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L’Amérique latine est une terre aux couleurs multiples. Toutes les choses y sont très colorées, tout regorge de couleurs franches et primaires : les vêtements sont colorés, les maisons sont colorées, les aliments sont colorés, les musiques le sont aussi, tout comme les images des saints. S’il existe un dénominateur commun aux diverses cultures de l’espace latino-américain, c’est bien l’exubérance des couleurs, exubérance qui aurait un parallèle avec ce qui s’observe en Inde et presque partout en Afrique. Et s’il y a un secret commun à tout l’espace latino-américain, c’est bien la capacité de transformer la laideur en beauté, les larmes de souffrance en danse de la vie. Ce génie commun à tout l’espace latino-américain s’est nourri de l’héritage baroque de la latinité venu en Amérique latine, du mode de vie baroque, de ce style qui est non seulement art, mais aussi spiritualité et vie, apte à rendre cohérent ce qui au départ ne devait pas l’être : c’est dans ce génie que le Vendredi saint, le carnaval, la célébration des vivants et des morts trouvent une plateforme commune[1].

Le nom d’« Amérique », comme on sait, a des origines très prosaïques, remontant à Amerigo Vespucci, le navigateur qui le premier a tracé la carte du continent que les Européens venaient alors de découvrir. La seconde partie du nom s’explique du fait de la colonisation et domination culturelle ibérique, donc latine, distincte de celle de la sphère coloniale anglo-saxonne au nord. Bien qu’au cours des deux derniers siècles d’autres peuples « non latins » aient débarqué sur le continent, la matrice culturelle et religieuse ayant fait l’objet jusqu’alors de syncrétismes continue d’être la plateforme de nouveaux syncrétismes. Même si aucune appellation ne saurait exprimer exactement son âme culturelle, l’Amérique latine, diverse sur le plan géographique, réunissant l’Amérique du Sud, l’Amérique centrale et les Caraïbes, ainsi que le Mexique (lequel, géographiquement parlant, est situé en Amérique du Nord), est caractérisée par un trait commun, à savoir celui de la latinité. Il va de soi que les peuples autochtones possédaient et possèdent toujours leurs propres noms, riches de signification culturelle et spirituelle. Je n’en mentionnerai que quelques-uns : les Cunas du Panama nomment leur terre Abya Yala, soit terre féconde et mûre, dénomination renvoyant à une vision de la Terre en tant que mère, tout comme les Aymaras des Andes, qui appellent la terre Pachamama. Dans le Mexique pré-aztèque, Tlaxcala est la terre du pain de maïs, dont le Créateur est peintre, poète et chanteur. C’est sous la pointe de son pinceau et au son de sa flûte que naquirent toutes les choses. Chez « les Totonaques du Mexique, la terre s’appelle Tiyat, et ce qui nous soutient, soit le corps, se nomme tiyatliway (liwa renvoyant à chair) ; c’est-à-dire que nous, êtres vivants, sommes étymologiquement parlant la chair de la terre, la terre s’étant faite chair, la terre incarnée » (Pérez 2011, 159). Dans la vaste région tupi-guarani du Brésil, le pays s’appelle pindorama, terre de palmeraies. Dans le sud du Chili, les Mapuches se nomment à juste titre « gens de la terre ». Nous pourrions poursuivre cette énumération topographique à l’infini et constater le même phénomène en bien des endroits. Ces appellations évoquent une relation culturelle fondamentale : la culture débute par la relation écologique avec la terre, avec la vie vigoureuse de la terre nourricière, avec l’environnement maternel d’où proviennent les filles et les fils de la terre. La perception de la terre comme mère n’a rien d’exotérique. Cette sensibilité resurgit de nos jours dans la politique et dans la proposition du bien-vivre (sumak kawsay) qui se dégage des cultures profondément écologiques et communautaires, dans lesquelles le bonheur, la sagesse et l’équilibre, la démocratie et l’économie constituent l’horizon du grand ensemble de la création[2].

