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Est-il possible que Michel Tremblay ait décidé de mettre un terme à cet univers familial du « fils de la grosse femme » qu’il a conçu dès 1966 avec En pièces détachées ? Cela semble difficile à croire. Pourtant, en publiant son dernier roman, La grande mêlée [1], l’auteur affirme en avoir bel et bien terminé avec ce qu’il appelle son « puzzle », qui s’étend sur presque tout le xxe siècle, soit de 1910 à 1998. Or La grande mêlée n’offre ni conclusion ni rétrospection. Il s’agit plutôt de ce que Tremblay nomme un « roman intercalaire » (5). Cette expression inusitée dans le vocabulaire de la critique littéraire explique bien le rôle joué par La grande mêlée, un roman qui s’insère là où il manquait une pièce et permet à l’ensemble de devenir complet. Le monde du « fils de la grosse femme », s’il inclut le cycle des Chroniques du Plateau-Mont-Royal et la plus récente trilogie de la Traversée de Nana, contient en tout quarante-quatre ouvrages (romans, récits, textes dramatiques, scénarios) liés de près ou de loin aux deux familles de l’alter ego (ou de l’alibi, terme privilégié par l’auteur) de Michel Tremblay, celles de Gabriel et de Nana. Si le nom de la famille de cette dernière (Desrosiers) est connu des lecteurs depuis longtemps, celui de Gabriel était resté un mystère ou plutôt un secret. Ce n’est qu’au moment du mariage de Gabriel et Rhéauna que, pour la première fois, un personnage mentionne le nom « Tremblay ». Ce nom ne peut surprendre tout lecteur fidèle, car son absence participait du jeu entre le réel et le fictionnel que l’auteur s’est plu à mener au moins depuis La grosse femme d’à côté est enceinte en 1978. Ce petit clin d’oeil proustien vers la fin de La grande mêlée montre, peut-être mieux que tout le reste, que Tremblay a bien achevé son puzzle.

D’aucuns peuvent se demander si un autre morceau était nécessaire, si Tremblay n’avait pas déjà suffisamment exploité la source familiale. Loin d’être fortuite, une telle interrogation négligerait toutefois de considérer qu’une partie de la richesse de l’oeuvre de Tremblay vient justement de cette abondance de textes, de récits, de drames. Tremblay a construit un véritable univers, complexe et foisonnant, dont la dimension (auto)biographique n’est probablement pas la plus importante. Selon André Brochu, « [l]’imaginaire romanesque de Michel Tremblay s’avère […] d’une puissance peu commune dans notre littérature [2] ». La grande mêlée ne témoigne sans doute pas de la même puissance que celle des premiers tomes des « Chroniques du Plateau-Mont-Royal ». Les procédés littéraires ayant abondamment été exploités, il reste alors moins de place à la surprise. Il n’empêche que le retour vers le merveilleux — le monde de Rose, de Violette, de Mauve et de leur mère Florence, les tricoteuses ou les « parques locales », selon l’expression de Brochu — permet de raviver cette veine essentielle dans la fiction romanesque de Tremblay. Elles sont de retour à Montréal en 1922 à la recherche de Josaphat-le-Violon, qui erre dans la ville, tourmenté, désabusé. Sa nouvelle rencontre avec les quatre femmes invisibles relancera son imaginaire, lui redonnera le goût de jouer du violon et surtout le courage d’aller parler à son fils, Gabriel, juste avant son mariage avec Nana.

