Abstracts
Résumé
Si la femme a longtemps été définie par son rôle de mère, n’en demeure-t-elle pas moins une femme ? C’est ce que cet article tente de déterminer en analysant l’évolution de la place que tient la mère à partir d’une conception patriarcale jusqu’au mouvement féministe. Tantôt valorisée, tantôt blâmée, la maternité se situe à l’origine d’une redéfinition de l’identité féminine par les femmes au profit d’une revalorisation de la différence sexuelle. Loin de s’opposer au phallocentrisme en renversant simplement la dichotomie hommes/femmes critiquée, il s’avère nécessaire de trouver une place à la femme et une à la mère qui respectent l’égalité que celles-ci revendiquent. Et cette coexistence primordiale de la femme et de la mère s’affirme au sein-même de la relation mère-fille qu’il faut encourager.
Mots-clés :
- Mère,
- fille,
- Brossard,
- Allende,
- maternité,
- femme,
- féminisme,
- patriarcat
Abstract
If the woman has been defined for a long time by her role as a mother, does not she still remain a woman? This is what this paper tries to determine while analyzing, from a patriarchal conception to the feminist movement, the variation of the place the woman holds. Sometimes valued, sometimes criticized, maternity makes women redefine the feminine identity to the benefit of a revalorization of the sexual difference. In order not to rise against patriarchy in simply reversing the men/women dichotomy, it is necessary to find a place for the woman and one for the mother that both respect the equality they claim. This primary coexistence of the woman and the mother appears in the mother-daughter relationship itself, which is a connexion we must encourage.
Article body
« Mais tout de suite avant, elle entend, dans les étages supérieurs, son amie à l’allure masculine crier d’une voix forte et angoissée : "Non !" Elle sait ce que cela signifie : l’amie est devenue folle elle aussi, et on l’a amenée à Saint-Anne, où, sous l’action des piqûres et sous le contrôle des médecins, elle va lentement se transformer en homme. Son "Non !" est une protestation contre cette transformation. Elle suppose que Bellmer aussi à été interné à Saint-Anne pour se changer, après le traitement auquel on le soumet, en femme. »
Unica Zürn, « Notes concernant la dernière (?) crise », L’Homme-Jasmin
« Que reste-il du féminin dans le genre ? qu’est-ce féminin ? quoi féminin ? qui féminin ? » voilà les quelques interrogations qui ont surgi lors de la préparation de ses séances.
J’y ai entendu la question de l’articulation entre deux notions difficiles à définir depuis les féminismes, la déconstruction, les théories du genre mais qui reste cependant nœud théorique, pratique, quotidien, articulation donc entre le(s) « féminin(s) » et la/les « femmes ». C’est-à-dire comme l’a rappelé Anaïs Frantz, en reprenant la présentation de Mireille Calle-Gruber, « l’articulation problématique entre nature et culture, comme entre corps, psyché et langage ».
J’ai vite constaté que pour moi, l’un des premiers spectres que je rencontre et dont j’ai du mal à me passer, c’est le féminin lui-même. Je bute. En effet, rapidement, on peut dire que féminin vient du latin classique femininus, « de femme », et désigne ce qui est à la femme, ce qui appartient au sexe féminin, ainsi que le genre grammatical. Par conséquent le féminin, dont l’étymologie l’articule aux femmes, est déjà, du moment que l’on l’énonce chargé de prise de position, de fantômes, voir d’impasses.
Au moment de l’émergence de ces questions, j’étais à la fois en train de suivre un séminaire sur le symptôme au féminin donné par Paul Laurent Assoun et plongée dans la lecture de La loi de la mère de Geneviève Morel qui pose, en reprenant une formule de Lacan dans son séminaire intitulé Le Sinthome, le concept de « prolongement d’un symptôme ». Des questions ont donc surgi autour de féminin, femme, genre, littérature perçue sous l’axe du symptôme. Car, le symptôme est une écriture qui s’organise à partir d’une combinaison littérale et qui est un mode de jouissance.
Le symptôme est apparu comme une porte d’entrée qui a l’avantage d’être double, une entrée pour lire le texte littéraire et une entrée pour questionner l’articulation entre le langage et le sexe. Une démarche un peu bancale du coup, marchant sur deux registres, deux écritures, l’écriture littéraire et l’écriture analytique sans réduire l’une à l’autre, c’est-à-dire surtout sans réduire de l’esthétique à de l’analytique… D’un côté je vais essayer de voir en quoi le symptôme peut éclairer l’articulation entre le féminin et les ambiguïtés sexuelles. Puis de l’autre, de voir en quoi le symptôme est un outil potentiel pour s’approcher du texte littéraire. Je vais donc prendre appui d’abord sur un texte de Geneviève Morel puis sur un autre d’Emma Santos. Je présente ici un travail en construction, en questionnement…
D’abord, partons de l’étymologie : symptôme vient de symptoma en bas latin pour désigner la manifestation d’un trouble qui signale une maladie, une défaillance du sujet physique ou psychologique. Mais symptoma est un dérivé du grec sumptiptein qui veut dire tomber ensemble. Il y a là l’idée de coïncidence de signes, d’affaissement, de ce qui tombe ou nous tombe dessus sans crier gare. Mais aussi l’idée d’une rencontre, rencontre fortuite, rencontre à brusquement, qui permet l’émergence de formes, l’imprévisible de la création.