Nous préférons ici la catégorie de biodiversité à celle de multiculturalisme parce que nous la considérons plus analytique et plus adéquate pour décrire la relation intrinsèque entre vie, culture et religion, et pour désigner l’unité vitale dans les différences culturelles et religieuses. La biodiversité, notion issue de la biologie, nous renvoie immédiatement à la racine commune de la vie et à l’exigence de diversité pour une vie saine, ainsi qu’à la relation de la vie avec son contexte écologique, dans une multiplicité d’environnements. Elle nous ramène donc immédiatement aux raisons vitales de la multiplicité des cultures. Compte tenu de la nécessité d’une démarche synthétique, nous allons analyser trois aspects de la biodiversité culturelle et religieuse de l’Amérique latine : 1. les racines autonomes précolombiennes de cette biodiversité et leurs relations internes ; 2. la condition coloniale, syncrétique et résistante de cette biodiversité, sous l’hégémonie du catholicisme baroque ; 3. son état actuel, après l’affranchissement de la honte, après le « dévergondage » au sens étymologique du terme, c’est-à-dire après l’abandon de la vergogne, le fait, pour des cultures jusqu’alors plus ou moins cachées, de transcender la honte, et son affirmation, notamment religieuse[3]. Pour conclure, nous nous trouvons devant un devoir de dialogue culturel et religieux à mener à partir de la reconnaissance de la biodiversité humaine en rapport avec l’écologie, car il s’agit de cultures qui, même dans un cadre urbain, ont perduré tout en gardant un coeur écologique et en maintenant des symboles efficaces de leurs rapports avec l’environnement.

1. Cultures autochtones et empires précolombiens

Nous pouvons nous permettre de synthétiser beaucoup ici. L’hypothèse la plus plausible avancée par les chercheurs pour expliquer le peuplement du Nouveau-Monde est celle du passage par le détroit de Béring. Une fois la traversée devenue impossible, on a assisté à la grandeur du continent au développement autonome de groupes humains prenant racine dans des environnements diversifiés. On note toutefois au sein de ces groupes la présence de caractéristiques anthropologiques, vertus ou travers, partagées avec certains peuples habitant d’autres continents. On songe ainsi à l’esprit de domination et au bellicisme, à la lutte pour le territoire et pour la souveraineté sur celui-ci. Le Bon sauvage, mythe bâti autour des Indiens des missions et sur les relations des missionnaires, est sans doute un fantasme rousseauien.

Néanmoins, Rodolfo Kusch, philosophe argentin, s’est consacré à l’étude de l’« Amérique latine profonde » dans différentes cultures indigènes, surtout andines, qu’il a comparées avec la culture occidentale (Kusch 1962 et 1976). Il décrit les cultures résistantes de l’Amérique précolombienne en s’inspirant du mot latin stare, verbe conservé dans les langues ibériques (estar), mais qui, dans les autres langues romanes, a fusionné avec ser pour ne donner qu’un seul et même verbe exprimant l’être. Le verbe estar correspondrait à une façon d’être « là », d’être, mais d’être dans une situation donnée. L’Occident par ailleurs est héritier du verbe être, le roi des verbes et de l’ontologie, de l’être englobant, dominateur, dynamique et puissant, autorisant le passage du potentiel au réel, à la réalisation de soi. Grâce à ce verbe-roi, l’Occident agit sur le réel à partir de l’extérieur. Le verbe être est entreprenant et guerrier. Et l’acte par excellence, l’acte pur, l’acte divin, se concrétise par la domination, l’exercice de la souveraineté. À travers le verbe estar, les cultures indigènes — et il vaut peut-être mieux parler ici de cultures non occidentales — demeurent plus collées à l’environnement. Elles restent en communion écologique avec les autres créatures non humaines, sans vivre essentiellement avec elles un rapport de domination sur celles-ci. Ces cultures sont davantage les filles de la terre que ses propriétaires. Par le verbe de présence indigène estar, on agit en passant par des relations et des connexions internes, à titre de membre d’un ensemble écologique. Un exemple cocasse inspiré d’une visite au Musée de l’Or de Bogotá illustre bien le malentendu découlant de ces deux verbes : Les Indiens tchibchas, habitant la savane de Bogotá, avaient pour coutume de se parer de plaques d’or, abondant dans la région, pour qu’il renvoie la lumière du soleil. Cette pratique illustrait une conception élevée de la dignité humaine : ces hommes étaient les fils de la lumière céleste, ils réfléchissaient la splendeur divine. Voyant que les nouveaux arrivants étaient dépourvus de telles parures, ils les prirent en pitié et leur en offrirent afin qu’ils puissent transformer leurs pauvres et curieux vêtements par les reflets divins. Cependant, les colonisateurs faisaient non seulement disparaître les plaques d’or, qu’ils fondaient en lingots, mais en voulaient toujours davantage sans pour autant les porter en guise de vêtements. Ce n’est que lorsque les invités leur imposèrent des redevances sous forme d’or et le pénible travail nécessaire à son extraction que les indigènes comprirent qu’à leurs yeux, c’est l’or lui-même qui était divin.

