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Rien n’avance sinon ma main hypocrite sur le papier. Et de ce mouvement résiduaire qui s’éternise, j’induis l’oscillation cervicale qui le commande, onde larvaire qui survit imperceptiblement pendant le coma et le contredit, puisqu’elle contient le principe de son contraire [1].

L’écriture du narrateur de Prochain épisode n’est-elle pas fascinante précisément en ceci qu’elle contient le principe de son contraire ? L’ardeur révolutionnaire du narrateur et de son protagoniste — l’ardeur révolutionnaire nationale québécoise vouée à l’affranchissement collectif et individuel de la domination canadienne-anglaise — n’est jamais plus intense, paradoxalement, que lorsqu’elle se mire dans la culture anglo-saxonne. Certes, Hubert Aquin aura lutté corps et âme contre cette domination et la « fatigue culturelle » qu’elle causait de manière souterraine au Canada français. Il y eut sans doute un Aquin anglophobe, mais qui contenait le principe de son contraire. En effet, une part de la finesse, de l’originalité et de la raison d’être de Prochain épisode nous échapperait si nous faisions abstraction de ce qu’il faut bien appeler l’anglophilie d’Hubert Aquin. Plus spécifiquement, on pourrait soutenir que Lord Byron y exerce une présence obsédante et obsessionnelle qui décèle une clé du roman et de l’imaginaire aquinien tout entier : Prochain épisode est placé sous le signe de Byron comme Trou de mémoire sous ceux d’Arthur Conan Doyle et de Thomas De Quincey, et Neige noire sous celui de Shakespeare.

« [L]a principale raison du succès de ce roman, c’est qu’il est l’expression la plus éclatante de notre âme romantique », estime Yvon Rivard [2]. En effet, le narrateur de Prochain épisode (lequel, on se rappelle, se confond au protagoniste du récit d’espionnage intercalaire, voire à l’auteur lui-même) lutte pour l’indépendance nationale en plein coeur de l’Europe romantique, sur les rives du lac Léman, où il côtoie les fantômes de Jean-Jacques Rousseau, de Mme de Staël, de Benjamin Constant, de Mikhaïl Bakounine, d’Honoré de Balzac, de Percy Bysshe Shelley et, surtout, de Byron. L’esprit de Lord Byron, tout particulièrement, hante les pages du roman.

La critique a maintes fois souligné la présence de Byron dans Prochain épisode, mais n’a-t-elle pas généralement sous-estimé son importance ? Jacques Allard me semble déroutant lorsqu’il affirme qu’au modèle de Byron, Aquin préfère celui de Benjamin Constant [3]. Dans son étude sur l’intertextualité des oeuvres d’Hubert Aquin, André Lamontagne juge que les nombreuses références à Byron ne prennent leur véritable sens que lorsqu’elles sont conjuguées à l’ensemble des renvois (Constant, Mme de Staël, le château de Necker) qui « forment un présupposé : le discours lyrique romantique [4]  ». De même, Pierre-Yves Mocquais place la figure de Byron aux côtés des autres modèles d’héroïsme révolutionnaire évoqués à travers les pages du roman : François de Bonnivard, François Dominique Toussaint-Louverture, Nicolaï Tchernychevski, Giuseppe Mazzini [5]. Patricia Smart inscrit Byron dans la lignée des héros romantiques du narrateur, mais souligne au passage une certaine ressemblance entre les deux personnages :

Séparatiste et membre du F.L.Q., le narrateur ressemble pourtant étrangement — par son goût de la « bonne chère », l’aisance avec laquelle il évolue dans le château somptueux de son adversaire et sa passion pour les vieilles armes — à l’aristocrate désabusé qui a étalé ses blessures à travers toute l’Europe avant d’assumer un rôle final : celui de militant dans la révolution grecque [6].