Symptôme est pris dans une double articulation. Comme ouverture qui fait surgir les formes diverses du rapport du sujet au désir d’une part et comme effet des « exigences de la civilisation, ou, plus souvent aujourd’hui, par la façon dont une société peut contrevenir aux lois du langage qui nous humanisent »[1] d’autre part. En effet, que l’on parle de symptôme du sujet ou de ce que l’on peut nommer, arbitrairement voir maladroitement ici symptôme social, on s’intéresse à ce qui émerge lorsqu’il y a rencontre entre un désir et une loi de langage, entre une loi de langage et une société, un interdit, tout cela fonctionnant ensemble. Regarder le symptôme c’est donc regarder là où il y a friction, tension, nouage, mais aussi création, là où il est question d’utilisation des langues/langages.
Du nœud à l’articulation…
Geneviève Morel, psychanalyste, à travers deux ouvrages Ambiguïtés sexuelles, Sexuation et psychose publié en 2000 et La loi de la mère, Essai sur le sinthome sexuel publié lui 2008, relie Lacan et la psychanalyse en regard de la différence sexuelle, du genre, de la psychose et du transsexualisme. Elle part de la question suivante : « Peut-on parler du sexe en psychanalyse sans faire référence à la différence des sexes ? ». Mais ici c’est sa relecture attentive de la notion du symptôme dans l’œuvre de Lacan qui interpelle, qui ouvre une nouvelle perspective. En effet, cette lecture permet d’ouvrir la pensée analytique à l’ambiguïté sexuelle.
Geneviève Morel montre ainsi un Lacan en mouvement, en doute, en questionnement. Elle part pour cela du séminaire Le Sinthome qui a été mené par Lacan entre 1975 et 1976. Elle fait un parcours à contre sens puisque c’est l’un des derniers séminaires de Lacan dans lequel il déplace l’importance de deux de ses théories fondamentales, celle du Nom-du-père et celle du phallus comme signifiant maître, je vais y revenir. C’est cette ouverture qui permet une autre approche de la psychanalyse sur « l’énigme de la femme » et « le mystère féminin ».
« La psychanalyse a les moyens de penser la différence des sexes et l’identité sexuelle autrement qu’en s’appuyant sur le phallus. La théorie lacanienne du symptôme ouvre à cet égard une autre voie en articulant une nouvelle quadriplicité (R, S, I et le sinthome) permettant de penser les relations entre les sexes et les générations sans se référer nécessairement au Nom-du-Père ou au phallus comme à des normes transcendantes d’un ordre symbolique assimilé à une nouvelle "loi naturelle". »[2]
Le symptôme est donc cet autre moyen pour repenser la différence sexuelle. Notons tout de suite que c’est dans ce séminaire que Lacan étudie le cas de Joyce sous cette question : Joyce est-il fou ? Question en appel d’une autre : la littérature est-elle une barrière à la folie ? C’est donc par Joyce et la question de la psychose, ainsi que par l’écriture du symptôme, qu’une voie peut se profiler. On pourrait se laisser imaginer que c’est par la littérature et le travail de la langue que Lacan fait bouger son propre symptôme…
D’abord, reprenons la présentation classique du Nom-du-Père. Le Nom-du-Père est une relecture lacanienne du complexe d’œdipe mis en place par Freud. Ce qui m’intéresse dans la pensée de Geneviève Morel c’est qu’il est pensé comme nécessaire au nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire tout étant implicite au symbolique. Il est le signifiant de la Loi car la symbolisation primordiale de la Loi s’accomplit dans la substitution du signifiant du Nom-du-Père au signifiant phallique. Or le signifiant phallique ici univoque et commun aux deux sexes est le signifiant qui permet au sujet de se structurer du côte de la névrose ou de la perversion. C’est cette conception univoque et transcendante qui est remise en question.
« Le Nom-du-Père n’est plus implicite au symbolique, ni comme loi ni même comme fonction de nomination, il est à mettre au niveau du symptôme, qui englobe comme un cas particulier. »[3]
Ainsi là où en 1958, le symptôme n’est que la coiffe du Nom-du-Père, il devient en 1976 le quatrième nœud borroméen. Lacan est passé du Nom-du-Père au sinthome :
« Lacan substitue alors à un signifiant transcendant et universel une structure de l’être parlant, certes universelle, mais qui n’a plus aucune transcendance ni aucune connotation religieuse, et qui n’est abordable qu’au cas par cas, singulièrement. »[4]
Poursuivant sa lecture, Geneviève Morel amène que :
« L’idée qu’il n’existe pas de capitonnage univoque du réel par le symbolique (et notamment par le signifiant maître) réfute radicalement l’idée que la sexuation d’un sujet serait fixée une fois pour toutes par le Nom-du-Père. »[5]
Le symptôme n’est plus l’effet du symbolique sur le réel qui fixerait le sujet dans une position, qui rendrait univoque le signifiant, ininterprétable :
« Le sinthome est ce qui noue et fait tenir ensemble le réel (la jouissance, soit la distribution du plaisir dans le corps), l’imaginaire (les images, le sens) et le symbolique (le langage, la parole), soutenant ainsi la réalité. »[6]
Lalangue – écrit en un seul mot et qui fait référence à la langue maternelle en tant que constitué d’équivoque – en est la matière première. Le symptôme est un des nouages nécessaire au sujet, à entendre que sans le symptôme, le réel, l’imaginaire et le symbolique ne peuvent pas tenir ensemble. Le symptôme fait donc paradoxalement tenir ensemble. Ainsi, le symptôme dans cette approche devient lui-même structure de langage. C’est donc un suivant à la lettre cette structure de langage que l’on peut voir ce qui se joue entre un désir et un interdit. De plus, cette relecture du Nom-du-père par le symptôme permet de réétablir ou plutôt d’établir autrement le passage entre la théorie freudienne et la théorie lacanienne, entre le symptôme du sujet et le symptôme social, elle ouvre aussi un nouveau possible pour le sujet de se définir en tant qu’être sexué.
