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Traducteur de l’espagnol, Antoine Berman était profondément imprégné des valeurs culturelles, intellectuelles et humaines véhiculées par l’espagnol d’Amérique latine. Il en ressentait profondément le « mode-d’être-une-langue » (Préface à Brisset 1990, p. 9) qu’il s’est efforcé de faire sentir dans ses traductions. Ses écrits sont aussi largement étayés de commentaires et d’exemples liés à l’espagnol et à la littérature latino-américaine. Cette identification sensible de Berman à l’horizon socioculturel latino-américain l’a fait se tourner vers ce monde en maintes occasions et de maintes façons. Il y a vécu et s'y est rendu à plusieurs reprises; il partageait aussi sa vie avec une latino-américaine.

Le présent travail s'est donc donné comme hypothèse que « quelque chose » de l'approche bermanienne de la traduction était resté dans le monde hispanophone. Il s'agissait de mesurer un impact dont nous étions a priori convaincu.

Nous nous sommes donnés des outils. D'abord une révision de la littérature traductologique en espagnol[1]. Ensuite, l’examen de la correspondance d’Antoine Berman et de ses rapports de mission. Finalement, une enquête menée auprès d'une cinquantaine d'informateurs[2] : enseignants, chercheurs et praticiens de la traduction d'Amérique latine et d'Espagne. Le « corpus » ainsi constitué ne pouvait prétendre à l'absolue représentativité ni à la « vérité » statistique étant donné son exiguïté relative.

L’enquête a consisté en une consultation virtuelle d’une cinquantaine d'informateurs reconnus dans leur pays respectif pour leur expertise dans le domaine de l’enseignement, de la pratique ou de la recherche. Les pays retenus sont les pays d’Amérique latine où l’enseignement de la traduction est le plus solidement implanté. À chaque informateur, il a été demandé de fournir toute information relative à des études (publiées ou non) sur Berman ou à propos des travaux de celui-ci, à des contenus de cours et séminaires portant sur un ou plusieurs aspects de l’oeuvre de Berman et à des chercheurs se consacrant à l’approche bermanienne de la traduction. Cette approche a été rappelée aux informateurs sous forme d'un résumé comprenant, d’une part, les trois grandes tâches d’une réflexion moderne sur la traduction, à savoir histoire, éthique et analytique de la traduction, et d’autre part, la méthode de critique des traductions.

Tous les informateurs consultés ont répondu. La raison en est simple : l'homme a laissé une empreinte indélébile par sa grande qualité d'homme, précisément. Nombreuses réponses, certes, mais la plupart, contre toute attente, reflétaient le non-impact de l'approche bermanienne en Amérique latine. Un certain nombre de réponses reçues témoignaient néanmoins d'un intérêt considérable pour deux aspects de l'impact bermanien : le pragmatique professionnel et le théorique critique.

L’examen de la correspondance de Berman avec des institutions latino-américaines n’a révélé que des considérations essentiellement pratiques. En revanche, les trois rapports de missions effectuées en Argentine ont permis d’apprécier l’ampleur des contacts qu’établissait Berman avec divers interlocuteurs.

Quant à la révision de la bibliographie de la traduction en Amérique latine (soit dit en passant, une bibliographie qui reste encore à établir), elle n'a pratiquement rien apporté à l'évaluation de l'impact d'Antoine Berman dans la région, les références à Berman dans les livres, revues et actes de congrès n'étant que très rares et dignes d'un intérêt relatif.

À n’en pas douter, le bilan s’annonce maigre, mais mérite d’être dressé afin de disposer ainsi d’un premier état de la situation et de rendre à Antoine Berman un hommage posthume mérité. La mesure du phénomène, toute relative pour les raisons exposées ci-dessus, sera envisagée d'abord dans son impact, selon les deux aspects mentionnés : pragmatique et théorique. Ensuite dans son non-impact, dimension qu'il convient cependant de nuancer puisqu'il apparaît que de bonnes raisons, à la fois historiques et socioculturelles, justifient cette absence.