S’il est incontestable que le Byron de Prochain épisode se situe dans un registre romantique et révolutionnaire, il n’en demeure pas moins qu’il se démarque des autres figures historiques et artistiques que croise le lecteur. Véritable catalyseur lyrique, il s’impose comme le point focal de toutes les références culturelles de Prochain épisode, qu’on pourrait définir comme la quête d’une identité nationale, romantique et révolutionnaire dont Byron est la mesure. Ironiquement, c’est bel et bien dans la figure poétique d’un lord du vieux royaume, de la sceptered isle, qu’Hubert Aquin contemple son reflet idéalisé.

Sous quel angle le dépeint-il ? En surface, George Gordon Noel, sixième baron de Byron, s’impose comme l’idéal du narrateur, comme une représentation mentale de la perfection révolutionnaire et sentimentale, tant et si bien qu’il se révèle à la fois l’incarnation du guerrier réformiste et celle de l’amant passionné. Le protagoniste et sa mystérieuse maîtresse, K, séjournent à l’Hôtel d’Angleterre où Lord Byron, quelque cent cinquante années auparavant, avait en cette nuit du « bel été de 1816 » (PE, 27) écrit The Prisoner of Chillon. Le narrateur songe qu’il occupe peut-être la chambre de Byron, pensée qui l’enflamme et engendre une série d’envolées lyriques : « Entre cette prison lacustre et la villa Diodati, près de Genève, dans une chambre divine d’un hôtel de passage où Byron s’est arrêté, j’ai réinventé l’amour. » (PE, 30) Non seulement le spectre de Byron lui permet-il de « réinventer » l’amour, mais il attise aussi son ardeur révolutionnaire :

Seul m’importe ce laps de temps entre la nuit de la haute ville et l’aube révolutionnaire qui a foudroyé nos corps dans une chambre où Byron, pour une nuit écrite, s’est arrêté entre Clarens et la villa Diodati, en route déjà pour une guerre révolutionnaire qui s’est terminée dans l’épilepsie finale de Missolonghi. Seul m’importe ce chemin de lumière et d’euphorie.

PE, 31

Byron sert donc de catalyseur au lyrisme proprement romantique d’Aquin, lyrisme qui adopte deux formes pratiquement indissociables : celle du songe révolutionnaire et celle du désir amoureux, qui se côtoient et s’entremêlent. La double nature du personnage de Byron, guerrier subversif mort à Missolonghi pour l’indépendance de la Grèce et amant qui s’est livré, sur les rives du lac Léman et à travers l’Europe, à tous les excès amoureux imaginables, englobe donc l’essence même du lyrisme d’Hubert Aquin.

Le narrateur présente sa destinée et celle de K comme « leur poème », un poème parallèle à ceux de Byron (notamment The Prisoner of Chillon et Manfred), une création lyrique reflétant l’oeuvre et l’existence de l’exilé anglais.

[N]ous sommes montés dans une chambre de l’Hôtel d’Angleterre, peut-être celle où Byron a chanté Bonnivard qui s’était jadis abîmé dans une cellule du château de Chillon. K et moi, inondés de la même tristesse inondante, nous nous sommes étendus sous les draps frais, nus, anéantis voluptueusement l’un par l’autre, dans la splendeur ponctuelle de notre poème et de l’aube.

PE, 28

Le narrateur rêve d’une vie poétique protégée par saint Byron ; pesant son échec, dans les dernières pages du roman, il songe que s’il avait véritablement pu écrire son existence à sa guise, lui et K auraient pour toujours « fait l’amour à l’aube dans des chambres que Byron a occupées avant de s’engager dans la révolution nationale des Grecs » (PE, 164). À cela s’ajoutent quelques références indirectes au Lord et à son imaginaire par le biais d’allusions à la figure du pirate (PE, 20), au château de Chillon (PE, 45), à un « cimeterre turc » (PE, 155) qui évoquent l’ennemi que Byron allait combattre lorsqu’il trouva la mort à Missolonghi.

