Abstracts
Résumé
Fugazi, l’un des groupes les plus reconnus de la scène indépendante américaine, a récemment mis en ligne la quasi-totalité de ses prestations « live », soit plus de 800 enregistrements réalisés entre 1987 et 2003. Un tel projet se distingue à la fois par son ampleur, les formations rock se contentant généralement de produire un ou deux disques en concert au cours de leur carrière, et par sa perspective, le label alternatif Dischord se lançant ainsi dans des activités curatoriales habituellement prises en charge par les institutions officielles de la culture comme les musées, les bibliothèques ou les universités. On réfléchira ici à cette démarche à la fois du point de vue du document, les variations infinies des concerts s’opposant aux versions arrêtées des albums studio, et de celui du canon, Fugazi souhaitant manifestement, par la constitution de cette archive numérique, contribuer à une histoire parallèle du rock.
Mots-clés :
- Fugazi,
- « Live Series »,
- archive numérique,
- enregistrements en concert,
- patrimonialisation,
- canon rock,
- scène indépendante,
- « do-it-yourself »
Abstract
Fugazi, one of the most respected bands of the American independent music scene, recently posted almost all of its live performances online, releasing over 800 recordings made between 1987 and 2003. Such a project is atypical both by its size, rock groups being usually content to produce one or two live albums during the scope of their career, and by its perspective, Dischord Records, an independent label, thus undertaking curatorial activities usually supported by official cultural institutions such as museums, libraries and universities. This approach will be considered here both in terms of documentation, the infinite variations of the concerts contrasting with the arrested versions of the studio albums, and of the musical canon, Fugazi obviously wishing, by the constitution of this digital archive, to contribute to a parallel rock history.
Keywords:
- Fugazi,
- « Live Series »,
- digital archive,
- live recordings,
- heritage (« heritagization »),
- rock canon,
- independent music scene,
- « do-it-yourself »
Article body
« Ahistorical – you think this shit just dropped right out of the sky[1]. »
Fugazi (1988)
La scène musicale indépendante américaine repose, comme son nom l’indique, sur un principe d’autosuffisance. Il ne s’agit pas uniquement de s’octroyer la liberté de composer hors des contraintes d’un canon entretenu par l’industrie du disque, mais également de se doter des structures logistiques permettant de le faire. Dans cette optique, l’aspect fédérateur du rock dit alternatif réside moins dans la production – les œuvres étant, par définition, uniques, éclatées – que dans la pratique. Michael Azerrad insiste à cet égard sur le fait que : « the key principle of American indie rock wasn’t a circumscribed musical style ; it was the punk ethos of DIY, or do-it-yourself. The equation was simple : If punk was rebellious and DIY was rebellious, than doing it yourself was punk » (Azerrad 2001, 22). Une telle approche a donné lieu à la création de labels désormais légendaires, souvent directement associés à des groupes phares du mouvement : Alternative Tentacles (Dead Kennedys), SST (Black Flag) et Dischord (Minor Threat). Certains, comme 2.13.61 (Henry Rollins), ont pu étendre leurs activités à l’édition littéraire. Il en résulte que le « indie rock » a été, en grande partie, une entreprise d’auto-publication, dont la légitimité ne découlait pas d’une reconnaissance par une quelconque institution extérieure – ce type de musique ayant été longuement cantonné dans l’underground –, mais de l’enthousiasme de son public et des modestes fanzines qui pouvaient en émerger. Aujourd’hui, alors que les groupes en question sont depuis longtemps séparés et que leur auditoire original est passé à autre chose, se développe une entreprise collective de pérennisation de ce qui fut un moment fort, mais souvent méconnu, de la musique américaine. Ceci passe généralement par la réédition d’albums marquants, par la parution de livres qui retracent une histoire autrement diffuse ou par la production de documentaires qui donnent à voir des images de l’époque tout en laissant la parole à ses principaux acteurs. De manière plus ambitieuse, Fugazi, l’une des formations les plus emblématiques de cette mouvance musicale, vient de publier, par le biais de l’Internet, la quasi totalité de ses prestations en concert, ce qui représente plus de 1200 heures d’écoute. La démesure de ce geste, qui ne va pas sans rappeler la prolifération actuelle des archives culturelles dans les médias électroniques, et sa situation dans un contexte d’autoproduction (« DIY »), qui transpose l’ethos de la scène indépendante dans des enjeux contemporains, soulèvent un certain nombre de questions du point de vue de la constitution et de la préservation du patrimoine. Plus généralement, ce projet s’inscrit dans ce qui paraît destiné à devenir une tendance forte dans la (re)constitution de l’histoire culturelle.
