Abstracts
Résumé
Dans un cycle de rencontres ouvert, l'ENS et le Grand Lyon invitent des intellectuels et des acteurs politiques ou économiques à confronter leurs visions. Ces rencontres à plusieurs voix visent à débattre des nouvelles régulations sociales à l’ère de la mondialisation. Ils ont invité, le 14 octobre dernier, Daniel Innerarity et Dominic Desroches qui étudient les nouveaux défis de la gouvernance mondiale. Ces derniers se sont penchés sur la dernière crise économique et ils ont questionné le fonctionnement de l'économie ainsi que la tâche revenant à la politique après la crise de 2008. La « place du marché », qui est aujourd'hui une scène mondiale, exige une nouvelle conceptualisation car son développement menace notre futur commun. Sens Public présente ici un extrait de cette discussion.
Abstract
ENS and the Grand-Lyon occasionally invite intellectuals and political thinkers to share their points of view. These meetings aim to discuss new social regulations in the globalization. They invited, the Octobre 14, Daniel Innerarity and Dominic Desroches. The debate between them focused on the latest economic crisis and questioned the functioning of the economy and the politics after the crisis. The "marketplace", according to them, requires a new conceptualization because its development threatens our future. We present here a part of this interesting debate.
Article body
Dominic Desroches – Nous sommes réunis aujourd’hui pour discuter de « la place du marché ». Pour commencer, y a-t-il quelque chose qui échappe, aujourd’hui encore, à l’emprise du marché et qui ne soit pas sujet à la « marchandisation » ?
Daniel Innerarity – Nous allons beaucoup parler du marché ce soir et, je le suppose, peut-être trop contre lui. C’est pourquoi je commencerai par intercéder en sa faveur. Nous avons parfois une idée de cette institution comme n’étant pas tant un instrument de coordination généralement raisonnable de nos actions qu’un mécanisme sombre de conspiration. Mais l’extension abusive du marché ou de la marchandisation universelle provient plutôt de la faiblesse des autres institutions qui ne fonctionnent pas suffisamment comme un contrepoids (contrapunto). Si la politique est faible, le marché tend alors à jouer son rôle à sa place, celle-ci lui étant pour ainsi dire offerte.
Bien que cette opinion ne fasse pas partie de la rectitude politique de la gauche, j’ai toujours pensé que l’une des tâches les plus urgentes de la sociale démocratie libérale consistait à réduire le pouvoir d’État et à lutter activement contre l’économie sauvage. On a l’habitude de dénoncer l’économie sauvage (prepotentia) du libre marché sans voir que c’est le manque de liberté économique qui en est la cause. L’ordre constitutionnel et démocratique n’est viable que s’il reconnaît des concentrations de pouvoir incompatibles avec la liberté et s’y oppose activement. Il serait donc utile de ne pas limiter le principe constitutionnel de la minimisation du pouvoir, car l’économie mondiale est actuellement pervertie par de nouveaux oligopoles qui ont grandi avec la complicité des États faibles. Favoriser l’égalité des chances dans un libre marché et cela avec une redistribution centralisée est bien l’objectif de la combinaison historique des idées libérales et sociales.
Les monopoles publics faussent aussi les règles du jeu. Nous savons maintenant qu’il existe des inégalités produites par le marché. Mais certaines sont le produit de l’État et on se montre parfois extraordinairement indulgent à cet égard. À certains moments, assurer l’emploi à tout prix est une valeur qui doit être mise en balance, car les coûts de cette protection sont élevés. Cela peut empêcher par exemple le développement du marché du travail et favoriser ainsi la création d’une nouvelle inégalité. Lorsqu’elle se campe derrière la défense des acquis sociaux, la critique sociale peut être conservatrice et inégalitaire, ce qui explique pourquoi les motivations de la gauche sont actuellement identifiées à la préservation d’un statut.
Dominic Desroches – Le marché est une réalité ancienne, alors que la « marchandisation » de tous les biens est quelque chose d’assez nouveau. En 1970, on parlait encore de l’État, des sports et des œuvres de la culture sans envisager la possibilité qu’un jour il soit acceptable, voire nécessaire, de monnayer la santé ou les biens culturels les plus accessibles. En 1976 eurent lieu à Montréal les derniers jeux olympiques non commerciaux, des jeux amateurs, c’est-à-dire déficitaires ! À cette époque pas si lointaine, la gratuité des services était bien vue, recommandée et valorisée. On ne voyait pas dans l’État une entreprise. Celui-ci n’était pas en concurrence directe avec les entreprises privées. Il y a 40 ans à peine – les cours d’histoire devraient être valorisés davantage dans les écoles – le religieux avait encore une prise sur le social, le confort et le luxe n’étaient pas l’affaire de tous, peut-être seulement de la partie la plus aisée de la population, et les citoyens parlaient de révolution, de liberté et d’amour. À cette époque, on payait comptant. Aujourd’hui, on abuse du crédit pour se payer immédiatement ce que nos salaires nous interdisent.