De plus, comme nous l’avons vu plus haut, le symptôme est un mode de jouissance. Dans une lecture lacanienne, le symptôme du sujet marque l’échec par rapport à la jouissance. Or, ce qui est intéressant et qui signale du coup l’articulation avec la structure fondamentale d’un sujet et ce qui nous intéresse, sa position sexuée, c’est que pour Lacan le sujet se définit dans son rapport à la jouissance. C’est-à-dire que c’est par la manière dont chacun se positionne par rapport à la jouissance – toute phallique ou jouissance autre – qu’il se détermine comme homme ou comme femme. « Je définis le symptôme par la façon dont chacun jouit de l’inconscient en tant que l’inconscient le détermine »[7]. Mais le symptôme montre, signale l’échec du sujet dans son rapport à la jouissance. Un espace se crée là entre le biologique et le culturel. Cette détermination par la jouissance devient ambivalente par le symptôme. Car c’est dans et par le langage que l’on se positionne en tant qu’être sexué… Car la jouissance n’existe que par l’inconscient et l’inconscient est structuré comme un langage. Il s’écrit, se lit, se délie, s’interprète…
« Ce dire ne procède que du fait que l’inconscient, d’être ‘structuré comme un langage’, c’est-à-dire lalangue qu’il habite, est assujetti à l’équivoque dont chacune se distingue. Une langue entre autres n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister. »[8]
Quelles sont ces équivoques de l’histoire personnelle et collective qui sont dans la langue ? Comment se manifestent-elles ? De combien sont-elles moteurs d’une position désirante, d’une inscription dans la langue ? L’inconscient ignore la différence sexuelle, elle est donc toujours, elle aussi interprétation, lecture.
Ainsi, le symptôme qui fait chuter l’importance du Nom-du-Père, qui remet de l’équivoque et du particulier permet de faire passage avec le littéraire. Car là où il y avait fixation, le symptôme introduit l’interprétation subjective du sujet dans le langage. Le texte littéraire, comme lieu de vie, est espace de projection du fantasme, de la jouissance, d’une façon particulière d’être au monde.
Plus loin Geneviève Morel poursuit :
« Par l’analyse, le sujet apprend qu’il n’a eu qu’une mère particulière dont le désir a marqué, de sa singularité, la langue maternelle : c’est cette singularité qui nous est réellement transmise et non pas un universel féminin mythique qui est une invention idéale secondaire. En suivant probablement ce même fil, Lacan en induit le rôle crucial des femmes dans le fait que la langue soit vivante. A l’homme, ‘porteur de l’idée de signifiant’ et de syntaxe – où il faut entendre ‘idée’ dans un sens platonicien, imaginaire et théorique, donc toujours au sens de la superstructure du langage, il oppose ‘l’ensemble des femmes qui a engendré ce que j’ai appelé lalangue’, c’est-à-dire les équivoques qui y sont possibles, le réel de la langue qui supporte le symptôme de chacun. De ce fait, le symptôme hérite du caractère ‘pastout’ de la féminité, de la discordance féminine par rapport à l’universel : dire qu’il est pastout (ce qui est aussi une propriété de la vérité) implique déjà a minima qu’il sera pluralisé en une série de cas singuliers et qu’on aura du mal à parler de symptômes-types. »[9]
Il y a une transmission d’une singularité d’un symptôme. La transmission est à penser en terme de réponse symptomatique, non pas dans un effet de miroir et d’identification mais dans un effet de rapport, car le « symptôme implique le rapport pas l’équivalence ». C’est par cette singularité que l’on peut parler de transmission d’un symptôme. Pourquoi est-ce que ce serait les femmes qui mettent du vivant dans la langue ?
Pour mieux entendre de quoi il s’agit, voici le texte de référence extrait du Sinthome :
« L’homme est porteur de l’idée de signifiant. Cette idée, dans lalangue, se supporte essentiellement de la syntaxe. Il n’en reste pas moins que ce qui caractérise lalangue parmi toutes, ce sont les équivoques qui y sont possibles, comme je l’ai illustré de l’équivoque de deux avec d’eux. Si quelque chose dans l’histoire peut être supposé, c’est bien que c’est l’ensemble des femmes qui a engendré ce que j’ai appelé lalangue, devant une langue qui se décomposait, le latin dans l’occasion, puisque c’est de cela qu’il s’agissait à l’origine de nos langues. On peut s’interroger sur ce qui a pu guider un sexe sur deux vers ce que j’appellerai la prothèse de l’équivoque, et qui fait qu’un ensemble de femmes a engendré dans chaque cas lalangue. »[10]
Je re-bute. Le symptôme ici se dote d’un caractère de féminité, de pastout donc de femme. Pourquoi ? Cependant ici, c’est Geneviève Morel qui introduit le lien entre une langue équivoque et le caractère « pastout de la féminité ». Le pastout c’est la femme qui n’est pas toute dans la jouissance phallique. Le pastout étant ce qui échappe à la castration, ce qui est hors de la fonction phallique, il est ici le non universel et le particulier. Est-ce qu’il faudrait entendre par là que le symptôme est féminin ?
Du signifiant équivoque à l’interprétation culturelle. Est-ce que le langage peut échapper au culturel ?
