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[I]l faut bander et jouir à tout prix ou faire bander et faire jouir, il faut payer ou se faire payer[1].

Le corps fabrique de l’argent[2].

Dans son roman Putain, Nelly Arcan relaie les pensées d’une étudiante-travailleuse du sexe qui tente de « [se] rappeler quand et comment tout a commencé, comment [elle a] pu une première fois [se] livrer à un homme pour de l’argent » (P, 55). Avec le recul, elle croit « que c’était d’abord pour l’argent mais c’est devenu autre chose, et il y avait déjà autre chose dans ce besoin d’argent » (P, 55), mais quoi donc ? Elle assure par ailleurs que « ce n’est pas avec le premier client qu[’elle] est devenue putain, non, [elle] l’étai[t] bien avant, dans [s]on enfance de patinage artistique et de danse à claquettes, [elle] l’étai[t] dans les contes de fées où il fallait être la plus belle et dormir éperdument[3] » (P, 51-52), réquisitionnant l’attention. Devenue adulte – il faut bien vivre, et l’attention ne suffit pas –, il fallait transformer cette attention en argent sonnant. L’étudiante se fait putain.

Les recherches contemporaines renouvellent le regard sur le travail du sexe. Dessertie de son cadre moral[4], la prostitution est désormais pensée dans ses dimensions éthiques, politiques et économiques, lesquelles sont rendues visibles à travers diverses locutions comme « échange prostitutionnel[5] », « échange économico-sexuel[6] », « sexualité tarifée[7] », « sexualité négociée[8] », « sexualité transactionnelle[9] », ou encore « transaction sexuelle[10] ». Échange, tarif, transaction, négociation, travail : ces mots relèvent du lexique économique alors que cette dimension est invisibilisée tant par la désignation du terme « prostituée[11] » que par la considération morale entourant ce dernier, qui n’envisage l’aspect économique que sous l’angle de la vénalité : échanger du sexe contre de l’argent, c’est mal. Aussi ces locutions autorisent-elles une saisie économique d’un phénomène jusque-là observé depuis la morale du seul fait qu’il touche la sexualité. Dès lors, il devient possible de penser l’échange prostitutionnel sous un angle plus pragmatique, de le dédramatiser[12] et, partant, d’élargir les perceptions à l’égard de ce qui a longtemps été vu – et l’est parfois encore – comme une appropriation, sinon une violation du corps féminin, posture qui n’envisage que la condition objectale des sujets féminins. Or ces derniers sont, comme chacun·e, dotés d’une agentivité, dont l’amplitude est fonction des positions occupées par les sujets et les contextes où ils se trouvent[13]. Des femmes sont certes asservies et désubjectivées dans certaines formes de prostitution (comme l’enrôlement et la traite[14]). Mais il en est d’autres qui choisissent d’en faire un travail, ce qui est le cas de Cynthia, la narratrice d’Arcan.

Dans cet article, je me pencherai sur l’argent, plus spécifiquement sur sa circulation et ses usages dans Putain, soit dans un contexte hétérosexuel. Sachant que la travailleuse du sexe échange des services sexuels contre rétribution financière, comment la narratrice perçoit-elle cet échange ? Que fait-elle avec l’argent ? Le dépense-t-elle ou l’investit-elle ? Dans les deux cas : quelles sont ses principales dépenses, quels sont ses principaux placements ? Dans ce dernier cas, retire-t-elle des dividendes ? De quelle nature ? Cet objet convoquant la matérialité des rapports sociaux dans l’oeuvre d’Arcan est resté jusqu’ici peu observé, au profit du corps et de la sexualité (je souligne toutefois la contribution d’Andrea Puhl dans son mémoire Nelly Arcan : la prostitution et la politique sexuelle dans Putain[15]). Dans quel(s) circuit(s) l’argent circule-t-il dans Putain ? Retracer la circulation de l’argent entre les différents agents commande de procéder à un travail de retraçage dans le texte, dans la mesure où, s’il est beaucoup question d’argent dans le roman, c’est de façon discontinue et en ayant l’air de n’en parler jamais. Aussi faut-il rabouter les parcelles du discours de la narratrice.