I. Une archive en devenir
Fugazi est un groupe issu de Washington D.C. qui a sévi de 1987 à 2003. Il est constitué des chanteurs-guitaristes Ian MacKaye et Guy Picciotto, du bassiste Joe Lally et du batteur Brendan Canty. Tant par sa musique que par sa démarche, la formation est considérée comme étant emblématique du rock alternatif américain des années 1980 et 1990. Du point de vue de la musique, Fugazi est constitué d’anciens membres de groupes hardcore des années 1980, qui cherchent à fonder une « scène » plus positive en réaction à la violence gratuite qui prévaut désormais dans ce milieu. Leurs chansons sont donc, du moins à l’origine, plus lentes, fondées sur un « groove » qui rappelle parfois le reggae. Au fil de leurs nombreux disques, ils tendront toutefois de plus en plus vers ce qu’on pourrait nommer le « art rock », soit une forme sophistiquée de recherche sonore. Du point de vue de la démarche, Fugazi valorise fermement son indépendance, ne se produisant en concert que dans les circuits alternatifs et faisant paraître ses propres disques sur le label Dischord, dont Ian MacKaye est l’un des co-fondateurs. Dans les deux cas, il s’agit de préserver une intégrité artistique face à de possibles ingérences d’ordre commercial et de pratiquer une politique du plus bas prix possible. De ce fait, les concerts de Fugazi ont eu pour prix d’entrée entre cinq et six dollars, alors que leurs disques pouvaient se commander directement auprès de Dischord pour une somme allant de huit à dix dollars. Le groupe a par ailleurs toujours refusé de produire des vidéos ou des produits dérivés comme des t-shirts ou des autocollants pour promouvoir sa musique, estimant que de telles pratiques détournaient de l’essentiel. Ces prises de position sont souvent reflétées – bien que de manière abstraite, métaphorique – dans les paroles du groupe. En témoigne la chanson « Merchandise », dont le texte est, pour une fois, plutôt transparent : « We owe you nothing / You have no control / You are not what you own[2] » (Fugazi 1990). L’intransigeance artistique et commerciale de Fugazi s’est fait d’autant plus remarquer que la formation a rapidement obtenu un certain succès : leurs concerts attiraient fréquemment des foules de plus de mille personnes et certains de leurs disques se sont vendus à plus d’un million d’exemplaires. Tout ceci permet à Michael Azerrad d’affirmer que :
No band was more engaged with its own business, its own audience, and the outside world than Fugazi. In response not only to a corrupt music industry, but to an entire economic and political system they felt was fraught with greed for money and power, the band developed a well-reasoned ethical code. In the process, Fugazi staked out the indie scene as the moral high ground of the music industry ; from then on, indie wasn’t just do-it-yourself, it was Do the right thing
(Azerrad 2001, 377).
C’est cette réussite « alternative », accordée aux valeurs du groupe et non pas aux pratiques de l’industrie, qui est à l’origine d’un projet comme la « live series ».
La « live series » ne constitue pas la première tentative de Fugazi de pérenniser sa démarche autrement que par des albums studio. Le cinéaste Jem Cohen, ami de longue date du groupe, a fait paraître en 1999 le film documentaire Instrument, réalisé à partir d’images prises en tournée ou en studio entre 1987 et 1998. Le photographe Glen E. Friedman, renommé pour son travail autour de la scène hardcore, a quant à lui publié l’album Keep Your Eyes Open en 2007, qui collige ses meilleurs clichés de la formation, réalisés là encore au fil des années. Dans les deux cas, il s’agissait de conserver et transmettre ce qui demeurait sinon – approche « alternative » oblige – potentiellement voué à l’oubli. De manière plus générale, il s’agissait de soutenir ce qui allait s’imposer peu à peu comme une sous-culture à part entière. C. R. Stecyk III, préfacier de la réédition d’un album de Friedman, explique ainsi que : « Unchartered territories were implicit to all of this as there were no extant precursors. There was no industry that drove it, nor any sort of outside media to record or interpret either the actions or the intellectual underpinnings of the progenitors of this yet-to-be-defined movement » (Stecyck 2014). Suivant cette idée, Friedman, à l’instar de tous ceux qui ont adopté une démarche de ce type, « was a primary witness and articulator of the origins of what is now considered a culture » (Stecyck 2014). Cette auto-documentation massive et soutenue de la scène musicale indépendante américaine est d’ailleurs l’une des raisons – outre, bien sûr, la qualité de certaines de ses productions – pour laquelle elle obtient une telle reconnaissance et légitimation aujourd’hui. Or, si les œuvres de Cohen et de Friedman complémentent de manière pertinente la production discographique de Fugazi et ont été réalisées en collaboration avec les membres du groupe, elles n’émanent pas directement de celui-ci. C’est justement dans cette prise en charge interne du processus de préservation que réside l’intérêt tout particulier de la « live series ».
Selon les estimés de la formation, Fugazi aurait donné plus de 1000 concerts au fil de ses quinze années d’existence. Sur ceux-ci, environ 800 auraient fait l’objet de captations audio. Ces dernières consistent en des enregistrements sur cassette ou sur DAT réalisés directement à partir de la console de mixage par l’un de leurs deux sonorisateurs, soit Joey Picuri ou Nick Pellicciotto. À l’origine, alors que le groupe n’avait pas encore travaillé en studio, il s’agissait de garder une trace des morceaux, d’avoir un outil de travail pour la composition et les arrangements. Puis, alors que les concerts et les tournées se sont enchaînés, la formation a conservé l’habitude d’enregistrer ses prestations, sans pour autant avoir le loisir – ou l’intérêt – de se réécouter régulièrement. Les cassettes se sont donc accumulées sans que personne ne sache qu’en faire. En 2004, quelques mois après la dissolution du groupe, le label Dischord a fait paraître une série de CD « live » à tirage limité issus de ces enregistrements, mais le résultat a été jugé peu concluant, notamment à cause du choix arbitraire effectué parmi le matériel disponible. En 2011, soit près de dix ans après le « split » du groupe, Dischord a lancé la « Fugazi Live Series », qui donne accès, par le biais de l’Internet, à la quasi-intégralité de ces 800 enregistrements réalisés entre 1987 et 2003.
