Article body

Tout d’abord, nous remercions la Commission des relations avec les citoyens de nous accueillir à ses consultations particulières sur la question du handicap.

Line Beauregard

Line Beauregard est la présidente du Réseau international sur le Processus de production du handicap (RIPPH). Madame Beauregard a milité tout au long de sa carrière pour l’exercice des droits des personnes en situation de handicap. Elle a travaillé comme chercheure dans le domaine social et est à présent à la retraite.

Patrick Fougeyrollas

Patrick Fougeyrollas est anthropologue du handicap. Professeur-chercheur à l’Université Laval au Centre interdisciplinaire de réadaptation et intégration sociale (CIRRIS). Il a été chef du service de la recherche à l’OPHQ et pendant près de 30 ans, directeur scientifique à l’Institut universitaire de réadaptation en déficience physique de Québec (IRDPQ). Membre fondateur du Réseau international sur le Processus de production du handicap (RIPPH), il y oeuvre depuis sa retraite comme conseiller scientifique ; il est membre du Conseil sur les questions sémantiques, sociologiques et éthiques du Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH) en France. Il a consacré sa carrière, au Québec et à l’international, au développement d’une conception sociale du handicap et aux obstacles rencontrés par les personnes en situation de handicap pour exercer leurs droits humains.

Jean-Pierre Robin

Jean-Pierre Robin est psychoéducateur. Il s’est spécialisé en accompagnement de proximité auprès de personnes présentant des situations de handicap complexes, notamment à la suite d’accidents de la route ou du travail. Il a été président du RIPPH pendant plus de cinq ans et a activement participé à la révision de la Classification internationale MDH-PPH publiée en 2018.

Le RIPPH et ses missions

Le Réseau international sur le Processus de production du handicap (RIPPH) est un organisme à but non lucratif basé à Québec et qui a été fondé en 1986. Il oeuvre pour favoriser une réponse plus adéquate aux besoins des personnes ayant des déficiences, des incapacités et vivant des situations de handicap. Toutes ses activités sont basées sur la promotion, l’application et le développement du cadre conceptuel du Modèle de développement humain – Processus de production du handicap (MDH-PPH).

Ses objectifs sont les suivants :

  • Le soutien au développement des connaissances et des expertises en lien avec l’application et la validation du MDH-PPH;

  • La diffusion des connaissances et les applications du MDH-PPH notamment par la formation à ce modèle et ses outils associés, et la publication biannuelle de la revue Aequitas;

  • La promotion des droits humains favorisant la participation optimale des personnes ayant des incapacités dans une société inclusive;

  • Le réseautage international dédié à la promotion du MDH-PPH.

Introduction

Précurseur au Canada en matière d’aide médicale à mourir (AMM), le Québec figure aujourd’hui parmi les sociétés qui connaissent le plus haut taux de décès par aide médicale à mourir au monde. Ce taux a atteint 7 % des décès au Québec en 2023.

Au printemps 2023, le Gouvernement du Québec a déposé le projet de loi 11 sur les soins de fin de vie et la modification d’un ensemble de dispositions législatives à l’Assemblée nationale. Le PL11 prévoit d’élargir l’accès à l’AMM jusque-là réservé aux personnes atteintes d’une maladie grave et incurable, aux personnes présentant « un handicap neuromoteur grave et incurable ».

De plus, le critère de mort prévisible et irrémédiable à court terme ne serait plus requis pour ouvrir la possibilité de faire une demande anticipée d’AMM à la suite d’un diagnostic de maladie ou de handicap neuromoteur grave et incurable sur la base de douleurs physiques ou psychologiques anticipées ou réelles sans que la date de fin de vie ne soit prévisible à court terme.

La Commission des relations avec les citoyens de l’Assemblée nationale du Québec a procédé à une consultation publique des acteurs publics, professionnels et cliniques, communautaires et de défense des droits sur le PL 11 en mars 2023.