Si l’on pose le symptôme comme « l’expression d’un confit inconscient » comme l’énonce Freud, il peut être pensé comme le résultat d’un désir qui vient buter sur un commandement. C’est-à-dire comme une résistance à une loi. Ainsi le symptôme, dans cette perspective est une tentative de solution au poids culturel. Ce qui m’a amenée à cet autre spectre qui est la lutte des femmes pour sortir d’une condition, d’une place bien établie socialement, d’une loi – de langage… Le symptôme est la première forme de création d’un sujet, on crée son propre symptôme. Soit on l’engage avec l’autre, soit on en fait autre chose. Faire travailler la langue dans et par l’écriture est une manière de ce confronter à ce conflit tout en le faisant bouger. C’est-à-dire prendre à bras le corps, un corps, une position sexuelle, un contexte social et faire travailler les mots, l’écriture.
Emma Santos à la lettre…
Est-ce que l’on peut lire le symptôme dans un texte littéraire ? C’est une question que je laisse en suspens… Cependant, le symptôme déplace, détourne, escamote le sujet et la langue. Un déchiffrement de la langue – effets de répétitions, de ponctuations, d’images – en suivant à la trace l’émergence de l’imprévisible d’un symptôme, permet de repérer un dire impensable, une langue impensée, de nouvelles formes d’écritures et d’être au monde.
« L’important ce sont les blancs, les espaces vides entre les mots et les lignes, la transpiration et le sourire […] nous habillons nos mots de lumière et d’eau. Des formes magiques. Émerveillées par les dessins, nous lisons nos désirs et l’envie de vivre. Écris sans crayon sans papier. Écris à nu ou n’écris pas. »[11]
Emma Santos, considérée par les psychiatres comme psychotique, va faire pendant ses dix ans d’écriture entre 1970 et 1980 des allers-retours en asile psychiatrique. Là où il y a eu débordement dans la langue, il y eu réponse psychiatrique. Les extraits que je vous propose viennent de La Malcastrée qui a été écrit sous la demande du docteur Roger Gentis médecin psychiatre. Roger Gentis s’inscrit dans le mouvement des années 70 qui s’interroge sur l’avancée des psychotropes dans le traitement psychiatrique en vue de repenser la question du « malade mentale ». L’œuvre d’Emma Santos est en perpétuelle reprise, comme une performance sans fin, un retour incessant, une relecture. Son œuvre se mélange à sa vie, sa vie à son œuvre, les pages deviennent le seul lieu où peut se dire sans enfermement ses désirs et ses fantasmes, ses doutes et ses crises. Le texte se contredit, rebondit, redit, s’efface, de texte en texte, ils s’incorporent les uns aux autres, s’auto dévorent.
La Malcastrée est publié une première fois en 1973 aux éditions Maspero par François Maspero, ce qui n’est pas sans importance quand on sait qu’à l’automne 70 paraît un numéro spécial de la revue Partisans, publié par François Maspero, intitulé « Libération des femmes, année zéro », qui rassemble des témoignages anonymes et des groupes de militantes activistes françaises et étrangères. Puis en 1976 La Malcastrée est réédité aux éditions des femmes bien qu’Emma Santos, disons-le tout de suite, ne s’intéresse guère à l’orientation « politique et psychanalyse » qui domine ces éditions. D’ailleurs, elle ne fera qu’un passage bref au MLF. Cependant l’empreinte des questions soulevées à l’époque trouvent ici leurs résonance au cœur même de l’écriture, les questions que soulèvent la libération des femmes, 68, ainsi que les conséquences et le traumatisme de la seconde guerre mondiale.
Avant de prendre à l’étude quelques extraits de l’ouvrage, je m’arrête quelques instants sur le titre même. Il est déjà en lui-même un appel à la psychanalyse, une provocation voire une attaque. Mais ce qui est important c’est qu’il met en place une ambivalence de départ. Une ambivalence qu’on suit au fil des pages. C’est peut-être même cette ambivalence qui va pouvoir nous permettre de faire le lien avec l’ambiguïté sexuelle d’un sujet. En effet, par la non séparation de mal et de castrée, Emma Santos crée un néologisme, un mot valise, une entité qui appelle à la coupure, à une « mâle » coupure… Elle prend à bras le corps le poids d’une certaine castration qui doit lui assurer la possibilité d’être normale. Nous venons de le voir, pour la psychanalyse, tout sujet passe par la castration ou bascule dans la psychose. Par ce jeu se dessine une certaine mise à mort des concepts analytiques dominant de l’époque…. De plus une des utilisations de castrer concerne les animaux. On dit castrer un animal, Emma Santos fait une comparaison constante dans son œuvre entre l’humain et l’animal. Elle met en scène le côté animal du langage. Les petits fous introduits dès le début du texte sont d’ailleurs facilement comparés à des incestes. De plus dans un autre roman, intitulé La loméchuse, elle se voit comme une loméchuse, elle et par moment la femme qu’elle aime, la Dame psychiatre. Elle en donne elle-même la définition reprise du Larousse :
« Ces espèces portent des franges de poils qui secrètent un liquide éthérée apprécié des fourmis. En échange de cette sécrétion celles-ci nourrissent les lomechusa, élèvent leurs larves qui pourtant dévorent les œufs et les jeunes fourmis. Le "symphylisme" devient, chez les fourmis, une maladie sociale comparable à l’alcoolisme humain ».
Alors pourquoi l’œuvre d’Emma Santos est restée limitée à un simple témoignage de psychose, qu’est-ce qu’elle contient d’insoutenable dans le champ de la création ?