Nana apparaît dans ce roman comme une jeune femme intelligente et très lucide, en avance sur son époque ; du moins ses idées et ses actions ne semblent pas déterminées par la morale catholique traditionnelle. Elle lit un nouveau roman de Colette, Chéri, « et qui l’intéresse d’autant plus qu’il est à l’Index » (38). Elle fait aussi preuve d’une capacité de compréhension surprenante quand Josaphat lui annonce, la veille du mariage, qu’il est le véritable père de Gabriel, que celui-ci est donc né de la relation incestueuse de Josaphat et de sa soeur Victoire. Pourquoi Josaphat ose-t-il faire une telle confidence à Nana qui risquerait de ruiner son avenir ? Quand Nana lui pose la question, Josaphat n’hésite pas à lui répondre : « T’as quequ’chose… T’as quequ’chose, Nana, qui fait qu’on a envie de te parler… même de ces affaires-là. » (193) Celle qui sera la future grosse femme des Chroniques du Plateau-Mont-Royal est présentée dans La grande mêlée comme un personnage un peu différent des autres, quelqu’un qui se distingue par sa tolérance et qui ne juge pas les gens. Tremblay fait de Nana la dépositaire des secrets, des histoires, des « affaires » que l’on n’ose pas raconter normalement. La compréhension de Nana vient notamment du fait qu’elle savait déjà plus ou moins ce qui s’était passé. Un été, à la maison familiale de Duhamel, elle a lu les contes fantastiques que Josaphat avait écrits de nombreuses années auparavant, dans lesquels il transposait sa situation insoutenable. Être dépositaire des « histoires de familles » ne signifie pas que l’on possède la capacité ou la volonté de les raconter. En fait, Nana a quand même caressé un rêve que son fils réalisera beaucoup plus tard : « Elle ne rêve plus depuis longtemps de devenir le plus grand écrivain du Canada, c’était puéril, elle le sait, et elle sourit quand elle y pense. » (37)

Sans surprise, La grande mêlée est surtout centré sur le monde des femmes, celui de Nana, de ses soeurs, de Maria, sa mère, et de sa belle-mère, Victoire. Les deux mères auront l’occasion de se rencontrer et de parler de leurs malheurs, et chacune aura droit à un « moment fort ». Présenté en discours rapporté, celui de Victoire a eu lieu plusieurs années auparavant, le jour où elle a décidé de se confesser à un prêtre. Cependant, celui-ci

l’avait condamnée en lui disant qu’elle était coupable, qu’elle avait séduit son propre frère, que tout était de sa faute, qu’il n’y avait pas d’absolution pour les femmes comme elle […]. Elle avait plaqué les deux mains sur la grille qui la séparait de lui et avait dit au prêtre qu’elle savait que, si Josaphat venait lui confesser le même péché, il lui accorderait tout de suite l’absolution, que la charité chrétienne n’existait que pour les hommes entre eux

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La verve et la truculence caractéristiques des personnages de Tremblay s’expriment encore mieux en discours direct. Quand Maria cherche à obtenir de l’argent pour payer un beau mariage à sa fille, elle rencontre un prêteur qui ne voit pas sa requête d’un bon oeil, et elle lui réplique :

vous refusez de m’en prêter parce que chus une femme ! […] Mon argent a pas de sexe, monsieur Laverdière, a’vaut la même chose que celle des hommes, pis le jour où vous allez comprendre ça, vous aurez faite un bon bout de chemin ! Pis laissez-moi vous dire une affaire de femme avant de partir ! Vous devriez faire aérer, ici-dedans, de temps en temps, ça sent le yable !

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Tremblay ne se contente pas de donner la parole aux personnages féminins, il colore leurs discours d’une pensée qui, à défaut d’être féministe, souligne la conscience qu’elles possèdent de l’injustice du monde des hommes dans lequel elles vivent. Quant aux personnages masculins, ils ne se distinguent bien souvent que par leur ratage : Josaphat, malgré son talent, a trouvé refuge dans l’alcool et ressemble à une loque humaine, tandis que Télesphore, le mari de Victoire, homme cultivé mais alcoolique lui aussi, est devenu « le parfait porteur d’eau » (94).