C’est dans ce cadre que le RIPPH a soumis et présenté un mémoire portant particulièrement sur les questions conceptuelles et terminologiques en lien avec le handicap et plus spécifiquement sur les enjeux et conséquences de l’introduction de la notion de « handicap neuromoteur ». En convergence avec les positions de plusieurs autres organisations ayant participé à ces audiences parlementaires, ce mémoire a contribué à la décision de la Commission de créer un groupe de travail sur le handicap neuromoteur auquel Patrick Fougeyrollas a participé avec 16 autres experts au printemps 2023 au nom du RIPPH.

Le mandat du groupe d’experts était de 1) Définir si possible le terme « handicap neuromoteur »; 2) Émettre un avis à savoir si des préjudices pourraient être induits en conservant le terme neuromoteur; 3) Proposer et définir, au besoin, tout autre terme à utiliser pour soutenir le droit à l’autodétermination des personnes et pour éviter que le libellé ne cause préjudice; 4) Déterminer si des balises sont nécessaires à mettre en place, quel que soit le terme retenu, dans le contexte de l’élargissement de l’admissibilité aux personnes ayant un handicap et, le cas échéant, émettre des recommandations sur ces balises (Commission des relations avec les citoyens, 2023).

Le mémoire suivant présente la position du RIPPH et les recommandations formulées lors des audiences ainsi que dans le cadre des travaux du groupe d’experts. Celles-ci ont majoritairement été prises en compte dans le libellé révisé par les parlementaires dans la Loi 11 adoptée, le 7 juin 2023, par l’Assemblée nationale du Québec.

Depuis le 1er avril 2024, les Québécoises et Québécois présentant 1) une déficience physique grave entrainant des incapacités significatives et persistantes et 2) qui éprouvent des souffrances physiques ou psychiques persistantes, insupportables et qui ne peuvent être apaisées dans des conditions qu’elles jugent tolérables sont admissibles à l’aide médicale à mourir (Assemblée nationale du Québec, 2023).

Mémoire

La compréhension de la notion de handicap a beaucoup évolué depuis les cinquante dernières années. Son utilisation dans le cadre du projet de Loi 11 l’introduit comme une condition autre que celle de maladie et devient un critère d’admissibilité pouvant être invoqué pour faire une demande d’aide médicale à mourir. On y nomme spécifiquement le handicap neuromoteur.

L’objectif de notre propos vise principalement à clarifier la définition contemporaine du handicap et à préciser la pertinence de son utilisation selon un modèle social interactif : personne/environnement/participation sociale, tel qu’adopté en 2009 par le Gouvernement du Québec avec la politique « À part entière. Pour un véritable exercice du droit à l’égalité ».

Pour bien saisir les transformations historiques de la signification du handicap, il est nécessaire de les contextualiser à partir du milieu des années 1970. Ceci coïncide avec les premières mesures publiques s’adressant globalement aux personnes handicapées au Québec et à l’international. Et c’est à cette période que l’on voit l’émergence du mouvement de défense des droits des personnes handicapées et de leurs proches.

D’une compréhension essentiellement biomédicale et individuelle du handicap, on est passé progressivement à un modèle social du handicap. Dans une perspective individuelle, le handicap est vu comme une caractéristique personnelle équivalente à un problème de santé entrainant des altérations, dysfonctions ou pertes d’un système organique, appelé aussi une déficience. Celle-ci entraîne une limitation de capacités fonctionnelles comme se mouvoir, voir, entendre, se souvenir, comprendre, s’exprimer, se comporter…

Or, le modèle social va plus loin et introduit l’environnement de vie comme partie intégrante du processus de construction du handicap. Qualifié également de modèle socio-politique, il a été développé par des universitaires ayant des incapacités et identifie les facteurs environnementaux comme sources d’oppression, de discrimination et d’inégalités sociales. C’est ce modèle social qui a permis une unification du plaidoyer de personnes ayant une diversité de diagnostics, de déficiences organiques et d’incapacités par une prise de conscience des obstacles communs à l’exercice de leurs droits humains. Ce modèle est à la source d’un mouvement d’émancipation de personnes largement invisibilisées, trop longtemps institutionnalisées et prises en charge au détriment du pouvoir d’agir, du contrôle de leur vie et de la possibilité de leur autodétermination.