La collection est hébergée par le site de Dischord, mais bénéficie d’une arborescence indépendante : il s’agit donc d’un répertoire qui se veut distinct du reste du catalogue du label. L’interface est simple et conviviale[3]. La présentation par défaut recense l’entièreté des concerts du groupe, en ordre chronologique, tout en précisant pour lesquels de ceux-ci un enregistrement est disponible. Un moteur de recherche permet toutefois de filtrer les captations selon la ville où elles ont eu lieu, ou selon les chansons qui y figurent. Chaque concert, y compris ceux pour lesquels un enregistrement n’est pas disponible, bénéficie de sa propre page, où figurent un certain nombre d’informations contextuelles. On y trouve par exemple, selon le matériel existant : le nom de la salle ; le prix d’entrée ; les noms des autres groupes ; une reproduction de l’affiche ; des photos de la prestation ; etc. Des indications sur la qualité sonore de la captation sont également fournies. Chaque événement peut être téléchargé pour une somme laissée à la discrétion de l’acheteur. Le tarif proposé d’emblée est de cinq dollars (soit le prix d’un concert de Fugazi à l’époque), mais un menu déroulant offre un choix s’étalant de un à cent dollars. Un accès illimité à la série est également offert pour une somme unique de 500 dollars. Il est à noter qu’on ne peut se procurer que des concerts complets : les chansons, bien qu’elles fassent l’objet de fichiers séparés, ne sont pas proposées à la pièce.
La démarche de Fugazi, si elle s’avère plutôt inusitée par rapport à l’univers du rock, ne va pas sans rappeler l’évolution du concept – et donc de la pratique – de l’archive observable ces dernières années. D’une part, le spectre de ce que peut comporter une archive s’est passablement élargi. Les possibilités offertes par les médias électroniques de stockage ont permis une prise en compte systématique d’éléments estimés autrefois trop triviaux pour mériter conservation. De ce fait, comme le souligne Nathalie Piégay-Gros, le regard même sur le passé a changé :
Si notre époque a démultiplié l’archive en faisant archive de tout – la nouvelle histoire a hissé au rang de document des objets, des pratiques, des textes, des images, des sons qui étaient auparavant ignorés par l’historien –, elle a privilégié aussi dans l’archive ce qui a priori échappe à la grande histoire, allant vers sa « démonumentalisation », préférant le minuscule au glorieux
(Piégay-Gros 2012, 63).
Une telle perspective s’avère proche du travail fondateur de témoins privilégiés de la scène underground comme Glen E. Friedman ou Jem Cohen (dont il a été question précédemment), qui colligeaient à l’intention de générations futures les éléments épars d’une sous-culture qui en était alors à ses premiers balbutiements. D’autre part, cette inclusion généralisée a mené à une démesure de l’archive. On assiste de la sorte, toujours selon Piégay-Gros, à un « changement de paradigme […] d’une gestion de la rareté, donc du précieux et du secret, voire du sacré […] à celle de l’accumulation » (Piégay-Gros 2012, 61). En d’autres mots : « D’archives rares et précieuses, on est passé à des archives omniprésentes et envahissantes : elles s’accumulent, pèsent et écrasent parfois » (Piégay-Gros 2012, 21). Arlette Farge abonde dans le même sens, insistant sur le fait que « [l]’archive […] est difficile dans sa matérialité[,] [p]arce que démesurée, envahissante » (Farge 1989, 10). Cette thésaurisation apparemment infinie évoque bien évidemment la somme impressionnante d’enregistrements colligée – et organisée – par Fugazi. Là encore, le groupe s’inscrit à sa manière dans des préoccupations éminemment contemporaines. Enfin, l’ouverture de l’archive et sa démultiplication subséquente ont eu pour effet de valoriser davantage que dans le passé son organisation interne, sa facilité de consultation, l’accessibilité qu’elle offre à ses usagers potentiels. « L’archive suppose l’archiviste ; une main qui collectionne et classe », précise ainsi Farge, « elle est en quelque sorte préparée pour un usage éventuel » (Farge 1989, 9). Matteo Treleani nomme « concept processuel de patrimonialisation » cette mise en forme stratégique de l’archive, « où le patrimoine est vu non pas comme un stock statique d’objets, mais comme quelque chose de dynamique, la valorisation étant le moment où les objets acquièrent de la valeur et deviennent ainsi un véritable patrimoine » (Trelani 2014, 22). Il en résulte un curieux renversement de perspective : « Autrefois, le public cherchait quelque chose dans les Archives, aujourd’hui ce sont les Archives mêmes qui vont à la recherche du public » (Trelani 2014, 52). Ceci rappelle une fois de plus la démarche de Fugazi, qui n’entrepose pas son legs culturel en attente d’un éventuel public, mais prend les devants en proposant d’emblée le tout – pour un prix minimal – à son auditoire. Bref, la nouvelle approche de l’archive, où des éléments secondaires (comme peuvent l’être les captations en concert par rapport aux enregistrements studio) sont pris en compte, où ceux-ci ont (comme les 800 fichiers mis à disposition par le groupe) la possibilité de se démultiplier à l’infini et où, en réaction à cette dynamique de prolifération, un protocole de valorisation et de diffusion se fait partie intrinsèque de l’ensemble, correspond en tout point à la démarche de Fugazi, tant dans sa rigueur que dans son exhaustivité.