La connaissance que nous avons des trois grandes civilisations que sont les empires maya, aztèque et inca nous permet non seulement d’admirer le niveau de raffinement culturel, politique, religieux et moral des cultures précolombiennes, mais aussi de sonder leur violence institutionnelle. Les colonisateurs, eux-mêmes habitués à allumer des incendies en Europe pour y maintenir l’ordre, ont été frappés par les débordements accompagnant les sacrifices humains pratiqués par ces civilisations et ils les ont utilisés notamment pour diaboliser les cultures du Nouveau-Monde[4]. C’est le début de ce que José Comblin appelle l’envergonhamento, processus d’introjection de la « vergogne » (honte) de sa propre culture et de sa propre religion, au profit de la culture colonisatrice, devenue dominante.

Il convient ici de formuler d’avance deux observations révélatrices : 1. Une Indienne de Colombie affirmait avec véhémence lors des célébrations du 500e anniversaire de la « découverte » du Nouveau-Monde par les Européens : si « être chrétien » signifie vivre en communauté, dans le partage des biens, eh bien, nous étions de meilleurs chrétiens avant l’arrivée des Européens. 2. Et même si la guerre et la domination n’étaient pas étrangères à ces civilisations, celles-ci avaient un tel sens de l’hospitalité que les colonisateurs européens eurent beau jeu de les dominer et de se livrer à des guerres d’extermination à leur endroit.

2. Le syncrétisme baroque de l’Amérique latine

L’Amérique latine coloniale a comme caractéristique culturelle dominante l’expression baroque du catholicisme populaire issu de la péninsule ibérique et apporté par les missionnaires et colonisateurs. Le baroque ibérique n’a pas la grâce de l’allemand ou le poids de l’italien, mais il possède la passion, d’une part tordue et douloureuse, d’autre part festive, marquée par des danses pleines d’énergie, propre à l’Espagne et au Portugal. Il s’agit d’un baroque qui fusionne des éléments chrétiens, mauresques et juifs. En commun avec tout ce baroque, on trouve la théâtralité et la capacité de réunir les contraires : la lourdeur et la légèreté, la clarté et l’obscurité, la vie et la mort, l’amour et la haine. En Amérique latine, ce baroque, passionné et paradoxal dans le jeu des extrêmes, est adouci par les ingrédients locaux des cultures autochtones et renforcé par les éléments forts des cultures africaines, disséminées en même temps que les Noirs amenés dans le Nouveau-Monde comme esclaves. Le baroque y devient colonial et tropical. Ce bouillon de culture syncrétique imprègne toute la diversité culturelle latino-américaine[5].

