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L’art est donc l’un des produits du travail collectif[1].

L’art du conte tel qu’il se déploie dans le renouveau est un art strictement oral[2]. De ce fait, il appelle deux types de présences : celle du conteur, dont la présence est d’ordre scénique [3] ; celle de l’auditoire, qui est un corollaire de la première puisque la parole du conte n’est pas de l’ordre du soliloque. À cet égard, on aura tôt fait de remarquer que l’art du conte repose sur des mécanismes performatifs au premier chef desquels se trouve l’apostrophe, l’interpellation semblant constituer la condition formelle nécessaire de tout acte de contage. On ne raconte pas une histoire sans chercher à engager l’attention de celui à qui on s’adresse.

Malgré leur caractère d’évidence, les propositions précédentes m’intéressent en raison des conséquences esthétiques et éthiques qu’on peut en dégager. Précisons pour cela que si l’art du conte connaît actuellement une effervescence au Québec[4], c’est sans doute parce que nous assistons en Occident à un renversement des valeurs qui laisse place à la possibilité d’une immanence esthétique permettant que le juste se retrouve. Dans ce contexte, l’art du conte apparaît comme un art qui nous invite à entendre que « [c]omprendre ce qu’est l’art aujourd’hui, c’est comprendre comment la douleur d’un monde perdu peut s’aventurer sur un continent nu et inconnu, pour créer de l’être — nouveau[5] ». C’est à cette aventure démocratique que participerait pour nous y convier l’art du conte.

Je fais conséquemment l’hypothèse que l’apostrophe, en tant que moyen formel privilégié par l’ensemble des conteurs, n’a de sens qu’à partir de sa dimension sociale, voire politique. Si elle peut à première vue paraître négligeable parce que trop courante, l’apostrophe constitue à mon sens l’un des signes primordiaux de la réalisation de l’aventure démocratique proposée par l’art du conte. Ce faisant, il s’agira d’abord pour moi de saisir la singularité formelle et esthétique de l’apostrophe au sein de cet art. Je chercherai ensuite à en découvrir les corollaires éthiques dans la mesure où « la capacité d’échanger des expériences[6] » se trouve justement au coeur de l’acte du conte. L’appel à l’autre, dans l’art du conte, ne serait donc pas seulement un appel à être entendu. Il serait aussi un appel à entendre l’autre par l’échange qui naît de l’acte de raconter.

Par la voie de ses apostrophes, le conte convie à réaliser le fantasme d’une pensée esthétique fondée sur l’idée de la collectivité en nous enjoignant de repenser les liens qui unissent le destinataire à l’oeuvre. Ce qui pourrait initialement y apparaître comme un déficit (soit la place moins grande laissée à la composition écrite) forme plutôt le socle d’une légitimité esthétique nouvelle.

UN GESTE TRANSITIF

« C’est pour vous dire qu’une fois, c’était[7] […]. » Cette formule, que le conte écrit reprend sous la formule consacrée du « Il était une fois », pose d’emblée la spécificité du conte oral. Car là où le conte écrit renvoie à un événement dont l’antériorité temporelle ne peut pas être fixée de manière précise, le conte oral appelle avec cette formule un événement préalable pour en actualiser la manifestation à ceux qui sont directement interpellés par l’adresse. Là où la formule écrite renvoie de manière essentielle et impersonnelle à un passé fantasmé (le conte écrit s’adresse à un lecteur potentiel), la formule orale impose ce passé à une conscience actuelle puisque c’est à ceux qui sont précisément là pour l’écouter, à ce moment précis de l’interpellation, que le conteur s’adresse : « C’est pour vous dire… » Le conte oral vise quelqu’un de spécifique, qu’il engage en retour à recevoir la voix qui s’adresse à lui. L’adresse du conte requiert la présence physique de l’autre. Car enfin, sans un auditoire, le conte oral aura été dit sans être perçu, devenant du coup fantomatique, inexistant (sa performance nécessitant la médiation d’une altérité en présence pour en témoigner). Il diffère en cela du conte écrit, dont l’apostrophe est d’ordre figural, dans l’attente différée de la réalisation lecturale de son signe.