PREMIER CIRCUIT. DES CLIENTS À LA TRAVAILLEUSE, UNE AFFAIRE DE POUVOIR

C’est en travaillant dans un bar que Cynthia est amenée à se prostituer. « [D]es clients [lui] offraient un peu plus de pourboire qu’il ne [lui] en fallait[16] », l’obligeant « à leur accorder un peu plus d’attention qu’il ne leur en fallait » (P, 15). Et c’est ainsi qu’avant même de le devenir, elle avait « déjà [été] consacrée putain » (P, 15). C’est bien l’argent qui fait la putain, et faire la putain est un travail[17]. En effet, Cynthia adopte un point de vue matérialiste sur la prostitution ; c’est « son métier » (P, 14), et ce dernier repose sur un « commerce » (P, 51). Voici ce qu’elle pense de l’appellation « travail du sexe » :

[D]es travailleuses du sexe, quelle trouvaille que cette appellation, on y sent la reconnaissance des autres pour le plus vieux des métiers du monde, pour la plus vieille des fonctions sociales, j’aime l’idée qu’on puisse travailler le sexe comme on travaille une pâte, que le plaisir soit un labeur, qu’il puisse s’arracher, exiger des efforts et mériter un salaire, des restrictions et des standards.

P, 14

Dans le même esprit, elle déroule les tâches que doit accomplir la travailleuse du sexe durant une journée typique :

[J]oindre [l’agence] par téléphone le matin pour réserver sa place […] après le […] coup de fil […] je dois me rendre sur Doctor Penfield […] ensuite il y a les draps qu’il faut changer s’ils n’ont pas été changés la veille et les paniers qu’il faut vider s’ils n’ont pas été vidés, il faut se maquiller et attendre […] attendre la sonnerie du téléphone qui annonce l’arrivée du premier client, attendre qu’on frappe à la porte, le client qui entre, paye, se déshabille, sucer, sucer encore, se faire sucer […] [et] puis baiser […] et tout doit être fait six, sept, huit fois de suite.

P, 26-27

En plus de la mise en disponibilité, de l’entretien du lieu et du service sexuel, une part du travail relève du service émotionnel, au sens où l’entend Arlie Russell Hochschild[18], ou du care : la travailleuse doit gérer les émotions du client. Elle doit être plaisante, le conforter et s’assurer de son bien-être : « [J]e leur souris gentiment, continue mon chéri, ne t’arrête surtout pas. » (P, 49) Par ailleurs, elle doit aussi faire un « travail de […] séduction » (P, 54), sur lequel je reviendrai. Elle assure qu’être au coeur d’un « trafic où se joue [sa personne] ne [la] gêne pas du tout » (P, 57).

Cela dit, s’il constitue un excellent poste d’observation des jeux de genres et de la distribution des pouvoirs entre les sexes/genres, ce travail n’est pas nécessairement agréable. Devant certaines exigences des clients, la travailleuse

ne peu[t] que céder car ni la perspective de la douleur ni celle du dégoût ne saurait renverser chez [les clients] la certitude du plaisir [qu’elle] y trouve, et [elle] di[t] non et ils disent oui, et [elle dit] ça fait mal et ils disent j’y vais doucement, tu verras, ça fait du bien, mais oui c’est vrai, ça fait du bien, ça fait mal doucement, et que vaut cette presque douleur à côté de leur joie [?]

P, 22-23

Mais la soif d’argent en tant que signe matériel de son attractivité est si forte qu’elle l’incite à tolérer sa douleur : « chaque fois on se dit qu’il serait bien de rester une heure de plus, une heure encore pour avoir plus d’argent […], une heure de plus pour faire la putain jusqu’au bout, jusqu’à l’évanouissement et même plus, jusqu’à ne plus pouvoir marcher d’être toujours à genoux et mourir écartelée d’avoir trop ouvert les jambes » (P, 142). Aussi Cynthia reconnaît-elle du pouvoir au client ; « après tout c’est lui qui [paie], c’est lui le client » (P, 158). Quant à elle, tout est négociable, mais elle a tout de même le pouvoir de tracer une ligne : elle n’embrasse pas sur la bouche (P, 114). Au-delà de cette limite, le ticket du client n’est plus valable.

