Article body

Gérard Wormser (Sens Public) – Nous sommes très heureux de vous retrouver. La parole circulera rapidement entre nos quatre intervenants Bernard Tétu, Violaine Baraduc, Jean Lacornerie, Fabrice Virgili. L’enjeu de la discussion est de savoir comment l’on peut mettre en scène, se distancier de, ou au contraire donner un coup de projecteur, mettre sous la loupe, des situations qui, si elles n’ont pas été vécues directement, font référence à des mémoires partagées, à des histoires colportées, à des représentations du passé, dont il est naturel que le théâtre soit le réceptacle. En effet, depuis l’invention du théâtre, les situations de conflits, les griefs, les injustices, les récriminations, sont au programme. Si on se penche sur le contenu des intrigues théâtrales, on voit que beaucoup des thèmes, les plus anciens jusqu’à aujourd’hui, font rejouer imaginairement sur une scène de théâtre des situations qui sur le plan du vécu, se sont soldées par des injustices irréparables. Ce rapport à l’irréparable semble être l’une des fonctions du théâtre dans la cité. C’est ce qui fait le lien entre nos quatre intervenants ce soir. Nous allons nous confronter à cela à travers un kaléidoscope de représentations de nature différente, qu’il s’agisse de l’anthropologie, de l’anthropologie juridique, de l’histoire et d’une histoire qui vise à remettre en jeu les certitudes historiques. Cette histoire se fait peut-être au second degré, on suppose déjà connaître l’histoire que l’on rejoue autrement. Quand il s’agit du duo de Jean Lacornerie et de Bernard Tétu, il s’agit encore de rejouer d’autres histoires, mais cette fois en musique, et en décontextualisant ou en recontextualisant une œuvre comme celle de Schubert, s’appliquant lui-même à des intrigues plus anciennes.

Jean Lacornerie (Théâtre de la Renaissance) – Le principe de ces débats est un spectacle pris comme point de départ.

Ici, il s’agit de l’opéra de Schubert, Les Conjurées. Cet opéra comique est une variation sur le thème d’une pièce d’Aristophane, Lysistrata, dans laquelle Aristophane imagine que les femmes athéniennes décident ensemble de faire la grève de l’amour pour empêcher les hommes de faire la guerre. Schubert imagine donc, avec son librettiste Castelli, de transposer cette pièce pendant la période des Croisades. Dans un château, une comtesse réunit les vassales, femmes abandonnées par les hommes partis en croisade. Elle leur fait jurer qu’elles n’iront pas avec leur mari quand ils reviendront, jusqu’à que ceux-ci promettent de ne plus partir. Il s’agit ici presque d’une opérette constituée d’intrigues, avec le couple noble comtesse / comte, et le couple plus ancillaire (Udolin et Isella)… Udolin apparaît être le personnage le plus intéressant : il va se déguiser en femme pour pouvoir assister à cette conjuration et pouvoir ensuite raconter le stratagème aux hommes. Malheureusement, l’affaire finit mal pour les femmes.

Dans cet opéra, le genre d’opéra allemand est intéressant grâce notamment par l’absence de récitatif : les parties chantées sont chantées et les parties dialoguées, parlées (comme dans La Flûte Enchantée). Le metteur en scène rencontre ici souvent certains problèmes, les parties parlées étant souvent un peu faibles, face à la beauté de la musique. On a donc imaginé, avec Bernard Tétu, une sorte de stratagème pour représenter cet opéra rarement monté.

Bernard Tétu – C’est aussi justice à rendre à Schubert, puisque Schubert ne l’a jamais vu. En effet, l’œuvre a été censurée tout de suite.

Quant on parle d’une opérette, on a l’impression que la musique est celle d’une opérette. Et en fait, la musique est plutôt celle d’un opéra de chambre. Ces dialogues, ces textes légers et plus vulgaires nous ont posé problème. Comment parvenir sur le plateau à respecter la beauté de la musique ? En effet, il s’agit d’une musique raffinée dont le propos est léger, provoquant. On a donc cherché à mettre cette distance. C’est ainsi que les textes qui devraient être dits par les chanteurs sont confiés à une comédienne, Élisabeth Macocco, pour faire tous les rôles. D’où cette distance permanente puisque les chanteurs ne disent par leur texte.

J’avais eu au départ, ce projet avec Émilie Valantin. J’ai proposé aussi que ce travail soit fait avec Patrick Millet. En effet, il a travaillé sur une vidéo présentée comme un film muet au départ, avec les musiques en surtitres. Les textes allemands sont donc compréhensibles. Patrick Millet joue avec les surtitrages, le graphisme, et fait des commentaires sur la traduction. Sans arrêt, il y a donc la volonté de faire entendre une belle musique, de jouer sur le décalage sur le second degré, le troisième degré, en permanence.

Jean Lacornerie – Le côté bizarre de cette œuvre vient du fait que le sujet est très drôle, mais la musique est belle et pas spécialement comique. Donc, il faut trouver cette articulation. L’idée était de ne pas passer par les ors et fastes de l’opéra (décor, costumes, château, chevaux…). On s’est donc amusés à faire cela comme peut-être aurait pu le faire Schubert avec ses amis, autour du piano, on chante la musique et on raconte l’histoire simplement. Effectivement, la vidéo que Schubert n’avait pas, permet de rendre un second degré à cette dimension musicale incroyable : dans un opéra, on chante lentement, on exprime longuement une seule idée, et on insiste. On peut s’amuser avec cela.

Dans cet opéra, des femmes sont dans une situation de conflit grâce à la croisade et à la guerre évoquées lointainement. On a plus l’impression que les chevaliers ont passé leur temps à boire qu’à « massacrer les infidèles ». La guerre est ici faiblement évoquée dans la musique également. Comment les femmes vont-elles essayer de prendre le pouvoir dans cette affaire ? C’est ici le sujet de cet opéra.

Gérard Wormser – C’est donc une vision de l’arrière, au minimum.

Fabrice Virgili, pouvez-vous faire le lien avec vos recherches sur des objets assez sensibles, votre travail de départ étant publié sous le titre La France virile, des femmes tondues à la libération. Les sources d’information rendent ce sujet délicat à cause notamment de leurs origines suspectes et de leurs multiples réinterprétations.

Fabrice Virgili – J’ai pu voir une captation du spectacle. Et il est vrai que vous évoquez le côté léger de l’opérette. Je travaille depuis vingt ans sur les questions de guerre et de genre (femmes tondues, viols en temps de guerre). J’ai également fait un autre travail qui brossait, de 1914 à 1945, la guerre mondiale en France : Sexes, genre et guerres. J’ai ici essayé de voir comment la guerre avait pu modifier les relations entre hommes et femmes. Quand on voit un spectacle comme celui-là, on ne peut s’empêcher d’y voir plein de choses. Je ne sais pas si Schubert les a vues, si Lysistrata les a vues avant lui, mais en tout cas, moi j’ai vu plein de choses.

Dans le titre Les Conjurées, guerre domestique, on remarque une grande ambiguïté dans la position de guerre et domestique. La guerre ici finalement peu évoquée est celle des croisades. Chez Aristophane, Lysistrata parle-t-elle de la guerre du Péloponnèse ? Ou bien parlons-nous d’une autre guerre qui serait celle entre les hommes et les femmes au sein du couple ou au sein des familles ? Dans le titre Les Conjurées, guerre domestique, on voit bien le problème posé, et la question qui reste pour l’instant sans réponse. Quelle est finalement la porosité entre ce qui est du domaine de la violence de la guerre, de l’affrontement, du combat, et de la vie conjugale intime ? Le soldat, parce qu’il est habitué par la force des événements et du combat, à la violence, on la lui demande et c’est son devoir, ramène-t-il chez lui une part de cette violence ? C’est aussi la question posée autour de cette guerre domestique. La violence de guerre a-t-elle finalement une influence sur la vie intime, familiale et conjugale ?

On peut poser des hypothèses. En observant certaines situations, quelques personnes vont avoir tendance à affirmer qu’on remarque une augmentation de la violence conjugale dans certains contextes. Dans d’autres, c’est moins évident. C’est un chantier en cours parmi d’autres. Heureusement, l’histoire se termine à un jour J., Schubert a donc à sa manière, finalement, évoqué cette question.

Au cœur de la pièce, la guerre est absente sans l’être vraiment. En effet, qu’est-ce que la guerre ? Que pose-t-elle comme problème entre hommes et femmes ? La séparation. Le départ des hommes en croisade et la longueur de leur absence posent problème. Ces femmes sont insatisfaites du départ de leur mari qui risque de repartir… Et dans la mesure où les croisades pouvaient durer parfois plusieurs années, on peut se demander si elles reconnaissaient leur mari à leur retour.