« C’est pour vous dire qu’une fois, c’était… » : malgré l’effet de connivence qu’elle crée et bien qu’énoncée par un sujet individuel, cette apostrophe se distingue toutefois de l’adresse lyrique, laquelle est d’ordre autotélique. Jonathan Culler a récemment mis en lumière les principes et les effets de cet autotélisme. Dans un poème lyrique, « [l]’apostrophe diffère des autres figures en ce qu’elle ne joue pas sur le sens ou l’ordre des mots mais sur le circuit de la communication lui-même […] », écrit Culler, pour qui l’apostrophe lyrique « connote l’acte poétique lui-même ». C’est ainsi que « [l]a personne visée par l’adresse n’est guère le vrai destinataire mais une figure convoquée pour des raisons poétiques[8] […] ». Or l’auditeur convoqué par le conteur est une personne[9]. Et si « une fonction simple de l’adresse lyrique, sous ses différentes formes, est d’interrompre l’histoire par le discours[10] […] », la fonction de l’adresse du conte est au contraire d’ouvrir l’histoire (à entendre ici au sens de récit), et même plus largement la diégèse, du conte. Peu importe la forme qu’elle prend, la formule d’adresse du conte est essentiellement incarnée. Sa transitivité doit être entendue au sens littéral : « Écoutez-moi, vous à qui je m’adresse maintenant… » Entendre un conte, c’est donc recevoir un geste en présence[11], par l’acceptation de son apostrophe. L’adresse du conte sert une fonctionnalité précise : celle de capter l’attention et d’attiser la connivence de quelqu’un de précis.

On dira donc dans un premier temps que l’adresse du conte est transitive [12] ; elle appelle un public avec qui le conteur cherche à établir une relation unique et privilégiée. C’est d’ailleurs là qu’elle se distingue aussi de l’adresse dramatique, même si le conte du renouveau est le plus souvent performé sur une scène, à l’instar du théâtre[13]. En effet, l’adresse théâtrale est fondée sur un double rapport : celui au public, celui au partenaire de jeu[14]. Ce double rapport ne peut tout simplement pas exister dans l’art du conte puisque le conteur se trouve généralement seul sur scène. Son adresse est donc une adresse simple, qui vise expressément son auditoire.

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Ni lyrique (malgré le sujet individuel qui l’énonce) ni dramatique (bien qu’elle s’énonce sur une scène), on ajoutera que l’adresse, dans l’art du conte, est aussi le plus souvent répétitive, non pas tant par le fait de sa formulation lexicale que celui de son principe, c’est-à-dire que le conteur ne répète pas tant inlassablement la même formulation, mais convoque constamment l’attention de l’auditoire par une série d’adresses qui visent à maintenir la connivence installée par l’apostrophe initiale. Qu’il s’agisse de Steven Slab demandant « Le 1er juillet 1999, vous rappelez-vous ? » ou, après s’être directement adressé à une femme dans le public : « Mettons, tu vas à cantine, kossé tu t’commanderais, mettons ? Vite de même, tsé », s’exclamant à tous : « Sacrament, était prête, elle [15] ! » ; qu’il s’agisse de Judith Poirier précisant « pour toutes sortes de raisons que j’ai pas l’temps d’vous raconter[16] » ou relayant le souhait de bonheur de son personnage (« Ti-Jean et cette jeune femme-là de la mer Rouge ont vécu heureux, longtemps, aimants. Ils vous en souhaitent tout autant ») pour conclure son conte de trois minutes avec les mots suivants : « J’espère que vous avez fait un beau voyage, avec moi[17] » ; qu’il s’agisse de Rémi Villemure qui, après l’apostrophe de son incipit (« Ti-cul ! Non, non, va-t’en pas, on s’en va t’conter une histoire… »), enchaîne en disant : « Pour ceux qui nous connaissent pas, on est les jumeaux Adam », pour finalement interpeller plus de treize fois son auditeur dans un conte qui dure tout juste six minutes : « […] ça fait qu’on a au moins 5 minutes pour vous jaser d’que’ke chose… », « tu d’vrais voir en bas d’chez nous, y’a pu un chat, y’a pu d’bataille […] », « on continue [18] ? » : voilà autant d’exemples d’adresses répétées qui apparaissent propres à l’art oral du conte et dont on ne saurait faire la liste exhaustive tant le principe de répétition apparaît largement utilisé par les conteurs pour capter l’attention de l’auditoire.