II. Une gestion active du patrimoine
La « live series » constitue donc une entreprise originale de pérennisation – si ce n’est d’archivage – de l’œuvre d’un groupe défunt, entreprise qui se distingue à la fois par sa démesure et par son caractère autogéré et autofinancé. Si l’on en croit les membres de la formation, le projet serait, pour le moment du moins, déficitaire : les frais engagés pour la numérisation et la « mastérisation » subséquente des enregistrements – auxquels s’ajoutent ceux occasionnés par la constitution de la base de données et du site Web – dépasseraient de loin les revenus générés par les faibles tarifs pratiqués. Il est vrai que l’offre simultanée de quelque 800 concerts d’un groupe alternatif scindé il y a quinze ans ne constitue pas une stratégie commerciale particulièrement porteuse. À ceci s’ajoute le fait que l’auditeur potentiel se voit rapidement dépassé par l’ampleur du matériel qui s’offre à lui : rares seront ceux qui exploreront la collection dans ses moindres détails. Le geste posé par Fugazi, dans la constitution de sa « live series », semble dès lors avant tout idéologique. On peut le comprendre – comme on l’a déjà suggéré en introduction – comme une prolongation et une exacerbation de l’éthique du DIY (ou « do-it-yourself ») typique de la scène hardcore américaine des années 1980, ce qui ne va pas sans soulever un certain nombre de paradoxes du point de vue de l’archive et de la gestion du patrimoine.
Ian MacKaye, membre de Fugazi et co-fondateur de Dischord Records, use d’un terme récurrent dans l’évocation de l’activité de son label : « document ». Ce mot, employé à la fois comme substantif et comme verbe, se substitue ainsi implicitement à celui d’« œuvre » : « We just said, “Let’s document ourselves” » (Azerrad 2001, 131) ; « it was all about documentation » (Azerrad 2001, 132). Cette posture quasi-ethnologique s’explique du fait que Dischord – dont le nom, génial, évoque à la fois la colère, un accord dissonant (car le « h » est ici de trop) et la ville de Washingon D.C. – a été à l’origine créé pour conserver le répertoire de formations hardcore éphémères, dont le disque unique paraissait souvent à titre posthume. Comme ces groupes n’avaient d’autre public que leur entourage immédiat, il s’agissait moins de faire œuvre que de consigner une production sinon vouée à disparaître. Le succès international de Minor Threat, autre groupe de MacKaye, a rapidement permis à Dischord d’évoluer pour constituer un véritable label, voué à soutenir des formations en activité. Le discours d’accompagnement est toutefois demeuré le même, se traduisant souvent – dans le plus pur esprit « indie » – par des productions dépouillées laissant transparaître un certain sentiment d’urgence. L’autoproduction serait ainsi, contrairement aux pratiques des « majors » qui visent à reproduire un canon ou à répondre aux attentes d’une clientèle ciblée, le moyen de parvenir à une certaine authenticité. Un tel ethos s’avère, à en croire Simon Frith, la fondation tant concrète que symbolique du rock indépendant : « Such a label refers both to a means of production (music produced on an independent rather than a major label) and to an attitude, supposedly embodied in the music, in its listeners, and, perhaps most important, in the relationship between them » (Frith 1996, 86). Conséquemment, « the counter-value of cheapness, the small scale, the “independent,” […] relates, in turn, to how music is judged as believable, true-to-life, sincere » (Frith 1996, 52). Suivant cette logique, pour MacKaye et l’étiquette Dischord, un disque se veut avant tout un document, un témoignage et donc, une forme d’archive. Il est à noter que le label, voué depuis ses débuts à un fonctionnement reposant sur le bouche à oreille et sur les commandes individuelles à distance, s’est particulièrement bien adapté au tournant numérique qui a marqué l’entièreté de l’industrie du disque, ces dernières années.
Dans la perspective de l’authenticité évoquée ci-dessus, un album « live » est, dans l’univers du rock, l’occasion pour un groupe de faire preuve de ses capacités réelles. En effet, même la production la plus « lo-fi » ne peut entièrement masquer le fait que le travail de studio comporte sa part d’artifice, de prises multiples et superposées. « Recordings […] must trick us to work, and always ask that we suspend our disbelief », rappelle ainsi Greg Milner : « We are supposed to hear the sound of [a band] jamming together in real time. […] We’re not supposed to hear the sutures. A recording is nothing until it is decoded, and what it decodes is always an illusion » (Milner 2009, 22). À ceci s’ajoutent des effets compensatoires – dont, aujourd’hui, l’omniprésent « Auto-Tune » – qui permettent à certains des performances dont ils seraient bien incapables autrement. Il en résulte que, comme le déclare Henry Kingsbury : « Live performances have always been the most intense, most revealing experiences in pop music. That’s where you can tell if an artist can really sing, really make you dance, really deliver an unfaked emotion or epiphany to a breathing audience » (Kingsbury 2001, 68). Le « live » est donc, de ce point de vue, le document brut par excellence, dont les quelques imperfections attestent de la véracité et viennent d’autant plus mettre en valeur la qualité générale. Cela étant dit, les groupes se prévalant de cette logique font habituellement paraître un album en concert – ou deux ou trois, attestant de diverses étapes de leur carrière –, pas plusieurs centaines.
