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Aujourd’hui encore, le Magnificat occupe une place de choix dans la vie de foi quotidienne des chrétiens et des chrétiennes catholiques en Afrique. Ce cantique est l’une des prières les plus usitées des communautés chrétiennes en général et des mouvements marials en particulier. En proposant des normes pour adapter la liturgie au caractère et aux traditions des différents peuples, le Concile Vatican II (1966, n° 37-40) a ouvert la voie qui a permis au Magnificat de devenir une source constante d’inspiration pour de nombreux compositeurs et compositrices en Afrique qui l’ont traduit dans plusieurs langues. Ainsi ce cantique est régulièrement chanté lors des diverses célébrations liturgiques notamment celles liées aux fêtes mariales. En associant les laïcs à la célébration de la liturgie des Heures, ce même Concile a fait en sorte que le Magnificat n’est plus l’apanage des communautés religieuses durant les offices vespéraux. De plus, de groupes de piété mariale à travers le continent prie chaque jour, avant ou après la messe, la grande antienne « catena » (antienne avec un verset de Ap 12, puis le Magnificat, puis une doxologie). Autrefois réservé à la « Légion de Marie » dans sa prière quotidienne, ce « catena » a été adopté par plusieurs groupes à dévotion mariale et plusieurs communautés chrétiennes dans leur prière quotidienne. Le nom Magnificat est même porté par certaines institutions, notamment par la Communauté du Magnificat[1]. Le Magnificat est, par ailleurs, considéré comme un chant de libération qui a réussi, de nos jours, à polariser l’intérêt de groupes, de mouvements non seulement religieux et spirituels, mais aussi d’inspiration sociale et politique.

Néanmoins, bien que généralement le cantique de Marie occupe une place prépondérante en Afrique, force est de constater qu’il n’a pas réellement fait objet d’une réflexion approfondie en théologie africaine. Jean-Marc Ela (2003, 229-231), à côté de Kris Owan (1995, 647-662), Gervais Mendo Ze (2001) et Paulin Poucouta (2011, 213-221), est l’un des rares théologiens africains à l’avoir abordé. L’analyse qu’il fait de ce cantique peut servir de toile de fond pour penser une possible mariologie sociale en Afrique. C’est à cet exercice que va devoir s’atteler cette contribution. Étant donné que l’Afrique est vaste et les Africains divers, la réflexion portera essentiellement l’Afrique subsaharienne francophone. Elle partira de l’évocation des moments importants où Jean-Marc Ela aborde le Magnificat. Elle se poursuivra en indiquant trois perspectives, tirées de l’analyse du Magnificat par Jean-Marc Ela, qui peuvent aider à penser une mariologie sociale en Afrique. Après avoir brossé succinctement ce qu’une mariologie sociale, la réflexion présentera quelques axes autour desquels celle-ci peut graviter.

1 Jean-Marc Ela et le Magnificat

On retient deux moments forts où Jean-Marc Ela aborde le Magnificat. D’abord au lendemain des obsèques d’un de ses mentors Engelbert Mveng, prêtre jésuite assassiné le 22 avril 1995. Ela prendra activement part à la neuvaine organisée par le clergé du diocèse de Yaoundé qui avait vu sa marche de protestation, contre l’assassinat du Jésuite refusée par les autorités politiques. Lors de ces prières et de ses sermons à la paroisse catholique de Mélen, il a relu le meurtre d'Engelbert Mveng à partir de certains textes de base empruntés à la Bible, notamment la parabole du bon Samaritain (Lc 10,25-37), le récit du meurtre d'Abel par son frère Caïn (Gn 1, 4-15), le texte sur Sodome et Gomorrhe (Gn 1,19-21), et le Magnificat (Lc 1, 46-56). Ce dernier a été relu en insistant sur la signification, dans le Cameroun de ce temps voire d'aujourd'hui, du Dieu qui "renverse les puissants de leur trône et élève les humbles et les faibles" ; du Dieu qui "nourrit les pauvres et renvoie les riches les mains vides". Il a conclu en affirmant que le Dieu du Magnificat, s'il est pris au sérieux, représente le plus grand danger pour ceux qui tuent la vie (Assogba 1999, 17-79). Il a encore été plus explicite dans l’entretien qu’il a accordé à Yao Assogba (1999, 60-61) :

Concrètement, ma théologie est partie de la redécouverte du Dieu dont parle une femme du Nouveau Testament. Marie chante le Dieu qui nourrit les affamés et renvoie les riches les mains vides. Ce Dieu est en même temps celui qui renverse les puissants de leur trône. Il m'est apparu qu'il y avait là un des grands moments de la révélation de Dieu aux hommes : redécouvrir ce Dieu des pauvres et des opprimés est le défi de toute théologie chrétienne. Pour redécouvrir le Dieu du Magnificat, je devais rompre avec une sorte de Dieu impérial et, en fait, le Dieu négrier, ce Dieu confondu avec les structures impériales dans lesquelles le christianisme s'est développé en Occident. Il fallait revenir au Dieu qui a comme une sorte de complicité avec les pauvres et les démunis et qui, au lieu de se révéler dans la toute puissance, se manifeste dans la toute faiblesse, l'humiliation, le Dieu qui se découvre dans la foi, à travers l'événement de la crucifixion. Le Dieu qui est au centre de ma réflexion théologique est le Dieu que nous regardons sur l'arbre de la croix.

Le deuxième moment figure dans son ouvrage Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère. Il y parle de ce cantique de manière un peu plus approfondie. Il montre en quoi l’agir de Dieu dans le Magnificat devrait avoir une implication sur l’engagement des chrétiens et des chrétiennes en Afrique. Il révèle une conception de la figure de Marie qui peut enrichir la vision (perception) africaine de cette figure. Enfin il a une perception (vision) globale du Magnificat qui peut féconder le culte marial dans le contexte africain. Ces trois perspectives peuvent aider à fonder une possible mariologie sociale en Afrique.

