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Une violente controverse a récemment secoué la scène déjà tumultueuse du black metal[1], suite à la parution d’un manifeste, Transcendental Black Metal. Son auteur, Hunter Hunt-Hendrix, compositeur et chanteur d’un groupe brooklynien (Liturgy) y redéfinissait les contours, la nature et la destinée de cette musique, en des termes clairement philosophiques, et à grands renforts d’emprunts à Nietzsche et à Hegel.
Plus précisément, il y décrivait deux moments dans l’histoire de cette musique, en théorisant la nécessité du passage de l’un à l’autre. Le premier – correspondant à la naissance du genre et à son développement, essentiellement en Scandinavie – y était décrit comme « atrophié, nihiliste, lunaire » en raison de ses thématiques et de sa tonalité[2]. Le caractère statique de ce premier moment est, pour Hunt-Hendrix, insatisfaisant, et doit conduire à un dépassement, une négation nietzschéenne du nihilisme. Ce deuxième moment – à savoir, l’émergence d’un black metal américain hybride, intégrant d’autres genres musicaux et développant une rythmique légèrement distincte – se caractérise par l’affirmation, la plénitude ; des valeurs solaires, en somme[3]. Ce deuxième temps, qui est aussi la forme aboutie de ce genre, sa fin, inclut implicitement l’œuvre de Hunt-Hendrix et de son groupe Liturgy.
Or, au sein de l’univers relativement fermé et discret du black metal, la simple mise en ligne de ce texte a provoqué un petit cataclysme, qui s’est notamment manifesté sur le web. Tandis que ce discours philosophique exposait Liturgy à un plus large public, lui valant notamment l’intérêt du New-Yorker ou de Art Times, les réactions violentes de fans de metal ont fusé. Jugé pédant ou déplacé par certains, illégitime par d’autres – en s’ouvrant à d’autres genres musicaux, Liturgy aurait perdu le droit de formuler un quelconque discours sur le black metal – le manifeste donne lieu à plusieurs lettres ouvertes dirigées contre ce « traître » qui a voulu se faire le chantre d’une cause qui n’est pas la sienne. Le jeune homme, formé à la philosophie dans une Université de l’Ivy League (Columbia), ouvrirait ce monde à un public indigne de le connaître, et, sous couvert de décrire une évolution nécessaire du black metal, il ne ferait que prêcher pour sa paroisse et édifier sa propre pratique artistique. Plus largement, c’est le choix d’une forme littéraire (le manifeste) et d’un type de discours (philosophique) qui est à la fois raillé et violemment critiqué : Hunt-Hendrix aurait commis le crime, prétentieux au demeurant, de parler de cette musique dans un vocabulaire philosophique et docte, comme on parle d’une musique savante.
La théorie dans les musiques populaires
Notre objet ici n’est pas d’entrer dans cette controverse, ni de discuter de la validité philosophique du discours tenu dans le manifeste. Ce qui nous semble intéressant ici, c’est à la fois le geste – assez rare pour être souligné – de théorisation fait par un musicien appartenant à une sous-culture populaire, et la réaction hostile suscitée par ce geste. Ce qui est rare, dans le geste de Hunter Hunt-Hendrix, c’est le choix d’une tournure philosophique, d’une forme à la fois académique et accessible aux « non-initiés » du genre (le manifeste peut être lu comme n’importe quel autre manifeste d’un nouveau mouvement artistique). Habituellement, le choix d’un langage théorique et analytique est non seulement rarissime lorsqu’il s’agit d’un genre aussi viscéral que le black metal, mais de plus, il est généralement le fait d’universitaires extérieurs au mouvement, qui se penchent sur cette musique sans être eux-mêmes artistes – c’est en partie le cas des enseignants ayant participé au Symposium « Hideous Gnosis » organisé autour du black metal en 2009, ou des auteurs de la revue Helvete, qui développe des pistes théoriques sur ce genre.