Les guerres sur lesquelles je travaille sont différentes. Il s’agit en effet des deux guerres mondiales, et non des croisades. Mais la question de la séparation reste fondamentale. Dans cette séparation vont se jouer toutes sortes de choses. On a tendance à considérer, pour le cas français en tout cas et les deux guerres mondiales, que les hommes sont au front, que cela fait partie de leur assignation, de leur rôle. Et les femmes sont à l’arrière. Et déjà, quand on pose cette question-là, on remarque des différences entre ces deux guerres mondiales. Pour la première guerre mondiale, cela semble assez clair sans être vraiment évident. Globalement, les hommes sont au front, les femmes à l’arrière. Mais, certaines femmes sont près du front, et de plus en plus au fur à mesure que la guerre continue, elles vont encore plus se rapprocher de la zone des armées (infirmières, conductrices, des femmes de soldats qui veulent voir leur mari, même sans permission). Mais, l’état-major ne veut à aucun prix que les femmes pénètrent la zone des armées, la frontière reste très nette. Les autorités militaires s’acharnent véritablement pour empêcher les femmes d’approcher cette zone des armées. On peut citer un exemple féministe assez connu : Madeleine Pelletier, médecin, veut absolument s’engager par patriotisme et féminisme. Mais on refuse. Elle décide finalement de s’habiller en soldat pour aller dans les zones de l’armée, soigner les soldats, elle se fera finalement prendre et sera expulsée.

Au cours de la seconde guerre mondiale, il n’en est rien. La mobilisation concerne quasi exclusivement les hommes, ils sont dans la Ligne Maginot et les femmes à l’arrière. Néanmoins, le déroulement de la guerre bouleverse tout cela. Bien souvent, les femmes vont davantage vivre les combats, la destruction et l’occupation. Alors que les hommes, leurs maris, prisonniers par exemple en Allemagne vont se trouver en dehors d’un certain nombre d’événements qu’elles vont vivre. Donc, on voit un changement de situation.

À partir du moment où il y a séparation, ce n’est plus qu’une affaire privée. Les couples tentent de maintenir le lien grâce au courrier, aux permissions à partir du moment où elles sont mises en place. Mais les autorités publiques doivent gérer la sexualité de ces hommes et de ces femmes. Les couples étant séparés, les maris ne peuvent plus, au pire surveiller, au mieux vivre leur sexualité avec leur femme. Il faut donc que quelqu’un s’en occupe. Les états majors vont donc avoir à gérer la sexualité des soldats et des femmes à l’arrière, mais différemment. À l’arrière, il s’agit d’empêcher les femmes d’avoir une sexualité extraconjugale afin notamment de ne pas troubler le moral des combattants. Au front, on est dans un équilibre : il faut que la sexualité des soldats ne devienne une obsession ni dans un sens ni dans l’autre : trop de frustration provoquerait un trouble chez le combattant qui pourrait l’éloigner de la tâche qui est de combattre, et à l’inverse, trop de sexualité aurait le même effet, avec en plus, le souci du péril vénérien. Un soldat qui a une blennorragie ou une syphilis est un soldat mis hors de combat : un état major a donc tout intérêt à ce que ses soldats ne soient pas malades. Ce qui est vrai pour toutes les armées en action au cours du premier comme du second conflit mondial.

Une autre question autour de cette séparation concerne le brouillage. On le voit bien à travers un des rôles masculins de la pièce : un des hommes se travestit, entend ce que prévoient les femmes (faire cette grève de l’amour), et finalement les dénonce à ses camarades masculins. Il s’agit là d’un espion de la junte masculine auprès des femmes qui va s’empresser de dévoiler les plans des celles-ci. La question intéressante du travestissement en évoque une plus large : en quoi la guerre va-t-elle provoquer des troubles du genre ? C’est-à-dire de quelle façon les rôles masculin et féminin, et au-delà des rôles, la manière dont chacun se sent homme ou femme, peuvent être perturbés par un événement comme une guerre, qu’elle soit mondiale, civile ? Le travestissement en est une. Le refus d’hommes de participer à la guerre en est une autre : ils ne respectent pas ce que l’on attend d’eux. La volonté des femmes de participer à ce conflit alors qu’elles devraient rester à l’arrière en est également une. Certaines choses sont à observer sur cette question du trouble du genre. Qu’est ce que cela peut produire dans les comportements, et surtout dans la société d’après-guerre ?

Ce serait une erreur de penser, parce que Lysistrata en 411, Schubert en 1823, et nous au 20e ou 21e siècle, repérons qu’il y a quelque chose autour de la guerre et du genre, que finalement la guerre serait du côté du masculin et la paix du côté du féminin, comme un ordre de la nature. Cette démonstration est entendue à de multiples reprises. Si les choses ne changent pas, ce n’est pas la peine d’essayer d’en écrire l’histoire. Je crois que sincèrement, quand on travaille sur ces différentes périodes et qu’on étudie le 20e siècle, les choses changent. Il n’y a rien d’immuable à tout cela.

Par exemple, en France, le fait de faire la guerre est totalement associé à la condition citoyenne et masculine. Cette idée se construit à partir de la Révolution Française. Cette frontière que la République finalement essaye d’imposer, intangible, entre les hommes, citoyens qui font la guerre, et les femmes sans droit politique parce qu’elles ne payent pas le prix du sang, se construit. Nous sommes bien dans l’ordre du culturel. Cette répartition ne serait pas plus de l’ordre de la nature, que l’idée que les femmes sont du côté de la paix. Et pourtant, on entend bien souvent ces discours. Encore aujourd’hui, ils sont très à l’œuvre par exemple du côté des ONG, ou dans des situations d’après-guerre : on pense que c’est en faisant principalement confiance aux femmes que des situations de guerre peuvent être dépassées, que la réparation est plus facile. Le cas du Rwanda est particulièrement illustratif de ce point de vue.

Violaine Baraduc – Dans le cadre de mon master d’anthropologie, j’ai effectué une étude au Rwanda et réalisé avec une douzaine de femmes accusées de crime de génocide, des entretiens. Mon objet de recherche a porté de façon très générale sur l’implication des femmes pendant le génocide des Tutsi rwandais, et plus particulièrement sur un double rapport : le rapport des femmes à l’époque avec les violences, et celui qu’elles entretiennent aujourd’hui avec le souvenir de ces violences.

Le génocide rwandais a fait entre les mois d’avril et juillet 1994 près d’un million de victimes tutsi ou « assimilées » tutsi (toutes les personnes appartenant à l’opposition du Président Juvénal Habyarimana à l’époque, et toutes les personnes issues de couples mixtes). En plus de la difficulté de traiter des questions de genre sur cet objet, il y aussi la difficulté de traiter des questions d’appartenance à des identités à la fois semblables et dissociées, différentes.

Le génocide constitue un paroxysme de par les seuils franchis dans l’accomplissement des violences, à la fois par le nombre d’exécutants (500 000 personnes détenues à l’issue du génocide dans les prisons rwandaises), par le déploiement de la violence dans des espaces religieux (ce qui n’était pas le cas lors des précédents pogroms au Rwanda au cours desquels les églises constituaient un lieu en sécurité pour les Tutsis), par les pratiques de cruauté (viols, castrations, amputations…) qui ont accompagné les massacres. La participation des femmes lors de la préparation ou de l’exécution des violences s’ajoute à toutes ces formes de dépassement parce qu’effectivement, nous ne sommes pas habitués à voir les femmes participer aux conflits.

L’apparition des femmes a bien eu lieu à partir de 1973 au Rwanda. Néanmoins, en 1994, les règles changent. Les conditions de cette participation sont définies par le passage à une impunité totale au Rwanda. L’instauration a été largement accélérée dans ce pays lorsque le FPR, Front Patriotique Rwandais (armée rebelle formée en Ouganda, constituée de Tutsi ayant fui le Rwanda), a lancé sa première attaque par le nord du pays le 1er octobre 1990. Cette attaque marque véritablement le basculement du Rwanda dans une période noire pendant laquelle le gouvernement Habyarimana a initié une guerre idéologique entre les occupants légitimes du territoire (les Hutu) et du pouvoir et les rebelles tutsi du FPR, guerre largement alimentée par la propagande. Cela a permis le renforcement des valeurs patriotiques qui ont encouragé le déploiement d’une politique ségrégative à l’égard des Tutsi. Cette représentation concurrente du territoire rwandais, investie d’une charge idéologique très forte par le gouvernement Habyarimana et les militants extrémistes hutu, semble avoir traversé les catégories de genre.

Je commence donc par un conflit interne à la catégorie des femmes. L’émergence de figures féminines antagonistes a permis de prolonger la légitimité du pouvoir d’Habyarimana tout en pointant la « sournoiserie », la « perfidie » et la « cruauté » de l’armée rebelle. Cela a participé à alimenter un imaginaire patriotique légitimant la Nation hutu. Et c’est donc assez naturellement que la femme hutu est devenue la figure noble de la bonne mère, tandis que la femme tutsi est implicitement et par opposition devenue la figure contraire, inclassable, de la putain. Ce qui a permis de légitimer de nombreux viols.

J’ai entrepris cette recherche en partant du postulat que la violence commise par les femmes hutu pendant le génocide était liée à une construction identitaire passant par des rivalités féminines de genre. Je souhaitais mettre en regard les violences commises par les femmes hutu pendant le génocide avec les violences subies par les femmes tutsi dès 1990, au moment de l’attaque du FPR, parce que de nombreuses violences ont suivi, et particulièrement à partir de 1993, au moment du renforcement de la propagande. Pour éclairer cette idée, je vous rapporte quelques-uns des dix commandements Bahutu, inspirés du Manifeste de 1959 et réifiant les grandes valeurs de l’extrémisme hutu :

« Tout homme hutu doit savoir que la femme tutsi où qu’elle soit travaille à la solde de son ethnie tutsi. Par conséquent est traître tout homme hutu qui épouse une femme tutsi, qui fait d’une femme tutsi sa concubine, qui fait d’une femme tutsi sa secrétaire ou sa protégée.

