Dossier

EXPÉRIENCES CONTEMPORAINES DU TEMPS DANS LES FICTIONS QUÉBÉCOISES[Record]

  • Manon Auger and
  • Marion Kühn

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  • Manon Auger
    Université du Québec à Montréal

  • Marion Kühn
    Chercheuse indépendante

Dans la foulée des travaux de Paul Ricoeur, de Pierre Nora, mais surtout de François Hartog, on reconnaît de plus en plus une modification de l’expérience du temps en régime contemporain. En effet, que l’on évoque le « présentisme » théorisé par Hartog — « ce progressif envahissement de l’horizon par un présent de plus en plus gonflé, hypertrophié » —, « le devoir de mémoire » ou la « fin des idéologies », marquée historiquement par la chute du mur de Berlin en 1989, c’est toujours peu ou prou à une césure dans l’ordre du temps qu’on se réfère ou, du moins, à un changement de paradigme qui aurait induit un nouvel « être du temps », celui que Jean-François Hamel nomme le « bègue incertain » et qui, « après le maître autoritaire et le maigre inquiétant », « balbutie le temps plutôt qu’il n’en énonce la loi, […] en cherche la saveur et le savoir sans parvenir à en énoncer sans heurts l’articulation secrète ». Ainsi, le présentisme ancrerait l’individu contemporain dans un présent à la fois inquiet et omniprésent, tout en lui faisant craindre l’avenir (no future) et « ruminer un passé qui ne passe pas ». Dès lors, les dispositifs juridiques de précaution puisant dans le « principe responsabilité », le « boom de la mémoire », voire la « commémorationnite » qui accompagnent le présentisme sont, pour beaucoup d’observateurs, autant de symptômes d’un nouveau rapport au temps marqué par la « crise de l’avenir » comme par la « fin des grands récits ». Retranché dans l’espace privé et dépossédé de ses repères anciens face à l’éclatement d’une réalité devenue ininterprétable, l’individu contemporain non seulement n’articulerait plus passé, présent et avenir comme le faisait l’individu moderne, mais il serait, de plus, le témoin ou la victime tant des « abus de (la) mémoire » que d’une société d’« après l’Histoire ». C’est donc dire, d’une part, que l’expérience contemporaine du temps est intimement liée à la question de la mémoire et à celle de l’Histoire — sans pouvoir s’y résumer complètement — et que, d’autre part, le sentiment d’un « venir après » teinte fortement les expériences personnelles et collectives du temps dans le monde occidental. On pourra même soutenir que, dans la mesure où le passé est « devenu inintelligible » et que le futur prend « au mieux la forme d’une répétition intensifiée du présent, au pire d’une catastrophe annoncée marquant la fin de l’humanité », l’individu contemporain est prisonnier d’un présent qui lui rappelle sans cesse qu’il est réduit à « sa propre condition d’être temporel et mortel ». Dans ces circonstances, les expériences contemporaines du temps ne peuvent en effet qu’être vertigineuses, troublées, « bégayantes »… En un certain sens, la littérature contemporaine, du moins en France, participe de ce rapport complexe au temps ; elle se fait, entre autres, l’écho d’un temps en souffrance où le passage des générations ne s’accompagne pas d’une transmission, qu’il convient donc d’inventer si ce n’est de susciter par l’écriture. Il n’y a qu’à songer, pour s’en convaincre, aux récits de filiation qui présentent, souvent sur le mode désenchanté, une tentative de renouer avec ses ascendants, ou encore aux romans de la mémoire ou de la « post-mémoire » qui soulèvent les enjeux éthiques et identitaires de la remémoration ou de la commémoration. On peut songer, également, au nouveau roman historique (parfois qualifié de postmoderne) qui tente de montrer une mise en récit problématique de l’Histoire ; le récit y paraît alors comme la tentative aussi subjective que sélective de recréer par …

Appendices