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Rigoureux, André Belleau aimait peu cependant les méthodes trop rigides et préférait le diffus, le multiple et l’interdiscursivité, qui mettaient davantage à profit une véritable « essayistique ». Le précédent volet du dossier que nous lui consacrons (« André Belleau : Relire l’essayiste ») dépliait cet aspect de son oeuvre. Une attention toute particulière était alors accordée à sa manière, à sa parole qui réfutait les idées reçues. Il fallait commencer par là afin d’affirmer le statut d’écrivain qui est le sien. L’essai appelle une écriture travaillée par les contingences de la société, et en ce sens — il s’agit de la boutade que Belleau offre en ouverture de sa « Petite essayistique » —, l’essayiste est un réécrivain au même titre que le poète ou le romancier :

On entend encore dire dans notre milieu : « Nous, les poètes et les romanciers, nous travaillons avec la vie tandis que vous, pauvres essayistes, vous travaillez avec ce que nous faisons. » Mais ce qu’on oublie, c’est que les romanciers travaillent aussi avec ce qui a été dit et écrit avant eux, si bien qu’ils ne jouissent pas d’une sorte d’antériorité métaphysique ou de droit vis-à-vis ce qu’on pourrait appeler la vie ou l’art ou la substance première de l’art. La plupart des critiques et des essayistes — du moins je l’imagine — sont conscients du caractère nécessairement second de leur entreprise. […] [Les écrivains, eux,] ne le savent pas ou feignent de l’ignorer[1].

Belleau, à juste titre, semble assumer le caractère second de son entreprise, mais, s’il commente la littérature québécoise, l’oeuvre de Rabelais et plusieurs autres, il produit aussi du discours, avance des idées, crée une pensée en travaillant directement — comme le romancier, comme le poète — à partir de la société dans laquelle il s’inscrit. Comme tout écrivain, Belleau est placé aux premières loges de la société, tâchant d’en comprendre l’évolution, d’en saisir les idéologies, les conflits, les contradictions. Et ces mouvements sont nombreux dans les années où il oeuvre, celles allant de la décennie 1960 aux années 1980.

Ce Belleau préoccupé par la société, y jouant un rôle de penseur, de passeur (à l’Office national du film, à Liberté, à l’Université du Québec à Montréal), mérite que Voix et Images lui consacre un second dossier, qui mette en évidence un engagement ne se limitant pas à la littérature, même s’il y revient toujours. André Belleau n’a jamais voulu être confiné à sa spécialité littéraire, comme en témoigne l’ironie mordante de son « Portrait du prof en jeune littératurologue » : « Enseigner la littérature à l’Université, écrivait-il, c’est désormais une activité spécifique garantie par une technicité pertinente […]. Voilà le prof comme spécialiste des textes, celui qui justement procède à leur examen spécialisé, pour tout dire : un littératurologue[2]. » Contre cette perception strictement technique, il revendiquait pour la littérature la fonction politique qui lui revient :

Exercice du langage pour lui-même et en lui-même, la littérature n’est pas pour autant autonome. Elle signifie toujours le réel (plus précisément l’homme et la société). Par elle, le réel s’actualise. […] La poétique n’est pas réductible au politique. Quand on l’aura vraiment compris, on se rendra compte que, paradoxalement, même la grammaire est politique (et aussi morale)[3].

Ces mots, écrits pour la revue Situations en 1974, permettent de prendre la mesure de son esprit critique et de sa « conception marxiste de la littérature[4] » nourrie par les ouvrages de Lukács, évidemment, mais aussi, « dans une moindre mesure », écrit-il, par ceux de Bakhtine et d’Auerbach. Cette conception

transporte certaines notions très larges, très fécondes et très « opératoires », comme par exemple celles de totalité, multiplicité, devenir, etc. […] Ce sont des concepts critiques. Ils privilégient le multivoque par rapport à l’univoque et tendent à récuser toute vision fragmentée, mutilée, donc aliénante de l’homme[5].