Tout homme hutu doit savoir que nos filles hutu sont plus dignes et plus consciencieuses dans leur rôle de femme, d’épouse et de mère de famille. Ne sont-elles pas jolies, bonnes secrétaires et plus honnêtes !

Femmes hutu, soyez vigilantes et ramenez vos maris, vos frères et vos fils à la raison. »

Pour comprendre comment il y a pu avoir une scission au sein de la catégorie des femmes, il faut avoir présent à l’esprit cette construction binaire de la femme tutsi, à la fois séduisante et sans vertu. Je me réfère pour cela au texte qui a été publié avec le manifeste, dans le journal extrémiste Kangura en même temps que ces dix commandements. Est alors diffusée l’idée que la femme tutsi est un peu l’arme secrète et la force cachée du FPR, sorte de mante religieuse qui viendrait dans les foyers s’accaparer les hommes hutu pour avoir accès aux plus hautes strates du pouvoir, notamment par l’obtention de postes dans l’administration centrale ou dans l’obtention de marchés. La femme serait devenue, avec l’argent, une force de guerre de la rébellion tutsi. Sitôt qu’elle est associée au combat, la figure de la femme tutsi permet d’alimenter un imaginaire de guerre servant d’exutoire face à la peur suscitée par les campagnes propagandistes mettant en scène la menace du FPR, qui a été représentée comme une armée d’hommes dotés d’une queue, qui tueraient sans pitié femmes et enfants, et qui agiraient souvent la nuit.

Parmi les stratégies adoptées par le gouvernement Habyarimana à l’époque, il y avait celle d’attaques à Kigali en faisant croire qu’elles venaient du FPR, de manière à rendre celui-ci impopulaire à l’intérieur du territoire et auprès des civils.

Pour anecdote, à Kinshasa, à l’issue de ma communication lors d’un colloque, on m’a prise à partie et on m’a ressorti une vieille rengaine contre les femmes tutsi et l’idée que les femmes tutsi tueraient leurs enfants au pilon. Cela ajoute à cette figure de la putain, de femme sans cœur, sans attachement et sans scrupule, et de combattante du FPR, la figure de la mère infanticide.

Jean Hatzfeld a consacré une trilogie au génocide qui rend bien compte d’une rivalité entre femmes hutu et femmes tutsi, et qui valide l’hypothèse que cette rivalité, largement alimentée par la propagande de guerre, a eu un impacte important sur les femmes et permettrait d’expliquer certains de leurs agissements pendant le génocide. En effet, des femmes à l’arrière se sont occupées des basses tâches de pillages, etc., ou d’encouragement des maris dans leurs tâches. Mais il y a eu aussi des femmes directement impliquées dans les massacres.

« Pendant les tueries, beaucoup de jalousie a coulé de la bouche des femmes hutues. Suite aux tenaces racontars sur les silhouettes allongées des Tutsies, sur leur peau lisse grâce aux boissons de lait et consorts. Quand ces femmes jalouses dénichaient une Tutsie maraudant dans les taillis en quête de nourriture, elles appelaient leurs avoisinantes pour se moquer de la voir ramper de la sorte en souillon. On connaît des situations où les femmes ont poussé de force une voisine en bas de la colline, pour la jeter à bout de bras dans les eaux de la Nyabarongo[1]. »

Cette rupture au sein de la catégorie des femmes a incontestablement constitué le moyen d’encourager l’impunité dans la pratique d’agressions des Tutsi. Pourquoi, si les femmes tutsi sont des combattants, ne feraient-elles pas les frais de la guerre ?

À travers l’exemple du Rwanda, il est manifeste que les femmes n’ont pas répondu d’une catégorie que l’on veut le plus souvent homogène, solidaire, non violente. En effet, qu’il s’agisse des femmes victimes, bourreaux, solidaires des agissements de leur mari ou au contraire défavorables aux violences et qui ont rompu, le temps des massacres, les liens conjugaux, elles ont suivi, comme les femmes appelées - conjointement aux tueurs - des « interahamwe », des parcours différents.

Un second extrait, issu du même chapitre consacré aux femmes dans Une saison de machettes, montre que certaines femmes ont choisi de ne pas adhérer aux violences génocidaires et sont parvenues à exercer une pression sur leur mari, dont je ne pense malheureusement pas qu’elle ait eu des effets sur la conduite des tueurs. Ici, Alphonse dit de sa femme :

« Vers la fin, elle refusait de partager le lit, elle dormait à terre, elle disait : "Tu en coupes tellement que tu n’es plus capable de les compter. J’ai peur de cette infamie. Tu deviens un animal, et je ne couche pas avec un animal". »

D’autres extraits, notamment dans le chapitre consacré aux femmes, font part d’expériences différentes d’hommes qui disent que leur femme ne se serait jamais dérobée. Il y a eu de très nombreuses réactions à l’intérieur de la cellule familiale, qui sont autant d’expériences différentes des exécutants. Je ne pense pas qu’une femme soit parvenue à faire renoncer son mari qui subissait également à l’extérieur, par les autres hommes, de nombreuses pressions, d’arrêter les tueries.

Je souhaite maintenant évoquer le brouillage des identités de genre. Ce qui me permettra de retrouver Fabrice Virgili dans son introduction, c’est-à-dire l’adoption par les femmes d’une identité tantôt féminine, tantôt masculine.

Pour cela, je vais me consacrer à des profils de détenues un peu particuliers. Je vais vers les femmes accusées pour de très lourdes peines, et qui étaient sur le devant de la scène, qui accompagnaient toutes les deux des milices interahamwe.

C’est l’occasion de soumettre la question suivante : les femmes génocidaires aux parcours les plus violents peuvent-elles être caractérisées comme des individus transgenre ? Finalement, que perdent-elles de leur identité féminine dans la pratique de violences reçues comme des violences masculines ?

Deux types de violences systématiquement prêtées aux hommes existent. Elles ont également été accomplies par des femmes pendant le génocide : les meurtres et les violences sexuelles (viols et attouchements). Cela pourrait surprendre mais il y a des témoignages d’hommes victimes de viols par des femmes. Sur la base du petit échantillon de détenues rencontrées lors de ce premier terrain, j’ai pu mesurer que les femmes accusées le plus lourdement sont généralement des femmes qui étaient, au moment du génocide, célibataires, veuves ou divorcées, ou avec un profil similaire (mariées mais autonomes, autoritaires, charismatiques). C’était le plus souvent des femmes avec des revenus et qui jouissaient d’un caractère relativement fort. Autrement dit, elles s’inscrivaient déjà un peu « en marge » ou pour certaines franchement « en dehors » des normes sociales.

J’ai mesuré cela avec un certain étonnement lorsque j’ai cherché à savoir pour l’une de détenues, Immaculée, qui étaient les papas de ses trois enfants. Et je me suis confrontée à la réaction de mon interprète complètement démunie et très gênée, qui m’a dit : « Je vous ai déjà dit, Immaculée a répondu qu’il n’y avait pas de papa », et qui m’a rapporté, lors d’un débriefing à l’issue de l’entretien, avec la même gêne, qu’Immaculée était ce qu’on appelle au Rwanda une « fille libre ». Elle portait déjà avant son incarcération des cheveux ras et des pantalons et elle m’avait été décrite comme un garçon manqué, parce qu’elle préférait les compagnies masculines et l’atmosphère des cabarets. C’est d’ailleurs davantage la représentation qu’elle a d’elle-même. Je vous rapporte ici la très mauvaise traduction de mon interprète qui m’a dit :

« Parce qu’à voir sa physionomie, elle ne ressemble pas à une femme… Elle dit que chaque fois on pensait que c’était un homme. Qu’il y avait même certaines barrières [pendant le génocide] où on lui demandait d’enlever ses vêtements pour vérifier si c’était vraiment une femme.»

L’apparence virile de cette détenue participe de son identité « construite » de génocidaire : elle dodeline des épaules, se tient un peu voûtée et les jambes écartées lors de l’entretien. Jamais elle n’a l’air d’une suppliciée qui attend d’être secourue. Pourtant, elle balance entre sa posture virile (et donc forte) de génocidaire et sa vulnérabilité de « nature ». En effet, à la fin de l’entretien, elle raconte comment, parce que prise pour un homme, elle a été victime d’attouchements à une barrière montée par des Barundi (réfugiés Burundais) dans le Gitarama rural, au sud de Kigali, par des femmes à la recherche de balles qui lui auraient causé des blessures à l’utérus.

Il faudrait ajouter à la liste des comportements virils de cette détenue (les cheveux ras, le pantalon, le dos courbé, la possession d’une arme à feu pendant le génocide, l’abandon de ses trois enfants, etc.) deux autres types de comportements habituellement rattachés au masculin et qui ont constitué pour Mwamine, la seconde détenue, l’entrée dans le génocide. Il s’agit de l’activité politique, très clairement liée à cette époque-là à l’exercice du pouvoir, suprême (pouvoir de vie ou de mort sur les tutsi), et comme habitude, la consommation d’alcool, de cigarettes et éventuellement de stupéfiants (ce n’était pas le cas de Mwamine). L’appartenance au parti MRND[2] du Président Habyarimana constituait pour Mwamine, soudain, au déclenchement des massacres, une alternative pour s’extraire des violences, alternative l’ayant ici tout droit conduite à intégrer un groupe de miliciens interahamwe, à travailler pour eux et à les suivre jusqu’au Congo voisin, pendant environs trois mois. Il est intéressant de voir que Mwamine fait de permanents allers-retours entre l’image de la femme seule, démunie, et celle qui a par ailleurs, et par avance, placé ses pions au parti MRND, alors la plus importante sphère du pouvoir.