Que reçoit-elle en échange de ce travail ? La narratrice le répète souvent, elle « gagn[e] beaucoup d’argent », et ce, dès le premier jour (P, 16) : « [J]e me donne pour cinquante dollars la demi-heure et soixante-quinze dollars l’heure et cinquante ou soixante-quinze dollars fois sept ou huit clients par jour donnent presque cinq cents dollars […] » (P, 31), et les clients laissent parfois des pourboires (P, 147 ; je reviendrai sur cette comptabilité dans la partie suivante). Mais voilà, la travailleuse ne récolte pas que de l’argent : elle se voit affublée du stigmate de la putain[19]. Si la recherche s’est dégagée de la morale, ce n’est pas le cas de la pensée commune. Tout le dédain moral repose sur les putains, tandis que les clients, eux, ne « sav[ent] » pas « éprouver la honte d’avoir dû remplacer la séduction par l’argent » (P, 58) ; mesurons le contraste entre la charge négative qui plombe le mot putain et le caractère inoffensif, passe-partout, de client. Et comme le stigmate de la putain écorche les travailleuses du sexe alors que les clients s’en sortent sans égratignure, Cynthia prononce une condamnation à l’endroit de ces derniers, suggérant qu’il faille « être pervers pour payer celles qu’on baise » (P, 147). Elle ne retourne pas le stigmate dont elle est affublée, elle le renvoie plutôt à ceux qui s’en sortent aux dépens de celles qui récoltent le mépris : « mais peut-être [les clients] aiment-ils […] faire l’étalage de leur pouvoir d’achat, peut-être tiennent-ils à parader cette jeunesse auprès d’eux parce qu’elle se paie chèrement » (P, 58).

Plus haut, la narratrice disait « [se] donner à qui veut payer » (P, 21, 123). C’est un beau paradoxe qu’elle formule là. Alors que le cliché veut que dans le rapport sexuel, la femme se donne, ici l’économie du don est ravalée par la transaction. La narratrice affirme ne pas savoir « aimer d’un amour vrai, qui ne demande rien, donne tout[20] » (P, 39). C’est dire à quel point la travailleuse du sexe s’extrait de la romance straight du couple modèle. Elle préfère monnayer ses relations : de ces hommes, il ne faut « garder […] que [l’]argent » (P, 64) car « il n’y a rien à vouloir d’eux ou si peu, que l’argent après tout » (P, 48).

Comme le résume Andrea Puhl, « [e]n tant qu’échange de services qui a lieu entre deux partis, entre la prostituée et le client, et qui est, de plus, codifié par un tiers, l’agence d’escortes, le […] travail de Cynthia s’apparente à une organisation commerciale à trois partenaires dans laquelle […] l’argent est central[21] ». Aussi, à la fin de ses journées, Cynthia « ne [se] souvien[t] […] que de l’argent[22] » (P, 60).

DEUXIÈME CIRCUIT. LE PORTEFEUILLE DE LA PUTAIN, ENTRE DÉPENSES ET INVESTISSEMENTS

Le travail du sexe permet « d’avoir de l’argent tant qu’on en veut » (P, 147). C’est combien, « tant qu’on en veut » ? Assez d’argent pour « dépenser jusqu’à l’écoeurement » (P, 147). Aussi la travailleuse du sexe se fait-elle comptable :

[L]orsque je rentre chez moi le soir, je ne me souviens bien que de l’argent, je dis à qui veut l’entendre aujourd’hui j’ai gagné tant d’argent, et là je compte les billets un par un, plusieurs fois de suite pour bien m’imprégner de cet argent apparu là et sorti de nulle part, cent soixante-quinze plus trois cent vingt-cinq dollars, il faut calculer encore et encore jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un chiffre unique que je décompose ensuite en une multitude de choses à acheter.