2 Penser une mariologie sociale en Afrique à partir de la réflexion de Jean-Marc Ela sur le Magnificat

2.1 L’agir divin dans le Magnificat et son implication sur l’engagement chrétien en Afrique

Sous l’aspect théologique, le Magnificat accorde une place de choix à l’agir de Dieu. Jacques Dupont (1980, 342) le montre bien quand il affirme :

Le Magnificat ne définit pas Dieu. Il ne parle de lui qu'en fonction des différents aspects de l'intervention salvifique qui a commencé avec l'Annonciation et dont Luc nous présente Marie comme le tout premier témoin. Le Magnificat « situe » le mystère du Dieu Sauveur, il en fournit les coordonnées.

René Coste (1987, 165) abonde dans le même sens et soutient que, chanter le Magnificat dans sa pleine vérité, ce n’est pas d’abord le chanter comme un cantique en l’honneur de Marie, mais avant tout, comme le cantique de Marie en l’honneur du Dieu Rédempteur accomplissant en Jésus-Christ le salut de l’humanité. Cette perspective théologique comporte une dimension salvifique et a des conséquences sur l’engagement des chrétiens et des chrétiennes.

Ainsi à travers le Magnificat, Dieu indique son option pour les humbles et pour les pauvres, veille sur ceux et celles dont personne ne prend soin, les exalte et invite les chrétiens et les chrétiennes à agir comme Lui. Cette perspective est défendue par Édouard Hamel quand il décrit le Magnificat comme un appel à l’engagement pour la justice. Il suggère une démarche qui consiste à interpréter la situation actuelle du monde, ici de l’Afrique, et à y discerner l’action de Dieu en faisant un continuel va-et-vient entre le Magnificat et l’actualité. La force de cette démarche est de pousser les Africains et les Africaines à comprendre les différents défis de leur continent avec les yeux mêmes de Dieu et à agir pour le transformer dans la mesure du possible, en créant une société plus juste où les personnes pauvres et affligées qui subissent l’oppression de leurs semblables, verront la fin de leurs peines et des injustices dont ils sont l’objet (Hamel 1981, 56-57).

Jean-Marc Ela (2003 229-231) est plus explicite à ce propos. Il parle du Dieu du Magnificat comme de celui qui se range toujours et inconditionnellement, avec passion, du côté des pauvres. Ce Dieu s’oppose à ceux et celles qui ont déjà pour eux le droit et les privilèges et prend parti de ceux et celles auxquels ils sont refusés, qui en sont privés. Ainsi pour lui, aujourd’hui, Dieu nous appelle à combattre pour la justice et pour les droits de la personne. Alors nous pourrons chanter le Magnificat dans les quartiers, dans les villages, dans les rues, sur les places, car la vérité de Dieu est compromise dans les pays de la faim et les pays où règnent des dominations. Si l’on veut en finir avec le christianisme des musées et redonner toute sa pertinence à l’Évangile, il faut se rendre compte que la question de Dieu est posée aux Églises et à ceux et celles qui pratiquent la dévotion mariale, là où la famine et l’oppression sont incompatibles avec le dessein de Dieu sur l’humain et sur le monde.

2.2 Marie, figure prophétique : implications pour l’enrichissement de la conception mariale africaine

Dans Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère, Jean-Marc Ela (2003, 224-231) fait apparaitre une conception renouvelée de la figure de Marie qui peut enrichir la vision (perception) africaine de la mère du Christ. Dans sa lecture du Magnificat, la Vierge Marie apparaît comme une figure prophétique. Celle-ci se montre dans le fait que le Magnificat situe Marie dans la lignée des prophétesses qui ont, soit chanté des cantiques similaires à celui de la Vierge Marie, soit joué un rôle de premier plan dans l’histoire du peuple d’Israël. Parmi les cantiques féminins prophétiques, chantés dans l’Ancien Testament, figurent les cantiques de Myriam (Ex 15,19), de Déborah (Jg 5, 1-31), d’Anne (1S2), et de Judith (Jdt 9,2-14 ; 13,4-5, 16,1-17). Certains de ces cantiques ont loué tantôt l’acte sauveur de Dieu par excellence. D’autres ont exalté la réussite de la sortie de la maison des esclaves à travers l’Exode (Fischer 2009, 87-127) ou la libération d’Israël après la traversée de la mer Rouge. Ces cantiques bibliques illustrent une tradition d’inspiration féminine dont Élisabeth et Marie sont les héritières et l’aboutissement. Ces femmes de prière étaient aussi des femmes d’action. Elles ont joué un rôle décisif dans la vie du peuple d’Israël. Rappelons pour mémoire quelques-unes des figures les plus marquantes de cette tradition : Deborah qui a présidé, comme juge, à la destinée de ce peuple, Judith qui a libéré sa nation de l’oppression de Nabuchodonosor, la reine Esther qui a sauvé sa patrie de l’extermination, la mère courageuse des fils brûlés à l’époque des Maccabées et la prophétesse Hulda (Hamel 1981, 53-54).

En représentant Marie comme une figure prophétique et libératrice, Jean-Marc déconstruit, dans une certaine mesure, l’image classique de Marie telle qu’elle se dégage dans la mariologie africaine. En effet, lorsqu’on étudie les titres par lesquels on invoque Marie en Afrique, l’on constate que dans leur ensemble, ils répondent au schéma classique tracé par l’Église catholique romaine. Ce schéma distingue d’un côté des titres de privilège et de gloire donnés à Marie, et de l’autre ceux qui se réfèrent aux questions théologiques, aux fêtes liturgiques, aux prières approuvées par l’Église et d’autres, de provenances diverses. De plus, les qualités reconnues en elle sont celles qui sont héritées de l’époque missionnaire et interprétées par la démarche de l’inculturation. Les unes mettent au premier plan sa foi, son esprit de prière et ses vertus de patience, de discrétion, de silence, de souffrance, et d’humilité, d’autres l’idéalisent en la considérant comme une femme extraordinaire, placée au-dessus des autres femmes. Dans cette optique, le rôle de la Vierge Marie semble circonscrit dans la sphère de la vie privée, de la vie spirituelle individuelle ou au service de la pastorale paroissiale (Kihandi Kubondila 2016, 275-278).

