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Le dix-septième siècle a constitué pour l’Angleterre un théâtre d’expérimentations politiques parmi lesquelles la période du Commonwealth, dix petites années interrompues par la dictature militaire et théocratique de Cromwell et se terminant dans la confusion puis la restauration de la monarchie en 1660, reste particulièrement marquante au regard du contexte européen, en raison de l’exécution du roi Charles 1er et de l’abolition de la chambre haute[1] en 1649.

C’est au cours de cette première révolution qu’Algernon Sidney s’est illustré : fils de l’aristocratie, il s’engage pourtant aux côtés des forces parlementaires dans la guerre civile où il est assez gravement blessé à la bataille de Marston Moor[2]. Le ‘colonel Sidney’ se fait ensuite élire aux Communes en 1645 où il est considéré comme assez républicain pour être nommé commissaire au procès de Charles 1er en 1648, mais il esquive la responsabilité en se rendant dans sa famille et son opinion sur cette exécution restera complexe[3]. Il fait ensuite partie de diverses commissions parlementaires, particulièrement celles impliquant des rapports avec l’étranger et sa nomination en 1652 au Conseil d’État, l’organe exécutif du Commonwealth, consacre son engagement au sein de ce régime républicain. Le coup d’état qui institue le Protectorat en 1653 trouve Sidney siégeant à côté du Speaker[4] et son expulsion manu militari ne sera à ses yeux qu’une preuve supplémentaire de la dictature tyrannique de Cromwell. Après une période d’éloignement volontaire de la vie politique, il reprend son siège de député et sa place au Conseil d’état à la fin du Protectorat ; il est alors chargé de conduire une mission de médiation entre les rois de Suède et du Danemark afin d’assurer la liberté de circulation de la Mer Baltique à la Mer du Nord. Ambassadeur du Commonwealth à l’étranger, il décide de rester sur le Continent à l’annonce de la Restauration de Charles II en 1660. Les dix-sept années d’exil qu’il passe dans divers pays européens[5] lui fourniront l’occasion de pratiquer les différentes cours et lieux de pouvoirs de son époque.

C’est seulement en 1677, pour la mort de son père, qu’il revient en Angleterre et malgré l’assurance donnée au roi, il s’engage à nouveau dans l’action politique, avec l’aide de William Penn. Il n’arrive pas à retrouver de siège au Parlement mais, lors de la Crise de l’Exclusion[6], il participe à diverses réunions qui avaient pour but probable d’organiser un soulèvement et pour but possible, mais non attesté, d’assassiner le roi et son frère[7]. Sa mise en accusation pour haute trahison à cette occasion nécessite l’utilisation, comme seconde preuve, de pages manuscrites tirées d’un ouvrage qui ne sera publié à titre posthume qu’en 1698, après l’annulation de sa privation de droits civiques : Discourses Concerning Government. Son procès et son exécution en 1683 feront de Sidney, pour la postérité, un martyr de la cause républicaine.

Il semblerait alors une tâche aisée de retracer dans l’œuvre de Sidney sa conception de la république. Il n’en est rien, pour diverses raisons, dont la plus immédiate a trait à l’acception même de ‘république’. De quelle république s’agit-il ?

Laissons de côté, pour un temps, le sens antique de ‘res publica’, et considérons l’acception la plus répandue de nos jours : ‘forme de gouvernement non monarchique’[8]. Qu’en est-il alors des monarchies parlementaires, comme le Royaume-Uni justement ? Et si l’on ajoute la précision que la fonction du chef de l’état doit être élective, suivant en cela le Petit Robert, convient-il d’inclure dans les républiques les monarchies électives, comme il en existait d’ailleurs au 17e siècle ? De plus, pour nous occidentaux, une république ne peut être que démocratique, or le suffrage universel est apparu récemment, au 19e siècle ; il est même légitime d’affirmer, si tant est qu’il convient d’inclure les femmes dans la classe des citoyens, qu’il n’y a pas eu de suffrage universel avant le début du 20e siècle (1919 en Grande-Bretagne et 1948 pour la France). Il faut donc se garder d’une vision anachronique et comprendre ‘république’ comme une forme de gouvernement où les citoyens possèdent la souveraineté et l’exercent, par le truchement, ou non, de représentants, quel que soit le pourcentage de la population constituant les citoyens. Il n’en reste pas moins que la teneur de ce pourcentage peut être une caractéristique intéressante d’une pensée républicaine. En outre, pour nous autres français, héritiers de la Révolution Française et de Rousseau, une république ne peut être qu’un état de droit[9]. De quelle république s’agit-il donc : un état non monarchique, un état dont le chef est élu, une démocratie ou simplement un état de droit ? Ce flottement actuel du concept de république se retrouve-t-il dans la pensée d’Algernon Sidney ?