Ainsi se résume la présence « matérielle » de Byron dans le texte. Mais son esprit est partout. Hubert Aquin ne donne-t-il pas une piste de lecture en évoquant encore et toujours la figure légendaire du poète anglais et en faisant du syntagme « l’Hôtel d’Angleterre » (notre chambre de l’Hôtel d’Angleterre, la terrasse de l’Hôtel d’Angleterre) le principal leitmotiv de sa composition romanesque [7]  ? On pourrait soutenir qu’une réflexion sur le sens ou surtout sur l’esthétique de Prochain épisode trouverait un point de départ tout désigné dans l’étude des liens entre Aquin et Byron, entre leurs pensées et leurs oeuvres. Que la figure mythifiée de Lord Byron représente pour Aquin une synthèse de la passion amoureuse et de l’ardeur révolutionnaire, cela est clair, mais il faut ajouter que le Québécois entrevoit chez l’Anglais un anticonformisme qui le séduit, une esthétique littéraire qui le captive et une ironie qui lui permet de faire le pas entre romantisme et dérision. Aquin est non seulement un admirateur des poésies du Lord (dont il possédait les oeuvres complètes dans l’édition Oxford), il est aussi un lecteur de sa correspondance, de ses journaux et de deux vies de Byron : celles de Charles du Bos et d’André Maurois [8]. En fait, la vie et l’oeuvre de Byron se confondent dans l’imaginaire aquinien, tout comme elles étaient inextricablement liées pour le lectorat du dix-neuvième siècle. En somme, l’utilisation que fait Aquin de la figure de Byron tient de la mythographie, et parfois de la mythographie implicite. Il s’agira donc de proposer une lecture de Prochain épisode dont Byron serait la figure tutélaire, c’est-à-dire le mythe central à partir duquel s’organisent les divers réseaux symboliques du roman. Je propose donc une analyse textuelle de Prochain épisode à l’aune des textes et du mythe de Byron, qui devient sous la plume d’Aquin le symbole du romantisme et de la révolte, mais aussi et surtout de la dérision des idéaux romantiques et révolutionnaires. C’est que, chez ces deux auteurs, l’écriture contient toujours le principe de son contraire…

Pour saisir l’importance de Byron chez notre auteur, une digression sur Balzac s’impose. Balzac, le repoussoir de Byron, est l’autre figure essentielle de Prochain épisode. Si l’on s’amuse à compter, on remarque neuf occurrences du nom Balzac contre sept du nom Byron (le seul autre nom mentionné à plusieurs reprises, celui de Benjamin Constant, n’apparaît en contraste que quatre fois, dont trois dans les syntagmes place Benjamin-Constant et cinéma Benjamin-Constant). D’entrée de jeu, le narrateur d’Aquin exprime la lassitude que lui inspire le roman balzacien (« Le tome IX des oeuvres complètes de Balzac me décourage particulièrement » [PE, 11]). Lorsqu’il considère la forme romanesque de L’histoire des Treize, il songe : « Je laisse les vrais romans aux vrais romanciers. » (PE, 12) Aquin cherche une forme littéraire aux antipodes de l’idiome cohérent et linéaire des romanciers réalistes : il recherche en fait une forme d’expression beaucoup plus près de la poésie enivrante de Byron — mais moins datée, le modernisme littéraire oblige ; ainsi, sur le plan formel, Breton assurera le relais entre Byron et Prochain épisode (« J’écris d’une écriture hautement automatique », « Douze mois d’amour perdu et de langueurs sont abolis dans le délire fondamental de cette rencontre inespérée de notre amour fou » [PE, 11, 26 — je souligne]). Toute la splendeur de l’écriture d’Hubert Aquin devient manifeste si l’on voit en Prochain épisode un poème en prose plutôt qu’un récit. Un poème de la révolution offert au démiurge de la subversion mélancolique.

