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Nirvana est né en 1987 à Aberdeen (État de Washington), ville grise, humide, célèbre au 19e siècle pour ses bordels pour marins et sa criminalité, et qui ne s’est jamais vraiment remise de la Grande Dépression. Intimement liée à la morosité de la ville, la musique du groupe parle aux jeunes de la région qui se reconnaissent dans la colère exprimée par leurs paroles et leur musique. Rien ne prédispose apparemment ces trois marginaux à devenir les vedettes que l’on sait. Pourtant, quelques mois à peine après sa sortie, leur deuxième album Nevermind détrône Michael Jackson au sommet des charts ; vingt ans plus tard, plus de 30 millions d’exemplaires du disque ont été vendus, et rares sont ceux qui ne connaissent pas le riff d’entrée du célèbre Smells Like Teen Spirit.

Ce qui est notable n’est pas tant que des quidams deviennent en peu de temps des vedettes internationales – d’autres ont déjà connu le même sort, Elvis Presley le premier – mais plutôt qu’un groupe émerge depuis une scène underground habituellement close sur elle-même, et fasse éclater au grand jour le style et les valeurs du rock indépendant. Nevermind constitue en ce sens un point de basculement, où l’underground – habituellement peu visible, car produit dans des circuits parallèles – bascule dans le mainstream – littéralement, le courant principal, ce qui touche la majorité. Des notions-clefs telles que « indépendant », « alternatif » et « underground » perdent leur sens traditionnel pour devenir des notions floues, source de débats et de malentendus[1], et dont le sens doit alors être reprécisé. La réédition de cet album désormais classique nous offre l’occasion de revenir sur cette redistribution des cartes, et de tenter de clarifier cette notion désormais polémique d’ « indépendance » musicale.

Émergence de l’underground

Revenons rapidement sur l’émergence de la scène dite « indépendante », afin de voir ce que désigne à l’origine l’expression « rock indé[2] ». Dans les années 1980 apparaissent aux États-Unis un ensemble de groupes dont le point commun est, d’une part, une esthétique rock, un son âpre, rebelle, souvent violent, et, d’autre part, la volonté farouche de produire, distribuer et diffuser par leurs propres moyens. Comme le note le journaliste Michael Azerrad dans son histoire de l’underground intitulée Our Band Could Be Your Life [3]  : « le rock indépendant se révoltait par le biais de ses sonorités, mais aussi dans sa façon d’être enregistré, distribué, vendu. » L’adjectif « indépendant » désigne alors la conjonction d’un son revêche et d’un circuit de création et de production extérieur au monde des grandes maisons de disques. Ce mode de diffusion des œuvres se caractérise par une éthique forte, le D.I.Y. (pour Do It Yourself, « faites-le vous-même »), méthode qui permet aux artistes de s’assurer du contrôle de toutes les étapes de la création, de la composition au pressage et à la distribution.

Nirvana est pétri par cette scène ; on y écoute Sonic Youth et Black Flag, on tourne dans des petites salles où la distinction entre le public et le groupe existe à peine. Le label sur lequel paraît Bleach, premier album du groupe, s’appelle Sub Pop et est un des acteurs majeurs de cette scène. Normalement, Nirvana aurait dû rester un groupe connu seulement au sein de ce circuit alternatif.

Que s’est-il donc passé ? Après un premier album au succès inattendu (35 000 exemplaires de Bleach ont été vendus), le groupe attire l’attention de plusieurs grandes maisons de disques, qui flairent le potentiel du trio. Geffen Records, qui a déjà signé Sonic Youth, valeur sûre de la musique underground, parvient à obtenir la confiance de Nirvana, et rachète le contrat à Sub Pop, pariant ainsi sur le fait que les émotions exprimées par le groupe et dans lesquels se reconnaissent si intensément les adolescents de la scène grunge de Seattle, trouveront un écho sur toute une génération. David Geffen est un expert dans la transformation des sous-cultures musicales en outils marketing. De même que Berry Gordy avait su vendre de la musique populaire noire aux jeunes Américains blancs issus des classes moyennes et supérieures avec sa maison de disque Motown, Geffen parvient à rendre le « cool », que confère l’écoute de musique underground, accessible à un public très large. Ses réseaux de diffusion – de Clear Channel, qui détient la majorité des stations de radio américaines, à MTV, la chaîne de télévision musicale en pleine expansion – lui permettent de diffuser Nevermind, et notamment le single Smells Like Teen Spirit, auprès de ceux qui n’en auraient autrement jamais eu vent. A cela, il faut ajouter le fait que les titres de Nevermind associent un air de révolte à des mélodies pop accessibles, et constituent ainsi le cheval de Troie idéal pour faire passer, en contrebande, le grunge dans le mainstream. Le mixage, confié à Andy Wallace, a considérablement lissé le son revêche de l’album, de sorte que le rock âpre de Nirvana ne heurte pas les oreilles sensibles. Si ces différents facteurs ont préparé le terrain pour un certain succès, le résultat est sans commune mesure avec les prévisions : Geffen comptait vendre 250.000 exemplaires du disque, qui atteint rapidement le million de ventes. Comme le remarque le journaliste James Montgomery : « Tout cela semble être arrivé par hasard, parce que personne n’aurait pu atteindre un tel succès de façon volontaire ».

Quelle « indépendance » ?

C’est fait : un album de rock « indé » est sorti sur un label d’envergure et a obtenu une renommée mondiale. Victoire symbolique pour certains (« On a gagné », écrit alors la journaliste musicale Gina Arnold, signifiant ainsi que le succès de Nirvana donne du même coup une légitimité à la scène indépendante), compromission pour d’autres, le large écho que trouve Nevermind a exposé l’underground au grand jour.

Peut-on encore parler de musique « indépendante » quand le circuit par lequel l’œuvre est produite (la maison de disques), diffusée (radios nationales, MTV) et réinterprétée (concerts dans des salles qui n’ont rien de confidentiel) est celui par lequel passe toute la culture mainstream ? Que signifie le mot « indépendant » quand la musique qu’il désigne est devenue dépendante des réseaux de diffusion majeurs ?

Notre thèse est que Nevermind a scindé le terme indépendant en deux : le style et l’attitude d’une part (lesquels sont solubles dans le mainstream), et, d’autre part, l’éthique et le mode de production et de diffusion. La postérité a essentiellement gardé le terme « indé » pour désigner un genre – les disquaires ont généralement un rayon « rock indépendant » – où l’adjectif désigne non plus une manière de faire, mais un certain son. Les labels produisant ces artistes de « rock indé », lorsqu’ils ne sont pas affiliés à des majors, en adoptent les méthodes (marketing, promotion, placement de produits…).

D’un autre côté subsistent des musiciens de tous types, versant dans différents genres (des musiques expérimentales à la noise) qui veillent, tout comme l’underground, à préserver une autonomie farouche, prenant en charge chaque étape de la création, organisant leurs tournées dans des lieux non-conventionnels (entrepôts désaffectés, fermes…) pour échapper au circuit de promoteurs, tourneurs et salles de concerts. Liées à de fortes convictions politiques et artistiques, ces pratiques sont généralement présentées comme le produit d’une éthique personnelle, où l’artiste choisit ouvertement de garder le contrôle sur le devenir de son œuvre.

Les discours alarmistes dénonçant la fin des musiques indépendantes sont donc à nuancer. L’indépendance existe toujours ; elle a simplement perdu son étiquette. Et discrètes par nature, ces musiques exigent de nous que nous venions à elles, que nous fassions l’effort de renoncer à ce qui est montré pour creuser plus loin à la recherche de nouveauté.

Conseils d’écoute

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