« Tu es aussi folle que tes mots […] Ou bien tu entres dans notre système ou tu te tueras en essayant d’écrire. Pas d’autre possible. »[12]
Comment s’articule dans un texte littéraire le symptôme social et le symptôme propre d’un sujet ? Puisque la langue, lalangue en terme lacanien, est le lieu même de ses tensions. Comment l’utilisation propre d’Emma Santos de la langue et des mots fait surgir cette tension ? La langue ici fait bouger, répond, tout en restant au creux de cette ambivalence….
« Notre désir est constitué par notre rapport aux mots »[13]
« Les mots ça ne sert à rien surtout pas à communiquer. C’est comme déposer ses excréments, rejeter, parler, parler, dire n’importe quoi, aimer, être vivant. On est obligé autrement on a des vapeurs, des maux de tête et on meurt. On devient fou à cause du silence. Je me tue quand je suis muette. Je joue à tuer. Je joue à aimer. Je joue à jouer. »[14]
On peut remarquer que le travail d’Emma Santos, se fait non pas tant par un jeu de syntaxe, par une mise en forme du texte mais par les mots, leurs images potentielles, par l’utilisation d’association libre.
« J’aimerai dire à quelqu’un, à l’Homme de la ville, je parlerai pour ne pas l’effrayer… Je suis une folle sortie de l’asile, une convalescente. Je chercherai mes mots polis civilisés… Monsieur, madame, mademoiselle, mes enfants on a oublié. Il faut absolument, c’est important. Français, Françaises, écoutez-moi, enfants de la Patrie, Chinois, arrêtez un instant, Russes, Américains vous aussi, toi, rouges, noirs, les gens de la ville, terriens, terriennes, auditeurs, téléspectateurs, frères, camarades, il faut inventer… Écoutez-moi, je vous en prie. Vous. Je t’en supplie. C’est capital. Ça ne va plus. Je sais, j’ai trouvé. C’est à cause… Parce que, parce que… Écoutez-moi. Je comprends. J’ai réfléchis à l’hôpital. On n’a pas pensé dehors, on était absorbé. L’homme de dehors ne dit rien, l’homme de dehors n’a pas besoin de dire. La ville pense et parle à sa place. C’est très important, il faut inventer le langage. Une nécessité pour survivre et résister. Je vous promets, je prévois. Excusez-moi, je parle… Ça vaut le coup. Pardon on peut essayer un peu, peut-être, comme un jeu. Le jeu de parler. On ne tient plus. On va craquer, disparaître. On éclate. C’est triste quand même. Au revoir. Déjà. Dommage, on aurait pu s’entendre. Adieu. Au revoir. Quand même. Peut-être… Les choses dehors étouffent ma voix et détruisent le langage. Ils construisent à la place des villes, leurs maisons de grandes personnes, les maisons sans porte et sans fenêtre. Si je trouve les mots en marchant dans cette ville, ça ne guérit pas. Je suis une fille toute seule, une fille sans maison, qu’on n’entend pas. Je me méfie aussi. Je redresse la tête en riant… Les mots qui restent sont ceux, on les a retournés, vidés, sucés et abandonnés. Des vêtements humides, suspendus à une corde sans le corps. Les gens sont tout nus à côté des habits dans des cellules blanches. Même pas propres. Des vieilles nippes. Une clocharde qui lave sa culotte en vitesse à la fontaine publique. Les mots sont vieux, ridicules. Une denrée avariée, restes qu’on a oublié de nettoyer. Écœurant. Les mots sont à l’intérieur de la ville, dans les zones de déchets. Les mots, on leur lance des pierres, les fous, on leur crache dessus. Les mots fous continuent leur petit chemin tout seuls, sans amour. Ils se trainent moribonds, ils vont vers l’hôpital se faire castrer. Ils cèdent. Les mots acceptent le silence. Et pourtant, je crois que les mots vivants existaient avant. Il y a eu quelque part une guerre invisible qui a tout détruit, un long séjour dans un asile des médicaments, une guerre chimique dans la conscience. J’ai oublié. Solitude. »
Les mots sont dehors. Les mots de dehors sont envahis de voix, de toits, de villes, de portes, de maisons. Ils sont chargés d’histoires et de constructions. Ils en deviennent briques, massives, intouchables, inébranlables, ils délimitent un espace, un dehors/ dedans, un bien/ mal, un espace de vie/ de mort. Le personnage Emma Santos passe son temps à faire des allers retours entre ce dedans et dehors, entre ces mots. C’est à l’Homme de ville qu’elle veut parler, à l’Homme du dehors, à l’Homme de l’histoire et du temps. Car « la ville pense et parle à sa place ». Il n’y a plus d’espace de parole et de désir. « L’homme de dehors ne dit rien, l’homme de dehors n’a pas besoin de dire ». On remarque déjà la chute de la majuscule, ce n’est plus l’Homme ville, l’Homme langage, c’est l’homme de silence. Le langage émerge quand l’autre, les autres, ne peut plus répondre à la demande, quand le besoin ne suffit plus, quand le désir s’avance. Le langage s’est du désir. S’il n’y a plus besoin de dire, il n’y a plus besoin de vivre.
« Si je trouve les mots en marchant dans cette ville, çà ne guérit pas ». Ce langage de dehors, de la ville, ce langage ne peut même plus la sauver. On ne sauve pas une fille avec des mots sans désirs. Guérir c’est lui faire dire ce qu’ils attendent qu’elles disent. Ils veulent qu’elle utilise les bons mots mais ils n’existent pas ces mots-là. Il y aurait des « vrais mots » mais ce seraient des mots de vent, de souffle, de corps en souffle. Écrire pour rester vivante. La langue d’Emma Santos est une langue cri.
