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On croyait jadis que la parole et l’expérience formaient deux voies distinctes pour approcher le réel. Que parler et agir étaient contradictoires, qu’on était soit grand parleur, soit grand faiseur. Il existe bien des données de l’expérience dont la parole semble exclue. Ce ne sont pourtant pas les actes d’un petit héroïsme quotidien, comme travailler, performer, aimer, qui, au contraire, trouvent dans le récit comme leur aboutissement. Ce sont plutôt les expériences à la limite de l’inouï, de celles qui faisaient dire à Adorno, après la Shoah, que la poésie n’était plus possible : le trauma, le mystère ou même l’absurde et l’insignifiant, par exemple, qui forcent au recueillement de la parole tue, de la vacuité. Et Antoine Boisclair[1] nous rappelle que la poésie, au moins depuis l’interdit que lui a fait porter Adorno, depuis bien avant certainement, réclame et même se libère par le silence. En aval comme en amont, le silence apparaît comme ce qui achève le poème et le démarque, peut-être, des autres écritures.

La poésie ne saurait donc être ni bavarde ni verbeuse ? On craint ici de voir à l’oeuvre un jugement de valeur érigé en principe, permettant le départage du bon grain de l’ivraie. Que ce silence de la poésie ne soit en somme qu’une finalité parmi d’autres ; et Boisclair le suggère fréquemment, lorsqu’il mentionne l’existence d’une poésie orale ou scénique, pour la reconnaître et l’écarter tout à la fois. Mais il aurait pu avancer, tout aussi bien, que le slam et le conte urbain, par exemple, sont eux aussi habités par le silence, dans leur création, leur livraison et leur écoute. J’incline plutôt à penser que cette volonté d’arrimer la poésie au silence n’est pas universelle et qu’elle est liée au préjugé favorable que nous offrons, ici, à l’expérience.

C’est du moins ce que donnent à penser quelques recueils récents, qui tentent d’élaborer une parole poétique à l’écoute du silence, plongeant dans la contradiction d’un verbe sourd, que traduit bien, tout le premier, le titre de Nana Quinn, Mauve est un verbe pour ma gorge[2]. Si la gorge devient le siège d’une phonation impossible, c’est qu’elle est encore marquée par le traumatisme qui, tout ensemble, impose une chape de silence sur toute l’existence et fait désirer, comme un feu incandescent, des mots de sens, des paroles qui sauront nommer les aléas d’une expérience absurde :

tes démons vont au théâtre

ne rêvent

qu’en langue morte

ils colportent des rumeurs

sur toi à ton insu leur danse

invoque un chaos héréditaire une envie

de fabriquer

un pays

un poème

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Le poème montre ici une sortie libératrice d’un silence oppresseur, la tentative de nommer le « chaos », l’absurde, le dégoût : « (ce silence/n’est pas un silence/mais un placenta au fond d’un lavabo trop/blanc) » (45) ; « que puis-je faire d’autre/écrire des prières dans le feu/il n’y a pas/de feu » (47). Un faux silence, un feu absent chassent de l’existence toute la poésie qu’elle peut receler, et le poème s’installe dans cet hapax aux limites de l’insoutenable.

La gorge se noue devant l’indicible, le ventre aussi peut se contracter et étouffer à la source des paroles qui voudraient naître, lorsque l’expérience éprouve l’échec qui la fera croître : « tes confessions fragiles/révélées aux astronomes/endormis dans mon ventre/vois comme leur science/les a complètement floués[3] ». Windisch, comme Quinn, propose ici un premier recueil, mais sa lecture du silence poétique est toute différente, pour ne pas dire opposée. Elle montre un acheminement vers la poésie, qui joue non contre le silence inhibiteur, mais plutôt contre la parole de seconde main, apprise et verbeuse, qui risque d’éloigner le poème d’une originalité foncière. Le poème se tourne donc vers les bords du silence, vers les mots « sur le bout de la langue » (13), vers « une phrase mieux construite/plus concrète » (17), vers « le son de la mer dans mes os » (40) et « la faillite d’une imprimerie de lucioles » (51). Le poète note ainsi des « mécaniques élémentaires » dans les soubassements d’un pacte d’amour, non pour en glorifier l’achèvement ou le rêve, mais pour prendre acte de sa cassure, au moment où il laisse coi.