Pour comprendre ce qui s’est alors produit, il convient de glisser cette observation théorique sur l’anthropologie culturelle que j’emprunte à Paulo Suess (1994) : sur le plan organique, un système culturel se compose de trois sous-systèmes : un système matériel, un système relationnel et un système symbolique. On peut représenter la matérialité par la terre, par la maison et par la nourriture. Le système relationnel, pour sa part, est incarné par les parents, par la communauté et par l’étranger, l’Autre. Le système symbolique, quant à lui, prend l’apparence du langage, des arts et de la religion. Mais si l’expression religieuse se situe au niveau symbolique, l’expérience religieuse en tant que telle pénètre l’intégralité du système et transforme le système articulé organiquement à la manière de l’âme qui donne la vie au corps. C’est ainsi qu’on peut comprendre Paul Tillich quand il affirme que « la religion est la substance de la culture, et la culture, la forme de la religion ». Ou encore, Tillich rejoignant Émile Durkheim : « la religion est l’âme de la culture et sa réalisation sociale et culturelle ». C’est la dimension sacrée et sacralisante de la culture. Ces aperçus théoriques nous aident à saisir un phénomène culturel ample et complexe qui s’est déroulé en Amérique latine : devant la fragmentation et de la disparition de leurs formes, les cultures organiques des Autochtones et des Noirs ont entrepris un double mouvement. Le premier en fut un de repli vers l’intérieur secret de leur âme, c’est-à-dire vers la religion. La religion pratiquée de façon dissimulée et invisible aux yeux des maîtres coloniaux a condensé les autres éléments culturels dont la manifestation était interdite, le culte religieux se transformant alors en un lieu fusionnant la résistance et la patience historique de toutes les traditions culturelles. Le second mouvement en fut un de syncrétisme, d’élaboration de synthèses du catholicisme baroque dominant et de leurs propres formes religieuses originelles. C’est précisément la version baroque et ibérique du catholicisme qui a facilité cette grande synthèse, catholicisme qui ne s’embarrasse pas de contradictions apparentes, d’autant plus qu’il constitue justement un des principes du baroque. Un catholicisme d’essence romaine ou irlandaise n’aurait probablement pas assuré cette survivance syncrétique. C’est ainsi qu’on peut comprendre le phénomène religieux et culturel de la figure de Notre-Dame de Guadalupe, ou des dévots mayas qui, à Chichicastenango, au coeur des montagnes guatémaltèques, font aujourd’hui encore offrande de leur encens et de leurs bougies dans les escaliers de l’église Saint-Thomas des Dominicains érigée sur un temple maya, où ils vénèrent encore leurs ancêtres. Que ce soit dans la dissimulation ou bien dans le syncrétisme, ils ont maintenu la substance de la religion et la forme de la culture, même si elle faisait l’objet de répression. Ainsi, le syncrétisme n’est pas un phénomène d’aliénation culturelle, mais de résistance et de créativité culturelle. Nous pouvons parcourir toute l’Amérique latine et retrouver cette attitude fondamentale qui réunit les quatre piliers de la matrice religieuse de l’Amérique latine : le chamanisme, la magie, le baroque ibérique colonial et le syncrétisme[6].

Le lieu le plus riche pour examiner la résistance ainsi que le syncrétisme culturel et religieux est peut-être celui du culte africain pratiqué en terre américaine. Le terreiro, ou cour intérieure connexe à la maison des esclaves, a été le lieu de reconstitution de la maison et de la famille dans la communion chamanique et magique avec le divin, dans la fusion des orixás [N.d.T. : divinités afro-américaines originaires d’Afrique] avec les saints catholiques. Dans l’espoir de jours meilleurs, ceci a permis la conservation des formes organiques de la culture, de façon condensée, dans le culte religieux. À l’arrivée de ces jours de tolérance et d’éventuelle reconnaissance, qui coïncidèrent avec la venue de la démocratie moderne, les cultures d’origine africaine et les autochtones avaient recommencé à libérer leurs formes, depuis la semence conservée et contractée dans l’âme invisible, la religion vécue en secret comme substance des formes culturelles. C’est pour cette raison que la modernité latino-américaine ne s’est pas orientée vers la laïcisation et l’athéisme, mais bien vers l’exubérance plurielle d’une diversité d’expressions religieuses, depuis le culte des ancêtres jusqu’au pentecôtisme. Le pluralisme religieux actuel ne découle pas directement d’une pluralisation réalisée sous l’effet de l’individualisation moderne. La modernité a permis l’émergence d’un pluralisme ancestral contracté et dissimulé, invisible au regard de la culture dominante (Sociedade e Estado 2008).