« Ce que je croyais qu’ils voulaient que je dise et ce n’était pas non plus ce que je voulais dire moi. Ils auraient dû me dire ce que j’avais à dire. Je me taisais. »[15]
Le texte est comme un éventail qui se déplie, une vague qui va toujours plus loin. Au creux d’une nouvelle phrase un déplacement s’effectue : « Les mots qui restent sont ceux, on les a retournés, vidés, sucés et abandonnés ». Il y a effraction dans la langue, la phrase est bancale, en suspension. Une scansion pour faire échapper les mots. Et ces mots qui échappent à la fixation d’un signifiant univoque prennent étonnamment la forme des petites folles, ils sont « vidés, sucés et abandonnés ». Il y a une résistance, une résistance aux mots qui enferment, aux mots qui disent, aux mots qui fixent. « Les mots fous continuent leur petit chemin, tout seuls, sans amour. Ils se traînent moribonds, ils vont vers l’hôpital se faire castrer ». La castration prend le pouvoir. L’hôpital, métaphore, est le lieu de la transformation, du tais-toi, comme Unica Zurn l’énonce dans le premier passage que j’ai cité.
Les mots reprennent un corps, mais un corps de vieillesse et de folie. L’ambivalence de cette amour-haine, de cet impossible possible pour lâcher les mots, le sens, la survie, se retrouve là. Il y a une insatisfaction constante des mots, et pourtant ils sont là, chairs vivantes. Dehors on détruit le langage, mais c’est même plus loin que dehors, c’est en dehors de la ville, comme les pestiférés, les aliénés, les lépreux, les déchets. Les mots en arrivent à leur contradiction même, à leur silence. Ce n’est plus un lieu, c’est une guerre chimique, la guerre qui a réduit les mots. Les bombes détruisent les villes, les maisons mais on oublie combien elles détruisent aussi les mots, le vivant.
Ici homme et femme sont des coquilles vides, des génériques. Il reste, un reste, c’est elle la folle enfermée à Saint-Anne, c’est elle la dame folie, l’aliénée. A la fois Emma Santos met en jeu son corps sexué, son corps ventre, son corps vagin, son corps souffrance mais ne relie pas ce corps à la quête de mot. A ce moment là, c’est le « on » qui doit inventer un nouveau langage, un « on » qui en fait le demande. Il faut inventer, toujours, à force de pages, de nouveaux mots. Il faut rendre les mots aussi vivants que ces enfants quand ils retrouvent la liberté, que ces fous lorsqu’ils se mettent à l’écart d’une société. Puis le « je » reprend, sans adresse. Il n’y a pas là de revendication féminine, d’une parole féminine, pourtant c’est bien d’un je sans adresse que le « on » surgit. D’une fille qui ne guérira pas. De la femme folie. Le texte devient alors cadre au corps : « Des vêtements humides, suspendus à une corde sans le corps ». Il y a un agi du côté des mots, une mise en branle d’un système signifié, signifiant, un espace de jeu. Tout en utilisant le squelette du discours politique, communicationnel, le discours avec une adresse à l’autre, une marque de position, elle sort de cet utilitarisme des mots. « Excusez-moi, je parle… ça vaut le coup. Pardon on peut essayer un peu, peut-être, comme un jeu. Le jeu de parler ». L’espace et le temps sont limités : ici et maintenant. Peu de description, peu d’histoire dans le texte mais des mots rappels, des mots signal…
C’est dans l’idée de ces mots signal que je vous propose ce deuxième extrait :
« La fille têtue dépassée écrit toujours hors des choses et du temps. Elle enferme des mots sur une page comme des arriérés cachent dans leurs poches des bouts de papiers, des allumettes grillées une mouche morte, n’importe quoi, les secrets, leur vision, un monde rassurant. Qu’est-ce que tu fais ma belle à te laisser ronger par les mots, un cancer, droguée peut-être ? J’écris que j’écris me répondras-tu. Je suis logique, je suis ‘l’Illulogicienne’… Boff, tu ressembles à ces mutilés culs-de-jatte homosexuels, ces fous qui s’accrochent des médailles et des décorations pour survivre sans corps. Tu seras pestiférée ma jolie, mendigote. Sais-tu quand on écrit on est pourchassé, poursuivi. On devient rat, on rampe, on est plus bas que terre. Écrire c’est une maladie honteuse, vénérienne. Mieux vaut souffrir en silence, se cacher. Un peu de pudeur… Écrire c’est avouer qu’on se sent mal, on doute, incapable de vivre. Écrire c’est se donner. Sublimez les mots et vous serez soulagés. Soyez tout petits, mesquins et heureux. Quand tu ne supporteras plus la solitude tu arrêteras de composer des roman d’aligner des phrases, de remplir des feuilles blanches. Idiote tu retrouveras les autres simplement. Tu chercheras le bonheur peut-être. La tranquillité au moins. Petit tu voulais mourir déjà en avalant les digitales. Tu aimais les longues fleurs violettes jaillissant comme des mains malades des talus bretons. Elles étaient supplication, cri, appel gémi. Ne t’égare pas au pays des littéromanes. Ce n’est que rêve, utopie. Retrouve la Bretagne et les digitales. Regarde les littéromanes affublés de chapeau melon, ils te haïront sous prétexte que tu ignores les bonnes manières. Regarde à travers le trou de la serrure et apprend : ils écrivent leurs livres à eux, les livres à lire. Regarde les sauterelles écrivaines des années trente qui s’entre-dévorent et passent à côté. Juste bonnes maintenant à se chicaner les Rois du Pétrole… Tu finiras comme ça, avec des mots ridés économiques. Elles prennent les mots avec des pincettes, la peur de manger avec les mains… Elles ont oublié la langue de toutes les femmes la langue d’une