D’autres difficultés surgissent, qui sont d’ordre à la fois linguistique et historique. En effet, la langue anglaise dispose de deux termes pour traduire le ‘res publica’ latin : ‘republic’ et ‘commonwealth’. Il n’est pas inutile de noter que les œuvres classiques de l’Antiquité circulent dès le Moyen Age en Angleterre en latin[10]; c’est donc le terme res publica qui est utilisé en premier pour répandre les idées de philosophie politique. Ce n’est qu’à partir du 16e siècle que des traductions anglaises commencent lentement à apparaître[11]. D’ailleurs, le terme ‘republic’ n’a été emprunté au français qu’à partir du 17e siècle, selon le ‘Oxford Dictionary of English Etymology’, pour signifier ‘un état dont le pouvoir suprême réside dans le peuple’. Ceci s’approche de la dénotation moderne de ‘forme de gouvernement non-monarchique’ sans en avoir la stricte précision quant au régime. Il convient ici d’établir un parallèle avec la langue française, qui utilise le terme ‘république’ plus tôt que la langue anglaise, c’est-à dire dès le 14e siècle d’après le Littré, mais toujours pour traduire le ‘res publica’ latin, tandis que la dénotation moderne de république n’a cours qu’à partir du 17e siècle, comme en Angleterre ; quant au concept de ‘républicanisme’, le terme, qui n’est plus ambigu, ne fait son apparition en France qu’au 18e siècle[12] alors qu’ il semblerait que l’anglais ait adopté ‘republicanism’, et ‘republican’, dès le 17e siècle. Si le terme existe, le concept existe : il existait donc l’idée d’une république républicaine et des avocats pour la défendre, ou la critiquer, au 17e siècle en Angleterre. Mais l’inverse de cet axiome n’est pas toujours vrai et l’on ne peut assurer par exemple qu’il n’existe pas de sentiment républicain en France avant l’entrée du terme dans la langue au milieu du 18e siècle.

Le terme qui est utilisé en langue vernaculaire anglaise depuis la fin du Moyen-âge est ‘common weal’, devenu ‘commonwealth’, textuellement le bien commun, le bien-être ou les richesses communes ; il exprime donc étymologiquement l’idée de ‘bien commun’, ‘chose publique’, ou ‘communauté’, voire même ‘État’, plutôt qu’une forme spécifique de gouvernement. Il est clair que tout anglophone se servant du terme ‘commonwealth’ pour évoquer une république républicaine ne peut éviter la connotation provenant de l’étymologie. ‘République’ en français et ‘commonwealth’ en anglais ne recouvrent pas les mêmes champs sémantiques, ce qui expliquerait peut-être le souci, prépondérant chez les républicains anglais du 17e siècle, du bien commun et des notions d’intérêt commun ou privé. Il n’est même pas impossible que le champ sémantique de ‘commonwealth’ n’ait facilité une vision communautaire, c’est-à-dire nationale et historique, de la chose politique, entraînant une attention aux sources historiques, aux origines et évolutions de leur constitution, sans que l’on puisse qualifier cette préoccupation de passéisme.

Algernon Sidney suit l’usage vernaculaire et lorsqu’il cite l’ouvrage de Platon intitulé ‘Politeia’, en latin ‘De Republica’, il met bien en note ‘De Republica’ mais en parle en utilisant le terme ‘commonwealth’ : « his books of laws and of a commonwealth »[13].