P, 60-61

Acheter des choses, donc, mais lesquelles ? Il est notable que la narratrice ne fasse jamais mention des dépenses de base que sont les frais d’habitation et d’alimentation. « [J]e n’ai pas encore parlé de l’argent qui remplit ma vie de choses à acheter, à repeindre et à réaménager » (P, 51) ; c’est là une rare allusion à l’habitation[23], et il s’agit d’investir pour en augmenter la valeur. C’est dire l’aisance financière de l’escorte. Outre cette fugace évocation, trois postes de dépenses sont évoqués dans le discours de la narratrice, pour parler en langage comptable. En tout premier lieu, il faut remettre à l’agence la moitié de la somme reçue, selon le tarif fixé : « les clients [la] payent cent ou cent cinquante dollars mais [elle] ne garde que cinquante ou soixante-quinze dollars » (P, 31). Elle remet ainsi la moitié à l’agence qui se charge du loyer et de l’entretien[24], en plus de fournir les magazines destinés à désennuyer les travailleuses dans les moments creux. Mais cette dernière assure surtout « la promotion d[u] corps » (P, 30) et des compétences de la travailleuse : « elle est très jolie et elle donne un bon service, elle peut […] vous sucer comme personne, elle peut aussi se faire enculer pour un peu d’argent, un petit extra, et allez donc sur Internet, on peut y voir des photos où elle montre ses seins […] c’est une vedette, la star de l’agence » (P, 30). Or, pour être une star, un deuxième poste de dépenses s’impose, la chirurgie plastique à laquelle elle se livre :

[A]vec cet argent je peux m’occuper de moi comme je l’entends, […] courir les chirurgiens, entretenir cette jeunesse sans laquelle je ne suis rien […], il y a d’abord l’argent pour entretenir ma jeunesse et ensuite la fascination pour ce qui se répète ici, client après client, cette chose que je n’admets pas et que je mets à l’épreuve tous les jours.

P, 51

Cet entretien du corps, investissement destiné à maintenir sa valeur sur le marché, est un placement qui se voit menacé d’anéantissement par la possibilité d’un suicide : l’idée de se « faire éclater […] [la tête] » équivaudrait à « ruiner » le travail du chirurgien qui lui « a rapetissé le nez, qui [lui] a gonflé les lèvres » (P, 37). Mais si la narratrice souligne le temps que cet entretien requiert, comme nous le verrons plus loin, elle n’en chiffre pas les coûts, qu’on devine importants, alors que le travail n’est jamais totalement garanti, toujours à recommencer.

Après les dépenses nécessaires pour maintenir sa valeur viennent les dépenses folles, consacrées aux plaisirs éphémères – « dîner au restaurant et [se] soûler avec d’autres putains » (P, 56) – et à faire la fête – « du champagne et des limousines, des vedettes et de la cocaïne » (P, 150). Elle ne cache cependant pas les problèmes potentiels qui accompagnent cet argent et ces « avantages » pour les travailleuses du sexe, qui font face à « la police, la prison, le danger d’être kidnappé[es], coupé[es] en morceaux et jeté[es] dans les égouts par des fous chargés d’une mission » (P, 150). Ces dangers éventuels sont cependant balayés sous la « difficulté de changer de vie », de quitter son emploi, ce qui laisse entrevoir la sombre possibilité de « vivre sans argent » (P, 151). Mais les dépenses folles ne sont pas ses principales dépenses.

La putain sait se faire raisonnable et destine son argent à rehausser sa valeur. Sur ce point, il est difficile de distinguer entre dépenses (en vaines dilapidations) et investissements (destinés à augmenter le capital). L’antinomie entre les deux se voit ici dissoute tant il est vrai que dans ce domaine, on peut considérer les dépenses pour soi, fussent-elles destinées à du matériel périssable – la mode est si vite passée, la dentelle d’un bustier si vite défraîchie –, comme autant d’investissements dans son capital. Pour la travailleuse du sexe, toutes périssables qu’elles soient, les dépenses pour des vêtements sexy et des chaussures de luxe n’en constituent pas moins un investissement visant à faire fructifier son capital érotique.

Le capital érotique est une notion théorisée par Catherine Hakim[25] pour rendre compte des ressources que possède le sujet pour se rendre attrayant – et en tirer profit[26]. Erik Neveu rappelle que les capitaux peuvent être vus comme « une palette de biens et de compétences, de connaissances et de reconnaissances détenues par un individu ou un groupe et dont il peut jouer pour exercer une influence, un pouvoir, acquérir d’autres éléments de cette palette[27] ». Selon Hakim, le capital érotique est constitué de plusieurs éléments : la beauté physique (« beauty »), l’attractivité sexuelle (« attractiveness »), le charme (« grace, charm, social skills in interaction »), la positivité (« liveliness, a mixture of physical fitness, social energy, and good humor »), la présentation de soi (« social presentation: style of dress, face-painting, perfume, jewellery or other adornments, hairstyles, and the various accessories that people carry or wear to announce their social status and style to the world »), et le rapport à la sexualité (« sexual competence, energy, erotic imagination, playfulness, and everything else that makes for a sexually satisfying partner[28] »). Le capital érotique dépend ainsi d’une « combinaison d’attraits esthétiques, visuels, physiques, sociaux et sexuels aux yeux des autres membres de la société, et en particulier pour les membres du sexe opposé[29] ». L’attractivité est donc en grande partie tributaire de dispositions physiques, de performances et d’investissements, en temps et en argent[30]. On conviendra que le capital érotique est une ressource importante pour l’escorte de luxe.