La dynamique de la « live series » ne va pas sans rappeler la démarche de « jam bands » comme Phish ou The Grateful Dead, qui permettaient à leurs fans d’enregistrer leurs concerts – lesquels se distinguaient fortement les uns des autres à cause de l’importante part allouée à l’improvisation – et à échanger leurs enregistrements par le biais de réseaux informels. Fugazi se distingue toutefois par la prise en charge du processus par le groupe lui-même et par l’impression de totalité qui, de ce fait, s’en dégage. Le résultat s’impose alors pour des raisons tant artistiques (ou musicales) que communautaires. Du point de vue de la musique, la proposition de Fugazi a pour effet de souligner implicitement l’unicité de chaque prestation. Le groupe est notamment reconnu pour son dédain des « setlists » : les musiciens maîtrisaient l’entièreté de leur répertoire (ce qui, vers la fin, représentait environ 90 titres) et enchaînaient les morceaux selon leur humeur du moment et l’attitude du public. S’ils ne versaient pas pour autant dans de longues improvisations, chaque concert demeurait un tout organique, unique dans sa construction et son enchaînement. D’où, probablement, la décision d’offrir ceux-ci en ligne uniquement dans leur entièreté. Le choix de tout inclure a en outre pour effet de rappeler que divers critères jouent dans l’appréciation d’un concert : il peut s’agir de la perfection technique de la prestation, de l’émotion qui s’en dégage (ce qui n’est pas incompatible avec certains ratés), de l’ambiance qui émane de la salle (et qui influe sur le jeu du groupe), ou, plus banalement (et uniquement dans le cas d’un enregistrement sonore), de la qualité de la captation. Chaque auditeur potentiel peut ainsi choisir ce qu’il préfère. Du point de vue de la communauté, l’ampleur de l’offre fait écho à l’ethos du mouvement hardcore ou « indie » qui valorise l’importance des scènes locales, dans la mesure où elle permet à chaque fan de longue date du groupe de se replonger dans un concert auquel il a assisté. Le « temps retrouvé » est dès lors à la fois celui du groupe et de son public. Glenn Gould considère d’ailleurs, dans un tout autre contexte, que la fonction première des enregistrements réalisés en concert serait de « provide documentation pertaining to a specific date. » Suivant cette idée, le lien affectif avec l’auditeur potentiel n’en serait que plus fort :
They are forever represented as occasions indisputably of and for their time. They spurn that elusive time-transcending objective which is always within the realization of recorded music. For all time, they can be examined, criticized, or praised as documents securely located in time, and about which, because of that assurance, a great deal of information and, in a certain sense, an emotional relation, is immediately available[4]
(Gould 1966).
Le fait que les visiteurs du site Internet de Fugazi soient encouragés à soumettre des photos ou des témoignages des concerts auxquels ils ont assisté contribue à souder encore davantage cette dynamique mémorialo-communautaire. C’est donc par sa démesure que la « live series » investit le plein potentiel de l’archive. Si, pour le groupe et son label, un enregistrement – et, tout particulièrement, un enregistrement « live » – constitue un « document », c’est dans leur accumulation que ces dits documents témoignent de leur singularité et de leur intérêt pour un public varié.
L’écoute des quatre concerts du groupe à Montréal (donnés respectivement en 1991, 1993, 1995 et 1998, pour lesquels un enregistrement était chaque fois disponible) vient confirmer ces propos. La captation intégrale restitue bien l’énergie du groupe. Les différences d’arrangements ou d’interprétation entre les disques et les concerts rendent le tout d’autant plus intéressant. De même, les transitions faites d’un morceau à l’autre – souvent par le biais de semi-improvisations bruitistes, nimbées de larsens (« feedback ») – créent une ambiance particulière. La qualité sonore laisse toutefois souvent à désirer. Le « mix » n’est pas toujours optimal : certains éléments s’imposent plus que d’autres. Les guitares sont parfois désaccordées. De ce point de vue, un film comme Instrument, où les passages « live » sont livrés par bribes et ont dû, imagine-t-on, faire l’objet d’une sélection et d’une mise en valeur attentive (remixage ; mastérisation), évoque mieux la puissance de la formation en concert. En dépit de ces quelques ratés, il convient de souligner que le groupe est extrêmement « tight », faisant preuve d’une admirable cohésion rythmique, y compris dans les moments, plus risqués, de raccord d’une chanson à la suivante. Le côté cru et (parfois) brouillon des prestations permet en outre de redécouvrir certains morceaux de l’album Steady Diet of Nothing, dont la production est plus plate (au sens d’un apparent manque d’énergie ou de tension) que celle des autres enregistrements studio de Fugazi. Un autre élément digne d’attention est l’interaction laconique du groupe avec son public : salutations initiales (chaque fois un modeste « Good evening ladies and gentlemen, we're Fugazi from Washington D.C. ») et finales (un rituel « Thank you! Peace! ») ; brève présentation de certains morceaux. Ian Mackaye se distingue par sa prise à partie passive-agressive d’un individu qui s’obstine à pratiquer le « stage dive », alors que le groupe cherche à se distinguer de ces rituels violents du milieu hardcore : « Please don’t jump on people’s heads![5] » (Fugazi 1991) ; « If I was 18 years old today, I […] wouldn’t be doing a hand-me-down dance from the 1980’s![6] » (Fugazi 1991). Il s’applique en outre à désamorcer toute possible starification des musiciens, évoquant par exemple leur repas pris au « Commensal[7] » (Fugazi 1998) ou leur existence somme toute ordinaire : « Give us a book and we’re pretty entertained[8] » (Fugazi 1995b). De même, il demande (presque) chaque fois, en tout début et fin de concert, à ce que les lumières de la salle (« house lights ») soient allumées, afin que le groupe puisse bien voir l’assistance. Guy Picciotto, quant à lui, fait rigoler par ses interventions, souvent facétieuses, en français (contexte québécois oblige). Il glisse ainsi un « Salut les copains[9] ! » (Fugazi 1993) lors d’un silence (ou « break ») de « Waiting Room », pourtant l’une des chansons emblématiques du groupe. De façon similaire, il traduit maladroitement les titres de certains morceaux (« You’d Make A Great Cop » devenant ainsi « Tu serais un bon gendarme[10] » (Fugazi 1993)). Il va même jusqu’à remplacer les paroles initiales de « Two Beats Off » par (un très hors de propos) « Au clair de la lune / J’ai pété dans l’eau / Ça a fait des bulles / C’était rigolo[11] ! » (Fugazi 1991) Ce type de plaisanterie ne pouvant fonctionner que devant un public francophone, ce qui devait demeurer une exception pour Fugazi compte tenu de leurs origines américaines et de leur rayonnement international, les concerts montréalais en acquièrent ainsi une certaine singularité. Bref, de par leur son cru et leur caractère pris sur le vif, les enregistrements de la « live series » peuvent rappeler certains disques légendaires comme Live At Leeds ou Get Yer Ya-Ya’s Out!, dont le dépouillement, l’énergie et les ratés occasionnels alimentent tant la force que l’émotion. Il n’empêche, comme on l’a déjà dit, qu’un tri aurait assurément été salutaire, du point de vue de l’auditeur lambda, de manière à mieux isoler certains moments forts, lesquels demeurent le réel legs d’un groupe défunt à son public nostalgique ou à venir.