Suivre André Belleau hors des domaines précis de l’écriture essayistique, c’est-à-dire dans ses marges, c’est peut-être retrouver l’essentiel de son oeuvre — ou du moins le lieu qui permet de la saisir. En effet, le choix que fait l’essayiste de refuser la fragmentation du savoir, au nom d’une plus grande unité[6], le mène à investir différents médias : revues, radios, livres, cours. Il multiplie les rôles et, par là, les prises de parole diversifiées, fuyant l’étiquette de « littératurologue » que l’institution semble vouloir lui apposer.

« André Belleau : le texte multiple » s’intéresse à la multiplicité générique (essais, carnets, poèmes, nouvelles, textes pour la radio, etc.), à la multiplicité des sujets aussi bien. L’oeuvre de Belleau multiplie les points de vue sur ses objets, soit par la fragmentation, soit par le saut allant du détail au regard d’ensemble, soit enfin par le refus de se loger en un centre. En effet, ce refus de parler en spécialiste depuis ce centre est inhérent à sa pratique, et on l’observe même dans sa méthode, alors qu’il ouvre sa thèse, à la manière d’Erich Auerbach pour son Mimésis, par une analyse contrastée de deux oeuvres, Au pied de la pente douce et Rue Deschambault ; cette manière d’entrer, d’emblée, dans le vif du sujet, en donnant la parole aux oeuvres avant toute chose, constitue en soi une prise de position en regard de la vulgate scientiste qui sévissait alors dans l’Hexagone. S’il cite volontiers Gérard Genette ou Roland Barthes, Belleau donne la place de choix au vieux romaniste, celui qui ose se colleter avec des corpus n’ayant que peu à voir les uns avec les autres — de l’Illiade à Mrs Dalloway ! — pour asseoir une hypothèse en soi essayistique. Auerbach trace le constat suivant, alors qu’il achève sa longue traversée de la représentation des classes sociales dans la littérature occidentale, constat qui ne pouvait que ravir Belleau : « Les catégories sociales et leurs différents modes de vie se sont inextricablement mêlés […]. Au-dessous des conflits, et aussi à travers eux, se poursuit un processus d’égalisation aussi bien économique que culturel[7]. » Ce discours d’après les textes, capable de se déplacer comme naturellement vers la réalité sociale, suppose une licence que la science ne peut guère promettre. Contre la science littéraire, Belleau embrasse la méthode d’Auerbach, auscultant les oeuvres occidentales pour parler moins de la littérature que de leur signification pour le réel, de l’homme et de la société. Sa fascination pour la pensée de Mikhaïl Bakhtine repose sur la même prémisse : outre la conception du carnavalesque au centre de L’oeuvre de François Rabelais, on retrouve chez Bakhtine cette pensée englobante de la littérature, pensée qui se refuse à la réduire à sa spécificité et à son fonctionnement. Certes, le grand dialogisme bakhtinien ne récuse pas la spécificité de la littérature, cependant il déplace la question, ne demandant plus « en quoi ceci est littéraire », mais plutôt : « comment la littérature s’accommode-t-elle des discours du monde ? » Ce déplacement se retrouve au fil des articles de Belleau, notamment lorsqu’il parle de sociologie littéraire. Sa manière de penser l’autonomie de la littérature paraît révélatrice : « L’institution n’est pas la cause du texte, elle en est la condition[8] », écrit-il. On ne peut penser la littérature hors de ses spécificités, comme on ne peut faire une littérature sans institution. La signification profonde des oeuvres se trouverait alors moins dans leur poétique que dans ce que cette poétique médiatise de la société et du discours social. Belleau appelle sans cesse ces allers-retours, aspire ainsi à atteindre cette lecture plus totale.

Contre l’aliénation et la mutilation qui charcutent l’individu moderne, André Belleau oppose donc la littérature. Cette littérature, toutefois, se conçoit dans sa visée englobante, dans son ambition d’atteindre le multiple, dans sa non-réduction aux technicités de spécialiste. « André Belleau : le texte multiple » se propose alors de présenter ce Belleau-là, dans ses discours sur la littérature, mais aussi à côté d’elle ; toujours, néanmoins, avec elle.