Il faut probablement considérer avec Zumthor que les effets de récurrence, dans la performance orale, « constitue[nt] sans doute un facteur de théâtralité[19] ». À force de répéter, Villemure finit par prendre les traits de cet enfant-conteur qu’il incarne, enfant qui cherche l’attention constante de ceux à qui il parle. Chez Fred Pellerin, dont les adresses sont souvent humoristiques[20], ou chez Paul Bradley, qui dit d’emblée à propos de l’histoire qu’il s’apprête à livrer : « elle va te plaire, te changer les idées[21] », l’adresse contribue à exposer la mise en scène de la parole. Quoi qu’il en soit, en apostrophant de la sorte son auditoire, le conteur, toujours, se rappelle à lui pour mieux assurer la radiance de sa présence, laquelle nécessite en retour celle de l’auditeur. Quand Nadine Walsh s’exclame : « J’vous entends toute dire : Lilith! Lilith! Lilith[22] ! », elle quitte momentanément son récit pour s’adresser à ceux qui l’écoutent afin d’assurer leur adhésion au propos. Elle interrompt donc son récit pour se mettre en scène, mais aussi pour mettre en scène l’auditeur qui participe ici, maintenant, à la réception de son conte.

UN GESTE, MÊME EN ABSENCE

Le cas de Nouvelle vague. Contes contemporains montre que l’art du conte n’échappe peut-être jamais à cette disposition de l’apostrophe transitive[23]. L’horizon sensible délimité par Nouvelle vague a ceci de particulier qu’il relève entièrement de l’idée d’album (livresque et discographique), sans part spectaculaire pouvant le composer. Pour le dire autrement : Nouvelle vague n’est pas l’édition d’un spectacle préalablement donné dont il serait une des variations possibles, non plus qu’il ne sera l’objet de spectacles éventuels qui le modifieraient en retour. De fait, la personne qui lit ou écoute Nouvelle vague ne se trouve pas directement et immédiatement en face de la personne qui raconte. De ce point de vue, Nouvelle vague apparaît comme un objet clos, tant sur le plan de sa composition que de son mode de communication.

Cette difficulté ne semble cependant pas perçue comme un empêchement par les conteurs du collectif. La version audio du recueil laisse en effet entendre le désir palpable de rallier la personne qui se trouverait à l’écoute, et ce, dès les premiers mots proférés par Céline Jantet sur la piste initiale du disque :

Bonjour. Ça va bien ? C’est pas enregistré en spectacle, non. C’est un album conçu pour toi. Pour tes oreilles. Tu permets que j’te tutoie [24] ?

Tout au long de cette première piste dont le titre est lui-même une apostrophe (« Installe-toi »), la conteuse ne manque pas d’appeler cet autre qui est à l’écoute, comme s’il s’agissait de conjurer l’absence de sa personne : « On s’est dit que c’était les meilleures histoires pour faire connaissance avec toi. Alors, prends ton temps […]. »

On aura vite compris que le « tu » auquel s’adresse ici Céline Jantet est en fait un « vous » dans la mesure où la conteuse entend rassembler plus d’un auditeur. L’appel de l’autre ouvre le paradoxe de la réception du conte oral enregistré, à la manière de toute parole fixée par les moyens de la technologie : « Disque, cassette, radio, media auditifs, éliminant la vision, atténuent l’aspect collectif de la réception ; en revanche, ils touchent individuellement un nombre illimité d’auditeurs[25]. » Dans cette ouverture du nombre procurée par le médium du disque[26], Jantet tente de faire apparaître son auditeur en en forgeant une figure générale à laquelle chaque auditeur pourra individuellement adhérer, dans la complicité sollicitée par la conteuse. « Que tu sois dans ton auto ou dans ton fauteuil préféré, en métro ou à pied, on va être à côté de toi » : Jantet s’adresse à un auditeur qui affairé, voire préoccupé, qui flâneur ou nonchalant. Aussi bien dire qu’elle s’adresse à tout le monde parce qu’à personne en particulier. Quel qu’il soit, c’est dans la proximité de cet auditeur que Jantet souhaite installer la parole des conteurs du collectif : « Installe-toi. C’est parti. » Il s’agit bien pour elle d’appeler la manifestation de celui qui, dans un mode plus traditionnel de racontage, se trouverait face à la conteuse. Et les autres artistes de ce collectif ne font pas autrement : Carine Kasparian ponctue son récit de « Même toi » ou de « Figure-toi » alors que Jérôme Bérubé s’exclame soudainement : « Heille, imagine ! » Jantet en rajoute même dans la dernière piste du disque intitulée « La dernière track… » : « T’es encore là ? On voulait te remercier, toi aussi. Pour nous avoir écoutés. La prochaine fois qu’on conte par chez toi, viens nous voir, ça f’rait plaisir [!] Bon, c’est la fin, on s’dit à la prochaine… » Suivant ce voeu, il y aura retour, en personne, des uns et des autres. En apostrophant son auditeur, Jantet s’assure de lui faire savoir que sa présence est essentielle à la parole des conteurs de Nouvelle vague.