Si Lord Byron permet au narrateur de « réinventer » l’amour, Balzac apparaît au contraire comme la personnification de l’impuissance. Aquin s’amuse en effet à imaginer une conversation entre trois clients à la terrasse du Café du Globe (PE, 47 et suivantes) ; ce dialogue tourne autour de la théorie de Simenon voulant que Balzac n’ait jamais réussi à manifester son amour pour Mme Hanska autrement que par l’écriture. Dans cette oeuvre qui se distingue par son érotisme, Hubert Aquin couvre Balzac de ridicule. Pourquoi ? Il ne s’agit pas ici de prétendre qu’Aquin détestait Balzac ou le méprisait, mais plutôt de constater qu’il fait jouer les deux figures (Balzac, Byron) l’une contre l’autre (ou l’une avec l’autre), sans doute pour signaler que, contrairement au roman balzacien, le romantisme de Byron nous permet de plonger dans les eaux profondes de Prochain épisode. Tragique pèlerin de l’ennui, insatisfait chronique, Byron se livrait à la recherche désabusée d’un ailleurs, une recherche non dénuée d’ironie et, surtout, de mélancolie.

Nous touchons donc à la tonalité dominante de Prochain épisode : la mélancolie, dont l’eau serait la mineure relative. Là où s’exprime la mélancolie du roman se trouve l’eau, sur le plan symbolique celle du lac Léman, théâtre de l’angoisse du narrateur comme elle avait été celui de l’exil de Byron cent cinquante ans plus tôt, mais sur le plan conceptuel une eau bien plus abondante et envahissante : Prochain épisode peut en effet aussi être lu comme une longue rêverie sur l’eau et la noyade [9]. L’eau est l’élément mélancolisant, écrivait Huysmans, l’élément qui favorise les rêveries funestes [10]. Aquin le savait bien et, en faisant de l’eau le principal réseau métaphorique du roman, il nous plonge dans cet océan esthétique où les romantiques nageaient déjà à contre-courant ; ne disait-il pas que vivre et écrire, cela revenait pour lui à s’agripper au radeau de la Méduse [11]  ? Dans le lac Léman — puisque « [c]’est autour de ce lac invisible que je situe mon intrigue et dans l’eau même du Rhône agrandi que je plonge inlassablement à la recherche de mon cadavre » (PE, 8) —, Aquin nage dans les eaux byroniennes : la villa Diodati du Lord était située sur ses rives mais, surtout, l’oeuvre de Byron était déjà pleine de ses eaux [12]. Bien sûr, l’eau ne pénètre pas seulement la poésie de Byron, mais bien celle de toute l’époque romantique qui, fascinée par la noyade d’Ophélie (« Je me noie. Je m’ophélise dans le Rhône » [PE, 18]), rend à l’eau un culte macabre de la tristesse. À cet égard, l’ouvrage de Gaston Bachelard (qui figurait dans la bibliothèque d’Hubert Aquin [13]), pour peu qu’on veuille le considérer comme un chef-d’oeuvre de philologie moderne, s’avère une véritable mine de renseignements sur la noyade et offre un registre varié de ses manifestations dans la littérature du siècle dernier : Coleridge, Wordsworth, Shelley et Keats, pour ne pas quitter l’Angleterre, composent tous quelques variations mélancoliques sur ce thème obsédant qu’est l’eau.