Autre extrait d’entretien que j’ai eu avec elle sur l’état d’inconscience dans lequel elle a souhaité se mettre au moment du génocide, à travers notamment la consommation d’alcool. Ce qui montre un peu quelles étaient les pratiques collectives au moment du génocide, et que là, elle adopte avec des hommes des pratiques masculines :

« Pendant le génocide moi je me suis réfugiée dans ça [les cigarettes et l’alcool]. Pour une chose : d’abord, la cigarette, c’était facile à trouver, parce que même les miliciens, tout le monde fumait, fumait. Et puis la boisson, c’était pas difficile aussi de la trouver. Et pendant que les gens buvaient – vous comprenez ? – ce qui en suivait c’est de se saouler. Et pour quelqu’un qui est saoul, même si une balle pouvait m’attraper pour moi, c’était pas comme à l’état cru. Parce que je préférais vivre dans une inconscience, parce que ma conscience ne m’aidait pas beaucoup. (…) Tout ce que je pouvais atteindre comme argent, ma priorité c’était d’abord de me procurer une cigarette et d’avoir un whisky à côté de moi. »

Les femmes détenues adoptent presque systématiquement une posture victimaire en opposant un argument de nature, « je suis vulnérable », aux accusations qu’on leur porte. Donc, outre les petits crimes, le pillage et la délation, le crime de génocide, le meurtre, la complicité de meurtres, et le viol. Il y a donc une ambivalence terrible entre ce qu’elles ont fait et ce qui est, par principe ou par nature, possible de leur faire porter. Cela peut permettre de comprendre la diffusion de la délation à l’intérieur de la prison et particulièrement lors de nos entretiens : en exagérant un acte (commis de préférence par une autre) elles peuvent brouiller les pistes et invalider la pratique de ces violences supposées masculines.

C’est un peu le cas avec Immaculée. Elle m’a raconté des violences qu’on aurait pu croire fantasmées par elle, tant elle les a manifestement exagérées. Elles concernaient les castrations post-mortem de victimes masculines tutsi, et l’exhibition de leur sexe dans des sacs en plastique, porté en collier.

C’est d’ailleurs manifestement autour des violences sexuelles qu’est justement réaffirmée la partition féminin/masculin. Si la castration est très clairement une attaque de la virilité, Immaculée a classé cette violence comme la pire, insistant sur le caractère hors-norme de Mwamine sur son caractère masculin. Pourtant, elle-même a été en possession d’un pistolet pendant au moins une partie du génocide. L’arme à feu n’est-elle pas elle aussi un attribut masculin ? Il est assez intéressant de constater que ces deux détenues ont été les plus actives pratiquantes de la délation, participant ainsi à la diffusion de rumeurs et à la réécriture des trajectoires suivies par d’autres détenues. Celles qui ont été au plus loin des représentations et de l’identification au masculin sont également celles qui reviennent le mieux à des stratégies de communication associées à l’identité féminine.

Je vais conclure par deux points : l’extension de cette ambiguïté de l’identité de genre à l’identité ethnique.

Le brouillage de l’identité de genre pourrait être rapporté au brouillage de l’identité ou de l’identité ethnique, si l’on veut simplifier les choses. Donc, pour Mwamine, elle pratique, comme elle le fait avec le genre entre féminin et masculin, un basculement semblable entre quatre identités : hutu, tutsi, congolaise et rwandaise. Donc cela concerne sa propre identité (elle est née d’un père congolais), l’identité de son mari qui serait tutsi, et de ses enfants, qui dans ce système patriarcal, seraient également tutsi. Elle a d’ailleurs commencé les entretiens en affirmant en substance :

« Mais moi je n’ai rien à voir avec ces histoires de Hutu et de Tutsi, je n’ai rien à voir avec le génocide, je ne suis même pas rwandaise ! Moi, je suis congolaise et mon mari est tutsi, mes enfants sont tutsi ! »

Il se trouve que les choses sont évidemment bien plus compliquées.

Un dernier extrait d’un entretien avec Mwamine rapporte assez bien la façon dont cette détenue résume l’ensemble de ses jeux identitaires, entre l’ethnie et le genre, et de voir comment, plus particulièrement, il ressort qu’elle a conscience de la construction de son identité sexuelle et de la vulnérabilité à laquelle on associe généralement les femmes. Finalement, elle nous dresse, tout en nous montrant qu’elle est consciente de sa stratégie et de son jeu, l’image de l’errance :

« Et c’est pourquoi, par cette identité un peu confuse, ambiguë, j’ai pu aussi faire certaines choses dont aujourd’hui moi je me félicite personnellement, comme le fait que j’ai pu passer la frontière. On ne me prenait ni pour tutsi, pour vouloir me tuer, ni pour [hésitation] hutu, qui est en train de les aider à tuer. On me prenait comme une femme qui erre, qui n’a nulle part où s’accrocher. »

Si j’ai dans cette intervention tenté de déconstruire l’idée de sens commun selon laquelle les femmes seraient naturellement enclines à la douceur et à la vertu, le parcours de ces deux détenues suit une trajectoire qui les conduit toujours du féminin vers le masculin, trajectoire marquée du sceau de l’expérience sociale. En effet, à travers leurs stratégies discursives, elles nous ramènent à l’idée que les femmes sont par essence des êtres vulnérables, incapables de commettre des violences, donc d’appartenir à la catégorie des bourreaux.

On retrouve ici cette même logique dans les actes de dévirilisation des hommes tutsi, eux aussi victimes de violences sexuelles, et parfois privés de leurs attributs masculins au cours des violences. Cette émasculation pourrait être associée au viol commis sur leur femme sous leurs yeux.

Gérard Wormser – Fabrice Virgili, comment vous situez-vous par rapport aux propos de Violaine Baraduc ? En effet, j’ai lu dans vos travaux, à propos des femmes tondues, ou d’enfants nés d’union par exemple entre prisonniers français et femmes allemandes, ou dans l’autre sens, soldats allemands et femmes françaises, des considérations qui ne sont pas sans rapport avec les propos de Violaine Baraduc. On n’a pas l’habitude, malgré tout, de rapprocher les situations en France, ou en Allemagne, entre 1940 et 1944 ou 1945, si je laisse de côté les camps d’extermination bien évidemment, de ce qui s’est joué au Rwanda en 1994.

Cette dimension de sexuation des violences est une dimension qui, à propos de la seconde guerre mondiale, est sans doute assez inconvenante et peu évoquée avant vos travaux.

Fabrice Virgili – Il est extrêmement intéressant de comparer des conflits dans des situations très différentes. L’exercice mérite d’être mené. Cela nous permet d’avancer, de voir lors de pratiques, de retracer éventuellement leur histoire. Parfois, on peut retrouver l’histoire de certaines pratiques, ce qui n’est pas toujours facile. Mais, en tout cas, la comparaison a un intérêt scientifique. Au-delà de cela, il s’agit de situations qui n’ont rien à voir, ce qui va à l’encontre de ce que je disais tout à l’heure. On historicise tout cela et on ne retrouve pas toujours les mêmes choses dans tous les conflits.

Concernant ce double portrait de mère et de putain qu’on retrouve évidemment au cours du second conflit mondial, à la libération à propos des femmes tondues et des résistantes, on va ici avoir deux images de femmes. Ces figures de la putain et de la mère, la putain étant évidemment du côté de l’adversaire et la mère de son propre côté, nous disent deux choses : d’une part, le genre est constamment mobilisé pour désigner l’autre, pour désigner l’adversaire, l’ennemi ; d’autre part, les femmes de l’ennemi ou l’ennemi comme féminin sont des outils de la propagande parce que c’est un moyen de renvoyer l’autre dans une altérité qui n’est pas seulement la sauvagerie, l’autre nation ou quoi que ce soit, mais qui est aussi altérité du genre. Ce ne sont pas de vrais hommes ni de vraies femmes, dans le sens où elles ne sont pas de bonnes mères. Elles sont soit infanticides, soit elles ont une sexualité dépravée.

Rappelons le tract diffusé par l’Union des Femmes Françaises Clandestines, le mouvement féminin du parti communiste en janvier 1944 et qui dit, de mémoire : « mères françaises, prévenez vos fils de se méfier de ces femelles de la Gestapo », les « femelles de la Gestapo » étant les femmes qui collaborent avec les Allemands. On a exactement cela. C’est aux femmes de sa propre nation, de son propre groupe, de prévenir leurs hommes (frères, fils, pères, maris…) de se méfier des mauvaises femmes. On l’a dans des contextes de guerres entre états, guerres civiles (dans la guerre civile espagnole, ou encore la putain est la femme rouge dans la guerre civile grecque…). L’idée que la moralité des femmes a à voir avec l’adversaire se retrouve également dans beaucoup de conflits pour la raison évoquée. Il faut aussi renvoyer l’ennemi dans l’autre camp.

Gérard Wormser – Il y a aussi cette question du trouble dans le genre, du fait par exemple que la défaite de juin 1940 bouleverse les catégories au sein même de la virilité. Le soldat allemand arrive auréolé d’une gloire de vainqueur alors que le soldat français démobilisé ne représente plus grand chose sur le marché de la virilité.