Dimension d’impact

À la lumière des témoignages de praticiens et de chercheurs, l'impact d'Antoine Berman sur la traductologie en Amérique latine se manifeste d'abord d'un point de vue pragmatique. Berman a en effet exercé une influence sensible sur la prise de conscience des réalités professionnelles des traducteurs dans une région et à une époque, les années 80, où la traduction professionnelle ne possédait pratiquement aucun statut[3]. Ensuite l'impact d'Antoine Berman s'est fait sentir chez certains enseignants et chercheurs qui ont pris les travaux de Berman comme référence ou comme modèle d'analyse, ou encore quiles ont discutés.

Impact pragmatique

Antoine Berman a d'abord été un excellent diffuseur du bon exercice de la profession. Ses missions et visites en Amérique latine l'ont toujours amené à mettre en valeur la profession de traducteur. Outre ses rencontres avec les écrivains et les philosophes (notamment en représentation du Collège international de philosophie), plus qu'aux universités c'est aux regroupements de traducteurs professionnels ou littéraires qu'il a rendu visite, notamment le Colegio de Traductores Públicos de la Ciudad de Buenos Aires (CTPCBA), l'un des premiers « ordres » de traducteurs d'Amérique latine et certainement le mieux organisé et le plus actif du continent. Il a également participé aux SEDIFRALE de 1987 qui réunissaient les enseignants de français en Amérique latine. Dans ses conférences et séminaires, outre l’aspect philosophique qui motivait ses missions, Antoine Berman abordait toujours le thème de l'exercice de la profession. C'est ce qui lui a permis de faire part de sa propre expérience, de la réalité européenne et surtout de sa conviction que la traduction est un métier à part entière avec ses droits et ses devoirs. Un témoignage signale en outre que Berman « dans sa solidarité et sa générosité a contribué à diffuser l'action du CTPCBA. »

En sa qualité de Directeur du Centre Jacques-Amyot, de représentant du Collège international de philosophie ou pour le compte du commissariat général de la langue française, Antoine Berman a été, dans les années 80, à l'origine de liens institutionnels entre l'Amérique latine et les deux institutions qu’il représentait, ainsi qu’avec l'Université de Montréal, le groupe GETA, TERMlink, l'Union latine et d'autres institutions du monde de la traduction et de la terminologie. Il a su aussi mettre avantageusement à contribution les ambassades et les ministères pour le soutien et le financement de certaines initiatives allant jusqu’au don de livres français aux institutions latino-américaines. Plusieurs témoignages affirment que son statut, ses nombreuses activités et responsabilités ne l'ont jamais empêché de prendre le temps nécessaire pour répondre personnellement aux lettres lui parvenant d'humbles traducteurs et traductrices en quête d'information ce qui, pour les Latino-Américains qui l'ont connu, réfute sans ambages la thèse d'un traductologue élitiste!

D'autre part, Antoine Berman a agi en tant qu'initiateur d'une formation adéquate pour les traducteurs professionnels. C'est, entre autres, grâce à son insistance et à ses contacts que des programmes de formation ont été mis sur pied, particulièrement en terminologie. Les participants à ces programmes sont devenus les pionniers qui ont jeté les bases du développement de la terminologie et des industries de la langue en Argentine, et plus tard dans d'autres pays de la région.

Finalement, Antoine Berman est perçu par ceux qui l'ont rencontré comme un ardent défenseur de la visibilité du traducteur, d’un traducteur qui signe son travail et en assume pleinement les responsabilités. S'insurgeant contre la négation séculaire du rôle créateur et autonome du sujet traduisant, Antoine Berman se porte en faux contre la démarche assimilatrice de prédilection assez générale en Amérique latine, comme nous le verrons plus loin.