La noyade n’est pas seulement un ornement de l’oeuvre d’art : il s’agit d’une mort dont les qualités esthétiques sont grandement appréciées par les romantiques. À lire la correspondance et les journaux de Byron, comme Aquin l’a fait, on en vient à se demander si son obsession de la nage, sa rage de conquérir toute étendue qui s’offrait à lui et de naviguer sur les eaux les plus troubles, ne lui venaient pas de son attrait mélancolique pour la noyade : puisqu’il faut mourir, pourquoi ne pas mourir en respectant son esthétique ? Pour Aquin, Byron, le lac Léman, la noyade, les prouesses aquatiques du Lord et ses navigations avec Shelley sont inextricablement mêlés dans un réseau imaginaire. En ne s’inspirant que des ouvrages qui figuraient dans la bibliothèque d’Hubert Aquin [14], on pourrait considérer le cas de Shelley, dont Aquin savait qu’il était un convive privilégié de la villa Diodati, et que lui et Byron aimaient naviguer sur le lac Léman. Naviguer seulement, puisque Shelley ne savait pas nager. Or, dans une lettre de 1819 adressée à John Murray, Byron fait le récit suivant : une de leurs équipées s’était mal déroulée et leur embarcation prenait l’eau à une vitesse inquiétante, à tel point qu’il annonce à Shelley que, si le navire ne peut atteindre le rivage, il le sauvera grâce à ses aptitudes de nageur, à condition qu’il sache éviter la panique, c’est-à-dire qu’il puisse se laisser conduire sans se débattre. Ce à quoi Shelley aurait répondu avec détachement qu’il n’avait aucune intention d’être secouru et qu’il désirait qu’on le laisse croiser son destin sur le navire [15]. La noyade n’est somme toute pas si malvenue ; c’est tant mieux parce que, on s’en doute bien, Shelley devait finalement se noyer, lorsqu’une autre de ses navigations, au large de l’Italie cette fois, s’est heurtée à la tempête. Shelley, qui lui-même demeurait inconsolable de la noyade de son jeune fils William, acheva ainsi son lugubre chef-d’oeuvre, laissant Byron et Hunt brûler sa dépouille sur la plage, non sans que Byron se déshabille pour plonger dans la mer, rendant ainsi un ultime hommage à son ami et à l’eau. Il faut dire qu’il s’agissait du troisième ami que Byron perdait par noyade : ses compagnons de jeunesse Long et Matthews avaient, avant Shelley, communié avec l’eau [16]. Toutes ces données de la saga aquatique de Byron, Aquin les connaissait, et je ne puis m’empêcher de croire que le lac Léman de Prochain épisode, outre le fait qu’il renvoie à l’univers esthétique du romantisme, ne soit précisément un hommage à l’oeuvre mais surtout à l’existence de Byron et, par le fait même, de Shelley qui, étendu au fond de son embarcation et sombrant à une vitesse alarmante, choisit d’embrasser la mort paisiblement : « Encaissé dans ma barque funéraire et dans mon répertoire d’images, je n’ai plus qu’à continuer ma noyade écrite. » (PE, 18)

Par ailleurs, tout n’est pas mélancolie chez le poète anglais, et son lyrisme s’accompagne très souvent d’une touche d’ironie, voire de dérision. Byron est simultanément la personnification du romantisme et sa parodie consciente, ce en quoi Aquin lui ressemble à s’y méprendre. Il fait principalement référence à The Prisoner of Chillon, opérant ainsi une ingénieuse mise en abyme : Hubert Aquin, interné à l’Institut psychiatrique Albert-Prévost, écrit Prochain épisode, dont le narrateur, enfermé lui aussi, compose un roman d’espionnage dont le protagoniste lutte pour l’indépendance du Québec et admire Lord Byron, lequel avait bataillé pour l’indépendance de la Grèce et écrit The Prisoner of Chillon, poème où Simon Bonnivard, après avoir combattu pour l’indépendance de Genève, est emprisonné dans le donjon du château de Chillon : quatre ratages imbriqués l’un dans l’autre. Le poème de Byron trace le récit de l’emprisonnement de Bonnivard, tout comme le poème en prose d’Aquin trace celui de son propre emprisonnement. À l’instar du protagoniste de Byron, le sien constate dans sa cellule que, même libre, il était prisonnier d’un monde méprisable, que seule la foi inébranlable en un ailleurs illusoire le rattachait à la vie. Ces deux prisonniers assument leur humiliation, se tournent en ridicule.