Cynthia investit dans son capital érotique, donc. Celui-ci reposant sur la performance d’une féminité idéale et sexy, ses dépenses sont consacrées à tout ce qui l’exalte, l’exhausse, la rehausse. Cela s’exprime aussi bien en frais liés à la parure qu’à l’entretien du corps : « avec cet argent je peux m’occuper de moi comme je l’entends, à chaque instant » (P, 51). « S’occuper de soi », comme dans « [se] prélasser sous les couvertures ou dans l’eau mousseuse du bain » (P, 56), « faire mousser mes cheveux à l’infini avec un nouveau shampooing, […] entretenir […] cette blondeur qui donne un sexe à mes regards » (P, 51). Aussi, puisque « putasser [permet] d’avoir de l’argent tant qu’on en veut » (P, 146), cela se traduit par le fait de s’offrir « une nouvelle garde-robe chaque semaine » (P, 31), « une nouvelle robe pour l’été avec le sac à main assorti, la nouvelle palette d’ombres à paupières Chanel […], des ongles qu’il faudra d’abord poser et du vernis pour les vernir » (P, 60), « de nouvelles chaussures » (P, 142), « [ces] souliers rouges, [ce] déshabillé » (P, 26) et, pourquoi pas, une « collection de lingerie Lejaby » (P, 69).

Mais ce ne sont là que parures. Un des capitaux les plus importants pour la travailleuse du sexe réside dans la jeunesse. C’est la raison pour laquelle Cynthia investit principalement dans son corps, son outil de travail, pour maintenir « [sa] silhouette de schtroumpfette, [sa] sveltesse de putain qui se maquille avant le petit déjeuner » (P, 70). La sveltesse étant un signe identifiant la nymphette, aussi bien dire qu’il faut investir dans la préservation de la jeunesse. Surtout que son agence, la plus importante de Montréal, « n’engag[e] que les meilleures escortes et n’adme[t] que la meilleure clientèle, [soit] les plus jeunes femmes et les hommes les plus riches » (P, 15-16), et que « la richesse des hommes est toujours allée de pair avec la jeunesse des femmes » (P, 16). La travailleuse du sexe doit ainsi maintenir sa valeur sur le marché, ce qui exige de nombreux investissements[31] :

[L]a jeunesse demande tellement de temps, toute une vie à s’hydrater la peau et à se maquiller, à se faire grossir les seins et les lèvres et encore les seins parce qu’ils n’étaient pas encore assez gros, à surveiller son tour de taille et à teindre ses cheveux blancs en blond, à se faire brûler le visage pour effacer les rides, se brûler les jambes pour que disparaissent les varices, enfin de brûler tout entière pour que ne se voient plus les marques de la vie.

P, 102

Or, Cynthia dit s’être « mise à vieillir à toute allure » (P, 16) après une seule journée dans la chambre. Et les clients la mettent en garde :

[I]ls disent que je ne dois pas faire ce métier trop longtemps car je pourrais vieillir, devenir une vieille pute alors qu’il n’y a rien de pire, rien de plus misérable qu’une peau de vache qui s’acharne à plaire aux hommes, portant l’audace jusqu’à demander qu’on la paye en retour […] qu’il faut être belle pour se prostituer et encore plus belle pour être une escorte […], et il faut être jeune surtout, pas plus de vingt ans car après vingt ans les femmes ramollissent.

P, 32

Certes, les hommes aussi ramollissent – « leur queue […] pend […] et se perd dans le poil gris[32] » (P, 32) –, mais sans jamais être déclassés, puisqu’au contraire des femmes dont le capital érotique diminue avec l’âge, le capital économique auquel les hommes ont accès prend pour sa part – généralement – de l’importance.