La déconstruction mariale de Jean-Marc Ela est une critique du point de vue idéaliste de l’image mariale qui ne retient que les qualités supra-humaines de Marie, ses vertus dignes d'imitation, sa capacité pour une affection et un amour illimités. Cette critique met en relief non seulement que l’image mariale classique risque d’encourager la passivité en ce qui a trait aux engagements sociaux chez les dévots et des dévotes de Marie, mais qu’elle dessert la cause du combat féministe. De fait, le modèle qui se dégage de cette conception mariale a des conséquences qui exaltent une série de vertus considérées comme étant exclusivement féminines (dévouement, générosité, soumission et obéissance) et liées à une vision de la femme au service de l’homme et des autres. Il conduit à une acceptation résignée par les femmes de leur oppression et de la domination masculines.

Ensuite, le Magnificat présente Marie comme personne corporative, parlant et agissant non seulement pour elle-même mais pour tout son peuple. La compréhension de Marie prise comme personnalité collective permet d’élargir son rôle aussi bien dans la vie personnelle que dans la vie sociale. L’élargissement de la fonction prophétique de la Vierge Marie à la vie sociale pourra permettre aux Africains et aux Africaines de réaliser une des missions dévolues à tout prophète et à toute prophétesse.

D’abord dire oui au projet de Dieu comme Marie. Ce "oui" de Marie – qui est aussi celui d'Israël, comme le disent Ivone Gebara et Maria Clara Bingemer (1989, 164-172) est un écho de la foi humaine dans le "oui" premier et continu de Dieu qui choisit, révèle, et aime le premier, et qui, fidèle à sa façon habituelle de faire, regarde avec amour ce qui est petit, humilié, et méprisé en ce monde. Dire oui au plan de Dieu, selon René Coste (1987, 125) « c’est participer au salut de l’humanité, tel qu’il est révélé en plénitude dans le Nouveau Testament ». Ainsi en acceptant de prendre part au dessein de Dieu, comme Marie, les Africains et les Africaines participent non seulement au salut de l’humanité mais aussi à celui de leur propre continent et de tout le peuple africain. Ce salut est d’abord libération du péché, en tant que fermeture égoïste sur nous-mêmes, refus de notre dépendance par rapport au Dieu Créateur et Rédempteur ou encore cassure des liens avec les autres humains. La participation au salut pour les Africains et les Africaines nécessite donc une certaine conversion du coeur.

Cependant, pour les peuples du continent africain, comme pour tant d’autres, la libération porte également l’exigence d’être répercutée dans leur existence individuelle et sociale, à partir de l’ouverture à Dieu et au prochain qu’elle implique. Ceci d’autant plus que le salut assuré par Dieu à tous les humains en général et aux peuples d’Afrique en particulier, ne fait pas abstraction des situations concrètes de leur existence. Le Dieu du Magnificat ne plane pas au-dessus de la réalité sociopolitique. Le cantique de Marie est un chant mobilisateur au service de Dieu et du prochain, un hymne à l’effort quotidien de transformation de la société à la lumière de l’Évangile. L’acceptation du dessein de Dieu oblige à l’actualiser pour sentir l’interpellation que le Magnificat suscite en faveur d’une société juste et fraternelle, à l’appel et à l’exemple du Dieu Libérateur.

Cependant, répondre à la mission prophétique de Dieu,

[c’est] aussi entrer dans le paradoxe subversif et conflictuel de la deuxième partie du cantique de Marie. Car en effet, tandis que Dieu agit en faveur de son peuple, il brandit également un bras fort contre ceux et celles qui essaient d'exercer toute sorte d'oppression contre (sur) ce même peuple. Ainsi le "oui" amoureux de Dieu est accompagné d’un vigoureux "non". Et Marie, la douce Vierge du "oui", celle que la catéchèse a toujours présentée comme étant la mère passive et silencieuse de l'Enfant Jésus, apparaît comme quelqu'une qui se lève et qui, clairement et vaillamment, prend ce "non" de Dieu comme étant le sien.

CELAM 1980, n° 297

Ainsi il y a donc une contrepartie au « oui » continu de Marie à Dieu et au plan de Dieu, un autre côté de la médaille : le « non » de Marie à l'injustice et aux situations pour lesquelles il ne peut y avoir de compromis. C'est le « non » de Marie au péché de l’aliénation, à ce qui n'est pas fait quand les autres sont victimes et souffrent.

Dans le contexte africain, le « non » prophétique de Marie se traduit par un non au mal social qu'est l'injustice dans ses formes variées, aux drames vécus par les femmes africaines, aux violences dont elles sont victimes, un non net et courageux aux structures du mal qui oppriment les petits et tuent la vie. Le non prophétique marial est une source d’énergie qui, dans une Afrique qui a tendance à la résignation, permet aux chrétiens et aux chrétiennes de témoigner d’une foi et d’un engagement qui protestent contre le mal et la souffrance. Il s’agira d’articuler les paroles et les gestes qui refusent la fatalité de la pauvreté, de l’analphabétisme, de la corruption, de l’injustice, de la mauvaise gouvernance, de l’autocratie. Cela demande d’aller à contre-courant de la haine, de l’égoïsme et du conformisme social (Poucouta 2015, 27).