III. Une inscription dans la durée
Ian MacKaye a récemment été invité à la Library of Congress à Washington pour y présenter, à l’initiative du « National Digital Information Infrastructure and Preservation Program (NDIIIPP) », une conférence sur ses activités de numérisation. Il y évoque notamment la profession de journaliste exercée par sa grand-mère et par son père, et l’usage constant du dictaphone que celle-ci impliquait. De même, il fait part de la propension de sa mère à archiver soigneusement l’entièreté de sa correspondance. Par-delà ces sympathiques ouvertures biographiques, MacKaye offre un aperçu fort intéressant des motivations de la « live series » lorsqu’il établit un lien entre patrimoine et légitimité : « Most of the time in the past, […] what was happening has always been sort of curated by the major label industry. […] [T]hey’re the ones who’ve decided about the history of rock[12] » (Mackaye 2013). Il précise sa pensée à l’aide d’un exemple révélateur, soit :
that incredibly informative History of Rock that was on the PBS channel some years ago – maybe in […] the late ‘90’s […]. [T]he Punk chapter was great because […] the Sex Pistols were playing, The Ramones and then… Nirvana. [S]o it’s […] a serious 15 year jump […]! But meanwhile right here in the United States there were kids, […] just kids, […] 12, 13, 14, 15, 16-year-old kids who for the first time really were writing their own songs, putting on their own shows, putting out their own records, they have their own fanzines, creating networks, touring around the country. […] It’s crazy the stuff that was going on. But this is happening and it was completely under the radar and […] nobody in the major labels had anything to do with it whatsoever until […] that familiar odour of money made it over the mountains to them. […] I mean, […] I don’t think they’re evil. It’s just […] their nature. They’ve just got to work like that. But for PBS to just skip over this profoundly important chapter of American music history is disappointing and it calls into question all histories and all documentaries. That’s what I’ve learned about being a part of something that is considered history is that it is really questionable […] what actually happened. There’s a lot more to this story
(Mackaye 2013).
On comprend dès lors que la « live series » se veut, du moins en partie, une contribution à une histoire parallèle du rock, voire à son histoire tout court, une fois l’influence délétère des « majors » – et, surtout, l’impact qu’elles exercent sur le canon et l’histoire du genre – minorés par un complément d’information salutaire. On n’est pas loin ici de la tension entre Histoire (avec un grand « H ») et mémoire qui a occupé la communauté savante ces mêmes années.
Simon Frith abonde dans le même sens que MacKaye, lorsqu’il décrit les modalités constitutives d’une « idéologie » musicale dominante :
If the struggle for rock meaning concerns cultural use as well as cultural form, the ideology of rock depends not only on the relationship of producers and consumers, on a series of musical texts, but also on the effects of attempts to limit rock’s significance by constraining its uses. Rock reaches its audience via the media – records, radio, television, newspapers, the music press ; for most rock consumers (and performers) these media are an important source of their knowledge and interpretations of particular rock styles and stars and sounds. The ideological work of the rock industry is not just the creation of meaning but also its regulation. The problem is how to confine music, musicians, and audience to a particular organization or entertainment, taste, and pleasure
(Frith 1981, 268).
Pareille hégémonie culturelle explique – et justifie – l’émergence d’une scène underground ou indépendante, laquelle en vient à se définir paradoxalement par ce à quoi elle s’oppose : « What is crucial here is the capitalist control not of ideas but of cultural practice » (Frith 1981, 270). La référence faite par MacKaye à Nirvana s’avère particulièrement significative à la lumière du propos de Frith, dans la mesure où le succès planétaire de Nevermind a marqué la récupération commerciale du son punk – près de vingt ans après sa création – par l’industrie culturelle. Dans le sillage de « Smells Like Teen Spirit » se sont en effet engouffrés des groupes comme Green Day, Bad Religion ou NOFX – pour ne nommer que les moins irritants – qui ont contribué encore davantage à brouiller les cartes entre « mainstream » et « underground ». Dans le morceau « Target », sorti en 1995, Fugazi déclare d’ailleurs : « I realize / That I hate the sound of guitars / A thousand grudging young millionaires[13] » (Fugazi 1995a). Le résultat de la vague « grunge » et « néo-punk » fut ainsi que l’authenticité, au sens où on l’entendait dans les années 1970 et 1980, ne s’est soudain plus mesurée à l’étalon du son ou du discours – désormais galvaudés –, mais bien à celui de l’intégrité des moyens de production et de diffusion. Le credo « alternatif » ou « indie » s’est alors reconstitué précisément sur l’absence de moyens qui voue cette scène à une certaine invisibilité sociale. Or, c’est ici que l’Internet, grand égalisateur culturel, vient opérer un renversement, fût-il purement symbolique. L’archive fugazienne a donc ceci d’intéressant qu’elle choisit de lutter précisément sur un terrain fragilisé, en transposant la logique du « DIY » (ou « do-it-yourself ») de l’approche strictement synchronique d’une résistance au présent à une stratégie diachronique qui cherche maintenant à s’imposer du point de vue de la postérité.