Pour maintenir cette jeunesse, « il y a l’exercice, il y a la gym, le centre d’entraînement où on trouve des appareils spécialement conçus pour raffermir le ventre, les fesses et les cuisses […]. [Cynthia] doi[t] y aller trois fois par semaine » (P, 94). Il y a également la chirurgie plastique, censée assurer le prolongement de la jeunesse. S’il faut investir[33], c’est également parce qu’« un sexe n’est jamais bandant en soi, ça prend du travail » (P, 43), assertion qui trahit la dimension performative de la féminité. Cynthia admet jouer ce jeu, se présentant comme « une femme qui fait la femme, qui s’assure qu’on ne manque rien de la petite culotte rouge qui apparaît furtivement le temps d’un croisement de jambes » (P, 43-44), ce qui avalise l’idée que l’investissement est également performanciel. Il faut à la travailleuse du sexe perfectionner sa féminité, raison pour laquelle Cynthia « [s]’occupe à ce qui [la] rend femme, à cette féminité qui fait [s]a renommée » (P, 21).

Tout se perfectionne en fait, même le cri dont « la vie […] dépend au fond d’une ruelle au milieu de la nuit […] se travaille », toute pantomime « se féminise comme le dandinement des femmes sur un quai de métro, comme le geste de porter un mouchoir au coin des yeux au cinéma lorsque le héros quitte son héroïne pour conquérir le monde » (P, 25). Et ces pantomimes sont nécessaires au maintien du capital, car

il faut une parure, une seconde couche [de maquillage] pour venir s’ajouter à ce que [la narratrice] ne saurai[t] être sans artifice, et tous voient bien qu[’elle est] une femme mais [elle] doi[t] le montrer encore une fois pour que personne ne se trompe, pour que jamais ne soit vu ce qui n’a pas été paré, le corps brut, déchu de ce qui fait de lui un vrai corps de femme, un corps qui cherche à faire bander par la marque des soins qu’il porte, par un habillement qui le dénude, par une bouche fardée qui s’ouvre et qui se referme, des seins sur le point de jaillir d’un corset, des cheveux qui font voler leurs boucles

P, 24

Il faut dire que tout l’environnement de la travailleuse du sexe est saturé de ces injonctions à performer la féminité, ainsi des magazines achetés par l’agence qui traînent dans la chambre soi-disant « pour le divertissement des putains » (P, 29), mais dont la fonction principale est bien de rappeler qu’il faut perfectionner sa performance, toujours : « [D]ix trucs infaillibles pour séduire les hommes, dix robes à porter pour faire tourner les têtes, comment se pencher mine de rien vers l’avant pour faire bander le patron. » (P, 29)

C’est pour augmenter sa valeur sur le marché et s’y maintenir que la putain investit dans son capital érotique, dont la jeunesse est l’assise fondamentale, alors même qu’il s’agit d’un capital qui ne peut jamais augmenter, l’avancée du temps étant irrémédiable.

TROISIÈME CIRCUIT. DE LA PUTAIN AU PSYCHANALYSTE

Après avoir remis la moitié de ses gains à l’agence, payé le chirurgien et acheté toutes les chaussures convoitées, Cynthia s’offre des séances chez le psychanalyste, inscrivant ses dépenses dans un tout autre circuit. Mais le rapport qu’elle noue avec celui qu’elle appelle « l’homme de [s]a vie » (P, 118) recèle insidieusement un lien de dépendance qui la contraint à rester au travail : « Je ne voulais pas m’arrêter, car la prostitution payait mon analyse[34]. » Alors qu’elle voudrait avoir un rapport sexuel gratuit avec lui, elle sait que ce souhait est vain, son psychanalyste étant « [le] seul homme qui ne sera jamais un client[35] ». Pourtant, « du lit au divan et du client au psychanalyste, c’est presque pareil, […] un commerce entre moi qui parle de sucer à la chaîne et lui le voyeur qui voit malgré lui » (P, 53). « [P]resque pareil », en effet, car elle est toujours allongée (comme sa mère, ce qu’elle lui reproche d’ailleurs), sur un lit ou sur un divan, et dans les deux cas il y a commerce avec des hommes, à ceci près que les premiers, ceux du lit, la paient, tandis que celui du divan est « l’homme qu[’elle] paye » (P, 118). Clients et psychanalyste sont en quelque sorte assimilés comme membres du même commerce, même si leurs rôles sont différents. Dans ce commerce, le corps de la prostituée-patiente se fait le transit d’un échange entre hommes au sein duquel se terre une dissymétrie patente entre l’entrée et la sortie : de nombreux hommes la paient ; elle n’en paie qu’un seul, comme si son corps se faisait entonnoir pour canaliser une part de l’argent qu’elle reçoit dans les poches de son analyste.