2.3 Vision globale du Magnificat et sa fécondation du culte marial dans le contexte africain.

À l’instar d’autres auteurs (contemporains ou qui l’ont précédé), Ela propose une lecture du cantique qui milite en faveur d’une vision globale du Magnificat. Celle-ci s’oppose à la vision réductrice qui consiste à ne voir dans le Magnificat qu’un hymne exclusivement spirituel ou à l’inverse qu’un cantique spécifiquement révolutionnaire au sens politique. Ainsi l’inconvénient que peut revêtir l’orientation exclusivement politique du Magnificat serait celui de confondre le salut divin et la libération sociopolitique. Procéder ainsi serait une aberration qui réduirait le plan divin, qui s’accomplit en vie éternelle, en entreprise sociopolitique. Cependant, ce le serait également si on ne voyait pas que ce même plan exige en nous de contribuer de toutes nos forces à la construction d’une telle société (Coste 1987, 138). Car, le Magnificat est le cantique de la révolution de Dieu mais il est confié aussi à nos responsabilités humaines car il ne peut se concrétiser dans la réalité historique que par notre libre coopération, plus pressante et plus actuelle que jamais. La foi au Dieu libérateur est au coeur de la confession de foi du Magnificat avec ses conséquences concrètes de la condamnation de toute exploitation et de toute oppression de l’humain, ainsi que d’appel à la conversion en vue d’oeuvrer pour la justice et la fraternité.

Les deux versants de la vision intégrale du Magnificat permettent d’éclairer et de renforcer la manière de pratiquer le culte marial. Pour Jean-Marc Ela, « au sein des communautés où la piété mariale reste marquée par l’héritage de la chrétienté occidentale, il importe de souligner cette relation de la mère du Sauveur avec les grands témoins de la révélation à travers les prophètes, les psaumes et les sages qui situent les manifestations de la bonté de Dieu dans une histoire de la libération des pauvres et des captifs » (Ela 2003, 229).

L’exigence du renforcement de la pratique du culte marial s’impose au regard de la fonction qu’il remplit en Afrique. En effet, le culte marial concourt en grande partie au bien de la liturgie et à d’autres activités apostoliques. L’appui sur l’interprétation globale du Magnificat, qui propose de le saisir dans ses aspects à la fois spirituel et sociopolitique, a pour avantage de permettre aux pratiquants et aux pratiquantes de la dévotion mariale de la situer et de la vivre dans une perspective à fois spirituelle et sociale. Ce qui brisera le clivage entre le spirituel et le temporel et en fera une pratique libératrice orientée vers l’engagement pour la justice. Car comme le dit René Coste (1987, 140) « faire de la dévotion mariale un processus de résignation personnelle et collective en vue d’empêcher la lutte contre les injustices serait à la fois dénaturer cette pratique et mériter les sarcasmes du marxisme contre la religion opium du peuple ». Ainsi, le culte marial pourra être pratiqué, en Afrique, comme volonté d’engagement en faveur de la construction d’une société solidaire, juste et fraternelle car Dieu nous appelle à travailler de toutes nos forces à faire cesser l’exploitation et l’oppression, en quelque endroit qu’elles se produisent.

Dans cette perspective, la dévotion mariale devra être vécue comme une pratique religieuse qui nourrit non seulement la vie spirituelle de ses adeptes mais aussi comme un tremplin en vue de l’engagement sociopolitique. Une telle pratique devra accorder une place prépondérante à l’humain et à sa vie. Pour y arriver, il faudrait cesser de la considérer comme une pratique personnelle et casser le clivage entre la vie personnelle et la vie sociale. Il sera donc nécessaire de ne peut plus la réduire à une certaine vie intérieure faite des pratiques et des dévotions, coupées de l’histoire personnelle et collective. Sinon le culte marial court le risque de devenir une forme de piétisme, manquant de sens missionnaire et de l’engagement dans le monde. Il perdrait sa signification pour les personnes qui le pratiquent. Ainsi pour ceux qui veulent s’engager dans la construction d’une société plus humaine, plus juste et où règne la paix, la dévotion mariale ne peut pas se vivre en dehors de son contexte, mais elle doit être une force vive, conforme au plan de Dieu, pour ré-imprégner d’esprit chrétien les structures temporelles (De Fiorès 1982, 157-159).

Pour réaliser cette société, il est souhaitable d’inviter les chrétiens et les chrétiennes à établir un passage du ponctuel au durable, du personnel au collectif dans le vécu du culte marial. Ce passage pourra ainsi aider les chrétiens et les chrétiennes de se libérer de l’esprit qui consiste à se contenter de trouver des repères psychologiques protecteurs dans le retour régulier des rites collectifs, dans la beauté des cantiques, parfois dans la convivialité de la communauté paroissiale et qui fait de la vie spirituelle le refuge et le calmant pour leurs soucis (Ndombe Makanga 2011, 97). Ces trois perspectives offrent des pistes prometteuses pour une réflexion et l’élaboration d’une mariologie sociale en Afrique.

3 Une possible mariologie sociale en Afrique

3.1 Mariologie sociale ; essai de définitions

La mariologie sociale est un courant mariologique qui émerge depuis quelques décennies. Clodovis Boff (2007, 12) en est le principal instigateur. Il la définit comme « la réflexion sur les impulsions sociales et morales que la référence à la Vierge Marie et au culte marial peut donner à l'activité sociale et politique des chrétiens et des chrétiennes ». La mariologie sociale analyse « les types d’inspirations que la Vierge Marie et la dévotion mariale peuvent susciter pour l’engagement sociopolitique des chrétiens et des chrétiennes ». Pour nous, nous entendrons par mariologie sociale comme une approche qui fait de la Vierge Marie une figure prophétique et libératrice et du culte marial une pratique émancipatrice pouvant aider les chrétiens et les chrétiennes dans leurs engagements sociopolitiques (Kihandi Kubondila 2016, 44).

Le pari de la mariologie sociale est celui de comprendre la réponse que les adeptes du Christ, grâce à la figure de la Vierge Marie et aux pratiques mariales, sont à même de donner face aux enjeux sociopolitiques de la vie et aux problèmes nouveaux, souvent complexes, qu’ils ou qu’elles ont à affronter, surtout dans leur contexte.

Le terme social, qui ramène au sens qu’il recèle dans l’expression « la doctrine sociale de l’Église », se réfère principalement aux questions de justice sociale. Dans sa globalité, il comprend les champs multiples de la vie en société en l’occurrence la politique, l’économie, l’environnement, les rapports sociaux, la culture, la justice, la paix, la question des genres, etc. (Coste 2000, 22). Étant issue des théologies contextuelles, la mariologie sociale épouse leur démarche et part d’en bas, de la situation d’oppression qui appelle libération. Elle se fait collectivement, souvent dans des groupes ou des communautés de base, à partir de l’expérience, celle de la vie quotidienne.