Ses contemporains se servent donc également de ‘commonwealth’ pour dénoter tour à tour, le ‘commonwealth’ du monde chrétien (communauté), le ‘commonwealth’ du royaume anglais (la chose publique, l’entité politique commune, l’État), et la période proprement républicaine, après l’exécution du roi et l’abolition de la Chambre des Lords. Par exemple, le sous-titre du Leviathan, « Leviathan ou la matière, forme et pouvoir d’une république ecclésiastique et civile » montre que pour Hobbes ‘commonwealth’ équivaut à ‘communauté’ ou ‘état’, voire même ‘gouvernement’ si l’on en juge par la conclusion de l’ouvrage qui, dit-il, met un terme à son « Discours du Gouvernement civil et ecclésiastique ». Il est clair que Hobbes n’attribue pas ici la dénotation moderne de république à ‘commonwealth’ et fait référence à la période républicaine de l’interrègne dans Leviathan, II, 29 avec l’expression ‘Popular Commonwealth’ ou ‘Popular Government’. Milton, pour sa part, qualifie l’Angleterre à régime républicain à l’époque du Commonwealth de ‘free state’, c’est-à-dire ‘état libre’, plus rarement de ‘free commonwealth’, expressions que Algernon Sidney n’emploie guère.

Comme Algernon Sidney n’utilise pas le terme ‘republic’ mais seulement le polysémique ‘commonwealth’, le repérage du concept de république dans son œuvre est malaisé. Pourtant, il fait abondamment référence à la république romaine d’avant l’avènement des Césars ainsi qu’aux différents pays contemporains à régime républicain, toujours avec le terme ‘commonwealth’, sans le qualifier de ‘free’ ; il faut donc gloser chaque occurrence, pour savoir si elle signifie une république au sens moderne ou la chose publique, le bien commun, ou bien la communauté ou même l’État. On trouve aussi à l’occasion de ses descriptions des différents régimes l’expression ‘popular government’ qui, opposé à ‘mixed government’ et ‘kingly government’, peut s’entendre comme désignant une république au sens moderne.

Cependant, le concept même de ‘mixed government’ pose problème : un gouvernement mixte, suppose, selon la classification d’Aristote et de Platon, une partie du pouvoir exercée par le peuple, une partie aristocratique et un élément monarchique. Les ‘républicains classiques’ ont été identifiés par Zera Fink[14] comme préconisant ce gouvernement mixte et Algernon Sidney est censé en faire partie, mais la proportion de ces trois éléments peut varier et Sidney souligne à plusieurs reprises que « la variété des formes entre la simple démocratie et la monarchie absolue est presque infinie »[15]. Il s’interroge également sur l’appellation de ‘monarchie’ attribuée à des pays où un seul gouverne mais « qui diffèrent tant par la nature et le degré des droits de celui qui est le chef qu’il est difficile d’en trouver deux dans le monde entier qui soient exactement les mêmes » si bien que « ceux qui parlent de la monarchie en général […] semblent gaspiller leur temps »[16]. Ce caveat apparaît bien nécessaire lorsque l’on cherche à classer les auteurs républicains en se fondant sur leur ‘langage’. Une approche méthodique plus utile serait plutôt de repérer d’abord qui, selon l’auteur, doit posséder le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, et s’ils sont partagés, comment est constitué ce partage, en un mot, qui détient la souveraineté, et qui l’exerce.

Il n’en reste pas moins que les républicains anglais, hormis ceux qui ont publié pendant la période du Commonwealth, ont été amenés à modérer par prudence leur propos vis-à-vis de la monarchie : malgré les déclarations lénifiantes de Charles II, la plupart des régicides furent exécutés, avec d’autres figures du Commonwealth non régicides comme Vane, le mentor de Sidney au Parlement. Une censure rigide fut rétablie après la Restauration (avec une brève interruption en 1679 lors de la crise de l’Exclusion) et plusieurs éditeurs furent exécutés pour publication non autorisée. Non seulement on ne pouvait publier des idées proprement républicaines mais il était fréquent de craindre pour sa vie lorsqu’on en exprimait. Lors de son exil européen, Algernon Sidney fut victime d’une tentative d’assassinat et les lettres adressées à son père portent la marque de précautions oratoires voilant ses convictions républicaines. De plus, le seul champ d’action possible après la défaite, à vrai dire la déroute de l’expérience républicaine de l’Interrègne, était de combattre la nature et le degré des prérogatives royales. Le républicanisme anglais ne pouvait alors s’exprimer qu’en terme de parlementarisme, contractualisme, absolutisme, arbitraire, tyrannie, constitution gothique, joug normand ou libertés féodales, tolérance, papisme, succession , exclusion, corruption, commerce, vertu et armée de citoyens contre armée de métier, terrain sur lequel le rejoignaient assez souvent les penseurs royalistes, avec des positions parfois semblables[17]. Il n’était plus question, ou presque, d’abolir la monarchie.