Ce modèle social a par la suite évolué vers un modèle interactif ou systémique réintroduisant les facteurs personnels comme aussi importants que les facteurs environnementaux dans la compréhension des déterminants de la qualité de participation sociale des personnes ayant des déficiences et incapacités significatives et persistantes.

Le Québec a joué un rôle majeur dans les travaux internationaux de développement de classification des conséquences des maladies, troubles ou traumatismes pilotés par l’OMS pour la reconnaissance de l’environnement comme partie intégrante du processus handicapant.

Le modèle de développement humain et de processus de production du handicap (MDH-PPH) et la Classification internationale MDH-PPH sont le fruit de travaux de conception, d’expérimentation et de validation scientifique menés depuis les années 1990. La version actuelle de cette classification a été publiée en 2018 par le RIPPH et rayonne sur le plan international et tout particulièrement dans la francophonie.

La révision de la définition de personne handicapée en vigueur au Québec a été réalisée sous la coordination de l’OPHQ, sur la base du MDH-PPH et adoptée dans la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées en vue de leur intégration sociale, éducative et professionnelle en 2005.

« Toute personne ayant une déficience entraînant une incapacité significative et persistante et qui est sujette à rencontrer des obstacles dans l'accomplissement d'activités courantes. »

La définition du handicap de la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) élaborée par l’ONU, avec la participation active des organisations de personnes handicapées contrôlées par celles-ci (Par et Pour) est entièrement compatible avec le modèle social interactif personne/environnement et le MDH-PPH. Adoptée par l’ONU en 2006, la CDPH a été ratifiée par le Canada et le Québec en 2010. Cette législation internationale est contraignante pour les États Parties l’ayant ratifiée. Un suivi périodique de la mise en oeuvre de la CDPH est réalisé par l’ONU aux quatre ans.

« e) Reconnaissant que la notion de handicap évolue et que le handicap résulte de l'interaction entre des personnes présentant des incapacités et les barrières comportementales et environnementales qui font obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l'égalité avec les autres. »

Rappelons que le MDH-PPH est le modèle conceptuel adopté par l’Assemblée nationale et le Gouvernement du Québec avec la politique À part entière en 2009 et il sert de cadre de référence au suivi de sa mise en oeuvre gouvernementale.

Figure 1

Modèle simplifié du MDH-PPH

Modèle simplifié du MDH-PPH

-> See the list of figures

Selon le MDH-PPH, le handicap n’est pas simplement lié à des caractéristiques personnelles.

« Le handicap est le résultat de l’interaction continue entre des facteurs personnels (déficiences des systèmes organiques, capacités et incapacités, caractéristiques identitaires) et des facteurs environnementaux présents dans le contexte de vie réel pour réaliser les habitudes de vie (activités courantes et rôles sociaux) valorisées par la personne. »

La qualité de la participation sociale est donc toujours situationnelle et évolutive dans le temps. Une situation de handicap est une restriction de réalisation des activités courantes ou rôles sociaux.

Recommandations

Pour aborder la question très sensible de l’introduction de la notion de handicap neuromoteur du projet de loi ou encore de handicap tel que déjà présent dans le Code criminel fédéral, nous faisons les recommandations suivantes :

  1. Référer au MDH-PPH et à la Classification internationale MDH-PPH pour bien distinguer les problèmes de santé avec leurs diagnostics médicaux tels qu’ils sont répertoriés dans la Classification internationale des maladies (CIM) de l’OMS par rapport à leurs manifestations sur les plans des systèmes organiques (anatomie, physiologie), des aptitudes fonctionnelles et de la réalisation des habitudes de vie valorisées par la personne dans son milieu de vie.

  2. Exclure tout qualificatif spécifiant le handicap comme affectant certains systèmes organiques et aptitudes fonctionnelles sur le mode de « Handicap neuromoteur » ou encore de Handicap visuel, Handicap auditif, Handicap intellectuel ou Handicap psychique.

