Recension

Évangiles, Nouvelle traduction de Frédéric Boyer, Paris, Gallimard, 2022, 527 p., ISBN 9782072974670[Record]

  • Marie-Andrée Lamontagne

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Une nouvelle traduction des Évangiles canoniques? La curiosité est grande. Elle ne sera pas déçue. La traduction, on le sait, est une forme de manducation, de digestion suivie de restitution. Ces opérations empruntées à la physiologie ne sont pas que des métaphores, en l’occurrence, dès lors que le traducteur, Frédéric Boyer, entend rendre compte au premier chef d’une parole, de son oralité intrinsèque et, plus encore, de sa dramaturgie performative que des siècles de passage par l’écrit et par l’imprimé, et tout autant de lectures silencieuses ou liturgiques, ont fait oublier. La genèse de ces textes – leur archéologie – est fascinante. Issus du monde hébraïque de l’Antiquité, ils oscillent entre l’étroit et le large, la spécialité et le commun, le particularisme et l’universel. Ils rendent l’écho d’âpres disputes rabbiniques dans des milieux qui sont tout sauf unifiés, suivant leur éloignement géographique plus ou moins marqué avec le Temple, du reste deux fois détruit, ou le cadre politique dans lequel ils s’inscrivent. Les Évangiles s’emploient à consigner par écrit l’enseignement et la prédication du rabbin Jésus menés vraisemblablement en araméen et en hébreu, et ils le font en ayant recours à la langue grecque de la koïné, c’est-à-dire à la langue commune en usage dans le bassin méditerranéen et en Asie mineure, et qui n’est déjà plus le grec d’Homère. Enfin, les Évangiles ont été rédigés dans la diaspora juive pendant les deux ou trois siècles ayant suivi la mort de Jésus. Et ils ne deviendront chrétiens qu’en vertu de leur interprétation, elle aussi menée sur plusieurs siècles. Ces considérations, fruits de l’exégèse moderne, les récentes traductions des Évangiles, les avaient bien sûr intégrées à leur entreprise, y compris le chantier de la Nouvelle Traduction de la Bible qui avait mobilisé exégètes et écrivains sous la codirection de Frédéric Boyer, et dont témoigne l’ouvrage paru en 2001 chez Bayard/Médiaspaul. Mais à l’écrivain ayant par ailleurs traduit les Sonnets et une tragédie (Richard III) de Shakespeare, les Confessions (devenu Les Aveux) de saint Augustin, le Kâmasûtra et les Bucoliques (devenu Le Souci de la Terre) de Virgile, il restait, après être revenu sur l’aventure de la traduction biblique (La Bible, notre exil) ou sur la figure de Jésus (Jésus, l’histoire d’une parole), à s’affronter aux Évangiles de manière « personnelle », écrit-il, pour essayer de comprendre quel langage singulier avait pu y prendre forme, et comment, et pourquoi. Ce sont là interrogations d’écrivain, qui font aussi appel à l’érudition et tout autant à un agrégat d’expériences, d’affects, de souvenirs et d’intuitions proprement humain. Or l’attention accordée au langage singulier, littéralement « inouï », parce que lu surtout, des Évangiles, renvoie aussi à une énigme, celle de la mort de ce rabbin, de sa Passion et, plus que tout, à l’énigme du tombeau vide. Que signifie-t-il? « L’évangéliste, écrit Frédéric Boyer dans la substantielle introduction qu’il signe à sa traduction, est celui qui hurle dans la solitude humaine et la solitude de l’Histoire : “Changez!” » (p. 23), annonce qui se veut heureuse et qui se révélera, il n’empêche, controversée. Forme et fond mêlés, il s’agit donc d’enseigner et de convaincre. L’écrit, estime le traducteur, ne s’oppose pas alors à l’oralité : il en assimile les marques et la prolonge. En choisissant de traduire, contrairement à bien des traductions qui les escamotent dans le texte d’arrivée, les chevilles, les insistances, les intensifs, par exemple les « kai » devenus tour à tour « alors », « et » ou autre signe sonore, le traducteur donne à voir au lecteur, en filigrane, les rassemblements ou …

Appendices