Les titres L’oeil dormant[4] et Radiale[5] convoquent également le silence de la parole poétique, lorsqu’elle s’adosse aux rebords de l’espace parcouru, du sommeil, du feu irradiant. Elle supplée à l’ordinaire des banalités et des conflits pour révéler un réel à nouveau signifiant, qui se connaîtrait par la part d’ombre et de mutisme qu’il projette, comme celle que l’on voit sur la toile choisie par Mainguy, un arbre noir qui mime la rondeur de l’oeil observateur et gratifiant : « Regardez le cèdre un peu plus bas./Il se transforme en cocon le soir./Quand le jour naît, il en sort des voix. » (23) Dans une partie intitulée « Sommeils », il raconte encore la seule « Odyssée » que peut se permettre notre époque, celle de se retrouver « soudain comme en enfance » et de rencontrer « un mammifère » : « C’est en voulant suivre ses traces/que je suis revenu chez moi. » (39) Le poème permet de prendre la mesure de cette part de silence que nous habitons dans des gestes quotidiens, entre l’enfance et l’animalité, avant que la volonté n’opère et fixe des objectifs à une attention impatiente. Forgues, quant à elle, pratique « l’ouvrage exigeant du feu » (11), « la collision des machines » pour récolter « des copeaux dans la bouche » (17), soit une parole pétrie à même le mutisme des choses, « du bâton mordu puis craché » (22). Le corps, comme on l’a déjà noté, redevient dès lors une chose à parcourir et le poème s’y accroche comme une chimère dévoratrice :

Je désosse les heures

en claquements de langue

je lis l’avenir

je n’en crois que le râle

retenu atone

fais voir ta main

raconte ta chute

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Les choses muettes sont en même temps embrassées et embrasées, elles s’effacent dans une étreinte qui voudrait pourtant les saisir dans leur intime, elles brûlent sous les doigts radiants qui voudraient les éclairer, d’une lumière qui les consume. L’incendie accompagne l’accident et le poème nous apprend à nous taire devant les choses disparues, plutôt que d’en faire des récits victorieux aussi vains que faux.

Ces formes diverses de silence ici collectées permettent certes de délimiter, de cerner et de mieux comprendre l’exercice de la parole poétique, ce ne sont pourtant pas elles qui intéressent Antoine Boisclair. Il s’installe plutôt derechef dans le silence de la lecture poétique, pour l’accueillir, lui offrir l’attention et le soin qu’il requiert sans les demander. C’est celui-ci qu’impose le recueil Contrées de Xavière Mackay[6], qu’on referme comme on quitte un entretien bouleversant, sans bien pouvoir nommer ce qui remue en nous. On ne s’étonnera pas, vu le titre, que cette traversée se fasse suivant une géopoétique affirmée, qui capte des lieux où vivre et habiter. Un espace arrimé au temps qui passe et qui le modifie, de telle sorte que les « Contrées » du titre ont comme rime intérieure l’« Orée » : « Ce soir j’ai écrit des poèmes/[…]/Ce soir j’ai hâte à demain » (50), quand le mouvement fera traverser d’autres contrées. Et ce qui force le silence est précisément cette faculté à dire les lieux par des formules familières, qui semblent avoir toujours existé pour eux. Des lieux où on entre par l’écoute et qu’on quitte dans le recueillement, qui sont deux formes de silence ; et c’est tant par la communication que par la communion que nous les lisons dans et par un mutisme qu’on connaît déjà, qu’on reconnaît à l’arrière-plan de ces orées, de ces contrées :

l’horizon a de ces lignes géantes

[…]

s’y posent le cardinal les bernaches et la pluie

se tendent les nappes de sucre la grande visite

la nuit courte au long des circuits des pistes d’été

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Comme une bonne tablée, la scène est bien pourvue sans déborder ni tomber dans le verbiage, elle propose la quadrature de sensations qui s’appellent et se complètent pour former un ensemble dynamique, qui poursuit son oeuvre dans l’accueil de la lecture.