Une difficulté supplémentaire dans la recherche du concept de république dans la pensée d’Algernon Sidney est apportée par la nature de ses deux ouvrages principaux, Les maximes de la Cour, discutées et réfutées et Discours concernant le gouvernement : ce sont deux œuvres polémiques, conçues pour justifier la rébellion dans des contextes historiques et politiques précis, et différents, donc sans la prétention d’élaborer une théorie philosophico-politique, au contraire de Locke par exemple. De plus, il n’est pas sûr qu’elles furent écrites en vue d’être publiées, et il est évident qu’elles ne bénéficièrent pas de révision ni même de relecture par l’auteur avant d’être effectivement publiées, quinze ans après la mort de celui-ci pour Discourses concerning Government et plus de 300 ans pour Court Maxims.

Blair Worden, l’historien anglais qui a découvert Court Maxims, a montré[18] que l’édition de Discourses concerning Government par Toland n’avait donné lieu qu’à très peu de modifications, contrairement à d’autres œuvres républicaines comme les mémoires de Edmund Ludlow, un régicide exilé en Suisse[19]. Son opinion sur Discourses concerning Government souligne la difficulté de lecture des écrits d’Algernon Sidney : « Bien que, ou parce que, les Discourses ne possèdent pas la rigueur analytique de la pensée de Harrington, ils devaient exercer une influence plus grande que la sienne, et probablement plus grande que celle d’aucun autre ouvrage républicain du 17e siècle. C’est un livre d’une grande clarté, élégance et érudition. Il est aussi répétitif, et si long que le lecteur est facilement bercé jusqu’à l’inattention et qu’ainsi il passe à côté de l’énergie vitale de cette œuvre »[20].

Quant à Court Maxims, vraisemblablement écrit en Hollande pendant la guerre anglo-hollandaise de 1665-1667 pour inciter les protestants des Pays-Bas, républicains, et leurs homologues britanniques réfugiés sur le continent à combattre la Restauration de la monarchie Stuart, on y trouve un républicanisme nécessairement plus affirmé et plus empreint de sens religieux que Discourses concerning Government, qui fut rédigé en Angleterre, après 20 ans de régime monarchique, pour réfuter au fur à mesure de la lecture, page par page, le traité de monarchie héréditaire et patriarcale qu’était Patriarcha, a Defense of the Natural Power of Kings against the Unnatural Liberty of the People de Robert Filmer. Il est donc clair que tout commentaire qui ne s’appuierait que sur Discourses concerning Government, soit la quasi-totalité de ce qui a été publié avant 1996, ne peut que minorer le sentiment républicain d’Algernon Sidney. La découverte d’un ouvrage d’une telle importance dans une œuvre qui n’en comportait qu’un seul pose automatiquement la question plus générale de la cohérence de toute interprétation qui ne reposerait que sur un texte canonique.

A cet égard, J.G.A. Pocock, dans son monumental Moment machiavélien  publié en 1975, ne consacre que trois courts passages à Algernon Sidney[21], auquel il préfère Harrington et Neville pour leur ‘néo-machiavélisme’ ; pourtant, l’influence de Machiavel sur la pensée d’Algernon Sidney a été souvent remarquée[22]. Celui-ci s’en défend, mais c’est peut-être là où l’exégèse par l’étude du ‘discours’ chère à l’Ecole de Cambridge devient le plus ‘parlant’, pour ainsi-dire : le non-langage, c’est-à-dire l’absence de langage, et même les dénégations explicites dans le cas de Sidney, fait partie intégrante de la pensée de l’auteur.