Fabrice Virgili – Il est effectivement intéressant, quand on travaille sur cette question, de voir à quel point l’identité sexuelle des acteurs du conflit est mobilisée dans un camp comme dans l’autre. Un des éléments de compréhension des événements de juin 1940 en France est aussi une défaite du masculin. Les hommes français n’arrivent pas à faire leur devoir affirmé comme tel depuis la Révolution Française, celui d’empêcher qu’ils viennent « dans nos bras, égorger nos fils, nos compagnes. » En juin 1940, ils ne les empêchent pas. Et donc, ils ne remplissent pas leur rôle, ils laissent le pays être envahi.

On attribue à Arletty toute sorte de phrases (ce qui est plus ou moins vrai), telle « les Allemands, fallait pas les laisser rentrer », donc puisque vous les avez laissés rentrer, je fais ce que je veux, et vous connaissez l’autre phrase qui est « mon cœur est français et mon cul est international. » Il y a donc ici cette accusation : il ne fallait pas les laisser rentrer, vous n’avez pas rempli votre rôle, que venez-vous exiger de nous, de rester fidèle, patriote, etc. Il y a une défaite de la masculinité française en juin 1940.

Pourquoi est-il intéressant d’étudier les conflits à travers la grille du genre ? C’est le contraste : le soldat allemand, viril, propre, défile et il est correct. N’oublions pas qu’il y a un effet de propagande énorme dans cette histoire-là. On le voit bien à travers les journaux de l’été 1940. Tout est fait pour qu’on dise que les Allemands sont corrects. Quand on travaille sur la période, et je l’ai fait entre autre à l’occasion du film Le Grand Chaos diffusé il y a un an, on s’aperçoit que ce « correct » est très relatif à différentes occasions. On a besoin de dire que l’autre homme, le masculin ennemi, tutsi quand on est hutu, allemand quand on est français etc., n’est pas aussi bien homme que vous. Vous, évidemment, vous respectez les femmes de l’autre, par exemple, dans le cas de la première guerre mondiale, alors que les allemands vont violer des femmes et donc s’abaisser à s’attaquer à des civiles, alors que c’est de l’autre côté que va se trouver l’homosexualité. Dans la première guerre mondiale, on caractérise l’homosexualité comme vice allemand. Et quand la France, à l’inverse, en 1923, occupe la Ruhr et la Rhénanie pour obtenir réparations, les Allemands accusent les Français d’installer des bordels homosexuels en Rhénanie. Tout cela n’est fondé ni d’un côté ni de l’autre. Ce qui importe est de détruire l’image du masculin de l’adversaire. Il est vrai qu’on retrouve ce jeu dans de nombreuses situations.

Gérard Wormser – Et en 1943, 1944 et 1945, vous associez les femmes tondues à une reconquête à la fois spatiale et symbolique.

Fabrice Virgili – Si on essaie de comprendre cet événement particulier que sont les tontes de femmes non pas à la libération mais dès 1943, et jusqu’en 1945-46, sur une durée bien plus longue que ce que l’on pense, on voit une violence faite contre des femmes parce qu’elles sont femmes. Contrairement à ce que l’on entend souvent, les femmes tondues ne sont pas tondues et libérées. Elles peuvent être tondues et fusillées, tondues et emprisonnées, tondues et tabassées, ou tondues et effectivement dans certains cas libérées. C’est un châtiment supplémentaire parce qu’elles sont femmes. Comme les hommes, elles sont emprisonnées, et en plus elles vont être tondues. Donc, on détruit le corps des femmes car on considère, et on revient à l’image de la putain, qu’une femme qui s’engage d’une manière ou d’une autre, dans la guerre, ne peut le faire non pas pour des motifs idéologiques ou politiques, non pas parce qu’elle réfléchit, mais que parce qu’elle est soit une putain, soit une enfant, qu’elle ne comprend rien, et donc elle va coucher avec un Allemand parce qu’il est beau, etc., soit par appât du gain pour avoir un bénéfice personnel, mais en aucun pour des raisons politiques. On ne pense pas que les femmes s’engagent politiquement. Donc, on va les punir sur leur corps, on va leur montrer sur leur corps, sur finalement ce qui aurait trahi, en quoi elles ont trahi, en rasant la chevelure, en marquant ce corps éventuellement des croix gammées sur le visage, etc. On retrouve cette pratique dans toute l’Europe.

Dans le deuxième quart du 20e siècle, partout en Europe il y a des guerres (guerre civile en Espagne, l’occupation de la Rhénanie, la seconde guerre mondiale, la guerre civile en Grèce, la grève des mineurs en Asturie en 1953, etc.). Et au cours de ces guerres, des femmes sont tondues par l’adversaire, qu’il soit national ou du propre pays. Il y a ce besoin de s’en prendre à un des symboles de la féminité, la chevelure renvoyant à la sexualité, et de s’en prendre à sa féminité. Quand on voit cela, on ne peut le comprendre que comme un grand remue-ménage dans les relations entre hommes et femmes au 20e siècle, en tout cas en Europe. Il y a d’une manière ou d’une autre la nécessité pour les hommes, quelle que soit leur nationalité, de réaffirmer quelque chose qui est de leur pouvoir, et de leur autorité, alors qu’ils sont en train de perdre l’exclusivité du droit politique. En effet, partout en Europe, les femmes obtiennent le droit de vote à ce moment-là. Ils éprouvent le besoin de réaffirmer le pouvoir non pas politique mais le pouvoir corporel. Le corps des femmes continue à leur appartenir, ils gardent le contrôle sur le corps des femmes. Et la question du contrôle du corps des femmes, en Europe notamment, est repoussé aux années 1960-70, avec les grands combats pour le divorce, la contraception, l’avortement, pas propres uniquement à la France. En effet, ces batailles existent partout en Europe à ce moment-là.

Gérard Wormser – Jean Lacornerie, souhaitez-vous réagir sur ces mises en perspective éloignées de vos mises en scène ?

Jean Lacornerie – Juste sur cette histoire de renversement des rôles dans l’opéra. En effet, les hommes pour forcer les femmes à se rendre, les obligent à revêtir la cuirasse et la cotte de maille. Ils leur disent que si elles veulent qu’ils reviennent vers elles, elles doivent les accompagner à la guerre. Elles acceptent assez vite. Et il y a une scène drôle où la comtesse fait un essayage de sa cote de maille, elle trouve que cela lui va bien.

Fabrice Virgili – Quand j’ai vu ce passage-là, j’ai pensé aux auxiliaires féminines de la France libre. Il y a toute une série de récits sur le port du treillis par les femmes, comment elles se voient avec un treillis, est-ce que cela leur va ou non. Généralement, au début de la guerre, l’équipement est fait de vêtements de récupération, parfois trop amples, etc. Il y a toute une série de discours. Elles sont très inquiètes de perdre leur féminité. Dans les dix Commandements des auxiliaires féminines de la France libre, il est dit « sous l’uniforme, ta féminité tu garderas. » Cette inquiétude de perdre quelque chose en portant un uniforme qui masque les formes du corps, qui n’est pas considéré comme une tenue féminine, est vraiment présente.

De la salle – Les femmes tondues, d’accord, mais en spectacle, c’est ce qui se passait à l’époque. Jeune adolescente, j’ai vu le spectacle sur une place, les femmes arrivaient et on les tondait. Et je pense que ce n’était pas discret. C’était vraiment sur la place publique.

Fabrice Virgili – Il est vrai, la dimension de montrer est indispensable. Soit on montre la tonte, soit on montre les femmes qui sont tondues parce que cela a une valeur pour l’ensemble de la société.

On revient ici à la participation des femmes. Certes, les hommes tiennent la tondeuse. Mais autour sont présents aussi bien des hommes que des femmes. Cris, insultes. Aussi bien des hommes que des femmes les traitent de putain. Ce n’est donc pas uniquement les hommes qui s’en prennent aux femmes. C’est plus compliqué que cela. On en revient là à une situation non pas proche que celle du Rwanda, mais avec les mêmes enjeux.

De la salle – Pour en revenir toujours sur cette histoire de conflits de hutu et tutsi, et ce qui s’est passé pour les femmes tondues, les règlements de compte entre voisinage n’ont pas été évoqués. Cela n’a rien de politique, c’est simplement des relations humaines. Et dans ces conflits, c’est aussi un moyen pour l’être humain de régler ses comptes de proximité sous le couvert de problèmes ethniques, dans deux camps différents. Et c’est un bon moyen aussi, une fois de plus pour l’être humain de se venger sur ce qu’il y a de plus facile, la femme.

Violaine Baraduc – Au Rwanda, une des caractéristiques du conflit est véritablement le conflit de voisinage. La guerre est certes passée par là. Mais au moment des violences, les voisins sont appelés pour tuer les voisins. D’ailleurs, dans l’extrait que je vous ai lu, il s’agit bien d’une voisine. Et il y a parfois eu même, au sein des familles, ce qui est encore pire, des meurtres ou des incitations au meurtre, pour les femmes hutu dans des couples mixtes, mariées à des hommes tutsi, des incitations au meurtre de leurs propres enfants. Certaines femmes sont passées à l’acte dans ces conditions.

Gérard Wormser – Je voudrais ajouter une dimension : ces conflits de voisinage et ces rivalités privées sont aussi un enjeu de constitution ou de destruction d’un espace politique, public.