3. La biodiversité culturelle et religieuse actuelle en Amérique latine

Quand Evo Morales est devenu président de la Bolivie, son premier geste, au moment de la passation des pouvoirs, fut de demander la bénédiction des chefs spirituels de son peuple, les Aymaras. Ses traits autochtones ainsi que sa sensibilité écologique et communautariste correspondirent à une ascension politique, à un coming out de toute la population aymara, en même temps qu’à un affranchissement de la honte culturelle, bref, à une prise de pouvoir. Au Venezuela d’Hugo Chávez, ce processus a aussi intégré le catholicisme populaire et le syncrétisme culturel. En Équateur et au Pérou, on ne peut plus ignorer la signification politique des mouvements indigènes et des revendications de reconnaissance. En vue de provoquer des changements, les républiques du Cône Sud ont choisi pour présidents des militants de gauche. Au Brésil et en Uruguay, les présidents qui ont marqué les dernières années proviennent des couches populaires et ouvrières et sont porteurs dans leur visage et dans leur langue du syncrétisme latino-américain. Le populisme latin, considéré par de nombreux analystes comme un déficit de démocratie, trouve en réalité ses racines dans la matrice baroque, syncrétique, chamanique et magique de l’ethos des peuples latino-américains. Cette matrice engendre le messianisme, nom plus religieux et plus « chrétien » pour désigner le « populisme », et on doit toujours en tenir compte. À l’heure actuelle, la majorité des États de la région reconnaissent que leurs peuples sont pluriethniques et plurilingues. En s’efforçant d’être véritablement laïques, ils favorisent l’émergence d’espaces voués au pluralisme religieux, conformes à la pluralité culturelle.

L’Amérique latine se trouve maintenant en plein processus de « dévergondage ». Cet affranchissement de la vergogne, de la honte, à laquelle succède la valorisation de soi et de la culture propre par la prise de la parole, se manifeste de façons diverses. Ceci ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’ambiguïtés. Ainsi, les villes de l’Amérique latine de taille moyenne et grande sont devenues récemment le « paradis du pentecôtisme ». Évidemment, le phénomène pentecôtiste dans la région peut être analysé de bien des façons. Une d’entre elles établit un lien entre l’exubérance pentecôtiste et la matrice religieuse résistante avec ses quatre piliers : le chamanisme, la magie, le baroque colonial et le syncrétisme. On a affaire à l’heure actuelle à un baroque modernisé, et à un syncrétisme qui embrasse spiritisme, protestantisme et catholicisme populaire. Du point de vue culturel, il s’agit d’un processus de recréation. Il existe par exemple une panoplie fantastique de symboles jouant le rôle de succédanés des sacrements. On voit beaucoup d’énergie, de prise de parole, d’auto-organisation, de convergence d’expressions qui, selon une froide logique, seraient contradictoires, tout ceci au beau milieu du chaos urbain et des risques de fragmentation. Les dimensions religieuse et culturelle ressemblent à l’architecture d’un grand bidonville : une recréation tissée de fragments. Le pentecôtisme croît comme ethos de résistance chamanique et magique en périphérie des villes, et sans lui, le chaos et la violence seraient beaucoup plus marqués.

Un des défis immenses du pluralisme actuel, tant du point de vue culturel que de celui proprement religieux, se situe à la croisée du fondamentalisme et du dialogue. Karen Armstrong, penseuse typiquement occidentale qui s’emploie à valoriser ce qui est non seulement occidental, mais universel, analyse le fondamentalisme en y voyant le fils de la rationalité moderne et le frère jumeau de l’athéisme (Armstrong 2009, 7). En réalité, il ne convient pas de considérer les traditions religieuses ancestrales comme étant fondamentalistes. Cela n’aurait aucun sens, cela équivalant à leur imposer une perception qui ne saurait valoir que par contraste avec la raison moderne. Mais puisque l’émergence actuelle des formes de religion, même ancestrales, se déroule dans le cadre moderne, c’est justement dans le pentecôtisme et dans la version catholique des mouvements charismatiques que prennent naissance des impulsions et des symptômes de fondamentalisme, par exemple la création de ghettos, la résistance agressive et exclusive, et la mentalité élitiste. Aborder ces symptômes avec autoritarisme équivaudrait à répéter les erreurs du passé et aurait comme conséquence aujourd’hui une exaspération de type guerre spirituelle qui amènerait sur le terrain de la guerre religieuse une autre guerre, une guerre culturelle, désastreuse, inutile et impuissante.

