Abstracts
Mots-clés :
- Deleuze,
- Cinéma,
- Chris Marker,
- nostalgie
Keywords:
- Deleuze,
- Cinema,
- Chris Marker,
- nostalgia
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« Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance. La scène qui le troubla par sa violence, et dont il ne devait comprendre que beaucoup plus tard la signification, eut lieu sur la grande Jetée d’Orly quelques années avant le début de la Troisième Guerre mondiale. » La Jetée, Chris Marker (1962)
L’image d’enfance qui hante le personnage du film La Jetée, celle d’une femme au bout d’un monde et d’un temps, est en réalité une série de plans, un scénario reconstitué sur des bribes de souvenirs : « le décor planté au bout de la jetée, et un visage de femme »[1]. Les souvenirs du personnage – voyageur dans le temps entre un futur apocalyptique et un passé au bord d’une guerre décisive – sont des vestiges d’un temps à venir. Le temps, vu comme cyclique et irrémédiable, est à l’image de l’architecture principale de cette œuvre : une ligne de fuite qui n’a jamais cessé d’être très claire dans ce qu’elle présentait. Il n’y a que l’humain pour croire qu’au bout de la jetée se trouve autre chose qu’une chute dans le vide.
Parce que je l’ai visionné jeune, le visage d’une nostalgie qui structure cette histoire est devenu mon image d’enfance. Elle me revient aujourd’hui dans ce contexte de pandémie pour ce que le sentiment de « ne pas pouvoir échapper au temps » – soit l’angoisse très basique de sa propre mort – est plus vif dans l’air. Avons-nous conservé en mémoire, comme le voyageur dans le temps, un scénario (le confinement, les chiffres des morts augmentant) qui est une projection de jours à venir [2] ?
Beaucoup de phénomènes actuels semblent raviver les marques narratives des dystopies[3] : lors d’une manifestation contre le port du masque à Québec, une journaliste portant le masque serrée par deux hommes non-masqués[4] ; un chauffeur de bus mort en France après avoir été roué de coups par des passagers à qui il avait demandé de porter un masque ; quelque jours après, un homme condamné à quatre mois de prison pour avoir refusé de porter le masque dans un bus… Le sujet de l’agression semble se cristalliser, pour un ensemble de faits du moins, autour d’un objet unique, davantage en lien avec l’angoisse d’une contamination qu’avec le soucis d’une sécurité. La peur de l’autre, ou du moins le réflexe de distanciation, me renvoie les relents d’ambiances visuelles fondées sur la psychose collective, l’ambiance d’un monde et d’un temps en agonie qui est dressé notamment dans L’Armée des douzes singes de Terry Gilliam (1995), adaptation libre de La Jetée. Dans cette version qui remplace le conflit de la Troisième Guerre mondiale par une pandémie, les aller-retours du voyageur du temps sont ponctués par des phases de décontamination du corps que ce soit dans le passé ou dans le présent de l’humanité : le voyageur est lavé au kärcher, bombé de produits autant antiseptiques qu’abrasifs. Le temps est une substance qui, semblable à une résine, colle à la peau du personnage au point d’altérer son sentiment d’appartenance[5]. Décontamination, confinement, altération d’une notion de temps, ces phénomènes anxiogènes résonnent entre une réalité (celle que je perçois ou que l’on souhaite que je perçoive) et un imaginaire narratif[6].
Mais l’actualité, au-delà d’un imaginaire culturel, porte aussi ses propres récits individuels, développe sont propre imaginaire du futur. Comme par compensation d’interactions sociales directes, les réseaux sociaux et autres plateformes de diffusion en ligne deviennent les espaces d’expressions, conseils et décharges émotionelles où le lexique de la pandémie apparaît autant comme un fait d’actualité que comme un phénomène de mode trendy : « confiné avec moi », « j’ai fait le test du covid (c’était pas marrant) », « comment s’occuper enfermé », « comment le corona a changé ma vie », « ce que je pense du masque », etc.[7] Ces récits m’apparaissent comme des airs du temps qui marqueront peut-être comme des souvenirs fragmentés certaines images d’enfance. Et à l’instar des prochains imaginaires, les consciences futures me semblent concernées par une empreinte du temps présent, celle des dénonciations anonymes[8]. Cette vague Bas les masques est comme une réponse à un autre niveau au mot d’ordre du port du masque obligatoire. Il est dit que c’est dans les carnavals que l’on délie le plus les langues : la dynamique du renversement est là et elle concerne l’expression puisque que l’on se cache la bouche pour moins se taire[9].