Ceci serait particulièrement dommageable et confondant compte tenu des efforts soutenus d’harmonisation terminologique en cours depuis plusieurs décennies. La formulation appropriée correspondant à l’intention initiale du législateur est de parler de déficiences neuromotrices. Étant entendu que ces déficiences entrainent une ou plusieurs incapacités fonctionnelles ou comportementales.

Il n’est pas approprié de déduire de diagnostics médicaux dans une relation de cause à effet systématique leurs conséquences et manifestations sur les plans organiques, fonctionnels et situations de participation sociale ou situations de handicap.

Une situation de handicap ne peut pas non plus être qualifiée de motrice, intellectuelle, psychique puisqu’elle réfère à une mesure de la qualité de participation sociale ou d’exercice des droits pour chaque personne dans son contexte de vie.

Toutes les maladies, troubles ou traumatismes peuvent se décliner pour une personne en termes de déficiences, capacités et incapacités, et situations de handicap qu’elles soient permanentes, persistantes, cycliques ou épisodiques.

  1. Utiliser la définition légale de personne handicapée dans le respect de la clause d’impact du projet de loi 11 dans le champ du handicap. Celle-ci est cohérente avec la définition de la Convention de l’ONU (CDPH) et la Classification internationale MDH-PPH.

  2. Examiner la possibilité de ne pas référer au terme handicap et plutôt lui substituer celui de déficiences et incapacités graves et incurables.

  3. Offrir une sensibilisation/formation de base aux praticiens de l’AAM sur la compréhension contemporaine et sociale du handicap tel que défini dans le MDH-PPH et la Classification internationale MDH-PPH.

Impact des facteurs identitaires dans la construction sociale du handicap

En accord avec la littérature scientifique en études sociales du handicap, la Classification internationale MDH-PPH a introduit pour la première fois sur le plan international une nomenclature des facteurs identitaires en complément de celle des facteurs environnementaux.

La souffrance liée à ces caractéristiques identitaires et aux facteurs externes de son environnement humain, social et matériel sont susceptibles d’exacerber le caractère intolérable de celle-ci et influencer la volonté de mourir.

  1. Considérer, dans l’évaluation sociale de l’admissibilité, l’intersection des facteurs identitaires avec les déficiences et les incapacités d’une part et d’autre part la qualité de l’accès aux leviers environnementaux (par exemple, accès inclusif aux soins, soutien à domicile, habitat, assistance et accompagnement, technologie, etc.) répondant aux besoins spécifiques de la personne.

Sur un mode anticipé d’une demande d’aide à mourir, l’appréhension des souffrances associées à l’acquisition de déficiences et incapacités sévères est fortement influencée par les stéréotypes, préjugés et représentations sociales négatives ou tragiques. La perte de signification de la vie et de sa valeur, la crainte de la dépendance, et du fardeau associé pour les proches et la société ne se révèlent pas obligatoirement confirmés lorsque la personne a réellement vécu l’expérience du processus handicapant. C’est le sens qu’il faut donner à la notion de handicap évolutif tel qu’affirmé par la Convention de l’ONU, ratifiée par le Québec. Le caractère singulier et situé dans le temps ainsi que le contexte social de la dynamique interactive personne / environnement / habitudes de vie suggèrent un principe d’incertitude sur l’évolution et l’adaptabilité du point de vue subjectif de la personne et le pronostic de souffrances insupportables.

  1. Offrir la possibilité d’intégrer dans les processus d’analyse de la demande un pair-expert ayant un savoir expérientiel pertinent pouvant éclairer la situation anticipée par la personne.

Conclusion

Nous tenons à saluer le courage du législateur d’appuyer ce projet sur la reconnaissance de l’autodétermination pour toutes et tous. C’est un principe central du plaidoyer du mouvement de défense des droits des personnes en situation de handicap, de la CDPH et de la politique québécoise À part entière. Par ce mémoire, nous avons voulu montrer l’importance des terminologies choisies tout particulièrement sur la base des connaissances scientifiques développées sur la compréhension du phénomène social du handicap.

Le RIPPH offre sa collaboration pour les travaux à venir selon les besoins de la Commission.