C’est terrible et je ne peux plus me le cacher : je suis désespéré. On ne m’avait pas dit qu’en devenant patriote, je serais jeté ainsi dans la détresse et qu’à force de vouloir la liberté, je me retrouverais enfermé. […] Plus rien ne me laisse croire qu’une vie nouvelle et merveilleuse remplacera celle-ci. Condamné à la noirceur, je me frappe aux parois d’un cachot qu’enfin, après trente-quatre ans de mensonges, j’habite pleinement et en toute humiliation.

PE, 22-23

Cet extrait partage manifestement une profonde affinité spirituelle avec la conclusion du poème de Byron :

It was at length the same to me,

Fetter’d or fetterless to be,

I learned to love despair.

And thus when they appear’d at last,

And all my bonds aside were cast,

These heavy walls to me had grown

A hermitage — and all my own !

And half I felt as they were come

To tear me from a second home ;

[…]

My very chains and I grew friends,

So much a long communion tends

To make us what we are : — even I

Regain’d my freedom with a sigh [17].

Emprisonnés, ces guerriers nationaux perdent leur ardeur, constatent que tout est égal, que leur combat et leur foi tenaient du mirage, puisque tout espoir et tout désir de changement n’étaient finalement inspirés que par les conditions mêmes de leur asservissement.

Ce Byron explorateur de l’échec est aussi un mordant satiriste. Le plus grand exemple de la veine humoristique du poète est sans doute son Don Juan, grandiose poème en seize chants dans lequel le célèbre héros subit une série de mésaventures rocambolesques ; ce poème se présente comme une véritable déconstruction du romantisme, comme une satire des idéaux que l’auteur lui-même avait élaborés dans ses oeuvres précédentes, comme, somme toute, une autoparodie (« And the sad truth which hovers o’er my desk/Turns what was once romantic to burlesque [18]  »). Prochain épisode, cette fresque byronienne, présente aussi à la fois un idéal (celui de la libération révolutionnaire) et son antithèse satirique. Le roman a une nature double : il encense le lyrisme révolutionnaire, l’idéalisme romantique, et il relate une comédie d’erreurs jouée au nom de cet idéalisme. Aquin ressent tout aussi fortement l’appel de la révolution que le pessimisme historique : le changement ne survient qu’exceptionnellement et le révolutionnaire est généralement condamné à l’échec. Aux aspirations idéalistes de la révolution correspondent autant d’humiliations douloureuses, pour cette simple et bonne raison que toute forme de subversion est à la fois sublime et ridicule. Les Patriotes de 1837 étaient fatalement condamnés à l’échec, nous dit ailleurs Aquin [19]. La même chose est vraie du narrateur de Prochain épisode et du Byron de Missolonghi.

Naturellement, les activités révolutionnaires du narrateur d’Aquin sont dérisoires. Il se veut le « chef national d’un peuple inédit », le « symbole fracturé de la révolution du Québec » (PE, 21). Il est prêt à tout pour les besoins de sa cause (et d’ailleurs « Tuer confère un certain style à l’existence » [PE, 19]). Mais il se révèle incapable du seul meurtre en son pouvoir, celui du mystérieux agent ennemi à triple identité qu’il n’arrive finalement qu’à blesser à l’épaule, après une étourdissante partie de cache-cache à travers les pages du roman. D’ailleurs qui est-il, cet ennemi ? Comme on l’a souvent remarqué, notre héros tente d’éliminer un homme qui est, pratiquement, son double [20]. La première fois que le protagoniste tente d’abattre H. de Heutz, il se fait lancer l’histoire abracadabrante qu’il lui avait servie sans succès quelques heures plus tôt. Cet ennemi a rendez-vous avec une femme qui ressemble étrangement à K à la même heure et au même endroit que le protagoniste (c’est-à-dire à la terrasse de l’Hôtel d’Angleterre). Tout comme ce dernier, il manquera son rendez-vous par la force des choses… Au nom de la révolution, le narrateur tente d’abattre un homme qui est en fait lui-même. Non seulement échoue-t-il de façon lamentable dans ses projets révolutionnaires, mais il laisse aussi filer l’amour en ratant son rendez-vous avec K. Échec de la révolution, échec de l’amour : c’est l’ensemble du lyrisme mis en place par Aquin tout au long du roman qui tombe en totale désuétude. Tous les fantasmes et toutes les utopies du narrateur, après avoir perdu K, et après son arrestation (qualifiée d’« événement anti-dialectique » [PE, 19]), s’éteignent sans même une dernière étincelle :