Ces échos à des imaginaires m’évoquent les questions suivantes :
De qu(o)i sommes-nous atteint·e·s ? De qu(o)i voulons-nous guérir ? De soi-même ou de l’autre ?
Lorsque je pense au virus C, moi qui présume ne pas l’avoir contracté ou sinon de manière asymptomatique, j’ai le sentiment des histoires de monstres que l’on nous narre pour que nous ne quittions pas ce lit d’enfant dans lequel on nous borde. Les monstres des adultes sont des composés hybrides, suffisament flous et lointains pour ne pas causer de cauchemars, suffisament affligeants et menaçants pour paralyser les paupières. Derrière ces crinières à épines molles, c’est un besoin de paix qui réside : les contes sont récités le soir pour maintenir les petits couchés afin que les grands profitent[10]. Là où je propose l’analogie, c’est dans le fait que les contes que je lis et qui me sont donnés à lire du monde pandémique me maintiennent dans mon appartement, laissant le dehors vaquer à ce qui l’occupe et le vide. Ce sentiment d’infans [11] face au déroulé du réel est celui d’une exclusion désemparée face à une maladie bien réelle mais dont la présence est rendue mythique, comme une épée de Damoclès.
Le monde a ses chimères à chaque époque, chimères qui dérivent et s’inscrivent dans une réalité vécue[12]. Je comprends chimère comme une construction narrative (visuelle, écrite ou auditive) qui porte en elle des portions de réel : M. CHAT, point d’encrage dans Chats perchés, un documentaire-fiction de Chris Marker, est une chimère en ce qu’il permet de capturer l’ambiance politique et sociale d’une France au début des années 2000. M. CHAT existe cependant sous la forme de figures félines jaunes au large sourire taguées aux quatre coins de Paris par l’artiste, inconnu de 1997 à 2007, Thoma Vuille. La chimère est un intermédiaire, comme le conte, pour un besoin réel. Nous sommes aujourd’hui face à une nouvelle chimère arborant la belle lettre C, et qui se situe si loin, si proche de notre quotidien. S’ajoute à cette hybridité le récent changement de sexe du mot : on se bat encore pour faire reconnaître le mot « auteure », et, à l’instar d’une nouvelle tempête dévastratice, le covid donne le « la » pour devenir féminin. Si ce terme est aussi malléable, donnons-lui le nom de Charibde pour avoir l’impression qu’il y a encore pire qui le suit et qu’il ne faut pas aller plus loin.
En l’état, la génération Y française (1981-1996) qui est la mienne me semble en partie s’être construite avec l’utopie Mai 68 : une image d’enfance qui n’en est pas une mais qui demeure plus forte dans son idéalisation à mesure que des mots-d’ordre contraires à cette idée de libération totale sont placardés sur les éléments du quotidien : fumer tue, manger trop gras, trop salé, trop sucré, trop sanglant tue, baiser tue, et maintenant sortir démasqué, parfois sortir tout court. À quand penser ? L’après de la jetée est un retour au péril ou plutôt à la menace d’un péril potentiel : l’idée qui responsabilise comme angoisse de devoir croire ou faire comme si on croyait ce qui nous est donné comme information, ce qui nous est donné pour nous (in)former. Je nous pense, à la suite de Deleuze et Foucault notamment, passés d’une société de disciplines à une société de contrôle, soit une société où les mots d’ordres ne sont plus le privilège ou l’exclusivité de milieux d’enfermement (école, église, prison). Ces mots d’ordres sont désormais partout : « Mangez cinq fruits et légumes par jour », « L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération », « Fumer nuit gravement à votre santé et à celle de votre entourage », « Portez un couvre-visage et gardez le sourire ! ». Peut-être, là où ces penseurs n’avaient pas mesurer l’intensité de l’encadrement, sommes-nous dans un type + de la société de contrôle : non seulement il n’est plus besoin de milieux d’enfermement officiels pour la transmission d’une information, mais nous créons nous-mêmes des milieux propices à notre information et notre contrôle dans nos habitats personnels. Les vestiges des milieux d’enfermement, ceux qui parce qu’ils sont les seuls permettent une autorité totalitaire, nous les incarnons.