Comme dans presque toutes les oeuvres de Tremblay, La grande mêlée offre une exploration singulière de la temporalité. Tremblay a fait de 1922 une année charnière, celle de l’union des deux familles. C’est aussi une traversée de Montréal : ses rues, ses boutiques, ses grands magasins, ses usines. On observe le Montréal canadien-français, modeste, pauvre, dont l’odeur assaille Alice — la soeur de Nana — dans le tramway qu’elle emprunte tous les matins pour aller travailler à la manufacture de tabac. C’est de cette odeur de pauvreté qu’« Alice voudrait se débarrasser » (51). La première partie du roman possède un rythme assez lent qui couvre le mois de mai. Le narrateur présente successivement plus d’une vingtaine de personnages qui seront présents au mariage. À la fin de cette partie, le rythme s’accélère, les sections deviennent courtes, voire minimales, et chacune évoque la nuit (avec ou sans rêve, avec ou sans sommeil) des personnages. La deuxième partie, intitulée également « La grande mêlée », est consacrée à la veille et au jour du mariage. Il s’agit alors d’un récit plus traditionnel, mais qui tend vers le carnavalesque. Les tricoteuses sont encore présentes, à la fois comme spectatrices — elles écoutent la musique de la fête qui suit la cérémonie en tapant du pied — et créatrices, puisqu’elles sont en train de concevoir le prochain personnage de ce monde imaginaire qui naîtra du dernier fils de Nana. Si les « parques locales » étaient à l’origine des « Chroniques du Plateau-Mont-Royal » en 1978, il n’est pas surprenant de les revoir à la fin, en 2011, pour compléter le puzzle. Ainsi, les deux ensembles romanesques, dont les parties biographiques et autobiographiques sont indéniables, se trouvent entièrement contenus par le merveilleux.

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Entre 1985 et 2000, Dany Laferrière a publié dix romans, un ensemble qu’il a qualifié après coup d’« autobiographie américaine », puis il a affirmé dans un recueil de récits et d’essais, Je suis fatigué, en 2001 : « j’aimerais, si possible, qu’à partir de ce moment l’on cesse de me considérer comme un écrivain en activité. Je me sens vraiment très fatigué [3] ». On le sait, il n’a en réalité que brièvement arrêté d’écrire. Dix ans plus tard, il a décidé de faire à nouveau le point avec L’art presque perdu de ne rien faire [4]. Dans le prière d’insérer, imprimé sur la quatrième de couverture, Laferrière écrit : « Je ne sais pas trop comment qualifier ce livre. J’hésite entre un roman des idées et un essai lyrique. En tout cas, j’essaie de brasser ensemble mes réflexions, mes sensations. » Roman ou essai ? Il s’agit sans doute de l’un et de l’autre. S’il semble a priori plus près de l’essai ou du recueil de textes idéels (pensées, méditations), L’art presque perdu de ne rien faire est aussi pleinement romanesque. Sans être dominante, la narration est constamment présente, surtout sous la forme d’anecdotes ou de petits récits qui se rapprochent parfois du poème en prose. L’ouvrage donne l’idée assez juste d’un véritable parcours d’écrivain, plus de vingt-cinq ans après la publication de son premier roman. Dans ce livre divisé en vingt-trois sections thématiques, elles-mêmes sous-divisées en plusieurs petites parties, Laferrière écrit sur l’art, le temps, le monde, la guerre, l’exil, mais aussi sur la lecture et l’écriture. L’ensemble de près de quatre cents pages témoigne d’une ampleur certaine, mais la pensée de Laferrière s’exprime surtout par morceaux, par fragments. Certes, il existe un esprit de continuité, mais c’est bien grâce à la brièveté, à la succession de textes courts que l’on reconnaît l’originalité de la démarche de l’auteur.

Livre de synthèse, L’art presque perdu de ne rien faire n’apparaîtra pas aux lecteurs assidus de Laferrière comme entièrement nouveau ou inédit. On y trouve beaucoup de traces des idées qu’il a exprimées et développées non seulement dans Je suis fatigué, mais aussi dans J’écris comme je vis [5] et dans de nombreux autres entretiens publiés au fil des ans [6]. Cependant, L’art presque perdu de ne rien faire constitue de loin l’ouvrage le plus substantiel. Ce que l’on retrouve en abondance, ce sont des réflexions sur les petites choses qui paraissent essentielles à l’auteur, que ce soit la sieste comme art de vivre ou un « Éloge de la lenteur », titre d’un des premiers textes. Cette très belle pensée sur le besoin de ralentir, de contempler, de s’arrêter, empreinte d’un brin de nostalgie, Laferrière la conclut de manière à la fois anecdotique et méditative :

Il reste cette scène qui traîne dans ma mémoire encore éblouie : celle d’une grand-mère et de son petit-fils figés dans l’éternel été de l’enfance. Nous ne faisions rien de mal cet après-midi-là. Et c’est cela à mon avis le seul sens à donner à sa vie : trouver son bonheur sans augmenter la douleur du monde.