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La transitivité, l’immédiateté et la répétitivité sont donc autant de principes structurels de l’adresse qui permettent au conteur d’assumer une posture énonciative singulière. Et le conteur de toujours finalement dire implicitement à son auditoire : Je vais te mentir à toi, et tu adhéreras en retour à mon mensonge.

LE MENSONGE EN PARTAGE

Dans l’art du conte, les situations les plus extraordinaires sont reçues comme autant de phénomènes familiers. Ces situations pourront parfois provoquer le rire ou l’inconfort par leur caractère incongru, mais toujours seront-elles acceptées comme vraies. L’art du conte est un art du mensonge partagé.

Pour y parvenir, certains conteurs comptent sur le principe de « l’homme qui a vu l’ours[27] », c’est-à-dire sur l’idée d’une connaissance de première main de la situation racontée, façon d’assurer la crédibilité de leur récit, aussi invraisemblable soit-il. Dans « Le loup-rignal », un loup a « mangé l’derrière [du] char[28] » de Jérôme Bérubé avant que celui-ci n’enfourche un orignal qui avait entre-temps fracassé son pare-brise afin d’échapper aux crocs de son assaillant. Bérubé raconte son récit à la première personne, précisant que c’est « une histoire vraie, […] une histoire qui [lui] est arrivée[29] », en assurant ainsi l’authenticité, tout se passant ici comme si sa situation personnelle était universelle. La transposition de topoï historiques du genre du conte dans le Québec contemporain[30] permet à Bérubé d’élaborer un récit aux accents initiatiques qui aurait pu être vécu par n’importe qui d’autre que lui, et dont la part de fantaisie — de fantastique ? — n’empêche aucunement l’adhésion des auditeurs, lesquels se délectent de l’anecdote sans jamais la remettre en question.

Un conteur peut évidemment choisir de raconter un fait extraordinaire sans pour autant utiliser la première personne ou que son conte prenne les accents d’un récit vécu. C’est là que la rhétorique de l’apostrophe prend tout son sens pour produire l’acte de foi nécessaire à l’acceptabilité du récit et de ses incongruités logiques. Renée Robitaille n’a pas rencontré l’ogre de son conte, qui débute ainsi : « Dans un village, les hommes sont terrorisés parce que chaque jour un ogre affamé descend la montagne pour venir les dévorer tour à tour[31]. » Du point de vue sémiotique, l’univers proposé par la conteuse s’inscrit dans ce que Todorov nomme le « merveilleux pur » ; le personnage surnaturel étant ici considéré comme allant de soi, il ne provoque aucune réaction particulière chez les autres personnages du conte, sinon de la terreur, elle-même plutôt causée par la peur de la mort que par la peur du caractère pourtant irréel de l’ogre. Il importe peu que la conteuse ait ou non « vu » l’ogre pour que ses auditeurs en acceptent eux aussi l’existence. En ce sens, la conteuse et ses auditeurs se situent sur le même plan que les personnages du conte, et adhèrent à l’idée d’un univers merveilleux où les règles empiriques du monde se trouvent suspendues pour tous.

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Qu’il soit ou non énoncé à la première personne du singulier, l’art du conte installe en somme un régime d’écoute qui est celui de la suspension volontaire de l’incrédulité. Coleridge, qui s’applique à nommer le concept, écrit ceci :

In this idea, originated the plan of the Lyrical Ballads; in which it was agreed, that my endeavours should be directed to persons and characters supernatural, or at least romantic; yet as to transfer from our inward nature a human interest and a semblance of truth sufficient to procure for these shadows of imagination that willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith[32].