Aujourd’hui la mobilisation du savoir me semble menacée par les effets post-C interprétés par la société de contrôle. Pour certains espaces urbains ayant réouvert, des mesures de distanciation sont établies : casino, restaurant, cinéma, etc. Soit des lieux de divertissement, de restauration, de bien-être. Qu’en est-t-il des lieux de savoirs ? Si certains de ces espaces sont accessibles, la majorité demeurent fermés : certains des lieux de savoirs ne sont pas prioritaires, ou, pour le formuler autrement, le présentiel pour ces lieux n’est pas perçu comme nécessaire à leur fonctionnement. Les modes de communication en ligne sont promus au titre de mesure sanitaire dans le cas des espaces de recherche et d’enseignement. Or, cela est su désormais, le contrôle des conditions matérielles des connaissances, là où elles sont contenues et structurées comme les bibliothèques, là où elles sont – ou devraient l’être – re-modelées, est le pouvoir sur leur propre diffusion, sur leur état. Contraindre ces espaces, c’est contraindre nos intellects et leurs possibilités d’évolution. Même si aujourd’hui beaucoup de nos gestes de recherche sont numériques (envoi des mails, édition dans des logiciels de traitement de texte), la mobilisation des connaissances implique des présences, des corps : de la même manière qu’aucun savoir n’est immatériel (inscrit sur des supports, conservés dans des architectures, mis en pratique dans des circonstances), aucune transmission du savoir ne peut être radicalement désincorporé.
Et qu’en est-il alors de nos chambres à soi ? De ces lieux nécessaires à l’écriture car pouvant être fermés[13] ? Qu’en est-il de ces contextes de concentration que nous n’avons et ne pouvons pas forcément construire dans nos habitats quotidiens ? Si l’Université a des murs ce n’est pas seulement pour porter son toit, c’est aussi pour différencier de possibles chambres à soi.
L’horizon de ces lignes n’est pas la dénonciation ou la remise en cause des informations qui nous sont transmises, mais le questionnement de leurs effets, du fait qu’elles nous informent : nous sommes tenu·e·s de nous comporter comme si on les croyait, mais conservons peut-être, en « petit espace libertaire », une distance critique face aux chimères. Soyons comme M. CHAT, soit observateur au sourire bienveillant pour rire autant que montrer les dents.
Appendices
Notes
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[1]
La Jetée se présente sous la forme d’un photo ou ciné-roman de 28 minutes, composé de photographies en noir et blanc accompagnées par une voix-off qui narre l’histoire d’un des survivants de la Troisième Guerre mondiale, un conflit ayant rendu impossible la survie à la surface de la Terre. Le personnage principal est un cobaye scientifique : il doit effectuer le voyage temporel afin de trouver dans le passé des solutions et remèdes pour la survie de l’humanité de son temps.
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[2]
Élément qui m’a intrigué au moment de l’écriture de ce texte, l’actrice Hélène Châtelain, la femme de la jetée, est morte du covid en avril 2020.
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[3]
C’est peut-être d’ailleurs une marque distinctive et ce qui fonde la puissance de la dystopie que de faire écho au lecteur qu’importe son époque.
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[4]
Dans certains médias, le terme « enlacé » a été employé : on enlace un amant consentant pour exprimer de l’affection, on serre une proie non-consentante pour gêner ses mouvements. Exemple d’article
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[5]
Dans les deux œuvres, le personnage principal souhaite demeurer dans son passé, un hubris – œdipien temporel – qui le conduit à sa propre fin.
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[6]
De manière moins anxiogène, l’analogie entre la dystopie cinématographique et les phénomènes du réel peut se trouver avec le retours d’animaux dans les villes désertées par l’homme.
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[7]
Ce texte entre certainement dans cette catégorie.
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[8]
Pour ce qui est du Québec en tout cas.
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[9]
Point étonnant que je ne m’explique plus : les arguments passés qui jugeaient le port du voile (partiel ou intégral) incivique car empêchant l’identification des individus dans les lieux communs, semblent ici caduques, où en tout cas ont été tues.
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[10]
Soyons honnêtes, je raconterai ces mêmes histoires à mes enfants pour savourer ce moment seule d’une fin de journée.
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[11]
Terme latin qui donnera « enfant » et qui signifie « celui qui ne parle pas » et qui donc n’a pas la même part active à l’évènement.
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[12]
Par exemple, la licorne occidentale, création issue du rhinocéros, qui dans les premières descriptions tuait les jeunes filles non-vierges.
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[13]
Espaces pensés pour les femmes chez Wolf (1929) que nous transportons ici à l’individu en généal.