Impact théorique

En premier lieu, la pensée traductologique d'Antoine Berman fait partie du contenu de divers cours de théorie et d'histoire de la traduction dans certains programmes de traduction en Argentine, au Brésil, au Mexique et au Venezuela. Elle est également incluse dans certains séminaires de programmes de 2e cycle en littérature, littérature comparée, linguistique et sciences du langage. C'est L'Épreuve de l'étranger qui fait l'objet du plus grand nombre de références, suivi de « L'Auberge du lointain ». Mais de plus en plus, au Brésil en particulier, Pour une critique des traductions : John Donne est étudié. Ce sont les « tendances déformantes » et les concepts bermaniens d'éthique et de poétique qui sont le plus abordés dans ces cours. Un professeur de Théorie de traduction littéraire au Brésil écrit qu'il traite de l'éthique de la traduction selon Berman pour « faire le pont entre la traduction et une certaine structure de rapport au texte, voire une certaine "hospitalité" ». Ajoutons que ce professeur et une de ses étudiantes préparent la première traduction portugaise de L'Épreuve de l'étranger[4]. Selon lui, Berman est « un auteur fondamental. Parfois trop attaché à des partages heideggériens. Il faut le lire très attentivement. Il faut surtout le lire "à la lettre", c'est-à-dire très proche des textes pour ne pas en manquer la richesse. »

Une enseignante argentine, pour sa part, affirme : « Tous les traducteurs espagnols sont directement ou indirectement influencés par un des aspects fondamentaux développés par Berman : l'intention de la culture, soit une structure fonctionnelle extérieure aux objets mêmes et qui régit leur utilisation. Très important pour la critique de traductions, puisque la culture circonscrit les espaces des conventions qui régissent la réception de l'acte de traduction. »

a) Articles

Seuls deux articles publiés révèlent une influence directe de Berman. Ils émanent d'une interprète de conférence Gertrudis Payás, professeure à l'Universidad Autónoma de Puebla au Mexique.

Le premier (Payás, 1996) souligne l'impérieuse nécessité d'une réflexion de la traduction sur elle-même, d'une recherche du sens de la traduction, bref d'une éthique. Une éthique qui vise à répondre à la question de la responsabilité du traducteur : envers le message, le client ou lui-même? L'auteure, pour ce faire, démystifie la condition ancillaire de la traduction, la définition négative du traducteur (ni auteur, ni destinataire, etc.) et les listes de normes et de préceptes, pour se pencher sur le sujet, le traducteur. Pour Gertrudis Payás, « le traducteur est un agent de la langue propre, actif et engagé à l'égard de sa langue et de sa culture, doué de volonté et de liberté, qui agit en sortant, en partant, […], de son territoire (lui-même, sa langue et sa culture) pour se diriger vers un autre territoire (à la rencontre de l'Autre, de sa langue et de sa culture) ». En se fondant d'abord sur Berman, puis sur Savater et Steiner, Payás défend la lutte du traducteur contre l'homogénéisation et privilégie la traduction créative et risquée qui cherche à reconnaître l'infinitude et l'inachevé de l'Autre. Elle conclut ainsi avec de Capmany que « les oeuvres traduites ne sont pas destinées à nous apprendre à parler mais bien à nous montrer comment les autres parlent» (cité par Santoyo, 1987, p. 116) Le traducteur émerge donc en acteur insoumis, en héros tragique et mythique qui se prévaut de l'adage de Savater : « ce qui compte n'est pas ce que l'on attend de l'avenir mais ce que l'on veut maintenant » (1995a, p. 325).

Le second article (Payás, 1997) approfondit et explicite le premier. L'inspiration demeure la même au point d'intituler l'article « Posada para forasteros » (« L'auberge des étrangers »). S'adressant à un public de professionnels, elle reconnaît la difficulté de sortir de l'anonymat confortable auquel nous a relégué l'histoire. Mais, ajoute-t-elle, « la représentation larmoyante du traducteur incompris commence à se faire énervante ». Ce qui justifie une réflexion nouvelle (pour les professionnels), destinée à combler le fossé séparant ceux qui traduisent de ceux qui réfléchissent sur la traduction. La solution : ouvrir une auberge qui nous accueille tous, en effaçant l'invisibilité séculaire. Au menu de sa table, Payás nous propose des traductions de poèmes de Saint-John Perse et des nouvelles de Julien Green et de Pere Calders. Pour montrer que « la visibilité publique est un droit du traducteur », du traducteur qui s'offre à la critique, du traducteur qui s'ex-pose.

b) Thèses

Antoine Berman est lu pour des thèses ou en fait l'objet. C'est du Brésil, pays latin s'il en est mais non hispanophone, qu'est parvenue l'information relative à trois thèses. Un professeur nous signale l'existence d'autres projets de recherche portant sur Berman mais ayant avorté.