Plutôt qu’un contrat de lecture (c’est ainsi que Valéry, par exemple, comprend la notion[33]), la suspension de l’incrédulité impose plutôt selon Coleridge un régime de lecture, régime qui implique un acte de foi de la part du lecteur (ou, dans le cas du conte, de l’auditeur), ainsi que le formule Nelson Charest : « La “suspension of disbelief” […] est un acte de croyance, car elle dit : ce discours est incroyable, mais ne soyez pas incrédules et acceptez de le considérer comme vrai ; d’ici à la fin vous aurez souscrit votre croyance[34]. »

Certes, il faut admettre que les propositions de Coleridge concernent strictement la poésie écrite, et même plus proprement ses Lyrical Ballads. Pourtant, du fait même de sa situation énonciative particulière, l’art du conte m’apparaît justement plus proche de la poésie (même écrite) que des formes brèves de la fiction (nouvelle, conte écrit, novella…). Comme en font foi les exemples des contes de Bérubé et de Robitaille tout juste cités, l’imagination, dans le conte oral, n’est pas d’abord « canalisée par des qualités descriptives mimétiques, […] les analoga qu’on trouve dans la fiction lui f[aisant] défaut[35] ». À l’instar du poème, l’art du conte se situe donc « non pas au-delà mais en dehors de l’opposition entre le vrai et le faux, entre la vérité et l’erreur ou le mensonge, comme en dehors de l’opposition entre le bien et le mal[36] ». C’est ainsi que, en répondant aux interpellations constantes du conteur, l’auditeur acceptera de bousculer son univers de croyances pour considérer comme vrai ce qui resterait autrement incroyable, voire absurde ou impossible. L’adhésion de l’auditeur au récit est ainsi vécue moins comme une rupture ou un abandon de la logique présidant au monde réel que comme un engagement de son assentiment.

À l’instar de Coleridge pour qui le concept de « suspension de l’incrédulité » vise l’intelligence singulière du lecteur, le conteur cherche dans un premier temps l’attention individuelle de chacun de ses auditeurs qui, en acceptant de se soumettre à ce régime de réception de l’incrédulité, fait donc corps avec le conteur dans la croyance désormais acceptée du mensonge construit par l’univers invraisemblable qui est raconté. Rapidement toutefois, le contexte oral propre à l’art du conte fait en sorte que cette suspension se trouve déplacée dans le cadre plus large de l’ensemble au sein duquel se subsument les individualités. Quand Michel Faubert dit : « Vous vous rappelez l’épine [37] ? », il s’adresse sans doute tout autant à la mémoire de chacun de ses auditeurs qu’il espère que la mémoire des uns ravivera celle des autres pour qu’ainsi continue son conte. Si chaque auditeur reçoit le conte individuellement, c’est dans la portée commune de cette réception que le conte advient comme événement. Le conteur vise finalement tout autant les intelligences individuelles que l’intelligence collective de ceux à qui il s’adresse.

Dans l’art du conte, l’auditoire fonctionne en somme comme un ensemble immanent de singularités, c’est-à-dire ce que Negri appelle une multitude :

La multitude postmoderne est un ensemble de singularités dont l’outil de vie est le cerveau et dont la force productive est la coopération. En d’autres termes : si les singularités qui constituent la multitude sont plurielles, la manière dont elles entrent en relation est coopérative[38].

Avec Negri qui différencie la multitude de la masse[39], je souligne que, en tant qu’attitude communautaire, la multitude repose nécessairement sur les individualités qui la composent. L’art du conte apparaît justement multitudinaire parce que c’est par la force conjuguée de l’énonciation (du conteur) et de ses diverses réceptions (celles des individualités formant l’auditoire) qu’il prendra son plein essor. Dans « La fileuse de temps[40] » d’Ariane Labonté, le travail d’interprétation et de réception du conte et de ses nombreux jeux de mots ne se réalisera pleinement que dans la coopération active des écoutes singulières[41]. Même quand il s’énonce au « vous », l’appel du conteur est un « tu » poli, qui a cependant pour effet de devenir collectif par le lien de connivence qu’il produit, comme chez Steve Bernier : « Ça vous es-tu déjà arrivé[42] […] ? » Chaque auditeur — qui fait déjà corps avec le conteur — fait ici aussi corps avec les auditeurs qui lui sont coprésents. La croyance en la réalité du texte devient dès lors affaire commune alors que la multitudinarité n’est pas seulement affaire de coopération interactive ; comme le souligne Negri, elle est plus proprement constitutive de son objet : « Toute production est par conséquent un événement de communication [et] le commun se construit à travers des événements multitudinaires[43]. »