Je n’ai plus de pays, on m’a oublié. Les Alpes déchirées, dont j’aperçois la crénelure sombre de l’autre côté du lac, ne m’ensorcèlent plus. Ce que nous avons aimé ensemble n’a plus de sens, même la vie. Même la guerre hélas ! depuis que j’ai perdu contact avec ta chair souveraine, toi mon seul pays ! J’habite désormais la nuit glaciaire. Je ne possède rien, sinon une arme devenue dérisoire et des souvenirs qui me désamorcent.

PE, 149

C’est dans cet idéalisme doublé d’un singulier sens de l’autodérision que se trouve la plus importante et la plus profonde des affinités entre Hubert Aquin et Lord Byron. On comprend sans peine qu’Aquin, ce Prométhée volontairement enchaîné, se soit entiché de Byron, ce Childe Harold pied-bot dont la dépression explosive reflétait la sienne. Souvenons-nous que son protagoniste admire le raffinement d’H. de Heutz, qu’il cherche pourtant à abattre mais qui force son approbation par le goût exquis de son mobilier et sa rarissime reproduction gravée de La mort du général Wolfe de Benjamin West (« que George III a déjà achetée quelques siècles avant que H. de Heutz ne fasse de même » et « dont l’original se trouve à la Grosvenor Gallery, chez le marquis de Westminster » [PE, 122]).

Cette admiration pour le grand Lord des belles-lettres et pour une représentation du général Wolfe trouve son corrélat dans la géographie montréalaise de Prochain épisode. En effet, le Montréal du narrateur, celui qu’il aime et s’empresse de retrouver à son retour de Suisse, est une ville dont Aquin s’ingénie à accentuer l’anglicité, une ville où l’on déambule « au hasard entre les vitrines de chez Morgan et celles de la rue Peel » (PE, 114), où l’on peut flâner sur l’avenue des Pins « à la hauteur du Mayfair Hospital » pour redescendre par l’escalier de la rue Drummond et se rendre « au Piccadilly pour prendre un King’s Ransom » (PE, 154). Les romans d’espionnage, en tout cas ceux d’Ian Fleming qui suscitaient la vive admiration d’Hubert Aquin, possèdent une structure binaire et procèdent d’une vision du monde manichéenne : les bons luttent contre les méchants. Le fait que, dans Prochain épisode, les méchants (l’establishment anglo-canadien) soient si admirables confirme le dessein globalement dérisoire et humoristique du roman. Au sujet des deux agents de la RCMP qui l’arrêtent dans l’église Notre-Dame, le narrateur observe simplement que l’un est « vêtu correctement », tandis que l’autre a « aussi une allure respectable » (PE, 157).

Hubert Aquin, le « commandant de l’Organisation spéciale », est le digne héritier de la Rébellion de 1837-1838, cette « anthologie d’erreurs sanglantes, de négligences et d’actes manqués […] conduite par les Patriotes comme une guerre perdue d’avance [21]  ». L’historiographie romantique percevait deux révolutions : la Révolution-principe, qui est éternelle, et la Révolution incarnée, soit celle de 1789  [22]. Ces deux faces de la révolution sont bien celles que présente Aquin dans son roman en cela qu’une première strate discursive, lyrique et idéalisante, chante l’essence de la révolte alors qu’une deuxième couche textuelle, proprement humoristique celle-ci, vient démontrer que la mise en application des idéaux révolutionnaires est pour le moins malaisée. Il reste que la Révolution-principe coule dans les veines d’Hubert Aquin, comme elle avait coulé dans celles de Lord Byron, dont le petit-fils, Lord Lovelace, décrit l’engagement pour la Grèce comme une dévotion à l’esprit de la rébellion, comme un tribut à l’essence même de l’insubordination, qu’il souhaitait planétaire : « He was just as willing to raise a regiment to go and fight in Spain, America or Ireland. He was equally ready for revolt here or there, everywhere or nowhere [23]  ». Byron, ajoute Lovelace, affirmait avec détachement qu’il était tout à fait persuadé de l’implacable nullité (« worthlessness ») de la populace qu’il cherchait à affranchir [24]  ; Aquin s’affaire pour sa part à libérer un pays qu’il décrit comme « un bordel en flammes [25]  ». « Combien de fois n’ai-je pas refusé la réalité immédiate qu’est ma propre culture [26]  ? », lance-t-il ailleurs.