Car le silence poétique est aussi une triangulation qui vise la participation d’une réception recueillie, à partir d’une expérience et de son écriture. Et c’est pourquoi, j’y reviens, Antoine Boisclair a raison de trouver un enseignement poétique dans l’acte de sa lecture, la sienne d’abord, toujours ouverte et mesurée, celle qu’appelle le poème, à laquelle il est toujours attentif, mais aussi, accessoirement, celle que met en scène le poème. C’est par là qu’il commence son exploration, avec Wallace Stevens, et dès l’amorce, un problème, presque un hapax, se pose, touche une question ayant peut-être affleuré jusqu’à maintenant, et qui se révèle ici, à savoir celle de la traduction. Cette advenue à la parole poétique que nous avons décelée et qui peine à rejoindre le silence dont elle est issue se montre à nu dans l’exercice de la traduction, que l’on sait si périlleux lorsqu’il est question de poésie. On la retrouve dès le titre du poème de Stevens, qui est en même temps son incipit et son refrain, et elle pose un problème que percevait déjà Pessoa : The House Was Quiet and The World Was Calm, ce que le français traduit par : « La maison était tranquille et le monde était calme ». Si Pessoa a pu forger le néologisme de « l’intranquillité », pour compléter l’inquiétude dont nous disposons déjà, c’est parce que, à côté, subsiste un autre couple indissoluble : car on peut être « inquiet », mais le français ne semble pas accepter l’adjectif « quiet », même si le nom « quiétude » est courant. Il aurait pourtant été nécessaire, concernant Stevens, pour marquer ce que « tranquille » n’exprime pas : à savoir que, paradoxalement, sa forme simple est en fait privative, alors que le préfixe « in- » marque au contraire une possibilité. Car être « quiet » voudrait dire « sans souci, sans menace, sans danger », en dehors des alertes qui rôdent pourtant et qu’une protection défend. Si la maison tranquille peut se trouver au milieu des champs paisibles, la maison quiète devrait être celle qui échappe aux bombes du monde extérieur. Et son silence devient alors autant une chance qu’un affront, une résistance et un espoir. La maison quiète est une zone protégée. Et c’est bien ainsi que l’entend Boisclair : « Une scène où il ne se produit aucun incident, aucun événement susceptible de venir troubler le silence immobile de la nuit. » (18-20) On le verra aussi dans la suite lorsque, parlant de Jaccottet, il voit dans le « lac » une image de la « tranquillité » (32-34), alors que, chez Louise Dupré, la « nuit inquiète » (41) plonge dans la mémoire des « génocides » qui apportent d’autres silences, traumatiques.

Évidemment, je me permets ici de tirer un fil apparemment accessoire de la lecture silencieuse de Boisclair, qui se veut d’abord une entreprise d’écoute. Ce fil, c’est le combat que doit constamment mener le silence poétique, contre l’aphasie traumatique d’un côté, contre la violence des bruits cacophoniques, et contre le ronron monotone du verbiage connu. Et ce fil, il me semble le retrouver à l’issue de la pérégrination de Boisclair, lorsqu’il commente Derek Walcott et qu’il note chez lui un silence stupéfait, sidéré :

[les étoiles] reproduisent

des pointillés à relier

dans un livre d’enfant, que j’achève

d’un réverbère à l’autre jusqu’à La Place

« Le Phare », cité 139

Comme le souligne Boisclair, la lecture est silencieuse en ce qu’elle constitue, elle aussi, un « jeu des points à relier » : « [Le lecteur] travaille à donner un sens à ce qui est disséminé, un centre ou une unité à l’éclatement archipélique. » (146) Les poèmes sont des phares, des étoiles, des réverbères, et le silence qui les entoure fournit l’espace nécessaire pour produire sa propre marche, son propre parcours expérientiel.