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André Belleau a été membre fondateur de la revue Liberté en 1959, il a scénarisé des cycles radiophoniques, agi en cela en vulgarisateur ; il fut un étudiant sur le tard, rabelaisien converti, par les nécessités géographiques, en québéciste ; il fut professeur, un observateur engagé dans les luttes de son temps. Un essayiste, surtout. Les positions multiples de Belleau dessinent une figure de « l’intellectuel intermédiaire ». Cette figure, Julien Lefort-Favreau l’examine et la retourne dans son article pour lui faire parler d’aujourd’hui :

Y aurait-il quelque chose au sein même de la définition de l’intellectuel qu’offre en pointillé Belleau qui empêcherait son appropriation ? Y a-t-il quelque chose dans la conception de l’intellectuel élaborée par Belleau dès les années soixante et jusqu’à son décès qui rend difficile la remise en jeu de ses idées par une jeune génération[9] ?

Pour répondre à ces questions, l’auteur traverse les écrits de Belleau, notamment ses réflexions sur le conflit des codes, ainsi que certains témoignages, à la recherche de cette idée totalisante de l’intellectuel, devenue, à force de spécialisation, à force de « littératurologie », inaccessible.

Là où Lefort-Favreau se demande comment Belleau peut (mais difficilement) être un modèle aujourd’hui, Marie Parent souligne que, sur certains plans, il appelle la critique — au sens évaluatif du terme — plutôt que l’affiliation. En ce sens, l’auteure montre que l’homme de lettres, pour totalisante que puisse être sa démarche, fait l’impasse sur l’ensemble des questions qui concernent les femmes. Elle révèle la surdité latente chez Belleau, comme par ailleurs chez une génération d’intellectuels — « les gars » —, devant la question féministe. Plus encore, en traquant les manifestations de l’essayiste dans Liberté, lieu où sa pensée s’est développée tout au long de son parcours intellectuel, elle suggère qu’on s’y bat contre les mutilations et les aliénations, mais en reconduisant l’aliénation du sujet féminin, réduit au statut de faire-valoir.

François Dumont s’intéresse également à une absence dans la pensée de l’essayiste. En effet, il relève l’indifférence relative que Belleau affiche vis-à-vis de la poésie, ce qui, pour un lettré de la génération de l’Hexagone, paraît pour le moins étonnant. La poésie, il est vrai, s’avère moins dialogique que le roman selon la conception de Bakhtine et se trouve, dans la grande concurrence des genres, placée contre l’essai et la nouvelle, que Belleau pratique. Or, convient Dumont, « malgré la mise à distance de la poésie à laquelle il participe à Liberté en contribuant à faire de l’essai l’étendard de la revue, et malgré sa remise en question de la domination théorique du genre poétique, Belleau reste très attaché à la poésie[10] ». Cet attachement est néanmoins indirect, en constant décalage, car la poésie selon Belleau s’avère hantée par l’institution qui en reconduit le prestige. Cet aspect se lie évidemment au goût pour la marge — et partant, la marge générique — qu’a toujours entretenu l’essayiste.

À la lecture de « André Belleau, lecteur de Norbert Wiener » de Jean-François Chassay, rien ne semble mieux représenter le fantasme d’unité dont rêve Belleau que la cybernétique de Norbert Wiener, cette pensée développée dans le sillage de la quête, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, d’un « métadiscours […] permettant de faire des ponts entre des domaines de recherche de plus en plus spécialisés[11] ». Grâce à l’article de Belleau consacré au mathématicien (« Wiener et McLuhan ») et à une série radiophonique de vingt-six épisodes intitulée La cybernétique et Nous, scénarisée par l’essayiste, Chassay développe un portrait double, à la fois de Wiener et de Belleau, capable d’éclairer réciproquement chacun des penseurs et les clés de leurs concepts.