La révolution est une essence, écrivait Roland Barthes [27]. Une essence qui exerce une forte emprise sur l’intellect, mais qui se manifeste historiquement lorsque prise en main par des hommes d’action, ce que Byron et Aquin ne sont pas. Dans son Julian and Maddalo, Shelley (alias Julian) reproduit poétiquement certaines de ses conversations vénitiennes avec Byron (ici le comte Maddalo). Julian tente de convaincre Maddalo que l’homme est enchaîné par son propre esprit, et qu’il lui suffit pour se libérer de cette servitude volontaire de suivre ses inclinations naturelles, qui sont justes et belles ; qu’il lui suffit, somme toute, de tendre l’oreille au poète et non au prêtre. Maddalo est plus caustique : le système que lui présente son ami n’est que mots, mots et encore mots [28]. Byron aussi est un idéaliste, mais désabusé ; il croit en la nécessité de la violence (« revolution/Alone can save the earth from hell’s pollution [29]  »), mais professe son horreur de la guerre, son refus du sang (« The drying up of a single tear has more/Of honest fame than shedding seas of gore [30]  »). Victime à la fois de sa volonté de changement et de son humanité, Byron, comme Aquin ou tout révolutionnaire de salon, est condamné à l’impuissance, c’est-à-dire à l’inaction et à la spéculation poétique ou, sinon, à l’humiliation qui vient fatalement de l’action, toujours plus belle et pure lorsque virtuelle.

Dans Prochain épisode, la figure de Byron vient catalyser le lyrisme et l’idéalisme d’Aquin pour ensuite, et ce, d’une manière toute byronienne, miner la noblesse de ces idéaux. En plein coeur de cette Révolution tranquille que, comme le souligne avec justesse Jean-Christian Pleau, Aquin et nombre de ses contemporains trouvaient trop tranquille [31], le poète anglais permet à l’indépendantiste québécois de composer sa symphonie nationale. En quête identitaire aux abords du lac Léman, le narrateur du roman se reconnaît dans la figure mélancolique du lord déchu. C’est en passant par l’Angleterre et la Suisse qu’Hubert Aquin compose ce qui est sans doute le chef-d’oeuvre de notre littérature nationale. « Ce n’est pas en renchérissant un texte de quelques “fleurs du terroir” que les reporters de Marie-Claire détectent plus vite que nous qu’un auteur peut s’acquitter de son origine », nous prévenait déjà Aquin en 1962 [32]. Pour affirmer son appartenance au Québec, il songe à l’Europe et comprend qu’être Québécois, c’est appartenir à une Europe élargie. Dans sa préface à une collection d’articles de François Ricard, Milan Kundera écrivait que « ce n’est pas nécessairement dans les grandes capitales européennes que l’on pense l’Europe de la manière la plus profonde ; plus profondément encore, l’Europe est pensée là où on a le plus grand besoin d’elle [33]  » ; et Kundera de donner les exemples du Weimar de Goethe, du Buenos Aires de Gombrowicz et du Québec. Prochain épisode est bien ce carrefour où se croisent l’anglophilie d’un Québécois et la québécité d’un lord.