Abstraction faite de toute hiérarchie, Clodovis Boff (2007, 24) situe la mariologie sociale au niveau du troisième degré du palier social de toute mariologie. Le premier degré est celui d’assistance sociale qui est orientée vers le travail caritatif, vers l’engagement dans le service des autres, notamment les malades, les prisonniers, les mendiants et les autres personnes qui sont dans le besoin. Le deuxième degré porte sur l’engagement pour la promotion humaine à travers une activité collective ou communautaire, au moyen d’interventions éducatives, de formations professionnelles ou autres. Cette étape est réalisée, par exemple, en faisant du bénévolat. Le troisième degré est celui de l'activité sociopolitique ou bien de libération, en se référant à la libération des structures du péché ou encore à la lutte noble pour établir la présence de la justice.

La réflexion sur la mariologie sociale repose sur plusieurs passages bibliques où il est question de Marie notamment dans l’Évangile de Luc qui contient un certain nombre de points très riches d’enseignement social. Cependant, nous nous rangeons à l’avis de plusieurs auteurs que c’est le Magnificat qui est le plus imprégné de signification libératrice.

Par ailleurs, la problématique de la mariologie sociale est présente dans certains documents du Magistère de l’Église. À travers quelques encycliques ou autres prises de parole, les papes ont exprimé leur volonté d’inviter les chrétiens et les chrétiennes à s’engager pour les questions de justice en s’inspirant de la Vierge Marie et des pratiques mariales. Dans son Encyclique Supremi apostolatus officio du 1er septembre 1883, Léon XIII (1883) a prononcé des paroles fortes par lesquelles il a inauguré une série d’interventions concernant le Rosaire, qu'il présente comme un instrument spirituel efficace face aux maux de la société. Le Pape Paul VI a créé un lien entre la dévotion mariale et l’engagement pour la justice, la paix et la société en général (Moines de Solesmes 1987, 58) Conscient de l’aspect anthropologique du culte rendu à la Vierge Marie, il propose de prendre en considération les conditions de vie de la société contemporaine, de les améliorer en les rendant plus chrétiennes et plus humaines (Paul VI 1974, n° 34).

Dans sa Lettre Apostolique Rosarium Virginis Mariae, Jean-Paul II (2002, n° 6) présente le Rosaire en lien avec l’engagement pour la justice. Il soutient qu’

[au] début d'un millénaire, qui a commencé avec les scènes horribles de l'attentat du 11 septembre 2001 et qui enregistre chaque jour dans de nombreuses parties du monde de nouvelles situations de sang et de violence, redécouvrir le Rosaire signifie s'immerger dans la contemplation du mystère de Celui « qui est notre paix », ayant fait « de deux peuples un seul, détruisant la barrière qui les séparait, c'est-à-dire la haine » (Ep 2, 14). On ne peut donc pas réciter le Rosaire sans se sentir entraîné dans un engagement précis de service de la paix […].

L’Académie mariale pontificale internationale (2005, 2-3) offre une perception d'ensemble des questions actuelles de la mariologie en ce début du troisième millénaire. Elle propose d’inscrire la mariologie dans un cadre qui lui permette de prendre en compte la situation culturelle et historique du monde d’aujourd’hui, avec ses préoccupations (la guerre, la pauvreté, les désastres écologiques et « la culture de mort ») et ses espérances. L’Académie Mariale Pontificale Internationale (2005, 61-65) classe la présence de Marie dans la vie sociale et politique parmi les douze questions clés des sujets et des problèmes actuels de la mariologie.

3.2 Les axes majeurs d’une possible mariologie sociale en Afrique

Une mariologie dite sociale en Afrique peut s’appuyer sur plusieurs axes. Retenons en trois à savoir la justice, la paix et la situation des femmes.

3.2.1 Engagement chrétien en faveur de la justice en Afrique

À nos yeux, la justice demeure un concept complexe compte tenu de ses différents visages. Dans cette optique, nous pensons que l’engagement des chrétiens et des chrétiennes peut s’attacher à la justice entendue comme respect de la loi et donc des institutions judiciaires ainsi qu’à la justice sociale comme engagement à changer la société. Un tel engagement pourra s’appuyer sur les moyens de pression habituels, sur la formation sur la justice et la transformation des activités caritatives en activités d’engagement pour la justice.

L’engagement, des chrétiens et des chrétiennes en général et des adeptes du culte marial en particulier, pour une justice comme respect de l’institution judiciaire s’impose à la lumière de diverses pesanteurs qui gangrènent la justice de beaucoup de pays en Afrique. En effet, malgré quelques les efforts, fournis par bon nombre de pays africains dans le domaine de la justice comme respect de l’institution judiciaire, ces derniers sont souvent emportés par de sérieuses dérives qui affectent la pratique de la justice dans ce continent. Sous cet angle, il importe aujourd’hui de dénoncer avec force la pratique de la corruption qui souille les structures du fonctionnement de l’État et de la « société civile », des pouvoirs locaux et encore d’autres espaces publics en Afrique. La pratique de la corruption est perpétuée en grande partie, selon Giorgio Blundo et Jean-Pierre Olivier de Serdan, par l’écart existant entre le « fonctionnement réel » de l’État, au-delà des organigrammes, des textes juridiques ou réglementaires et des déclarations politiques, et son fonctionnement « officiel ». En se référant simplement aux normes proclamées, aux discours publics et aux attentes des usagers, on peut parler d’un ensemble systémique de « dysfonctionnements », qui sert de terreau aux pratiques corruptives sans pour autant se confondre avec ces dernières (Blundo et de Sardan 2001, 8-10).