Hannah Arendt, ou sur un tout autre plan, Margaret Mead, ont très bien montré ce type de phénomène. L’enjeu d’un conflit politique est aussi de destituer la figure de la sphère privée comme recours face à des violences politiques, et de laisser place nette d’une certaine façon, de nettoyer la société de toute trace d’un recours privé face aux exactions qui peuvent être commandées au nom d’une idéologie, d’un pouvoir. Et en ce sens, il est parfois troublant de constater à quelle point la sphère privée qui pourrait être un recours se trouve devenir l’enjeu très fort, d’une forme de destruction des bases qui pourraient reconstruire une société.

De sorte que je suis amené à apercevoir sous la question de l’appropriation des biens du voisin, de l’éviction des champs d’une petite ville, d’une minorité qu’on préfère voir disparaître, ou dont on s’étonne et qu’on remassacre si elle revient après un conflit, une volonté parfois pas toujours bien assumée, pas toujours consciente de détruire finalement, tout simplement, le champ de la sphère privée. Parce que c’est d’elle ou de lui que peut repartir la construction d’un espace public de dialogue ou d’ouverture. Et il y a cette espèce de volonté de simplifier l’espace dont la sphère privée devient le symbole.

Violaine Baraduc – Ce ne sont pas forcément des conflits qui ont alimenté les violences. Les massacres ont eu lieu dans des communes, mais ce ne sont pas nécessairement des prises de revanche de la part de voisins sur d’autres voisins. Parfois, les meilleurs voisins très proches qui étaient également les meilleurs amis ont été les premiers à aller au combat, à prendre les armes pour tuer leurs voisins.

Effectivement, même maintenant au niveau des jugements, des rescapés extrêmement frustrés de la lenteur du processus judiciaire souffrent. Malheureusement, ce qu’on leur a pris ne leur reviendra pas. Dans le cadre des procédures judiciaires, ces mêmes rescapés parfois usent et abusent de faux témoignages pour essayer de se préserver eux, du retour des bourreaux sur leur colline.

Fabrice Virgili – Il faut faire attention à l’expression « règlement de compte » parce qu’il y a des comptes à régler. Quand il y a occupation, guerre civile, affrontement au niveau d’un même pays ou d’une même société, à un moment, il y a des comptes à régler.

Quelle est la nature de ces comptes ? Cela devient compliqué à définir. En fait, on ne peut pas dissocier ce qui est de l’ordre de règlement de compte uniquement privé de ce qui est d’ordre politique. La particularité et la difficulté du contexte de guerre sont de brouiller les deux, et de faire que justement, quand votre voisin a eu un sac de charbon parce qu’il est bien avec la Kommandantur pendant que vous, vous avez froid, vous pouvez considérer que c’est un règlement de compte privé. Sauf que le sac de charbon ne vient pas du dur labeur du voisin, il vient de la Kommandantur, ce qui change la donne.

Il existe un nombre d’exemples incalculables. Quand vous travaillez sur les tribunaux d’épuration à la libération, il y a plein de choses à voir, mais ce que vous voyez est une sorte de négatif ou positif, d’image inversée de ce qu’ont été les souffrances des gens. Quand vous reprochez à un tel d’avoir reçu du savon, du charbon, une paire de bas…, tout cela paraît certes dérisoire, nous sommes vraiment dans le plus futile, donc on est censé être dans le règlement de comptes. Or, ce n’est pas le cas, chacun de ces éléments étant au cœur de la frustration que vivent des familles tout au long de l’Occupation parce qu’elles auront froid, faim, etc. Et c’est là où il est très difficile de séparer ce qui est du domaine du politique et du privé. Parce que justement, dans cette situation-là, pour les raisons expliquées à l’instant, dans les deux contextes, les deux domaines vont se trouver totalement imbriqués. Avoir une relation amoureuse avec un soldat allemand, vu d’aujourd’hui, on peut considérer qu’il s’agit d’une histoire d’amour privée, et que cela ne concerne personne. Sauf que le soldat allemand n’est pas là en touriste, il fait partie d’une troupe d’occupation, même s’il est un charmant soldat, ancien ouvrier forcé de remplir son devoir, charmant, poli, etc. Pour les gens autour qui n’ont pas cette relation privée avec ce soldat mais qui voient le soldat apporter des fleurs, des rations supplémentaires, etc., cela prend une dimension éminemment politique. Les tontes ont cette dimension privée, sans aucun doute, mais sont une violence politique.

De la salle – J’ai l’idée que ces femmes tondues ont été tondues parce qu’elles ont été dénoncées. Et par qui sont-elles tondues ?

Fabrice Virgili – On pourrait faire un parallèle sur la question de la dénonciation, sujet qu’on retrouve dans beaucoup de conflits. Parce que le fait de faire appel à cette autorité (Kommandantur, milice « interahamwe »…), pouvoir quasiment absolu (situation nouvelle propre aux temps de guerres), suggère et amène des dénonciations.

Ces femmes ne sont pas particulièrement dénoncées. Beaucoup de gens sont accusés de dénonciation et poursuivis à la libération par les instances d’épuration pour dénonciation. Souvent, on a tendance à vouloir considérer que c’est plus une collaboration de femmes que d’hommes de dénoncer. Les femmes bavardent toujours. Nous sommes dans tous les stéréotypes du féminin mobilisés pour accuser les femmes. Néanmoins, ces femmes ne sont pas dénoncées.

Le pendant de la question du spectacle est le suivant : ces femmes sont souvent tondues parce qu’on les a vues. Il y a l’idée qu’elles ont été vues. Je rappelle qu’à l’époque, il ne fait aucun doute pour la population qu’avoir une relation avec un Allemand, c’est collaborer. Il y a un quasi consensus dans la population française sur cette idée-là, on les a vues. Donc, si on les a vues, en fait, on sait à l’avance qu’elles vont être tondues, et elles le savent. Il s’agit là d’une épuration de proximité. Tout cela se fait entre des gens qui se connaissent. Les femmes tondues savent qui sont les tondeurs, et réciproquement. On est vraiment dans la proximité du village, du quartier. Et dans les grandes villes, c’est la même chose. Donc, la décision peut être différente. Il y a différentes possibilités : cela peut simplement être le comité local de la libération qui va arrêter toute personne accusée ou soupçonnée de collaboration, sans distinction de genre, hommes et femmes. Cela fait partie des priorités de l’heure, comme ravitailler la population, pourchasser les Allemands qui seraient cachés, on arrête les « collabos ». Et donc parmi ces « collabos », il y a des femmes et des hommes dont le traitement va être différent en fonction de leur sexe. Donc cela se sait finalement. Parfois, il y a des dénonciations, mais pas sous forme de lettre. Les gens n’ont aucun scrupule de dénoncer non anonymement, parce que tel ou tel comportement a été vu. La décision peut venir de voisins, du comité de la libération, d’un groupe de résistance, d’une personne. Puis, un groupe d’hommes en général va prendre la décision, va emmener cette femme, la tondre avec la participation active de la population tout autour. Il n’y a pas de règle.

Par exemple, dans une région entière comme le Languedoc, la décision est prise officiellement au moment de l’internement. Une commission existe. On voit des dossiers sur lesquels sont inscrits des noms, ainsi que les termes « à tondre ». Il s’agit là d’une région en particulier. Dans des phénomènes aussi massifs, on a toujours des exceptions, des cas particuliers, des différences. On peut toujours trouver des itinéraires finalement extraordinaires.

On essaie de faire une histoire, une anthropologie, une étude des groupes et des sociétés. Mais au niveau des parcours individuels, on trouve mille choses.

De la salle – Dans les commandements évoqués à la femme hutu, c’est « ramène ton homme ». Je ne suis pas sûre des termes. Mais la question de ramener l’homme…

Violaine Baraduc – Ramener l’homme à la raison.

De la salle – …à la raison. Donc, il est attiré par la femme mauvaise.

À propos des femmes tondues, comme les sorcières au Moyen-Âge, les femmes effraient. Il s’agit là de la question du contrôle sur le corps de la femme. Qu’est-ce qui fait peur aux hommes chez les femmes ?

Fabrice Virgili – Ce qui fait peur est le contrôle de la filiation. En effet, les femmes détiennent un secret sur lequel les hommes ne peuvent rien, celui de la filiation. J’ai travaillé sur les enfants de couples franco-allemands nés pendant la guerre, c’est au cœur de la question : qui est le père de ces enfants ? Est-ce le soldat allemand ? Quand la femme ne le dit pas, l’enfant ne le sait pas, le mari après, non plus. C’est bien sûr cela, il me semble, un des enjeux.

Si la question du corps des femmes et de la sexualité intéresse finalement autant les hommes, c’est bien pour contrôler cela.

Aujourd’hui, le débat porte sur le genre et un peu plus sur les femmes que les hommes. Ce serait une erreur de penser qu’elles sont ou les principales cibles, ou les uniques cibles, que ce soit à la libération ou à un autre moment. On arrête les « collabos » hommes et femmes. On tond les femmes, mais on tabasse, on interne, etc., les hommes collaborateurs. Auparavant, sous l’Occupation, les autorités arrêtent des résistants et des résistantes. Il y a certes des différences dans la manière de faire. Il n’y a pas de femmes otages fusillées en France : elles sont envoyées en Allemagne pour être déportées, exécutées. Il existe un accord entre Pétain et Hitler à ce propos. Globalement, la répression s’en prend aux deux sexes.