Pour éviter de demeurer sur le terrain des généralités, je termine en citant un cas douloureux, le conflit de la province de Sucumbíos en Équateur (Carrasco 2011). Il s’agit d’une erreur criante et tragique de l’Église hiérarchique contemporaine. La province de Sucumbíos est située en Amazonie équatorienne. La région est peuplée de descendants d’Autochtones, de Métis, d’habitants des rives des fleuves, de Noirs, bref, d’une population typiquement latino-américaine vivant le catholicisme avec les caractéristiques décrites ici. La prélature, puis le diocèse missionnaire étaient confiés à des carmélites, lesquelles, depuis le concile Vatican II, avaient entrepris une évangélisation avec la participation active du peuple de Dieu, réunissant des gens humbles, à titre de sujets ecclésiaux. Outre cela, elles avaient ouvert des possibilités en vue de la création d’un processus d’inculturation des expressions de l’Église à partir de la reconnaissance de ces sujets culturels et ecclésiaux. Toutes les années durant lesquelles Sucumbíos a continué d’être relativement isolée par sa géographie, un modèle d’Église typiquement conciliaire a pu mûrir. Mais avec l’essor du marché planétaire vint la découverte du potentiel minéral et pétrolier de la région. Arrivèrent des gens au grand pouvoir économique et entrepreneurial et, avec eux, les nouveaux mouvements spirituels, lesquels, à leur façon, sont aussi porteurs des caractéristiques baroques, chamaniques, magiques et syncrétiques, comme le renouveau charismatique, même s’ils ne reconnaissent pas ces traits dans leurs expressions de prière. Mais ils sont également marqués au sceau moderne, ou peut-être plus exactement, au sceau antimoderne du fondamentalisme. Le choc s’est produit lorsque la hiérarchie a tenté de modifier la voie conciliaire de l’Église, en destituant l’évêque et les carmélites devant la pastorale diocésaine, un geste en soit très grave. Parallèlement, on vit l’« importation » des Hérauts des Évangiles, un phénomène brésilien qui s’explique toujours par la même matrice baroque, mais qui revêt aussi une forme militante et antimoderne. Je donne un exemple curieux : les Hérauts arrivent dans la liturgie avec leurs vêtements médiévaux de croisés, marchant au rythme de leurs bottes qui produisent une impression de poids et de gravité, gravissant l’escalier de l’autel d’un pas lourd, mais chantant des chants grégoriens, pareils à des anges légers et doux. C’est le baroque en marche, avec ses contradictions ! Et ils enchantent bien des gens. C’est ainsi qu’ils arrivèrent avec leurs bottes à Sucumbíos, qu’ils prirent possession de la radio populaire du diocèse et congédièrent les personnes qui travaillaient dans les organismes pastoraux. Et les membres des communautés ecclésiales campèrent dans la cathédrale pour que les bottes des Hérauts ne gravissent pas les marches de l’autel. Cependant, les Hérauts savent aussi charmer grâce à l’exubérance de la parole, au chant grégorien, à la jeunesse qu’ils manifestent, même s’ils ne sont pas sans rappeler l’organisation d’extrême droite et anticoncilaire qui s’appelait Tradition, Patrie et Famille. C’est ainsi que naquirent un conflit et une autre blessure profonde chez les gens de Sucumbíos. Après tant de dégâts et de douleurs, un dialogue n’a pas encore été mené à bon terme.

Reste alors la question : l’Église, cinquante années après le Concile et presque quarante années après l’exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi, après avoir expliqué théoriquement ce qu’est un processus d’inculturation de l’Évangile, n’a-t-elle pas encore compris ce que signifient reconnaissance, dialogue, hospitalité, coexistence pacifique, communion dans la diversité, inclusion des différences en tant qu’enrichissement ? Ce qui est arrivé récemment à Sucumbíos est une grande injustice commise par l’Église dans sa hiérarchie, tout comme ce qui s’est produit ailleurs de façon plus ou moins marquée, par exemple à San Cristóbal de Chiapas avec ses diacres autochtones, ou bien dans ses interventions précipitées en Bolivie, au Paraguay et au Venezuela, pour ne mentionner que quelques exemples récents. Après cinq cents ans, la hiérarchie ecclésiastique qui règne sur le catholicisme de l’Amérique latine n’a presque rien appris.

La façon hiérarchique de penser la réalité semble entraver une évaluation correcte de la diversité avec égale dignité, que ce soit de sexe, de culture, etc. S’il y a de la diversité, il semble qu’il doive y avoir une hiérarchisation en fonction des valeurs respectives. Cependant, l’Amérique latine est destinée à être une terre aux couleurs multiples, aux couleurs primaires et franches. Affirmer que le jaune est meilleur ou moins vrai que le vert n’a alors aucun sens. Le récit de la Création n’est pas un récit de hiérarchies, mais de milieux de vie et de créatures qui deviennent à leur tour, des milieux de vie, une vie plurielle depuis son origine.