En outre, en Afrique, un combat pour une justice sociale et ses principes s’avère indispensable. Celui-ci renvoie à l’élimination de toutes les formes que prend l’inégalité entre les êtres humains, principalement celles qui ne sont pas interdites par le droit ou par la notion d’égalité devant la loi. On pense donc à l’égalité d’accès aux ressources (économiques, naturelles, du savoir, etc.), l’égalité du revenu, l’égalité du niveau et de la qualité de vie, l’égalité dans l’accès à l’éducation, à la santé, aux loisirs, etc. Dans les relations entre êtres humains, la justice sociale est donc ce qui, le plus souvent, échappe à la justice tout court (tribunaux, lois, etc.) et qui se voit renvoyé au politique, puisqu’elle soulève de nombreux débats de société et, notamment, la question de l’intervention de l’État (Boudreau et Perron 2002, 103).

Lorsqu’on parle de la justice sociale, l’accent est aussi porté sur l’option préférentielle pour les pauvres. Jean-Marc Ela est explicite à ce propos. Il montre, à partir des textes des Saintes Écritures, que le Dieu de la révélation n’est pas neutre. Il prend inconditionnellement parti pour les pauvres, les persécutés et les opprimés. Ainsi pour lui, si Dieu s’implique lui-même quand le droit à la vie est refusé à un pauvre, il est clair que la destinée de l’être humain se joue autour des comportements et des attitudes à l’égard des faibles et des démunis (Ela 2003, 229). L’engagement pour la justice sociale repose sur le respect d’un certain nombre de principes. Parmi ceux-ci, il y a la lutte pour une société dite juste. Une telle une société répartit équitablement entre tous ses membres les biens matériels et culturels, certains d’entre eux devant l’être de façon strictement égalitaire (liberté de conscience, liberté d’expression, liberté religieuse, etc.), d’autres pouvant donner lieu à des répartitions plus variables comme le revenu, à la condition cependant d’être contenues dans certaines limites. Une société juste est une société qui assure, avant toute autre priorité, l’accès de tous et de toutes à l’ensemble des biens minimaux nécessaires pour mener une vie digne (Durant 2009, 47).

L’engagement pour la justice en Afrique pourrait inclure la lutte pour l’application de deux conceptions de la justice sociale propulsées en avant-scène par François Dubet (2010, 9). Il s’agit de l’égalité des places et de l’égalité des chances. Dans un continent aux écarts criants entre les hommes et les femmes, et où les ressources sont trop souvent captées par une petite élite qui assoit son autorité sur le faible développement de leur pays, lutter pour l’égalité des places et des chances contribuerait à mettre en place les conditions de possibilité afin d’accéder à des fonctions plus prometteuses et en plus serait un gage de stimulation économique et sociale.

Dans l’optique de l’engagement pour l’application des principes de justice sociale et du respect de la justice comme institution judiciaire, les chrétiens et les chrétiennes africains et les adeptes du culte marial en particulier peuvent s’appuyer sur les trois voies mentionnées précédemment : 1) L’utilisation des moyens habituels de pression (les marches pacifiques, le recours à la grève, appui aux groupes qui luttent contre l’élimination de la pauvreté et pour le respect d’autres droits, participation aux activités programmées par l’Église catholique et qui vont dans le sens de changements pour la justice sociale ; 2) La formation (la formation sur la justice sociale et ses principes, sur les droits humains, sur les formes les plus subtiles ou les plus visibles de discrimination, sur l’analyse des événements et des circonstances qui les engendrent) et 3) La transformation des activités caritatives en activités d’engagement pour la justice.

3.2.2 L’engagement chrétien en faveur de la paix en Afrique

Le visage que présente le continent africain justifie la nécessité de l’engagement chrétien pour la paix. À ce niveau, les adeptes du culte marial peuvent participer à l’installation d’une paix durable et à l’instauration d’une culture de la paix en Afrique. L’instauration d’une paix durable est, selon Jean Ping (2002, 11) la condition préalable de l’exercice de tous les droits et devoirs de l’être humain. Elle apparait comme l’objectif primordial de toute société, le bien le plus précieux des peuples et l’indispensable terreau où doivent germer le développement et la démocratie. La paix durable fait référence à une situation caractérisée par : une absence de violence physique, une élimination de formes de discrimination politiques, économiques et culturelles inacceptables, un haut degré de légitimité ou de soutien interne et externe, une viabilité propre et une propension au renforcement de la transformation constructive des conflits (Reychler 2000, 35).

Selon la définition des Nations Unies (1998; cf. 1999), la culture de la paix est un ensemble de valeurs, attitudes, comportements et modes de vie qui rejettent la violence et préviennent les conflits en s'attaquant à leurs racines par le dialogue et la négociation entre les individus, les groupes et les États. Initiée par l’UNESCO en Afrique, l’action en faveur de la culture de la paix est mise en oeuvre dans le cadre du Programme d’action intersectoriel et interdisciplinaire pour une culture de la paix et de la non-violence ainsi que du Projet de Stratégie à moyen terme (2014-2021) de l’UNESCO, car elle estime que « la construction de la paix par l'édification de sociétés inclusives, pacifiques et résilientes » est l’un des deux grands domaines d’action pour l’Afrique

Cette action vise également à contribuer à la mise en oeuvre des programmes sur l’intégration régionale, la paix, la sécurité et la démocratie établis par le Plan stratégique de la Commission de l’Union africaine. Elle se préoccupe également de la mise en oeuvre de la Charte de la renaissance culturelle africaine, de la Campagne « Agissons pour la paix » lancé par l’Union africaine en 2010 et de son Agenda 2063 pour le développement de l’Afrique.

L’engagement des chrétiens et des chrétiennes, adeptes du culte marial, pour l’instauration d’une paix durable et pour l’installation d’une culture de la paix en Afrique peut passer par l’intégration des structures locales déjà existantes dans leurs Églises respectives notamment les commissions Justice et Paix (Alfani 2015, 104) ou par la création par eux-mêmes de structures parallèles ayant pour mission de faire le travail de conscientisation et de réconciliation, de renforcement des moyens non violents, de démocratisation et de reconstruction de la société. Cet engagement peut être renforcée par l’éducation, par la révision des programmes d’enseignement afin de promouvoir des valeurs, des comportements et des modes de vie qui vont dans le sens d’une culture de la paix tels la résolution pacifique des conflits, le dialogue, la recherche de consensus et la non-violence.

