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D'après Lawrence Venuti, entre autres, la censure existerait en traduction où elle s'exercerait principalement sous le couvert de la relecture, de la critique et de la révision. Certes, à notre connaissance, l'auteur de Rethinking Translation n'a pas expressément recours au terme censure ou censorship. Cependant, la notion recouverte par l'un et l'autre vocables est incontestablement présente dès lors que, comme c'est le cas chez Venuti, il est question d'interventions sur les textes traduits faites arbitrairement en fonction d'un pouvoir autoritaire et non consensuellement reconnu.

Dans le cadre d'une réflexion collective sur la censure en traduction, il n'est pas sans intérêt de s'interroger sur le bien-fondé des attaques de Venuti, et de ses disciples en la matière, à l'endroit des agents de révision ou d'évaluation. Il s'agit donc de se pencher sur les interventions en amont de la traduction, ce qui exclut, par exemple, les décisions des éditeurs et des distributeurs eu égard aux textes traduits. La présente contribution n'a rien de neutre : elle fait pièce à la tendance à voir réviseurs et relecteurs comme les croque-mitaines de la traduction. La position défendue ici s'affiche clairement : réviser ou critiquer n'équivaut pas à censurer et enseigner à réviser n'égale pas perpétuer une race de censeurs.

En sciences humaines, de façon générale, et en traductologie, en particulier, tout est vrai et son contraire. On ne s'étonnera donc pas que malgré les critiques de certains, et peut-être même à cause d'elles, jamais les pratiques reliées à la révision, c'est-à-dire l'évaluation, la correction et le second regard, n'ont donné lieu à autant de travaux documentés. Citons les deux recueils rassemblés par Christina Schäffner : Translation and Quality (1998), suivi en 1999 de Translation and Norms, de même que la première, et récente (2000), traduction en anglais du classique en allemand de Katharina Reiß, Translation Criticism – The Potentials and Limitation : Categories and Criteria for Translation Quality Assessment et, en 2000 et 2001, les numéros spéciaux de The Translator et de Meta sur l'évaluation des traductions. En outre, des chercheurs commencent à s'intéresser à la qualité des sites traduits sur internet (Brunette et Gagnon 2002, à paraître) et travaillent à la mise au point de grilles d'évaluation à leur appliquer.

Depuis quand s'intéresse-t-on à l'évaluation ?

On n'a pas daté avec précision la première révision ni les origines de la relecture professionnelle, mais, pour l'instant, il convient d'associer la Maison de la sagesse de Bagdad (IXe siècle) aux prestations originelles de révision systématique. Les notes diverses laissées par les réviseurs du calife Mamun révèlent une intention de définir la qualité en traduction et, par là même, de fournir aux critiques l'aulne à laquelle mesurer la performance des traducteurs. Depuis, observateurs, théoriciens et enseignants du monde de la traduction, y sont régulièrement allés de l'énoncé de normes changeant évidemment avec les époques. Mais pour les fins du présent article, fixons la naissance de la critique moderne de la traduction à 1963, date de parution de La qualité en matière de traduction de Jumpelt et Cary, les premiers chercheurs à s'intéresser aux textes techniques comme objet d'études. Après eux, en Europe, l'impulsion aux recherches sur les textes pragmatiques est venue des germanophones comme Katharina Reiß (1971/1978 et 2000) qui, mentionnons-le, n'a pas parfaitement réussi à secouer la double chape de la traduction littéraire et religieuse, puis Juliane House et Christiane Nord, ces deux dernières résolument tournées vers les textes utilitaires, et championnes de cette skopostheorie mettant au premier rang la finalité du texte à traduire. De même, Malcolm Williams a, en 2000, consacré une thèse de doctorat à l'évaluation des traductions de qualité limite ou controversable. On ne peut pas faire l'impasse sur l'apport des littéraires dans le champ de l'évaluation, chiffrée ou non, des traductions et il faut tenir compte, par exemple, des travaux de Gideon Toury particulièrement incontournables dès qu'il est question de censure et de normes à respecter, mais, surtout, à transgresser.