En premier lieu, la thèse de doctorat de Pagano (1999) traite de l'émergence du concept de « nation » au Brésil et en Argentine par le biais d'une analyse critique des littératures respectives et des concepts de traduction qui ont exercé une influence sur la création nationale.

Seul le chapitre 2, intitulé « Coupures et sutures », comporte des références, une quinzaine, à Antoine Berman. L'auteure part de la relation établie par Berman entre la traduction et l'émergence de la culture allemande pour l'appliquer aux cas du Brésil et de l'Argentine. Elle examine ensuite le va-et-vient entre le Je et l'Autre en utilisant des citations de Goethe, Schlegel et Novalis tirées de Berman. Puis, elle a recours aux concepts du « sujet traducteur », sa « position traductive » et son « projet de traduction ». Elle expose finalement la notion de non-transparence en expliquant que la traduction est un processus générateur de différence culturelle (p. 135). Pour ce faire, elle décrit brièvement la position anti-ethnocentrique de Berman en se référant plus précisément à la préface d'Isabelle et Antoine Berman dans la traduction du roman de Roberto Arlt, Les sept fous.

En deuxième lieu, le mémoire de maîtrise en sciences du langage de Sala Battisti (2000) est, comme l'indique son titre (A crítica de traduç(o em Antoine Berman : Reflexo de uma concepç(o anti-etnocêntrica da traduç(o), entièrement consacré à Antoine Berman.

L'auteure, soucieuse de repenser le rôle de la critique de la traduction en littérature comparée se tourne vers Antoine Berman qui s'est efforcé d'étudier le « pourquoi » des prétendues « fautes du traducteur ». Pourtant, écrit-elle, Berman est « un auteur pratiquement inconnu au Brésil » (p. 2); elle mentionne néanmoins sept références bibliographiques, toutes brésiliennes, de 1996 à 1999.

Son hypothèse est la suivante :

Antoine Berman soutient la thèse que la critique d'une traduction doit être non-subjective et surtout non-dogmatique, non-normative, non-prescriptive et fondée sur une base consensuelle de jugement.

Ce travail prétend montrer que Antoine Berman n'arrive pas à concrétiser cette thèse, principalement parce que la façon dont Berman conçoit son projet n'est pas absente de subjectivité et est encore moins consensuelle. Sa critique est plutôt normative, prescriptive et dogmatique, parce que les critères qui sous-tendent son projet sont le reflet de sa conception de la traduction.

Mon hypothèse est que Berman élabore un projet de critique de traduction basé sur sa position anti-ethnocentrique alors qu'il prétend proposer un projet de critique de traduction non-subjective et non-dogmatique. (ma traduction)

Le premier chapitre est une introduction aux travaux d'Antoine Berman dans le but de faire connaître l’auteur au public brésilien et de cerner les concepts fondamentaux de son approche.

Dans le deuxième chapitre, le noeud de la thèse, l’auteure montre que les lignes directrices tracées par Berman pour la critique sont subordonnées à son option anti-ethnocentrique et, par conséquent, ne reposent pas sur une évaluation de la traduction qui posséderait « une base consensuelle de jugement ».

Dans le troisième chapitre, l’auteure reprend le concept bermanien de l’existence d’un sens immanent et le discute en analysant trois textes. D’abord, celui de Jacques Derrida (1984) Otobiographies – L’enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre, qui insiste sur l’instabilité du sens de tout discours et sur une vision de l’éthique différente de celle de Berman. Ensuite, celui de Stanley Fish (1980), Is there a text in this class? qui approfondit la notion d’instabilité du sens en y ajoutant celle de « communauté interprétative ». Et finalement, celui de Rosemary Arrojo (1993), À quoi sont fidèles les traducteurs et les critiques de traduction? Paulo Vizioli et Nelson Ascher discutent John Donne.  Ce texte porte sur la polémique relative aux traductions brésiliennes de Going to bed par Augusto de Campos et Paulo Vizioli entretenue par Nelson Ascher et Paulo Vizioli lui-même (Folha de São Paulo 1985). La conclusion de Arrojo est que « la traduction d’un poème et l’évaluation de cette traduction ne peuvent se réaliser en dehors d’un point de vue, ou d’une perspective, ou sans la médiation d’une  "interprétation" ». L’auteure conclut qu’un critique ne peut être un juge impartial susceptible d’aboutir au « dégagement de la vérité d’une traduction » comme le prétend Berman (1995, p. 14). C'est là la position de l'auteure, certes discutable, mais dont nous nous limiterons ici à rendre compte.