Les chrétiens peuvent transmettre des valeurs éduquant à la culture de la paix. Parmi celles-ci, on peut en mentionner sept que Dieneba Doumbia (2006, 221-231) soutire de la définition que l'Unesco donne de la culture de la paix. Il s'agit de la non-violence, de la tolérance, de la solidarité, de la démocratie, du respect des droits de l'homme, du respect du Droit et de la protection de l'environnement. Pour elle, chacune de ces valeurs devraient faire l’objet d’une éducation particulière : l'éducation à la non-violence, l'éducation à la tolérance, l'éducation à la solidarité, l'éducation à la démocratie, l'éducation aux droits de l'homme, l'éducation au droit et l'éducation à l'environnement. Tout en reconnaissant que ces valeurs sont déjà enseignées dans plusieurs milieux éducatifs, elle propose de dépasser les approches fragmentaires où l’on évoque ou enseigne ces valeurs pour envisager une approche holistique.

3.2.3 Engagement pour la libération des femmes en Afrique

L'analyse du contexte actuel du continent africain montre que les problèmes liés aux conditions précaires de vie des femmes demeurent profondément présents et se sont accentués prenant des proportions démesurées, en ce qui concerne surtout les divers types de violences, du fait des guerres et des conflits récurrents. Malgré l’émergence de quelques prises de conscience, des revendications et des actions visant l’amélioration de leur situation dans cette partie du monde, l’histoire récente, dans beaucoup de pays, montre qu’elle ne s’est pas profondément améliorée. Dans plusieurs domaines de vie nationale, le faible pourcentage de femme participant à la vie politique ou occupant des fonctions exécutives, comparativement aux hommes, demeure préoccupant. D’ailleurs, commentant l’action pastorale du cardinal Joseph-Albert Malula, Mukanya (2008, 191) souligne que le travail à entreprendre en l’endroit des femmes doit être pensé en termes de libération. Celle-ci doit être intégrale et concerne les dimensions politique, familial, intellectuel, économique, religieuse. Toutefois, il convient de préciser avant tout que la condition des femmes en Afrique est variable d’une région à l’autre.

Le combat pour la libération des femmes, au niveau politique, demeure pressant en Afrique. Cette lutte doit s’attaquer aux obstacles qui freinent leur participation à la vie politique. D’une part, des entraves structurelles causées par des lois et des institutions discriminatoires qui réduisent leurs possibilités de voter ou de se porter candidates à un mandat politique, d’autre part, divers freins qui font que les femmes ont généralement moins de chances que les hommes de suivre une formation, de nouer des contacts et de bénéficier des ressources nécessaires pour devenir des dirigeantes sur le plan politique (Union africaine, 2003). Ce combat devra également démystifier l’idéologie patriarcale ancrée dans certaines valeurs et pratiques culturelles africaines. Dans le patriarcat, les relations entre hommes et femmes sont fondées sur une idéologie de supériorité des hommes et d’infériorité des femmes, toutes deux étant liées à la valeur sociale et à l’estime de soi. Cette idéologie attribue aux hommes le pouvoir, le droit de propriété et la mainmise sur les biens de valeur, comme la terre. Elle cantonne souvent les femmes dans des rôles subalternes et discriminatoires et leur ôte le pouvoir et d’autres droits (Kitunga et Rusimbi 2000, 63-75).

Cette libération doit aussi avoir des ancrages économiques. Elle doit s’attaquer aux écueils qui se dressent encore et empêchent les femmes africaines de jouir de leurs droits économiques. Parmi ceux-ci, on peut mentionner la difficulté d’accéder au crédit. En effet, beaucoup de femmes en Afrique

sont victimes de discrimination fondée sur le sexe et sur le statut matrimonial de la part des institutions financières. D’autant plus que leur capacité de contracter un emprunt ou d’obtenir du crédit est limitée puisque la femme est considérée, aux yeux de la loi [dans certains pays de l’Afrique subsaharienne], comme mineure et n’ayant pas le droit de conclure un contrat ni d’ester en justice.

Mvududu 2000, 77-90

L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) est sans équivoque à ce propos. Elle affirme qu’en Afrique, les femmes éprouvent d’énormes difficultés pour accéder aux sources de financement même si les hommes ne sont pas non plus épargnés.

Une autre lutte consiste à combattre les difficultés liées aux droits des propriétés, à l’accès et à la gestion des ressources (la terre). Ces difficultés sont occasionnées par des systèmes des droits coutumiers que certains pays d’Afrique ont établis et qui ont perpétué la domination masculine. Ce combat doit inclure les acquis déjà obtenu afin de les garder. Il s’agit par exemple de maintenir, voire d’encourager, la pleine capacité d’agir des femmes dans l’économie locale en Afrique où elles sont de plus en plus dynamiques dans la création de PME, dans les affaires commerciales, dans le travail salarié, dans la création d’associations sous diverses formes, dans le développement des tontines sous toutes ses formes, etc.