Des critères objectifs

Ne sont ici cités que les noms de chercheurs bien en évidence, mais, même si elles demeurent encore des domaines sous-développés, la révision et l'évaluation attirent, et de plus en plus, des chercheurs moins en vue mais tout aussi brillants (ex. : Brian Mossop, Lynne Bowker, Beverly Adab). Il est vrai qu'avec les plus connues au chapitre de l'évaluation des traductions, Reiß (2001) et House, ce qui se trouve présenté à travers les grilles d'évaluation, c'est une conception de la traduction. House, par exemple, écrit à l'entrée « Quality of Translation » de l'Encyclopedia of Translation Studies : « Translation quality assessment presupposes a theory of translation. Thus different views of translation itself lead to different concepts of translation quality, and different ways of assessing. » Ces orientations n'en demeurent pas moins des instruments de mesure aspirant à l'objectivité même si leurs auteures, comme tous les chercheurs en évaluation, reconnaissent l'impossibilité d'une parfaite impartialité dans ce domaine. Si l'on dégage incidemment les tendances fortes des démarches évaluatives appliquées aux textes pragmatiques, on aboutit aux canons suivants : du côté du linguistique, l'idiomatique et la lisibilité et, au chapitre du non-linguistique, l'authenticité et la fonctionnalité. Leur mention a simplement pour but de rappeler aux théoriciens qui ont dû renoncer à la pratique que, sur le terrain, il existe bel et bien des conventions à respecter. Mais elle permet aussi de dégager un paramètre synthétique chez les traducteurs de textes généraux : l'acculturation (ou la déculturation, selon le point de vue) du texte traduit.

La norme, objet de scandale

Ce serait là justement – dans l'ethnocentrisme bermanien – l'effet honteux et immoral de la traduction. Or, s'il y a esclandre, ou du moins cri d'alarme, c'est presque essentiellement du côté de la traduction littéraire. Revenons à la source de l'expression « scandale de la traduction ». On remarquera que tous les exemples, les pièces à conviction de Venuti, relèvent de la traduction littéraire. Intellectuellement, il est facile à ce chapitre pour tout traducteur, même de textes spécialisés, de se ranger du côté de Venuti tant on ne compte plus les cas de traductions acculturées où la pratique de la domestication du texte traduit oblitère non seulement le traducteur mais aussi la réalité. Au Canada, par exemple, il suffit de s'arrêter aux grands chantiers de traduction menés par le gouvernement fédéral dans le cadre de sa politique de bilinguisme et au nom d'une hypothétique unité dans la diversité. Ici, c'est l'ensemble des groupes culturels de tout un pays qui serait en droit de crier au mensonge : par son aplatissement des différences culturelles, la traduction présumée unificatrice ne fait que gommer la diversité. Mais on ne fait pas que penser intellectuellement la traduction; on la pratique, on l'enseigne et on l'évalue aussi.

La vie ou les normes au service de la traductologie

Faut-il condamner tous ces enseignants, normalisateurs et évaluateurs des traductions ? Ce serait facilement oublier notamment qu'ils sont en première ligne dans la bataille pour la reconnaissance de fait – la plus importante – du travail des praticiens. Pour reprendre le point de vue de Hans Hönig (1998, p. 15), le monde de la traduction et/ou de la traductologie a besoin des évaluateurs (critiques, réviseurs, mentors) et de leurs méthodes constamment en quête d'objectivité. Hönig écrit :

Users need [TQA] because they want to know whether they can trust the translators and rely on the quality of of their products.

Professional translators need it because there are so many amateur translators who work for very little money that professional translators will only be able to sell their products if there is some proof of the superior quality of their work.

Translatological research needs it because if it does not want to become academic and marginal in the eyes of practising translators it must establish criteria for quality control and assessment.

Mes propres recherches en révision (couvrant le Québec, l'Ontario, la Colombie-Britannique et l’État de New York) corroborent ces affirmations et ne laissent aucun doute sur l'attitude des évalués et des évaluants. En d'autres termes, dans notre espace traductif, non seulement on ne conteste pas le caractère irréductible d'une norme érigée dans un ensemble canonique, mais on valorise cette norme. Il est utile de rappeler, pour le Canada, cette donnée essentielle, tirée du rapport (1999) du Comité sectoriel sur l'industrie de la traduction : la proportion des textes utilitaires constituent 90 % et plus des écrits traduits. En d'autres termes, la population traductrice « agissante » exerce dans un contexte réglementé au moins neuf fois sur dix.