Ce n’est pas parce qu’on a le regard plus focalisé aujourd’hui sur les violences faites aux femmes qu’il faudrait oublier que les hommes aussi sont victimes des guerres.

Violaine Baraduc – Dans le premier extrait lu, elle parle de femmes tutsi, de la jalousie et des racontars sur les silhouettes des femmes tutsi avec leur consommation de lait, etc. Vous avez peut-être entendu parler de cette différence qui a permis au moment de cibler les victimes, entre les hutu réputés trapus, petits, agriculteurs, et les tutsi grands, d’origine pastorale. Je pense qu’au niveau de la consommation du lait, notamment, on dit beaucoup de choses sur les tutsi. En tous les cas, les femmes tutsi étaient réputées pour être extrêmement jolies et attirer tous les hommes dans leur lit. C’est pour cette raison qu’elles étaient vues comme des espionnes d’ailleurs.

Je rejoins tout à fait Fabrice Virgili sur la question de la filiation, qui je pense était centrale, véritablement au moment du génocide. Il était bien question d’éradiquer tous les tutsi, jusqu’aux plus jeunes souches (éventration de femmes enceintes, meurtre sur des fœtus et d’enfants des plus bas âges), du territoire rwandais, et d’en faire un territoire occupé essentiellement par les hutu.

De la salle – Quel a été le sort des femmes allemandes qui ont eu des relations avec des prisonniers français, puisque dans le fond, ce n’était pas une collaboration dans ce sens-là ?

Fabrice Virgili – Évidemment, des françaises ont eu des relations avec des soldats allemands, puissance occupante en France. Et pendant ce temps, des Français, en Allemagne, non pas comme vainqueurs mais comme prisonniers, STO, ou travailleurs volontaires, ont eu des relations avec des femmes allemandes. En général, quand ils sont revenus, ils n’ont pas été inquiétés. Je dis souvent que la sexualité des femmes intéresse les hommes, et la sexualité des hommes intéresse les hommes également. On ne leur fait rien, et ils ne s’en vantent pas non plus. L’idée qu’ils pourraient revenir en disant qu’ils eu des rapports avec des Allemandes est très atténuée, il s’agit là tout de même de la femme de l’ennemi. Et assez étonnamment, dans les entretiens que font les prisonniers de guerre de retour en France, ils racontent qu’on leur pose des questions sur la captivité. Ils disent que ce sont les femmes allemandes qui leur couraient après et que c’était vraiment dur de résister. On a les stéréotypes du masculin et du féminin, croisés aux stéréotypes nationaux, très actifs. La femme française est l’image de la Parisienne très maquillée, contrairement à la femme allemande, et le Français est le séducteur. Donc, les femmes allemandes et les Français, en Allemagne, durant le IIIe Reich, pouvaient avoir des relations.

Il faut rappeler que 95 % des prisonniers de guerre passent leur captivité hors du Stalag[3], le Stalag n’étant qu’un passage. Ils passent leur captivité dans des usines, bureaux, fermes, au côté des populations allemandes, surtout féminines. Cela favorisait les contacts. Quand ces hommes sont arrêtés par les autorités nazies, les hommes français sont souvent condamnés. C’est assez fascinant d’étudier cela, parce qu’on a de véritables procès, de droit nazi, où l’établissement de la preuve est un élément très important. S’il y a relations sexuelles, la condamnation est de deux à trois ans ou plus de forteresse, et s’il n’y a pas de relations sexuelles mais juste une relation amicale, c’est moins. Des témoignages vont prouver ou pas qu’il y a eu relations sexuelles. Et quand il n’y en a pas, certains prisonniers sont acquittés. On est dans une logique nazie, mais en même temps, les juges respectent la forme du droit nazi. Les femmes, selon les cas, jusqu’en 1941, peuvent être tondues publiquement dans les villes d’Allemagne et détenues dans des camps de concentration pour une durée variable. Il faut préciser que c’est le cas des Français ou des Belges prisonniers de guerre ou travailleurs forcés d’Europe de l’ouest. Quand ils sont slaves (polonais ou russes), la condamnation est la peine de mort. Ces prisonniers qui ont eu des relations avec des femmes allemandes, ont été pour une partie d’entre eux, condamnés. Les femmes allemandes sont beaucoup plus condamnées car là, il s’agit du crime contre la race plus gravement condamné par le droit nazi que simplement la relation avec l’ennemi.

Le film d’Andrzej Wajda, Un Amour en Allemagne (1983), est par exemple autour d’une histoire entre une femme allemande et un prisonnier polonais.

De la salle – Vous avez dit qu’il a fallu attendre les années 1940 pour que les femmes soient admises en tant qu’être pensant et prenant part active à un conflit. Pourquoi à partir de 40, les femmes ont-elles pu accéder à l’avant des conflits pour avoir une part active ?

Vous avez également dit que les ONG continuaient à véhiculer l’idée que les femmes étaient « non violentes » et propageaient l’idée de paix, alors que la réalité n’est pas tout à fait celle-là.

Fabrice Virgili – Il est vrai que c’est entre autres autour des conflits en ex-Yougoslavie ou en Afrique qu’on peut avoir ce genre de propos.

Je ne crois pas avoir dit qu’on ne les considérait pas comme pensantes. Il est vrai que, en tout cas du point de vue français, les choses vont changer entre les deux guerres. Plusieurs éléments expliquent cela. D’abord, pendant la première guerre mondiale, la guerre pensée comme courte dure beaucoup plus que prévu. Donc, au fur et à mesure, on a besoin de plus en plus d’infirmières, de conductrices, etc. Et donc, on va mobiliser des femmes, toujours à la marge du combat, du cœur de la guerre, mais on mobilise bien des femmes autour de la guerre.

J’en profite pour faire une petite parenthèse : on considère souvent que les femmes se sont mises à travailler en prenant la place des hommes en 14-18, c’est faux. Les femmes ont toujours travaillé. Ce qui change, c’est qu’on a une mutation sur les secteurs professionnels : elles vont plus investir la métallurgie que le textile. Mais il n’y a pas eu de nouveauté du travail des femmes.

Ce qui est intéressant dans le cas français, si on observe le travail féminin de la fin du 19e siècle, jusqu’aux années 60, en gros, guerre ou pas guerre, on est toujours à peu près au même taux (autour de 33-34 %). Et ce n’est qu’à partir des années 60 qu’on arrive quasiment comme à la situation actuelle, à une quasi-parité au travail, pas sur le même type d’emplois mais en termes d’activité. Ce qui change entre les deux guerres, c’est un début de mobilisation des femmes à la marge du combat mais néanmoins dans l’effort de guerre au cours de la première guerre. C’est l’exemple d’un certain nombre de femmes en uniformes que les Français et les Françaises vont voir, telles les auxiliaires de l’armée britannique, ou américaine, un certain nombre de combattantes serbes ou russes qui vont être présentées un peu comme des choses extraordinaires, mais néanmoins qui vont faire l’actualité de la population dans la presse en 14-18 et dans les années qui suivent.

Boschkorova, membre d’un bataillon féminin de l’armée russe, publie ses mémoires en 1922-23, c’est considéré comme quelque chose d’extraordinaire. Néanmoins, un précédent est créé. Que les femmes puissent combattre, être en uniforme, apparaît comme nouveau et possible.

Ceci est accentué par d’autres exemples de l’entre-deux guerres, telles les miliciennes dans la guerre civile espagnole. Dans le livre, la une du magazine Vu [4] montre une femme avec la collerette en dentelle, le sac à main, et le fusil sur l’épaule, donc des images nouvelles qui choquent plus ou moins. Cela devient quelque chose de possible.

Autre exemple : les lottas finlandaises, auxiliaires de l’armée finlandaise pendant la guerre contre l’Union Soviétique, etc.

En 1940, avec la défaite, les effectifs du côté de la France libre qui se met en place, ou la Résistance, sont tellement réduits et ridicules qu’on accepte toutes les bonnes volontés. Par exemple, des filles de militaires, parfois très jeunes, considèrent qu’elles vont continuer ce que leur père ne peut plus faire, vont s’engager, partir pour Londres. C’est la même chose dans la Résistance. Les premiers réseaux mis en place accueillent des hommes comme des femmes. Ensuite, on a à nouveau une sexuation qui se met en place : dans les rôles, on va exclure les femmes du combat, de l’explosif ou de l’attentat. Elles vont plutôt faire le repérage. L’exemple de Jane Boey est extraordinaire : spécialiste en explosif, formée par ce le BCRA[5] (Services de renseignement de la France libre) à Londres, elle est envoyée en France pour former des maquisards au maniement des explosifs. Imaginez ces jeunes maquisards d’une vingtaine d’années qui voient débarquer une femme qui leur explique comment manier les explosifs. À aucun moment on ne lui donne une mission pour elle-même, placer ces explosifs ou utiliser les armes. On est toujours comme cela, à la limite. Mais néanmoins, c’est quelque chose qui devient possible. Donc, petit à petit, on passe de quelques dizaines à quelques milliers, puis à quelques dizaines de milliers, et le processus est amorcé.

Jusqu’à aujourd’hui, on a une féminisation de l’armée française de plus en plus importante. Le dernier épisode de tout cela c’est qu’on ne demande plus aux hommes, pour être des citoyens et des Français, de faire le service militaire. Donc de ce point de vue-là, il y a une égalité du rapport à la guerre, au combat, et à la chose militaire entre les hommes et les femmes. Même si la féminisation de l’armée est encore à 13-14 %, ce n’est pas la parité. Il n’y a que dans les sous-marins que les femmes sont encore interdites dans l’armée française.