C’est « en regardant ailleurs comme si entre [eux] il ne s’agissait pas d’argent » (P, 54) qu’elle paie son psychanalyste, alors qu’elle « aimerai[t] [le] voir se pencher pour ramasser l’argent [qu’elle lui] aurai[t] jeté sur le tapis, avec le dédain de celui qui doit payer pour quelque chose qu’il n’a pas reçu, comme les clients le font parfois avec [elle] lorsqu[’elle] n’[a] pas su feindre l’orgasme ou qu[’elle] n’[a] pas ri aux bons moments » (P, 167), parce qu’après tout il « dort derrière ses lunettes » (P, 167). Mais la putain n’a pas le luxe de la hauteur et du désintéressement (« ceux qui payent seront toujours plus grands que ceux qui sont payés en baissant la tête » [P, 63-64]). De fait, lorsqu’il s’agit des clients, elle « baisse la tête lorsqu’on lui remet l’argent » (P, 63), tout en se demandant pourquoi elle ne pourrait pas

garder la tête haute et défier le client de son insolence, compter et recompter devant lui les billets de banque pour rendre sa présence importune, lui signifier que jamais [elle] ne [se] rabaisser[ait] à ce qu[’elle voit d’elle-même] dans son regard, à cette bête rampante et servile qui n’a de force que pour se pencher et fermer les yeux

P, 63

Et c’est là qu’elle tente, encore une fois, de refiler aux clients le stigmate qui la marque :

[P]ourquoi ne seraient-ils pas eux-mêmes misérables de payer pour ça, se faire sucer comme si les putains ne vivaient que pour se mettre à genoux devant n’importe qui sur le trajet qui les porte du lit au miroir et du miroir au lit, comme si se faire sucer devait nécessairement se penser en argent.

P, 63

QUATRIÈME CIRCUIT. CONVERSION DES BIENS MATÉRIELS EN BIENS SYMBOLIQUES

Jusqu’ici, je me suis attachée aux inscriptions textuelles de la circulation de l’argent. Mais l’argent déborde du circuit de sa représentation et se transpose sur d’autres plans.

Je le rappelle, l’avant-propos de Putain situe le texte qui va suivre :

[J]’étais en analyse avec un homme qui ne parlait pas, quelle idée d’ailleurs d’avoir voulu m’étendre là, sur un divan alors que toute la journée il me fallait m’allonger dans un lit avec des hommes qui devaient avoir son âge, des hommes qui auraient pu être mon père, et comme cette analyse ne menait nulle part, comme je n’arrivais pas à parler, muselée par le silence de l’homme et par la crainte de ne pas bien dire ce que j’avais à dire, j’ai voulu en finir avec lui et écrire ce que j’avais tu si fort, dire enfin ce qui se cachait derrière l’exigence […] d’être ce qui est attendu par l’autre.

P, 16-17 ; je souligne

Aussi, c’est l’association libre préconisée en psychanalyse qui donne forme à la voix narrative[36]. Mais comme cette analyse « ne menait nulle part », la narratrice récupère ses « ressassements » à son compte, elle (ré-)investit l’expérience du travail du sexe – tout comme celle de la cure – dans la littérature, et livre (vend) aux lecteurices ce qu’elle n’a pas livré à son analyste. De cette « longue tirade psychanalytique[37] » adressée au thérapeute et, à travers lui, à ses lecteurices, Nelly Arcan, à la frontière du texte et du hors-texte, tire profit : elle écrit, puis envoie le manuscrit à un éditeur – et pas n’importe lequel ; c’est dire qu’elle attend clairement un grand prestige symbolique en retour de son placement. Les Éditions du Seuil investissent dans la production et la promotion du livre et lui paient des droits d’autrice.