L’auteure insiste explicitement, dans son introduction comme dans sa conclusion, que sa thèse n’a aucune intention de minimiser les réflexions théoriques d’Antoine Berman qui constituent, répète-t-elle à plusieurs reprises, une contribution fondamentale à la traductologie. Indiquons, enfin, que l'auteure coordonne la prochaine publication d'un recueil d'une dizaine de textes portant sur divers aspects de la pensée d'Antoine Berman.

En troisième lieu, la thèse de doctorat de Machado (2000). Fondée dans son intégralité sur l'approche conceptuelle et méthodologique de Berman dans Pour une critique des traductions : John Donne, la thèse étudie la traduction anglaise par Elizabeth Bishop du journal de Helena Morley Minha vida de menina. La première partie analyse différents modèles de critique de la traduction, examine les rapports entre la traduction-expérience et la traduction-réflexion, citant largement, aux côtés de Berman, Steiner, Benjamin, Ortega y Gasset et Becker, pour finalement adopter le modèle d'Antoine Berman dont l'auteure fait une évaluation critique. La deuxième partie est tout entière consacrée à la critique de la traduction de Bishop dans un respect très rigoureux de la méthodologie proposée par Berman  : analyse du texte original, du texte traduit, puis du sujet traducteur, et, finalement, comparaison des deux textes.

Il convient de préciser que la traduction de Bishop est un modèle de traduction visible : deux préfaces de la traductrice, d'innombrables notes explicatives en bas de page, le maintien d'un grand nombre de mots et d'expressions en portugais et la réduction voire l'élimination de certains passages.

Selon Machado, le modèle de Berman n'est ni fermé, ni fini, mais bien une proposition inachevée et imparfaite. S'il fournit une caractérisation efficace et non négative de l'objet, dit-elle, il est limité dans ses possibilités de jugement. Tout d'abord, estime l’auteure, le fait d'entamer le parcours critique par la lecture du texte traduit, malgré ses avantages, présente l'inconvénient de « valoriser symboliquement la traduction par le biais d'une concession protocolaire de préséance hiérarchique ». Machado s'est notamment vue dans l'obligation, contrairement à la position bermanienne, de reconstruire la chronique biographique de la traduction, par l'examen de la correspondance publiée et inédite de la traductrice ainsi que de deux biographies de celle-ci. Ensuite, en ce qui a trait au texte, les marques traductives hétérogènes de cette traduction dénotent le recours à des stratégies de retextualisation opposées : d'une part, une approche centrée sur la littéralité de l'original, de l'autre des manipulations non obligatoires. Afin d'aborder cet aspect antagonique, que le modèle de Berman ne permet pas de traiter, l'auteure s'est tournée vers l'approche de Aubert (1995) centrée sur « la médiation explicite de l'agent de l'acte traductif ». Finalement, au sujet de l'engagement moral du traducteur à l'égard du lecteur, la méthodologie bermanienne devait conduire l'auteure au verdict de « manque d'éthique » du fait qu'il n'y a, de la part de la traductrice, aucune référence explicite à ses manipulations. Or, une réflexion sur les conditions nécessaires et suffisantes de l'explicitation des manipulations traductives mènent l'auteure à remettre en question cet aspect du modèle de Berman qui, dit-elle, « reconnaît que, très souvent, les représentations conscientes de son travail par le traducteur faussent la réalité. » Malheureusement, aucune proposition n'est donnée dans la thèse, « de crainte d'un jugement subjectif ou dogmatique, contre lequel Berman lui-même et son modèle s'insurgent. »

En conclusion, Machado estime que son travail constitue une réflexion sur le modèle et que cette réflexion a permis certaines corrections à la méthodologie de la critique des traductions.