De ce côté-ci de l’Atlantique, le spécialiste du 17e siècle anglais qu’est Christopher Hill mentionne également à peine Algernon Sidney, car sa classification des opposants à la monarchie Stuart pourrait se résumer à deux catégories, les vrais républicains, quasiment démocrates, que seraient les Levellers (les Niveleurs) ou autres groupes issus du ‘vrai’ peuple, et les ‘Whiggrandees’, les grands nobles du parti Whig qui auraient effectué une révolution bourgeoise et capitaliste en instaurant une monarchie constitutionnelle avec Guillaume d’Orange en 1688. Cependant, dans son « Who’s Who in Stuart Britain », dont la seconde édition révisée est son dernier ouvrage, Christopher Hill qualifie Algernon Sidney de ‘sincere Republican’. Il s’approche en cela de la formule employée par Charles II lui-même dans une lettre adressée à Louis XIV  qui présente Algernon Sidney comme: « le républicain le plus opiniâtre de tout mon royaume ». A l’époque, aucun de ses écrits n’ayant été publié de son vivant, cette opinion a du être fondée sur ses actes, sur ses déclarations et peut-être sur sa correspondance, que des espions à la solde du roi devaient rapporter[23]. Il est clair que ses ouvrages expriment une haine féroce pour la monarchie Stuart ainsi que pour l’épiscopat anglican : nombreuses sont les références à leurs dévoiements et exactions. Comme l’a expliqué le juge Jeffreys à propos des extraits de Discourses Concerning Government qui ont servi à condamner Algernon Sidney, « ce livre contient toute la malice et l’esprit de revanche et la trahison dont peuvent être coupables les hommes ; il fonde le seul pouvoir dans le Parlement et le Peuple... Il dit que le roi est responsable envers eux, que le Roi n’est que leur homme de confiance ; qu’il avait trahi leur confiance, qu’il avait mal gouverné, et que maintenant il devait y mettre un terme, pour que eux-mêmes soient tous des rois». En effet, une bonne moitié de Discourses Concerning Government est consacrée à justifier et invoquer la rébellion du peuple contre le tyran ou contre le monarque qui ne se soumet pas au règne de la loi car « les épées furent données aux hommes pour qu’aucun ne soit esclave, sauf ceux qui ne savent pas s’en servir [24]». Ce droit, voire devoir, de résistance, provient d’une série de principes fondamentaux qui s’enchaînent d’une manière logique pour Sidney et qui fondent sa vision de l’homme : Dieu a créé les hommes égaux[25]. « Dieu n’ayant donné le gouvernement du monde à aucun homme en particulier, ni déclaré de quelle façon il fallait le diviser » les a laissé libres d’instaurer le gouvernement de leur choix, « et ceux qui constituent une forme de gouvernement peuvent l’abolir [26]». Seul le peuple, par l’intermédiaire de ses délégués, possède le pouvoir législatif et « il n’y a pas de Magistrat qui ne détienne son pouvoir de la Loi »[27]. Naturaliste, contractualiste, légaliste, Sidney ne préconise aucun régime mais déclare dans Court Maxims que « la monarchie est en elle-même une forme de gouvernement mauvaise et irrationnelle » car « la place d’un roi est au dessus de tous les autres, donc personne ne peut être roi selon les règles de la nature, de la raison et de la justice [28]».

Si le républicanisme d’Algernon Sidney ne semble plus à prouver que pour J.G.A. Pocock[29], les recherches les plus récentes verraient plutôt dans sa pensée une sorte de synthèse du ‘républicanisme classique’ et d’un libéralisme lockien[30] ; l’influence de Spinoza y a aussi été repérée[31].

Le meilleur biographe de Sidney, Jonathan Scott[32], voit en lui un homme solitaire mais héritier d’une forte tradition familiale, un érudit doublé d’un homme d’action, un « homme en colère » belliqueux mais chrétien convaincu, un réaliste sceptique qui fait pourtant preuve d’idéalisme et, à l’occasion, d’un certain relativisme, un ‘esprit’ à la française bénéficiant d’une expérience européenne et animé d’un vrai patriotisme...

Cette complexité de l’homme et de sa pensée, ainsi que de son langage et de ses œuvres, interdit toute présentation monolithique, toute entrée dans son œuvre par le biais d’un repérage de termes canoniques (établis par qui ? sur quels critères ?) aux dépens de la cohérence interne de l’œuvre entière. Il est évident que le contexte est indispensable pour éclairer la pensée d’un auteur, mais les textes ne vivent-ils pas en eux-mêmes, par eux-mêmes ? Dans le cas de Sidney, comme l’a soutenu le juge à son procès, « scribere est agere » (« écrire, c’est agir ») : s’il peut apparaître plus formidable que d’autres penseurs du républicanisme de la même période, c’est aussi parce que lui a payé ses écrits de sa vie.