À plusieurs occasions, j’ai participé à des rencontres avec des représentants d’ONG (Gynécologie sans Frontière, Caritas France…). On a un discours où le CICR[6] et la Croix Rouge, pas chez tout le monde mais chez un certain nombre d’acteurs, disent que la guerre en ex-Yougoslavie ou dans l’Afrique des grands lacs est horrible et il faut s’appuyer sur les acteurs féminins, sur les femmes sur place, pour résoudre le conflit. On a tendance à oublier que, que ce soit en Bosnie, les femmes serbes, croates ou musulmanes étaient chacune dans les camps opposés, et qu’elles ne sont pas révoltées contre les éventuelles atrocités commises par les milices serbes en Bosnie.

C’est la même chose en Afrique des grands lacs. Qu’il y ait un discours spécifique vis-à-vis des femmes est quelque chose de positif. Jusqu’à il y a encore une vingtaine d’années, les ONG ou la Croix Rouge ou le CICR, ne pensaient pas la différence sexuelle. Il n’y avait que des victimes ou des prisonniers de guerre. Le fait qu’ils réalisent que les prisonniers de guerre ou les victimes peuvent avoir un sexe est plutôt un progrès. Ce ne sont effectivement pas les mêmes politiques à mettre en œuvre sur le terrain. Néanmoins, il ne faudrait pas penser que cette politique doit être à ce point dissociée, qu’en s’appuyant uniquement sur les femmes, finalement, cela va résoudre les problèmes de chacune de ces sociétés.

Violaine Baraduc – L’image des femmes est très clairement rapprochée de l’image de la maternité. Et le fait qu’elles soient des mères rend difficiles pour ces institutions l’idée de les rendre coupables de meurtres.

Gérard Wormser – Je crois qu’il y a aussi, dans nos sociétés, un peu partout, un grand désarroi à l’idée que nous ayons à nous organiser, sur tous les plans de la vie, en faisant abstraction d’un quelconque rapport à une naturalité. Le statut symbolique des femmes dans les sociétés contemporaines est un statut idéalisé dans lequel, alors même que les femmes sont les premières à rejeter le rapport de naturalité comme les caractérisant, les différents partenaires en relation dans un jeu social cherchent tout de même une incarnation, une symbolisation, une représentation d’un rapport qui pourrait en rester à une forme de « nature ». Puisque ni la forêt amazonienne, ni les espèces animales, ni les formes du travail social, ni les modèles d’éducation, ni quoi que ce soit d’autres, ne nous offrent plus le moindre rapport à une nature. C’est sans doute un combat désespéré, perdu d’avance...

De la salle – Je voudrais savoir ce qu’il en est ou ce qu’il a été de l’organisation de la prostitution, notamment en cas de conflit, pour l’armée, les soldats, et aujourd’hui, actuellement, pour nos sportifs et les grandes organisations sportives, tel que les Jeux Olympiques, tous les matchs qui se passent à Gerland (Lyon) et autre ? On sait qu’il y a une organisation à ce niveau-là, dont on ne parle pas. Elle est réelle mais il faut vite le cacher.

Fabrice Virgili – Pour les sportifs, je ne connais pas le sujet. Par contre, sur la guerre et sur l’armée, on a différents cas de figures. Là aussi on constate une évolution au 20e siècle et les différentes armées qui opèrent sur les terrains des deux conflits mondiaux n’ont pas forcément tout à fait la même attitude.

Le premier souci est la question des maladies vénériennes, question évoquée précédemment. Il va y avoir plusieurs attitudes possibles : fournit-on des préservatifs ou pas ? L’armée française ne va pas fournir de préservatifs pendant le premier conflit mondial, tout comme l’armée britannique, contrairement à l’armée allemande ou l’armée américaine. L’armée française ne le fait pas parce que pendant et après le premier conflit mondial, il y a une obsession nataliste en France. On pense qu’on a failli perdre la première guerre à cause du manque d’enfants. Cette obsession nataliste va continuer jusque dans les années 50. Toute publicité en faveur des préservatifs est interdite par la loi. Ce serait donc un comble de distribuer des préservatifs aux soldats.

Comment répondent les autres ? L’armée belge, au cours du premier conflit mondial, répond en disant « abstinence ». Cela ne fonctionne pas, les soldats belges vont dans les maisons closes. On est ici en effet dans des situations de prostitutions réglementées, légales, avec des visites régulières pour les prostituées. La maison close préserve le soldat du péril vénérien, les prostituées étant sous contrôle. Par contre, la prostitution clandestine qui explose lors des deux conflits mondiaux échappe aux contrôles anti-vénériens. Là, il y a du risque. Pendant la seconde guerre mondiale, une collaboration sexuelle se met en place, une collaboration d’état sexuelle : l’armée allemande et le système des maisons closes en France vont collaborer pour que certaines maisons closes soient réservées aux officiers, d’autres aux soldats, et que pour la police et les médecins français continuent, comme ils le faisaient auparavant, à s’assurer que les prostituées ne soient pas contaminées. Cela va fonctionner avec un recrutement considérable. Les prostituées clandestines ou occasionnelles sont pourchassées, arrêtées. Certaines sont internées, ou vont être déportées. Il s’agit certes là de petits effectifs. Mais beaucoup vont être encartées et transformées en prostituées professionnelles dans les maisons closes. En 45-46, la loi Marthe Richard met fin aux maisons closes.

La sexualité des militaires intéresse l’état major. Au cours de la première guerre mondiale, il y a à côté de la zone des armées, un afflux de prostituées encartées ou non, et donc tous les lieux proches du front ont leur maison de passe. Mais se pose le problème des troupes coloniales. Parce qu’il y a tout de même une morale : il ne serait pas bon que les troupes coloniales aient des relations avec les femmes européennes. C’est non seulement une question de morale, mais également la question de la dimension subversive d’une relation que pourrait avoir un colonisé avec une femme blanche de la métropole. Pour éviter cela, on va mettre en place, des bordels militaires en faisant venir d’Afrique du Nord, ou d’Afrique noire, des prostituées pour les troupes coloniales. C’est de cette manière que se met en place le BMC (bordel militaire de campagne) en 1917-18, qui va continuer à prospérer, au cours du second conflit, et jusqu’à la guerre d’Algérie.

Dans les années 1970, à Corté en Corse, à côté d’un grand campement de la garnison de la légion étrangère, il y avait encore un bordel militaire. Tout cela est supprimé. Cela ne signifie pas que les militaires considèrent que leurs soldats n’ont plus de sexualité. J’ai eu l’occasion de discuter avec un général, ancien colonel en opération en Bosnie, qui avait à se préoccuper de la sexualité de plusieurs centaines de soldats. Il fallait éviter que ces soldats aillent s’en prendre à des femmes bosniaques. Il a eu une plainte de berger : ses brebis avaient été maltraitées sexuellement par certains de ces soldats. Il a donc pris contact avec les proxénètes locaux et avec les prostituées bosniaques pour que les soldats puissent une fois de temps en temps aller au repos sur la côte et éventuellement avoir accès à des prostituées. On n’est pas dans le « bordel militaire de campagne ». Pour lui, il y avait une nécessité. La manière de l’expliquer posait vraiment problème.

Comment gérer la sexualité des troupes ? Chaque commandant avec sa troupe se débrouille sur le terrain. Cela va être plus compliqué parfois. Je ne sais par exemple pas comment cela se passe en Afghanistan, mais en tout cas, cela préoccupe le commandement car il y a des effets sur les opérations, et sur les relations avec les populations du territoire où se trouvent ses troupes.

De la salle – Quel était le statut de ces prostituées pendant la deuxième guerre mondiale ? Étaient-elles salariées ? Ont-elles eu une retraite ? C’est intéressant à savoir.

Fabrice Virgili – Retraite je ne crois pas, puisque la grande loi sur les retraites est d’après-guerre, donc, après la fermeture des maisons closes. Je ne sais pas si elles ont un pourcentage par passe ou si elles sont salariées. Un travail complet a été fait par Insa Meinen sur la prostitution pendant la guerre pour la Wehrmacht.

De la salle – Nous ne sommes pas assez pragmatiques en France pour ce genre de sujet. Les saxons sont beaucoup plus clairs dans leur tête. Dans les pays du nord, certaines femmes sont salariées pour des prestations sexuelles des handicapés. Aujourd’hui, en France, on n’en parle pas. On refuse tous ces aspects.

Fabrice Virgili – C’est un autre débat. C’est vrai qu’il y a une grande opposition entre abolitionniste ou réglementariste. La France a été jusqu’en 1946 réglementariste. Et depuis, elle n’est plus rien, ou elle est abolitionniste. En gros, la prostitution est interdite.

Aux Pays-Bas, ce dont vous parlez est exact. Par contre, en Suède, on est dans l’abolition absolue : le client est poursuivi. On voit que cela continue à poser débats. Du coup, la prostitution est plus enfermée et close et ce n’est pas totalement un hasard qu’un roman comme celui de Stieg Larsson ait eu ce succès avant tout en Suède. Cela montre que l’abolition légale de la prostitution n’a pas mis fin aux violences faites aux femmes et aux prostituées en Suède.