Cette transposition ne repose pas seulement sur la conversion du matériel en symbolique, mais également sur la conversion d’une économie du corps en une économie de l’esprit. Elle rentabilise ainsi sa parole-fleuve, ses ressassements et ses répétitions, cette logorrhée qui ne parle que de ça : elle, putain, eux, clients ; ce noeud. Cela dit, elle ne reçoit pas que des profits symboliques. Encore ici, sur la scène littéraire, le stigmate de la putain l’affecte : on l’y ramène sans cesse. Aussi bien dire qu’elle paie en humiliations publiques ses gains littéraires et pécuniaires.

À ce point-ci, il faudrait poursuivre la trace de l’argent dans Folle[38], qui met en scène Nelly, ancienne travailleuse du sexe, autrice de Putain. Mais d’ores et déjà, il est possible d’apprécier le transfert de capital auquel a procédé Cynthia, travailleuse du sexe, devenue Nelly, écrivaine. Gain élevé. Placement rentable.

LES PUTAINS, DES TRAVAILLEUSES COMME LES AUTRES, ASSUJETTIES À CELUI QUI PAIE

Beaucoup d’argent circule dans les pages de Putain et il transite entre plusieurs circuits économiques. Le premier voit l’argent passer des clients à la travailleuse du sexe ; le deuxième, de la travailleuse à elle-même : elle investit dans son capital érotique pour mieux se maintenir sur le marché du sexe et, pour ce faire, c’est aux hommes (chirurgiens) et aux industries capitalistes (Lejaby) qu’elle remet son argent. Le troisième circuit concerne un tiers, hors du régime prostitutionnel : elle « se » paie une psychanalyse, mais c’est bien au psy qu’elle remet l’argent. Enfin, convertissant les ressassements adressés à ce dernier en texte littéraire, elle fait de son expérience un objet symbolique qui lui vaut l’investissement d’un éditeur prestigieux dans la fabrication et la promotion de son livre, et récolte les gains de ses investissements en plus de l’aura symbolique liée au statut d’écrivaine, capital que lui reconnaîtront surtout les lectrices féministes.

Entre les clients, les fabricants de vêtements et de maquillage, le chirurgien plastique et le psy, le corps de Cynthia se fait le site d’une économie circulaire qui ne concerne que les hommes et qui ne sort de la logique de consommation que pour se déverser en mots dans le bureau du psy. Là se trouve, peut-être, l’éclatante victoire de la narratrice d’Arcan (et d’Arcan elle-même) : réussir à passer d’une économie du corps qui ne concerne que les hommes à une économie de l’esprit, reconnue surtout par des femmes. Dans une impressionnante conversion de ses avoirs, elle passe aussi d’une économie des biens matériels à une économie symbolique qui lui confère du prestige. La putain se fait écrivaine, et cette nouvelle position lui procure des profits symboliques et pécuniaires tout à la fois.

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Mais cela ne dit pas « tout ce [que la narratrice a] à oublier » (P, 61) et qu’elle évoque à plusieurs reprises dans des phrases sibyllines. Quelle est cette « autre chose » qui l’aurait menée au travail du sexe dont il est question dans l’incipit du roman et que j’ai rappelée en ouverture[39], cette chose qu’elle cherche à oublier et qu’elle camoufle sous sa logorrhée ? Si l’on s’attarde à ce passage où elle souligne être toujours allongée, ce qui l’assimile à la mère-larve, ce quelque chose pourrait être la distinction radicale entre sa mère et elle : « [M]a mère n’aurait jamais fait ça, elle ne s’est prostituée qu’avec un seul homme, mon père[40]. » (P, 33) La fille a choisi de rentabiliser cette « activité » non rémunérée qu’est être allongée afin de s’assurer indépendance financière et liberté d’action. C’est donc bien à ça que sert l’argent, finalement : « se détacher de sa mère[41] » (P, 35). Ainsi l’examen de la trajectoire de l’argent dans Putain nous informe que cette « autre chose » qui a motivé le passage d’étudiante à travailleuse du sexe, puis de travailleuse du sexe à écrivaine – ou travailleuse du texte : ne pas devenir sa mère.