Une série radiophonique se trouve aussi au centre de l’examen que propose Micheline Cambron. L’auteure présente méthodiquement la série de cinq épisodes que Belleau scénarisa dans les années 1970, intitulée Regards neufs sur la littérature. L’objet des émissions consiste en une vulgarisation des travaux de la nouvelle critique, donnant à entendre, entre autres, les voix de Tzvetan Todorov, de Gérard Genette, de Roger Fayolle, de Michel Deguy et de Hans-Robert Jauss. Cambron, dans son analyse, traque les prises de position, les effets de scénarisation et de réalisation permettant de reconnaître Belleau — à travers la voix du Lecteur qu’il fait intervenir ou dans les questions auxquelles doivent répondre les différents théoriciens.

Dans son article « André Belleau à l’épreuve de l’étranger. L’exemple de l’Allemagne », Robert Dion donne accès à une facette de Belleau quelque peu inédite ; évidemment, la passion de l’essayiste pour l’Allemagne, à la fois pour ses théoriciens et pour sa production littéraire, n’aura échappé à personne. Néanmoins, cette passion, accompagnée d’un certain inconfort en regard de son étiquette de « québéciste », pourra étonner. L’analyse de divers écrits de Belleau — dont une communication inédite consacrée à Hofmannsthal — ainsi que la lecture de son journal permettent à l’auteur de présenter la place centrale de l’Allemagne dans l’oeuvre de l’essayiste : « Belleau, écrit Dion, situe la langue et la culture allemandes à l’origine de son plan de formation autant que de sa détermination à faire oeuvre[12]. »

Les trois dernières collaborations du dossier revêtent une dimension plus personnelle. Jonathan Livernois, d’abord, nous présente un Belleau épistolier. Il rend compte, plus spécifiquement, de ses échanges avec l’essayiste et syndicaliste Pierre Vadeboncoeur. La réflexion de Livernois met de l’avant la place centrale occupée par un rival « sur le long cours » dans la génération intellectuelle de Belleau : Pierre Elliot Trudeau. L’auteur pose en ce sens l’hypothèse que la correspondance Vadeboncoeur-Belleau mène ce dernier à chercher « le moyen, littéraire, d’en finir avec un obstacle, politique, à l’épanouissement de sa génération : Pierre Elliott Trudeau[13] ». La participation de Vadeboncoeur à l’aventure de Cité libre et ses orientations politiques non équivoques en font un interlocuteur de choix.

L’article de Pierre Nepveu rappelle quant à lui l’étudiant Belleau, à la fin des années 1960, à l’époque où des maîtres ont marqué son approche de la littérature (Georges Straka et Michaël Baraz). C’est surtout son interprétation de l’oeuvre de François Rabelais, à laquelle Belleau aura consacré un mémoire de maîtrise, qu’observe Nepveu, montrant qu’un Rabelais prébakhtinien entrait alors en contradiction, ou du moins en dialogue conflictuel, avec les interprétations dominantes, notamment celle de Baraz. L’auteur éclaire bien la signification distincte du « multiple » contenue dans la pensée de Bakhtine, reprise par Belleau : cette quête du multiple capable d’unir l’ancien et le nouveau, le bas et le haut, le sérieux et le vulgaire.

Enfin, le texte de Michel Lacroix cherche à saisir un portrait mouvant, explorant dans « Douze textes brefs sur Belleau » autant d’aspects de son écriture et de sa pensée. Son rapport à l’administration comme à la théorie, son statut social que traduit un malaise constant dans ses écrits ou dans ses archives, se trouvent au centre d’un regard porté vers les marges. Un souhait, qui se trouve au coeur de ce numéro, est exprimé dans les dernières lignes de l’article de Lacroix : que « peu à peu […] l’examen critique des propositions de Belleau perme[tte] de relancer ses idées, et non plus simplement de les réaffirmer[14] ». Et il semble bien que les deux volumes consacrés à André Belleau par Voix et Images, très peu visités par l’hommage, la louange, la reconduction du dogme, permettent précisément de mieux comprendre l’oeuvre d’un écrivain et la pensée d’un théoricien, de mieux mesurer son apport et, surtout, de baliser pour les nouveaux chercheurs le sentier d’une pensée qui a trop à dire pour tomber dans l’oubli.