fissure, brisure. Ne vous en faites pas, n’ayez pas peur elle s’en ira bien sagement discrètement sans se faire remarquer. Elle promet de ne pas déranger les gendelettres. Et tout compte fait il faut le dire, elle a été déçue par son séjour sur terre. En arrivant elle s’attendait à trouver autre chose. Elle croyait naïvement… Il y a des moments où elle s’est bien amusée, elle le reconnaît. Quand son rire inutile a soulevé son diaphragme et le plafond de sa chambre. Si elle voulait, si, sous les phallus en éruption, les muqueuses tordues les verges malades les vulves révulsées, il y a une petite voix, elle cherche un langage… Regarde les yeux ont des visages autour, tes yeux sont des sexes rouges. Tu as trop pleuré à les attendre… Si elle voulait. L’enfant devait naître dans 177 jours. J’ai peur ma belle pour la couleur de tes yeux, la courbe de tes seins. J’ai peur ma belle pour tes narines frémissantes, tes lèvres bien dessinées. J’ai peur pour tes cheveux emplis de lumières, tes mains posées sagement sur tes cuisses. J’ai peur ma belle pour le jour qui reviendra, pour l’enfant que tu auras. Tu caresses la rondeur de ton ventre en pensant : ce n’est pas seulement une forme humaine, c’est aussi des idées, une intelligence qui se développe. C’est miracle l’enfant, il découvre le langage. Le secret des mots est dans un ventre de femme. Comment es-tu donc arrivée à créer la pensée, souviens-toi… Couchée sous un homme qui te fouillait mouillait avec une sorte de groin. Il t’a jetée à terre. Il est passé sur ton corps sans te voir. Il t’a sucée, léchée, malaxée. Il t’a défigurée. Il a joué à faire pipi en toi. Ou bien grimpé sur ton dos il te perforait les reins, animal vengeur qui ne portera jamais l’enfant. Non ce n’est pas possible, ce n’est pas comme ça… Alors tu décides de ne plus faire l’amour devant une glace. Ça ne te sauvera guère. »[16]
Apprendre à bien articuler….
Articuler une langue acceptable et accepter, là où Jean Giono énonce : « Qu’est-ce que tu es, toi, pour dire que je déparle ? ». Cette notion de déparler va être reprise par la psychiatrie pour parler du discours des schizophrènes. C’est dans ce discours de déparler, qu’Emma Santos cherche lalangue d’avant l’enfance, un leurre… et pourtant, écrire dans cette langue des enfants, écrire dans cette langue des fous, dans cet espace. De ce texte je ne relèverai que quelques points significatifs.
Il y a un changement de focalisation et d’adresse entre ces deux extraits. Ici le « je » absent s’adresse à un « tu » en mouvement, un tu-je, un tu-elle la dame psychiatre, un tu-il, un tu-les femmes écrivains. Les frontières entre les tu n’ont que peu d’importance. La focalisation se déplace au fil du texte, tourbillonne. Ici la critique s’inscrit, se mélange au discours de dénonciation de la psychiatrie, de la société littéraire, du féminisme. Mais un discours dont on ne sait plus si c’est une adresse à elle-même ou à une autre.
La comparaison entre les mots et la folie se poursuit. C’est du côté du trouble, du dehors, du en dehors, de cet en dehors qui en en dedans. Les mots doivent s’entasser, doivent être retirés d’un lieu attendu, commun et être projeter ailleurs. Le fou détourne l’utilité d’un objet, il change l’objet d’espace, il en crée autre chose pour faire surgir l’incongru, l’innovant du mystère. Emma Santos met sur le même niveau des mots qui sont dans des registres différents. C’est ce clivage, cet impensé qui fait création.
« Se laisser ronger par les mots », c’est laisser les mots nous pénétrer, les laisser prendre corps. Il y a cette envie d’écrire pour écrire, un écrit qui sort du sens, un écrit qui échappe à la fixité. Un écrit qui prend à bras le corps l’illusion du mot « je suis une Illulogicienne », de l’écriture, du langage, la logique c’est l’illusion d’une réponse.
« Surtout surtout il faut écrire vite sans s’entendre, il faut se saouler de mots. Si tu t’écoutes tu trouves tout idiot. Il ne faut pas, il faut parler pour parler. Ne parle jamais pour dire quelque chose. Évite la sincérité, fuis-la même, personne ne t’écouterait. Les mots, les vrais mots sont muets. Écris avec du vent, écris, écris vite. Des frissons des aperçus n’importe comment. Écris n’importe quoi, sans regarder, s’en t’en rendre compte. Écris de dedans. Écris les yeux fermés. »[17]
On peut y lire l’ironie d’Emma Santos qui n’hésite pas à utiliser les présupposés communs, « Boff, tu ressembles à ces mutilés culs-de-jatte homosexuels ». Ces aux bancs de la société, ces non-logiques.
Puis le masculin surgit, « Petit tu voulais mourir déjà en avalant les digitales ». Ce masculin peut renvoyer au mongolien du début de l’ouvrage qu’elle veut adopter et qu’on lui retire. Mais peut importe c’est elle-il. Les digitales sont des plantes vénéneuses dont on se sert pour un médicament. La digitale est un tonique cardiaque puissant pour les insuffisances cardiaques. C’est le cœur qui flanche, « les mains malades ». La survie et la mort s’emmêlent. Le passage entre la vie et la mort, se fait par les digitales par ce « elles », qui ? Les digitales ou les femmes malades, les femmes écrivains ? On arrive au « pays des littéromanes », néologisme dont pour l’anecdote, la seule assertion que j’ai trouvée vient d’un texte de Ferré en 1970 peu glorieux : « Nous ferons un séminaire particulier, Avec des grammairiens particuliers aussi, Et chargés de mettre des perruques, Aux vieilles pouffiasses littéromanes ». « littéromanes » comme toxicomanes… On tombe au pays des toxiques.