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L’adhésion requise de l’auditeur, une fois réalisée dans la multitudinarité de l’auditoire, effectue elle-même un geste de retour vers le conteur. Avec Zumthor, « [o]n pourrait ainsi sans paradoxe distinguer deux rôles dans la personne de l’auditeur : celui de récepteur et celui (au moins, virtuel) de co-auteur[44] ». Ce serait donc par la force conjuguée des individualités co-autrices de l’auditoire multitudinaire que l’acte de foi nécessaire à la réalisation esthétique du conte se produit[45]. Conteurs et auditeurs semblent de la sorte vivre au sein d’une même diégèse, d’un même univers mental et esthétique au sein duquel ils font finalement communauté par l’ethos partagé du mensonge qui est le leur, en tant que partie prenante de la multitude qui génère le conte. Tout se passe ainsi comme si les apostrophes, pourtant le fait vocal du conteur, assignent auditeurs et conteur à une écoute active des uns et des autres[46]. On dira que c’est par là que l’art du conte fonde une éthique (collective) de l’être au monde.

L’AGENTIVITÉ DANS LE TEXTE

Cette éthique engage une mobilité, une ouverture, dont rend compte la structure même des textes, lesquels sont souvent faits d’improvisations et d’apartés. On pensera par exemple aux digressions chez Fred Pellerin, qui sont autant d’exercices d’improvisations stylisées :

Moé, j’ai pas de textes, dit Pellerin ; fait que, le premier soir, j’arrive en avant, y a rien […], je zigonne, fait que, là, je rode pour attacher mes histoires […], j’ai mes structures d’histoire, j’ai mes canevas […], pis je jazze dedans jusqu’à tant que ça vienne à se déployer à mon goût, que ça se tienne entre les parties, parce que j’aime ben ça quand la somme des contes fait un métaconte[47].

Le récit se déploie donc sur scène au gré de la réception par le public des structures initiales du canevas, faisant en sorte que le conte final de Pellerin est un conte multitudinaire dans la mesure où sa construction aura été réalisée dans la relation dialogique établie avec l’auditoire.

Dans le conte no 5 de la soirée Conte + Forme[48], Jérôme Bérubé construit son récit en fonction des mesures données par la répétition constante d’un signal sonore tout autant que des réactions impromptues des membres du public. Dans cet exercice de style, Bérubé doit interrompre sa narration chaque fois que le signal est émis pour ensuite la reprendre, à la manière d’une course à relais[49]. Cette contrainte formelle oblige le conteur à raconter autrement une histoire qui appartient pourtant déjà à son répertoire, puisqu’il s’agit d’un épisode de Mâle en route[50]. S’il en connaît donc le canevas, Bérubé ne peut toutefois pas prévoir le déroulement exact de ses paroles puisque son récit dépend tout à la fois de la répétition obsédante de la sonnerie et des réactions des individualités qui composent son public. Le conteur en arrive à construire des formules parfaitement saugrenues qui portent pourtant paradoxalement le condensé du récit initial provenant de Mâle en route : « Un moment donné, j’roulais la nuit dans mon auto pour devenir un homme. » Et tout au long de cette épreuve textuelle, Bérubé se nourrit des rires et des autres réactions provoqués par ces incongruités pour reprendre la suite de son récit. La scénographie de l’art du conte étant multitudinaire, ce qui a été initialement pensé par Bérubé comme un exercice formel met finalement en place un dispositif qui « supporte une certaine scène de la parole[51] », ici celle de la réitération, l’appelant à se déployer en regard d’une présence (celle du public), et montrant que

[v]oice is a form of reflexive agency. The exchangeable narratives that constitute our voices are not random babblings that emerge, unaccountably, from our mouths, hands and gestures. Voice is a form of agency, and the act of voice involves taking responsibility for the stories one tells, just as our actions more generally, as Hannah Arendt argues, “disclose” us “as subjects”[52].