Dimension de non impact

La grande majorité des témoins affirment que Berman est inconnu dans leur pays, qu’ils ne connaissent aucune référence aux ouvrages de Berman ni aucun chercheur qui se soit penché sur son approche.

Les causes possibles

Le monde hispanophone de la traduction est avant tout un monde de praticiens. On y traduit au moins depuis la découverte et la traduction a occupé dans l'histoire une place de premier plan (Bastin, 1998a). On continue de traduire énormément, de plus en plus du fait de la mondialisation et du succès relatif de plusieurs pays latino-américains sur les marchés mondiaux d'exportation. Mais, paradoxalement, on n'y parle qu'assez peu de traduction (à l'exception de quelques grands écrivains comme Andrés Bello, Jorge Luis Borges, Julio Cortázar et Octavio Paz). La raison n’en est pas le monolinguisme puisque, dans de nombreux pays de la région, l'espagnol cohabite avec une ou plusieurs langues autochtones.

Le manque d'intérêt généralisé pour la réflexion théorique sur la traduction dans le monde hispanophone s'explique principalement par la relative jeunesse des programmes universitaires et la quasi inexistence de programmes de deuxième cycle de traduction. Les premières écoles de traduction, intégrées à une université, en Amérique latine ne datent en effet que du début des années 70 (Santiago du Chili 1971 et Caracas 1974).

La traductologie y est en outre un domaine qui reste subordonné à celui de la linguistique ou de la littérature et qui ne jouit d'aucune priorité dans la recherche scientifique.

D'un point de vue strictement traductionnel, nous sommes tentés d'affirmer que l'approche bermanienne ne répond pas particulièrement aux attentes des traducteurs et lecteurs latino-américains. En effet, l'une des caractéristiques de l'idiosyncrasie latino-américaine est sans aucun doute le conflit permanent entre l'ethnocentrisme et l'ouverture sur le monde (culturel et colonial, l'Europe, et économique, les États-Unis). Cette attitude paradoxale est caractérisée par la non reconnaissance de l'étranger bien que « tout » en dépende (peut-être pour ça!), et que tout le continent soit, en fait, une auberge de l'étranger. Par fierté, on n'emprunte pas; on imite, on adapte.

L'immense majorité des échanges, de quelque nature que ce soit, résulte en une assimilation. Cette prédilection pour l'assimilation peut être observée notamment chez les grands traducteurs-écrivains latino-américains : Andrés Bello (Venezuela), Bartolomé Mitre (Argentine), Ricardo Palma (Pérou), Miguel Antonio Caro (Colombie), Juan Antonio Pérez Bonalde (Venezuela) entre autres, qui ont cherché la visibilité en revendiquant la responsabilité de leurs adaptations ou imitations.

Dans ces conditions, il est permis de confirmer l'hypothèse posée plus haut : Berman n'aurait pas eu d'impact significatif en Amérique latine non pas parce qu'il y est inconnu, mais tout simplement parce ses thèses n'ont pas plu. Néanmoins, la traduction latino-américaine suit involontairement un des grands principes bermaniens  : la visibililité.

Conclusion

Bien que maigre, le bilan de cette étude n’est cependant pas négatif. Un petit « quelque chose » est resté de la vision bermanienne de la traduction en Amérique latine. Il conviendrait toutefois de poursuivre ce travail, d’élever le nombre de chercheurs consultés, voire d’étendre la consultation à toutes les institutions de formation en traduction. Une approche plus critique serait aussi certainement souhaitable.

Une troisième dimension, très présente dans les témoignages reçus, aurait pu encore être ajoutée, celle de la charge d'émotion et d'admiration que suscite l'homme chez ceux et celles qui l'ont connu. Nous comptons parmi ceux-là, mais nous préférons laisser cette dimension à un autre domaine que celui de la recherche universitaire.