Il demeure, cela dit, quelque peu ironique de constater que, si MacKaye est désormais adoubé par les institutions culturelles dominantes (car il est difficile d’être plus légitime que la Library of Congress), le modèle d’organisation et de diffusion de fichiers musicaux électroniques sur lequel repose sa démarche fut, à l’origine, développé notamment par des pirates informatiques. Stephen Witt rappelle ainsi comment, à ses débuts, la révolution numérique a servi moins à mettre en place un réseau indépendant de production et de diffusion musicales – comme c’est désormais le cas – qu’à se réapproprier le catalogue des « majors », à en faire un objet collectif d’échange et de partage. Si les premières mises en ligne de matériel détourné ont eu lieu de manière ponctuelle, anarchique, la nécessité de mettre un peu d’ordre dans le foisonnement de données à en résulter s’est rapidement imposée. Se sont de ce fait développées des archives culturelles parallèles, qui n’avaient parfois rien à envier à leur pendant officiel : « large-scaled indices of pirated material whose archival breadth surpassed […], in some cases, even the Smithsonian’s » (Witt 2015, 170). Dans cette perspective, on doit entre autres aux usagers clandestins du Web la mise en place d’un protocole de classement (par artistes, par genres), de présentation (inclusion des pochettes, des paroles) et, surtout, de diffusion (qualité sonore) des fichiers pour systématiser le tout. Cette centralisation illégale de l’information est parmi les premières à avoir donné lieu à l’impression de totalité ou d’exhaustivité que l’Internet culturel peut dégager aujourd’hui. En a résulté « the greatest record collection the world had ever seen » (Witt 2015, 173), dans la mesure où, comme aime à le souligner non sans provocation l’auteur : « Many times, the pirates ended up being the best archivists » (Witt 2015, 268). Il n’en reste pas moins que, en dépit de l’origine parfois illicite des pratiques de gestion de contenu musical sur le Web, c’est le résultat qui, au final – tel que le suggère la reconnaissance institutionnelle de MacKaye – s’impose et importe.
Dans la présentation qu’elle fait de lui, la directrice du « National Digital Information Infrastructure and Preservation Program (NDIIIPP) » décrit Ian MacKaye comme un « citizen archivist ». L’expression fait apparemment référence à un article de Richard J. Cox, intitulé « Digital Curation and the Citizen Archivist », paru en 2009. Or, le propos de ce texte concerne avant tout les individus et les familles qui mettent en valeur leurs archives personnelles par le biais du numérique : « personal archiving, from websites and blogs to digital photograph albums and scrapbooks, is already a prominent feature of our society, as well as a prominent preservation issue » (Cox 2009, 102). Le cas de MacKaye et de Fugazi est manifestement différent en ce que, d’une part, ce qui est consigné est une production artistique, et, d’autre part, on cherche à y perpétuer la communauté qui s’est constituée autour de telles manifestations. Si l’appellation de « citizen archivist » est malgré tout ici pertinente, c’est moins, comme l’entendent avec une certaine condescendance les archivistes professionnels, dans son acception de « celui qui n’est pas investi d’une responsabilité officielle[14] » (cnrtl 2015), que dans celle, historique, de « celui qui, jouissant du droit de cité, prend part à la vie politique de celle-ci » (cnrtl 2015). Il s’agit dès lors d’un véritable engagement, qui relève autant des gestes, de l’investissement personnel, que du discours. La ligne de conduite de Fugazi, à cet égard, se voit clairement définie par Guy Picciotto. Alors qu’une intervieweuse s’enquiert « What political messages do you want for your audience to hear? », il répond, non sans lucidité : « It’s true that we address political subjects […] in our lyrics, but I think that for about thirty years you’ve had so-called protest music and not a lot has changed. So I think we recognize the fact that if a band is going to act politically, that it has to be more in line with what they actually do as a band » (Cohen 1999, 23:33‑23:41). Dans cette perspective, la grande force symbolique de la « live series » est, dans le plus pur esprit démocratique (comme l’entend Jacques Rancière, notamment[15]), de tenter de repenser l’histoire du rock du point de vue d’une inclusivité et d’une représentativité accrues. La désillusion dont fait preuve MacKaye à l’égard des capacités de PBS – pourtant un symbole de la culture non-commerciale – à relayer certaines manifestations de l’underground paraît par ailleurs confirmer sa décision de ne pas laisser la gestion du patrimoine aux seules mains des institutions publiques ou paragouvernementales.