Pour Emma Santos, le sexe, son sexe est une blessure et c’est cette blessure du sexe qui fait une blessure de la langue. « Elles ont oublié la langue de toutes les femmes la langue d’une fissure, brisure ».
Le rire inutile des femmes soulève le plafond, ouvre un espace, enlève le toit de la maison. Aller chercher les mots dehors, le texte fonctionne par la répétition. Les sexes rouges, mettre les sexes, multiples – n’importe quel sexe, au centre du visage. Le rouge du sang, de la colère, de la blessure à vif. C’est sous ces corps malgré tout sexué « phallus en éruption, muqueuses tordues, verges malades, vulves révulsées » qu’elle cherche le langage. Le texte met en scène cette constante ambivalence. « C’est miracle l’enfant, il découvre le langage ». Le mot jailli « miracle » tel un miracle, les mots sont des actes, font actes. Les mots sont corps de chairs. Il y aurait un secret des mots, un caché, un introuvable, dans le ventre de femme. Le passage des corps de la pensée, par le corps de la pensée. Des organes, du cœur, du foie. Emma Santos utilise le corps féminin non pour le réduire à sa pure fonction mais pour énoncer son ambiguïté, la position qu’on lui donne. « Or l’obsession [d’Emma Santos] s’énonce sous un flot de fantasmes ambigus dont on ne sait s’ils expriment l’exaltation ou la malédiction de la matrice, ou les deux à la fois »[18]. Un va-et-vient constant entre un multiple des mots et un corps de femme.
« Comment es-tu donc arrivée à créer la pensée, souviens-toi ». Le coït est présenté de manière violente, comme un viol, une atteinte. Et pourtant non, c’est du fantasme, une invention à réinventer, regarder autrement le miroir, son miroir, son corps, sa jouissance. Le miroir des mots qui soumet là où il y a invention, qui réduit là où il y a expansion. L’écriture comme acte de miroir, comme stade du miroir, prendre l’écriture comme miroir, se regarder à travers l’écriture : il y a du corps mais toujours symbolisé, toujours rempli de mots, comme si le corps n’était fait que de mots empilés les uns sur les autres. Le corps comme construction de mots. L’équivoque fait raisonner le symptôme dans le corps, ici on est face à un corps texte.
« J’ai eu envie d’écrire quand on m’a fait taire sous médicaments, une lutte. J’ai eu envie de me regarder quand on m’a dit en arrivant dans cet hôpital, tu n’existes pas, tu es folle […] je me verrai jusque dans ma bave. Je me regarde dans l’écriture. »[19]
Appendices
Notes
-
[1]
Dictionnaire de la psychanalyse, Roland Chemama et Bernard Vandermersh, Larousse, paris, 2009.
-
[2]
Morel, Geneviève, La loi de la mère, Essai sur le sinthome sexuel, Paris, Economica Anthropos, 2008, p. 334.
-
[3]
Morel, Geneviève, La loi de la mère, p. 90.
-
[4]
Morel, Geneviève, La loi de la mère, p. 8.
-
[5]
Morel, Geneviève, La loi de la mère, p. 216.
-
[6]
Morel, Geneviève, La loi de la mère, p. 2.
-
[7]
Lacan, Jacques, Séminaire XXII, R.S.I, Paris, Seuil, 1975, p. 106.
-
[8]
Lacan, Jacques, L’étourdit, Paru dans Scilicet, 1973, n° 4, pp. 5-52.
-
[9]
Morel, Geneviève, La loi de la mère, p. 92
-
[10]
Jacques Lacan, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 117.
-
[11]
Santos, Emma, La Malcastrée, Paris, Ed. des femmes, 1973, p. 29.
-
[12]
Santos, Emma, La Malcastrée, p. 29.
-
[13]
Morel Geneviève, Ambiguïté sexuelle, Sexuation et psychose, Édition Antropos, 2000-2004.
-
[14]
Santos, Emma, La Malcastrée, p. 85.
-
[15]
Santos, Emma, La Malcastrée, p. 70.
-
[16]
Santos, Emma, La Malcastrée, p. 33.
-
[17]
Santos, Emma, La Malcastrée, p. 29.
-
[18]
Irène Pagès, « Le biologique, la folie et l’écriture », dans Féminité, Subversion, Écriture, Louiseville, Remue-ménage, 1983, pp. 279-286.
-
[19]
Santos, Emma, La Malcastrée, p. 96.
Bibliographie
- LACAN, Jacques, Séminaire XXII, R,S,I, Paris, Seuil, 1975
- LACAN, Jacques,Le sinthome, Paris, Seuil, 2005
- LACAN, Jacques,L’étourdit, Paru dans Scilicet, 1973
- MOREL, Geneviève, La loi de la mère. Essai sur le sinthome sexuel, Paris, Economica Anthropos,
- MOREL, Geneviève, Ambiguïtés sexuelles. Sexuation et psychose, Éditions Antropos 2003-2004
- PAGÈS, Irène, Féminité, Subversion, Écriture, Louiseville, Remue-ménage, 1983
- SANTOS, Emma, La malcastrée, Paris, Ed. des femmes, 1973