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Cet aphorisme, tributaire d’une éthique minimale, n’est pas sans en rappeler un autre très célèbre, sans doute le plus connu de Chamfort : « Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne, voilà, je crois, toute la morale [7]. »

Compte tenu du passé de Laferrière et de sa famille, il n’est pas surprenant qu’il s’intéresse à l’exil et à la dictature, au pouvoir et à la résistance. « La résistance était toujours là » constitue assurément l’un des essais les plus puissants de l’ouvrage. Laferrière s’interroge sur l’horreur absolue, mais la pensée théorique glisse très rapidement du côté de l’expérience, la sienne, face à Jean-Claude Duvalier, le dictateur qu’il appelle « le cyclope ». Il ajoute : « “Ce n’est pas en détestant le dictateur qu’on le combat le mieux, mais en devenant heureux malgré lui.” Le bonheur est la subversion absolue. » (216) Ce bonheur, il avoue le devoir en bonne partie à celles qui l’ont aidé et protégé. Chaque fois qu’il en a l’occasion, Laferrière rappelle l’importance qu’ont eue les femmes dans sa vie : « La main de ma grand-mère qui efface les fièvres causées par l’angoisse. Le sourire douloureux de ma mère qui m’accueille du fond de la terrifiante nuit. Les femmes m’ont permis de rejoindre l’aube. » (217) Ici, notamment à l’aide de deux synecdoques — la main de sa grand-mère et le sourire de sa mère —, il témoigne de l’art de capter l’essentiel.

L’art presque perdu de ne rien faire se présente également comme une traversée de ses lectures, mais qui s’accompagne de doutes, notamment quand il cherche à forger une pensée originale : « Est-ce encore possible quand on est imprégné par toutes ces lectures ? J’ai si peu pensé et tant lu. Un homme sous influence, voilà ce que je suis devenu avec le temps. » (94) Laferrière consacre d’ailleurs toute une section, soit une cinquantaine de pages, à ses auteurs de prédilection, qui sont presque toujours les mêmes depuis qu’il a commencé à publier : Bashoˉ, Borges, Boulgakov, Bukowski… Il ne cherche pas à tenir un discours savant ni à proposer une interprétation inédite sur leurs oeuvres, mais plutôt à montrer pourquoi ces auteurs-là le fascinent et comment ils le nourrissent. « Pour bien comprendre quelqu’un, » écrit-il, « c’est mieux de lire, par-dessus son épaule, les livres qu’il lit. On ne connaîtra pas un écrivain tant qu’on n’aura pas accès à sa bibliothèque, sa vraie patrie. » (302) Dans le dernier texte de réflexion, « Hôtel Oloffson, la chambre de Jimmy Buffet », Laferrière dresse une sorte de bilan de son parcours de jeune citoyen haïtien qui choisit de s’exiler à Montréal, jusqu’à son retour récent (et temporaire) en Haïti. Une phrase semble alors capter merveilleusement son itinéraire et son art romanesque : « Je continuai à écrire et à voyager jusqu’à confondre le monde rêvé que je décris dans mes livres avec le monde réel qui m’entourait. » (380)

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Michel Tremblay parle de son puzzle pour qualifier son grand ensemble d’une quarantaine de textes ; Dany Laferrière évoque l’idée d’une « grande tapisserie [8] » qui illustrerait son « autobiographie américaine ». Les deux ont largement puisé dans leurs souvenirs familiaux pour créer des oeuvres fortes. Si Laferrière avait déjà publié des textes où il exprimait ses idées, L’art presque perdu de ne rien faire le fait beaucoup plus en profondeur. Lui qui pense aussi dans ses romans, il reste davantage un romancier qu’un essayiste. Plus que l’originalité de la pensée elle-même, c’est la construction ingénieuse et le mélange de l’essai et du roman(esque) qui font de L’art presque perdu de ne rien faire un livre complexe. C’est parfois dans les textes plus légers, voire frivoles, que Laferrière convainc le plus. Selon l’auteur, on aurait tort de négliger les choses presque insignifiantes, les petits riens, tout ce qui nous oblige à nous arrêter et à ne rien faire ou à nous donner l’impression de ne rien faire : lire, écrire ou dévorer une mangue après la sieste, « la grâce du jour » (11).