IV. Une mémoire infinie
Cette démarche, dans son ambition et ses visées, paraît hautement instructive du point de vue des études littéraires, ou, plus généralement, des humanités. Dans le monde du livre, les instances de création – pour parler comme Pierre Bourdieu (1992) – sont généralement distinctes des instances de production (publier à compte d’auteur est, par exemple, souvent mal vu). De même, les instances de reproduction et de conservation sont à leur tour compartimentées (c’est la différence, notamment, entre l’édition et l’enseignement ou la recherche). Ici, Fugazi réussit le tour de force d’incarner toutes les instances à la fois : de la création à sa production, diffusion, pérennisation et donc – du moins dans la perspective du groupe – légitimation, le tout sans susciter l’opprobre qui accompagnerait inévitablement une telle démarche dans le monde des lettres (on pense à Victor-Lévy Beaulieu, par exemple). Si une telle démarche comporte quelques carences potentielles du point de vue de la reconnaissance ou de la légitimité – auxquelles viennent répondre, il est vrai, les millions de disques vendus préalablement par le groupe –, elle assure la meilleure exploitation possible (au sens à la fois de l’organisation et de la diffusion) de son fonds d’archive. Il s’agit en outre d’une réappropriation consciente, stratégique, des mécanismes de la mémorialisation culturelle. Matteo Treleani considère en effet que « la seule rediffusion d’une archive dans le présent finit par modifier son statut » (Trelani 2014, 22). D’où, selon lui, l’importance d’une prise en charge optimale et ciblée, car « est patrimoine ce qui est transmis, un processus de valorisation étant donc […] un processus de constitution même du patrimoine » (Trelani 2014). La meilleure manière de s’inscrire dans la durée demeure ainsi, en un prolongement contemporain de l’optique du « DIY » (ou « do-it-yourself »), de le faire soi-même. Reste bien évidemment à voir si une telle entreprise sera couronnée de succès, mais l’intérêt qu’elle suscite déjà, tant dans la presse musicale spécialisée (de Spin à Wired) que dans les médias institués (du New York Times à la BBC), suggère une pertinence et une sympathie manifestes. Il est vrai, cela étant dit, que l’institution potentiellement mise à mal ici est avant tout – comme c’était déjà le cas lors de la constitution de la scène indépendante – l’industrie du divertissement, aux motivations ouvertement capitalistes, et non pas l’académie (instance plus ou moins inexistante, dans le cas du rock). Tout ceci est néanmoins instructif à observer du point de vue de la recherche savante, car, si une telle tendance se maintient et se généralise, l’archive culturelle, jusqu’à tout récemment l’apanage des universités, des bibliothèques et des musées, pourrait continuer à s’accroître et à se disperser, cela entraînant bien évidemment des conséquences – comme on le constate d’ailleurs déjà – sur la constitution de l’histoire et du canon des arts et des lettres.
Maintenant que la « live series » est (presque) entièrement mise en ligne, Fugazi – décidément très actif pour un groupe dissous depuis presque quinze ans – s’est lancé dans un nouveau projet. La formation a fait paraître, il y a quelques mois, sa maquette initiale, ou First Demo. Cet enregistrement présente un intérêt certain pour les afficionados du groupe, mais demeure cependant – en une optique qui ne doit pas déplaire à Dischord – plus près du document brut que de l’œuvre achevée. Or, Ian MacKaye déclarait en entrevue posséder des dizaines d’autres enregistrements du groupe, allant de la simple répétition aux prises délaissées de studio. Les possibilités qu’il laisse ainsi se profiler, en termes de diffusion et d’accessibilité, s’inscrivent – à l’instar de la « live series », qu’elles viennent ainsi prolonger – dans une tendance plus vaste en termes d’archivistique. Nathalie Piégay-Gros observe à cet égard « une valorisation plus ou moins consciente du ratage, de l’inachèvement, du précaire, sur le plan esthétique » (Piégay-Gros 2012, 20). À l’instar des avancées faites dans le domaine de l’édition critique et de la génétique textuelle : « C’est l’œuvre en mouvement que l’on favorise et l’on aime entrer dans le laboratoire incertain où elle s’invente. Le matériau n’est plus voué à rester dans les fonds et les marges de l’invention : il est rendu visible, publié, commenté » (Piégay-Gros 2012, 18). Suivant cette idée, une publication intégrale de Fugazi est-elle à prévoir dans les prochaines années ? Feront-ils d’eux-mêmes les Nietzsche ou les Proust du monde alternatif, où le moindre élément potentiellement significatif se verra exploité et mis en valeur, et ce, jusqu’à l’absurde ? En d’autres mots, à force de vouloir s’approprier les mécanismes de légitimation de la culture instituée, le rock alternatif en viendra-t-il à en reproduire – maintenant qu’Internet le lui permet – les incongruités et les excès ? L’avenir seul nous le dira…
Appendices
Notes
-
[1]
Voir « Bulldog Front ».
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[2]
Voir « Merchandise ».
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[3]
Disponible en ligne ici.
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[4]
Pour le texte retranscrit et mis en ligne par Bibliothèques et Archives Canada, voir ici (page consultée le 18 août 2015).
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[5]
Voir « Interlude 1 » (1:04-1:06).
-
[6]
Voir « Interlude 2 » (0:39-0:43).
-
[7]
Voir « Intro » (0:48).
-
[8]
Voir « Interlude 3 » (1:35-1:39).
-
[9]
Voir « Waiting Room » (0:24-0:25).
-
[10]
Voir « You’d Make A Great Cop » (0:00-0:05).
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[11]
Voir « Two Beats Off » (0:15-0:33).
-
[12]
Pour le texte retranscrit et mis en ligne par la Library of Congress, voir ici (page consultée le 18 août 2015).
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[13]
Voir « Target ».
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[14]
Pour la référence en ligne, voir ici (page consultée le 18 août 2015).
-
[15]
« Un moment politique advient quand la temporalité du consensus est interrompue, quand une force est capable de mettre au jour l’imagination de la communauté qui est engagée là et de lui opposer une autre configuration du rapport de chacun à tous. La politique n’a pas besoin de barricades pour exister. Mais elle a besoin qu’une manière de décrire la situation commune et d’en compter les partenaires s’oppose à une autre et qu’elle s’y oppose sensiblement » (Rancière 2009, 7).
Bibliographie
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