Cette libération doit aussi concerner le niveau éducatif. Car l'éducation joue un rôle essentiel dans l’autonomisation des femmes. Elle est très importante parce qu'elle ouvre des perspectives économiques, politiques, sociales, culturelles... Aujourd’hui, les difficultés et les différentes formes de discrimination que les femmes africaines affrontent procèdent sans aucun doute de causes multiples dont les effets se cumulent, mais l’une d’elles, et pas la moindre, est le manque de formation au niveau scolaire (intellectuel). Il faut ici combattre les disparités, prononcées et persistantes, concernant l'accès à l'éducation selon le sexe qui caractérisent les systèmes éducationnels des pays de l'Afrique subsaharienne. L'accès réduit des filles à l'instruction formelle dans les pays d'Afrique subsaharienne se reflète dans les faibles taux de participation aux niveaux primaire et secondaire. Globalement, les obstacles à la scolarisation des filles sont multiples. Parmi ceux-ci, on peut noter les normes sociales. En effet, les filles sont le plus souvent discriminées à cause du rôle que les sociétés leur assignent. Dans de nombreuses communautés, les normes sociales imposent une division genrée du travail conférant à la fille un statut de future mère de famille, que l’on croit incompatible avec l’école. Les femmes sont le plus souvent en charge des tâches domestiques, de l’éducation des enfants, de l’entretien du foyer ou encore de la gestion de la nourriture. Avec le mariage, la fille est appelée à quitter sa famille pour une autre, ce qui veut dire qu’investir sur elle est souvent considéré comme une perte, contrairement aux garçons pour qui l’accès à l’éducation est synonyme d’investissement économique (Devers 2014). Il y a également les grossesses et les mariages précoces.  Des études montrent que les grossesses et mariages précoces ont des conséquences négatives sur la scolarisation des filles. Très souvent, cela entraine un arrêt volontaire ou forcé de la scolarisation de la fille. Ces phénomènes sont particulièrement présents dans les pays à faibles revenus où il existe très peu de dispositifs spécifiques d’accompagnement des grossesses à l’école et où l’éducation sexuelle fait défaut (Khouma et Ka 2015).

Les violences font également partie des causes de la moindre scolarisation des filles. D’après Eugénie Aw (2000), les violences se manifestent déjà dans les foyers où les filles subissent une violence physique et morale qui fait de leur éducation de base une succession d’interdits. Ensuite les violences de genre se poursuivent en milieu scolaire. Ces violences subies à l’école, sur le chemin ou aux abords de l’école, relèvent des multiples facteurs : économique (cas du sexe transactionnel entre élèves et enseignants), socioculturel (tabou sur la sexualité, absence d’éducation à la sexualité, relations de genre inégalitaires) et sanitaire (peu ou pas d’installations sanitaires adaptées).

Selon Bony Tanella (2011, 52-56) ces violences se prolongent au niveau des études supérieures. Elle rapporte que, dans l’enseignement et dans les plus hautes instances qui contrôlent savoir et pensée, les étudiantes n’échappent pas aux représentations liées à la domination masculine. Elles font l’objet de toutes sortes de railleries à propos de leur vie privée. Leurs comportements s’écartent, aux yeux du grand nombre, des stéréotypes de bonnes mères et de bonnes épouses. Elles sont souvent obligées d’offrir leur corps pour avoir de bonnes notes et réussir leurs études. Cette auteure renchérit en affirmant que les violences et les discriminations poursuivent les femmes aussi bien dans les milieux intellectuels que dans ceux du travail. Dans le milieu intellectuel, le titre de professeur est réservé en priorité aux hommes, pendant que les femmes, à grade égal, sont appelées « Madame ». Une femme est souvent considérée comme femme, sans titre, l’épouse de tel homme si elle est mariée, rien de plus. Ses mérites, ses qualités, ses savoirs et savoir-faire ne seront pris en compte qu’au prix d’un parcours semé d’obstacles. Sur le lieu de travail, il arrive que ceux qui financent le savoir et la recherche ajoutent, au grand jour, leur grain de sel à cette discrimination. En effet, les mesures de discrimination positive (effectives en Afrique) favorisent l’obtention de financement des projets où figurent un nom de femme. Souvent après le financement, les hommes trouvent des motifs pour écarter les femmes. Dans les institutions qui gèrent le savoir et l’enseignement et dans les associations et dans les syndicats, l’idée de la femme « bonne à tout faire » ne quitte pas les esprits. Souvent les femmes y sont seulement pour attirer les financements. Dans le monde du travail, outre des situations de discrimination, le harcèlement sexuel est omniprésent et prend diverses formes. Celles qui cèdent voient leur réputation prendre le coup. Celles qui, pour sauvegarder leur dignité, résistent à ces violences multiformes sont traitées de tous les noms et traversent, sur le lieu du travail, un chemin jonché d’embûches.

4 Conclusion

Au terme de cette réflexion sur la possibilité d’une mariologie sociale en Afrique à partir de l’analyse du Magnificat dans la pensée de Jean-Marc Ela, il convient pour nous d’en dégager les idées forces qui en ont constitué le menu. Notre point de départ était la réflexion de Jean-Marc Ela sur le cantique de Marie qui pourrait constituer un tremplin pour une mariologie dite sociale en Afrique. Après avoir évoqué les moments importants où Jean-Marc Ela aborde le Magnificat, nous avons, par la suite, indiqué trois perspectives de cette analyse qui peuvent aider à penser une telle mariologie. Dans cette optique, l’agir divin dans le Magnificat devait avoir des implications sur l’engagement sociopolitique des chrétiens et chrétiennes en Afrique. En outre, enrichir la conception mariale africaine à partir de la prise de la Vierge Marie comme figure prophétique, devrait concourir vers ce même but. Enfin, avoir une vision globale du Magnificat dans le but de féconder la pratique du culte marial en Afrique devrait permettre aux pratiquants et aux pratiquantes de la dévotion mariale de la situer et de la vivre dans une perspective à fois spirituelle et sociale. Tout bien considéré et pour ce qui reste à dire, penser une mariologie sociale, c’est réfléchir sur les impulsions sociales et morales que la référence à la Vierge Marie et au culte marial peut donner à l'activité sociale et politique des chrétiens et des chrétiennes. C’est également comprendre la réponse que les adeptes du Christ, grâce à la figure de la Vierge Marie et aux pratiques mariales, sont à même de donner face aux enjeux sociopolitiques de la vie et aux problèmes nouveaux, souvent complexes, qu’ils ou qu’elles ont à affronter, surtout dans leur contexte. C’est finalement s’engager pour l’avènement de la justice, de la paix et de la libération des femmes, axes parmi tant d’autres, sur lesquels peut graviter une telle mariologie.