Et si « [l]e contage est un art d’interprétation improvisé ; c’est du jazz[53] », il produit par la force conjuguée de sa multitudinarité une aventure dans le langage, son rythme surgissant du continu entre les corps (ceux des auditeurs, celui du conteur) et le langage qui s’y déploie afin de témoigner ultimement de l’organisation communautaire de son discours.

Chaque subjectivité génère, à travers son rapport à la multitude, des mots dans le langage, des fils dans les rapports sociaux, des biens dans le travail. La multitude possède en elle-même la capacité de rendre beaux les produits du langage tout autant que ceux des relations sociales ou de la production. Et tout cela doit faire mûrir la multitude jusqu’à un niveau de beauté global[54].

La voix du conte ne serait donc jamais le seul fait et geste du conteur, mais bien plutôt le résultat esthétique de la multitude composée chaque soir, à chaque livraison. « En conséquence, l’“oeuvre” est unique, car elle n’a d’existence réelle qu’une seule fois (lorsqu’on entend une voix la dire ou la chanter) ; répétée, elle n’est plus identiquement la même[55] », puisque réitérable et conséquemment différente. En ce sens, l’acte esthétique du conte oral est finalement aussi un acte politique proportionnel à l’importance que le conteur accorde à chacune des individualités qu’il contribue à lier dans l’écoute de son conte. Il reconfigure ainsi chaque fois l’espace des possibles[56] alors que « [w]e cannot simply take voices, and the spaces in which they appear, as given[57] ». Une voix ne se matérialise que dans un contexte (fût-il sociologique, politique ou autre). Dans le cas — esthétique — du conte, ce contexte est tout autant celui de la socialité de son oralité que celui d’une performativité dont le signe le plus visible, soit les adresses et autres apostrophes, ouvre au commun de la multitudinarité. La voix conteuse semble bien préférer la malléabilité relationnelle à l’autorité univoque du sens.

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À cet égard, jamais la formule avec laquelle Benjamin concluait son essai en 1936 n’a-t-elle semblé si pertinente : « Le conteur est la figure dans laquelle le juste se rencontre lui-même[58]. » Car à travers les voix qui le constituent, l’art du conte permet de croire à nouveau en cette « valeur de l’expérience » dont le penseur entrevoyait pourtant alors la chute. Le conte du renouveau ouvre à la possibilité d’un réenchantement du monde par le déplacement qu’il offre d’une appréciation désormais immanente de l’art : « Le conteur tire ce qu’il raconte de l’expérience, de la sienne propre et de celle qui lui a été rapportée. Et il en fait à nouveau une expérience pour ceux qui écoutent ses histoires[59]. » Et ces histoires d’apparaître en retour comme autant d’angles d’approche par lesquels l’auditoire, en y participant activement par le moyen de la suspension volontaire de l’incrédulité, confirme la possibilité cathartique de son art. « Nous voulons […] faire mouche avec ce qui nous touche dans ce monde déjanté[60] », écrivent d’ailleurs les conteurs de Nouvelle vague, portés qu’ils sont par l’« urgence […] de parler d’aujourd’hui[61] ». Comme s’il s’agissait pour eux de faire écho à la proposition de Negri selon laquelle

[l]a différence entre les réactionnaires et les révolutionnaires consiste en ceci : les premiers nient la massive vacuité ontologique du monde, tandis que les seconds l’affirment. Les premiers sont donc voués à la rhétorique, les seconds à l’ontologie. Les premiers se taisent, les seconds souffrent du vide. Les premiers réduisent la scène du monde à un oripeau esthétique, les seconds l’appréhendent pratiquement. Seuls les révolutionnaires peuvent par conséquent pratiquer la critique du monde, parce qu’ils ont un rapport vrai avec l’être. Parce qu’ils reconnaissent que ce monde inhumain, c’est pourtant bien nous qui l’avons fait. Parce que son manque de sens est notre propre manque de sens, et sa vacuité notre vacuité[62].

Or l’art du conte, quand il se donne la peine de la multitude, répond à cette vacuité par une poétique permettant de retrouver la plénitude et la valeur de nos expériences pour ainsi désormais mieux les « échanger[63] ». En paraphrasant Negri, on dira qu’il refuse la rhétorique et ses oripeaux au profit de la critique du monde. Le conte serait donc là où le juste parle.