En 1961, l’artiste Piero Manzoni produisit une « œuvre d’art » singulière. Cette dernière consistait en une série de 90 canettes d’aluminium mesurant 4,8 centimètres de large et 6,5 centimètres de haut qui contenaient chacune 30 grammes des excréments dudit artiste. Selon Enrico Baj, « l’œuvre » exprimait le défi ultime de l’artiste face aux institutions de l’art et aux critiques d’art. Selon Manzoni lui-même l’œuvre répondait à la demande qui était faite à l’artiste de produire des œuvres personnelles et relevant de l’ordre de l’intime, du tréfonds de soi. L’œuvre qui avait été modestement évaluée par l’artiste à 37 dollars la cannette – en fonction du prix de l’or à l’once à cette époque (la démarche artistique impliquant donc la transmutation de la merde en or) a été largement réévaluée en 2007 où une cannette de fèces de Piero Manzoni avait atteint le prix de 124 000 dollars chez Sothebys – une seconde canette au même auguste contenant fut vendue 79 000 livres sterling en 2008. De l’urinoir de Duchamp, aux excréments de Manzoni jusqu’à l’arbre anal de McCarthy, il y a quelque chose d’indubitablement scatologique au royaume du « ready-made ». Le « ready-made », pour bon nombre de théoriciens, trône au fondement de l’art conceptuel comme l’expression par excellence de la démarche de l’artiste contemporain qui s’affranchirait du diktat à la fois de la forme et du faire. L’intervention de l’artiste, abandonnant son rôle de démiurge, devant être minimale, le principe d’une triple distance entre l’œuvre et le monde, l’artiste et l’œuvre, l’artiste et le monde est aboli. Un emblème de cette pratique conceptuelle post-ready-made est la série (photo-sérigraphique) Made in Heaven Paintings faite par Jeff Koons, montrant l’artiste nu avec son ex-compagne Ilona Staller, dite la Cicciolina (actrice de porno italienne), dont les titres explicites, Ilona’s Asshole et Dirty Ejaculation, en décrivent fort adéquatement le contenu. De fait, ce que l’artiste crée dans l’art conceptuel en général – et dans le « ready-made » en particulier –, c’est moins une œuvre que les conditions critiques, nécessairement polémiques, de sa réception. De ce point de vue, il est intéressant de noter que, selon Agostino Bonalumi, qui a travaillé avec Manzoni, la canette « merde d’artiste » ne contiendrait rien d’autre que du plâtre : il est évident que seule la mention d’un contenu excrémentiel lui a donné sa valeur « artistique » et « conceptuelle » – un « plâtre d’artiste » en boîte aurait été sans intérêt. D’où la question : mais pourquoi y a-t-il quelque chose de nécessairement, de volontairement provocateur dans le « ready-made » et dans l’art conceptuel en général ? Kant disait, dans la Critique de la Faculté de Juger, que l’art est ce qui donne à penser sans concept par l’intermédiaire du libre jeu entre la sensibilité et l’entendement. Le propre de l’art, c’est d’exprimer une idée sans concept, une idée sensible de l’imagination. Or, dans l’art conceptuel, l’aspect sensible de l’œuvre est laissé de côté – le « message » de l’œuvre a relégué l’œuvre à l’arrière-plan, finissant par l’éliminer tout à fait comme un inutile oripeau. Au lieu d’exprimer une idée (sensible) sans concept, l’œuvre s’incarne dans un concept sans idée. Dès lors, l’émotion qui devait venir du contact sensible avec l’œuvre en vient à être suppléée par la provocation toute intellectuelle du message. L’œuvre conceptuelle ne peut que faire débat, d’où son rapport profond, existentiel, avec le marketing, la publicité et le buzziness (si l’on nous permet d’introduire dans la langue – qu’elle nous pardonne, cette exténuée sur laquelle on ne cesse de tirer – ce mot-valise …