De l'utilité sociale de la norme

En traduction dite pragmatique, les traducteurs dont on soumet le travail à l'évaluation ou à la révision ne se posent donc pas en martyrs de la critique ou du jugement, et on a du mal à imaginer que les agents traduisants perçoivent les paramètres d'évaluation soit comme des contraintes, un carcan ou encore l'occasion d'une censure. Outre qu'on en voit les enfreindre délibérément et, même, comme Brian Mossop, ériger la transgression en principe, les normes s'imposent par leur caractère positivement régulateur. En réalité, les grands canons traductifs énumérés – et d'autres encore – constituent des valeurs professionnelles auxquelles adhèrent individuellement la majorité des agents de traduction.

L'être humain aime sa norme, mais quelle norme ?

De toute évidence, une pratique normée n'embarrasse pas les traducteurs de textes utilitaires. L'attitude s'explique si on la considère du point de vue social. La norme ne fait pas qu'imposer. Elle rassure aussi. Il s'agit en quelque sorte d'une réalité virtuelle ou autre, propre à un groupe donné, ici les agents de traduction, et intériorisée par ces derniers en tant que membres de ce groupe. Dans sa vie professionnelle, la traductrice applique inconsciemment la norme parce que celle-ci est intégrée, mais aussi consciemment parce qu'elle recherche l'approbation de ses pairs. Prenons un exemple simple, celui de la lutte active aux anglicismes au Québec. La violence du combat mené contre les xénismes trahit les convictions purement individuelles de ceux qui le mènent. Par ailleurs, l'Université et la Profession se font les défenseurs de cette norme : tous les cursus ne prévoient-ils pas l'enseignement de stratégies de résistance et d'éradication des formes interférentes ? En outre, l'Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec offre à ses membres des ateliers sur les anglicismes, envoyant ce faisant un message clair sur sa position face aux interférences. Ceux et celles qui démontrent leur capacité d'échapper à l'hypnose de la langue de départ font partie du groupe qui « sait », et la norme, en assurant la ressemblance, crée une cohésion, le sentiment d'appartenance et d'identification essentiel aux travailleuses et aux travailleurs, y compris ceux de la traduction. La norme conforte par le partage d'un connu. On l'a souvent dit : elle est porteuse de prévisibilité. Évidemment, elle remplit ce rôle à condition d'être assimilée, c'est-à-dire de ne pas entrer en conflit avec les valeurs personnelles des membres de la corporation. En outre, se fondant sur un consensus, elle contribue à une communication claire, dans l'exemple qui nous occupe. Or, comme en convient, même incidemment, Venuti (1995, p. 41), en traduction non littéraire, la communication prime : [...] the choice of whether to domesticate or to foreignize a foreign text has been allowed only to translators of literary texts [...]. Technical translation is fundamentally constrained by the exigencies of communication [...]. En général, mais en nous limitant aux associations reliées à la Fédération internationale des traducteurs, les conditions imposées par les ordres professionnels vont dans le sens de la promotion de la profession et ne donnent lieu à des formes de corporatisme que si elles vont au-delà des normes internes ou professionnelles. Il faut préciser le caractère hybride de l'exemple choisi : la prescription contre les xénismes relève à la fois de la convention linguistique et du consensus social. À ces deux types d'agrément général, le linguistique – dont relèvent également la lisibilité et l'idiomatique des critiques et évoqués au début – et le social, auquel appartiennent les facteurs de fonctionnalité et d'authenticité, forme moderne de l'exactitude ou de l'équivalence de textes, s'ajoutent les normes externes et la norme populaire ou les croyances sur la traduction.

Et les réviseurs

Avant d'aborder le dernier type de normes touchant les traducteurs de textes généraux, la norme externe, revenons sur les critiques et les réviseurs. Le reproche le plus fréquent à leur endroit, et à l'origine de la présente réflexion, est leur inféodation aux normes ambiantes au détriment de la personne du traducteur. En période de domination de la fonctionnalité, leurs interventions feraient essentiellement disparaître le traducteur et l'auteur pour se mettre au service de l'efficacité du discours. En d'autres termes, ils auraient pour mandat de s'assurer que la traduction sert les fins d'une culture dominante, forcément celle qui fait traduire, et ils seraient chargés de corriger les errements des traducteurs par rapport à cette orientation. Cela est fort possible. Mais alors, on aurait effectivement affaire à des censeurs.

