (2016) ont montré, qu’au nord comme au sud, le religieux étaye et façonne l’exercice du pouvoir politique. Ces travaux apportent par là de nouvelles réponses à ce questionnement que Balandier (1967, 134) résume par une belle formule : quelles sont les assises religieuses du pouvoir politique ?

Comprendre les trajectoires militantes examinées ici nous impose cependant de renverser ce questionnement traditionnel de l’anthropologie politique. Comprendre ces trajectoires, ainsi que les injustices occasionnées par la pratique du droit familial islamique aujourd’hui, exige de s’attarder non seulement à la façon dont le religieux façonne l’exercice du pouvoir séculier, mais également à la relation inverse : sur la manière dont les États séculiers façonnent ce qu’ils désignent comme « religieux ». L’idée n’est pas entièrement neuve. Inspirées par les écrits de Talal Asad (2001, 2003), des enquêtes anthropologiques sur la sécularité donnent à voir les dispositifs par lesquels l’État moderne gouverne le religieux (Agrama 2012 ; Fernando 2014 ; Mahmood 2006, 2015 ; Sullivan 2005). J’ai cherché ici à montrer que cette littérature émergente nous invite à repenser le rôle de l’État moderne dans la construction du droit familial religieux. Elle nous permet également de comprendre la responsabilité que porte l’État libanais dans l’affaire Fatima Hamza, débloquant ainsi de nouvelles possibilités analytiques pour l’anthropologie politique.