Cette rareté peut, en partie, expliquer l’hostilité déclenchée par le manifeste. Mais plus précisément, on peut l’interpréter comme une réaction de repli identitaire d’une culture dont le mode d’expression n’est pas théorique ou philosophique, et dont le propre est de ne s’adresser qu’aux initiés. La définition de l’identité du black metal s’est, jusqu’à présent, faite à travers des pratiques (qu’il s’agisse de brûler des églises en Norvège ou de passer un week-end au Hellfest) bien plus qu’à travers des discours – et encore moins des discours philosophiques. Il était question de mettre en place et de respecter des codes permettant de faire la distinction entre ceux qui appartiennent au mouvement et ceux qui n’en sont pas, et non pas de thématiser ces codes pour de les présenter au grand jour – à un extérieur qui est, par définition, exclu du cercle.
En formulant dans un langage philosophique des éléments constitutifs de l’identité black metal, Hunt-Hendrix commettrait non seulement une entorse impardonnable au code, en explicitant des règles qui sont faites pour être tues, mais en plus, double trahison, il le ferait dans une langue totalement étrangère au metal – employer un langage philosophique en terrain black metal est au moins aussi déplacé que de parler en verlan dans une école de courtoisie.
Fausse modestie ?
A notre sens, l’accueil réservé à ce manifeste au sein de la scène metal est un indice de la méfiance générale des cultures populaires à l’égard de toute forme de théorisation. Préférant rester à l’abri du regard du grand nombre, et refusant d’être traduites dans des termes « sérieux », ces sous-cultures gardent leurs distances avec la théorie. Mais ce faisant, elles maintiennent le fossé séparant les arts « nobles » ou savants des arts populaires, se constituant volontairement comme un objet négligeable pour les universitaires – ou tout juste digne de l’intérêt de l’ethnologue attiré par l’exotisme d’une culture étrangère. Elles se cantonnent volontairement dans le domaine de l’expression viscérale d’émotions propres à une certaine catégorie de la population – simple symptôme d’un phénomène que la sociologie se donnera pour objet d’expliquer.
Pourtant, comme le souligne Hunt-Hendrix lui-même, « les musiques populaires pourraient se permettre d’être un peu plus prétentieuses ». Car s’enfermant dans la catégorie des musiques qui ne se théorisent pas, elles masquent leur intérêt esthétique propre, et dissimulent le fait qu’à leur manière, elles constituent une forme de pensée sensible, enfermant des positionnements métaphysiques et éthiques, des points de vue sur le monde. Elles se donnent à voir comme des simples phénomènes anthropologiques, outils de reconnaissance au sein de groupes tribaux, masquant tout ce qu’elles donnent à penser sur le plan esthétique.
Le texte de Hunt-Hendrix aura au moins eu ce mérite-là. Renouant avec la tradition des manifestes artistiques qui ont fleuri au début du siècle dernier, le musicien adopte une posture qui consiste à penser sa place au sein d’une histoire de l’art, à situer son geste artistique au sein de cette histoire, et à justifier, de manière théorique, la nécessité de ce geste. Ce faisant, le chanteur contribue à amenuiser le fossé existant entre arts « nobles » et arts populaires, acte pour lequel on ne saura trop lui témoigner notre reconnaissance.
Appendices
Notes
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[1]
Le black metal est un genre issu du metal dans les années 1980, et qui en pousse à l’extrême certaines caractéristiques : le cris gutturaux viennent remplacer le chant aigu ; le rythme est d’une rapidité inhumaine. Les thèmes traités dans cette musique sont généralement très sombres – d’ailleurs, on associe fréquemment ce mouvement au satanisme, même si en réalité un imaginaire païen est également très prégnant.
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[2]
Hunt-Hendrix décrit là ce qu’on appelle la « deuxième vague » du black metal : le moment où ce genre prend pleinement son essor en Norvège, autour de groupes tels que Mayhem, Darkthrone ou encore Emperor. Les adjectifs tels que « lunaire » ou « nihiliste » fait référence aux thématiques abordées par ces groupes (la nature scandinave, l’occultisme, le fantastique…).
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[3]
En réalité, le black metal metal américain est apparu au moment de la « deuxième vague », et en épousait les formes. Hunter Hunt-Hendrix fait donc plutôt référence à un type de black metal plus récent, datant des années 2000, et où cette forme est réinvestie d’un sens nouveau. Ainsi, plutôt que de verser dans le néo-satanisme, le groupe américain Wolves In The Throne Room tente de donner du sens à un monde désenchanté, à partir d’un rapport à la nature saturé de sens. Liturgy, pour sa part, développe l’idée de l’affirmation et du dépassement de soi.