Toutefois, la cohorte professionnelle ne compte pas de censeurs, car la vraie révision s'exerce à la lumière de critères objectifs et évolutifs, indice incontestable du professionnalisme de ceux qui l'exercent. Dans le même ordre d'idées, s'il comprend bien son rôle, antérieurement à toute manipulation (éventuelle), le critique se constitue lecteur modèle, et se place conséquemment du côté de la réception de la traduction. Non seulement l'auteur de la traduction n'est pas exclu de l'opération, mais il crée avec l'agent de révision un nouveau lieu de communication, une association auteur-lecteur critique, dans laquelle est sollicitée l'avis évaluatif de la personne qui revoit le texte. Ce que les révisés demandent aux révisants, c'est de jeter sur leur production un regard neuf, d'abord personnel, puis à travers le prisme d'un ensemble de normes définies, connues et rationnelles et, surtout, partagées. Dans le terreau de la collaboration, la censure ne peut prendre racine. Bien sûr, on ne peut pas fermer les yeux sur les cas de tyrannie révisionnelle, mais, alors, seul le désir d'exercer une forme quelconque de pouvoir s'apparente à la censure. Cette attitude ne relève pas de la traductologie.

Contre la norme populaire ou les croyances : le consensus

Traiter des croyances générales en traduction, c'est revenir à la critique des théoriciens envers les évaluateurs et à la source de la tendance à assimiler ceux-ci à des préfets de la traduction. Considérons seulement deux des mythes les plus tenaces. Le premier de ces points de vue impressionnistes sur la profession concerne le temps : traduire est à la portée de toute personne cultivée, et seul le temps disponible distingue les professionnels des autres. Le second met en cause la qualité intrinsèque du traduit : une traduction n'est jamais juste. Ces préjugés « primaires » minent les conditions générales d'exercice et créent une norme qu'on qualifiera d'externe ou corollaire. Par exemple, ramener l'essentiel de la traduction à une question de temps ouvre la voie à l'imposition de règles de productivité et de contraintes économiques. Nous sommes alors en présence d'une norme imposée par le marché et qui n'appartient pas à la traduction comme telle.

Plus important encore, si aucune traduction ne peut prétendre à la justesse, le lecteur ou le donneur d'ordre a tout le loisir pour intervenir dans le texte traduit, comme ci ce dernier tombait dans le domaine public parce que traduit. Alors, effectivement, les jugements ou les interventions sur la traduction deviennent des actes de censure parce que totalement arbitraires. Et ceux qui fustigent la norme ont raison. Mais, ici non plus, il ne s'agit pas d'une règle interne ou intériorisée par le milieu.

La norme à la rescousse de la censure quotidienne

Pour contrer ces dernières attitudes face à la traduction, nous disposons des normes acceptées, régulatrices, dont il serait heureux que soit conscient le public non traducteur consommateur de traduction. C'est, semble-t-il, la seule garantie de dialogue entre lui et nous et, par conséquent, une mesure efficace contre la censure au quotidien. Malheureusement, hormis la reconnaissance professionnelle, dont les retombées en ce sens se font encore attendre, au Québec du moins, ni l'Université ni la Profession n'ont encore mis au point d'outil de promotion efficace et durable. Ce combat n'appartient pas à l'Université mais, malgré tout, aux corporations qui seraient inspirées de solliciter la collaboration des chercheurs.

Conclusion

Dans des conditions normales, la revue ou révision des traductions est assurée par des pairs du traducteur. Révisé et réviseur appartiennent à la même confrérie et obéissent spontanément aux mêmes règles. La norme, même imparfaite, les unit. Correspondant à des règles périodiquement revues et fixées par consensus, la norme partagée ne saurait en aucune manière être associée à une forme de censure. Au sein de la profession, il n'y a pas de scandale du laminage du traducteur par la relecture. Si des forces occultes s'exercent, elles sont le fait de l'industrie, non celui des professionnels. S'il faut porter des accusations, qu'on ne se trompe pas de cibles. La censure se cache bien davantage en aval de l'opération. Plus que dans la manière de traduire ou de réviser, elle agit à l'extérieur de la sphère de la traduction : elle est davantage à chercher dans les motivations de ceux qui font traduire et elle concerne le choix des textes. Mais c'est un autre problème.