Or il a fallu passer par une période de libéralisation débridée, dont le point sombre est le crash boursier de 1987, pour voir les biens culturels et sociaux recouvrer une valeur économique. La richesse s’est peut-être élargie, mais sans empêcher les plus riches de devenir encore plus riches. Désormais, la personne qui possède le plus d’argent peut s’offrir des biens de toute nature, non pas seulement parce que l’économie est devenue le discours de référence, mais aussi parce que son porte-monnaie est plus gros. Le bénévolat, le don et les services existent encore, mais ils ressemblent à des solutions ultimes, des restes d’une autre époque. Si notre monde unifié traduit ce déséquilibre croissant entre l’argent et les services, c’est aussi parce que les valeurs (sociale, morale et esthétique) sont réinterprétées au sens économique. Pourquoi donc ? Certains nostalgiques pensent que la plupart des problèmes actuels viennent du fait que l’on n’a pas encore trouvé de candidat crédible pour remplacer le communisme. Si l’opposition classique entre le communisme et le capitalisme est désuète, il ne reste plus qu’une seule idéologie pour orienter l’agir ; sans contrepartie, le capitalisme poussé à bout mène à une marchandisation totale.
La chronopolitique et la désynchronisation
Dominic Desroches – Une chronopolitique réfléchit sur les écarts dans le temps, c’est-à-dire sur les différences de vitesses. Si cela est vrai, la chronopolitique débouche sur une philosophie de l’accident, c’est-à-dire sur les problèmes de coordination dans le temps. La pensée de la vitesse, du temps et de l’accident, cela nous rapproche de Paul Virilio…
Daniel Innerarity – Dans les sociétés modernes, le temps s’est profondément pluralisé. Du fait des changements culturels qui s’y sont produits, certaines des manières traditionnelles de faire avec le temps, qui étaient liées à des constantes vitales, ont perdu de leur valeur. Notre manière de gérer le temps se libère, aujourd’hui plus que jamais, du poids de la tradition, et il en résulte une plus grande hétérogénéité des temps observables.
La coexistence de temps différents n’est pas toujours pacifique et gratifiante. Les exemples ne manquent pas de désynchronisations temporelles qui sont à l’origine de nombreux conflits. Dans les conflits temporels s’affrontent les différents critères de structuration du temps. Le monde avance avec des vitesses distinctes parce qu’apparaissent continuellement des lignes de fracture entre les différentes dynamiques. Ces disparités ou ces failles portent différents noms : décalage, gap, brèche, choc… Tous ces mots mettent en évidence qu’il existe des logiques temporelles distinctes, incompatibles et même antagonistes, et que certaines d’entre elles ont une forte tendance à s’imposer aux autres.
A l’origine des grands dysfonctionnements que nous connaissons, il y a un manque de synchronie. La désintégration sociale est une conséquence d’une désynchronisation croissante et la destruction de l’environnement vient du fait que les cycles naturels de régénération se trouvent surchargés, la perte de l’autonomie personnelle la conséquence d’une accélération sociale qui empêche les individus de se former une opinion cohérente.
Ce manque de synchronie qui caractérise le monde actuel apparaît à plus grande échelle dans le contraste entre le temps global et le temps local, entre les synchronisations globales (le monde de la finance et de la communication) et les désynchronisations également globales (les inégalités, les conflits, la dislocation de populations du tiers-monde, les fondamentalismes).
La désynchronisation est aussi étroitement liée à l’inégale unification du monde (qui, si elle nous met tous en présence, ne nous unifie pas complètement) ou à la diversification culturelle de nos sociétés, dans lesquelles apparaissent des groupes distincts, porteurs d’identités différentes. Dans les deux cas, il existe soit une unification du temps sans unité de lieu (communication instantanée, marchés financiers), soit une unité de lieu sans unification du temps (multiculturalisme). La tension entre des forces qui unifient mais ne différencient pas et des différences pour lesquelles manque la capacité ou la volonté d’unifier, entre un temps sans lieu et un lieu sans temps, continuera à nous occuper tant que nous ne serons pas capables de formuler des logiques permettant une synchronisation non contraignante.
L’humanisation des conflits sociaux et la construction du vivre ensemble sont des tâches de régulation du temps. Celui qui gouverne doit se demander s’il dispose les choses de manière à ce qu’il n’y ait pas de discriminations temporelles. La nouvelle vigilance consiste, avant tout, à observer le flux des choses et à mesurer ces différences suivant un ordre du temps qu’il est nécessaire de rythmer d’une certaine façon. Gouverner, c’est permettre la coordination temporelle entre une multitude de sujets, de systèmes, de sociétés et de cultures qui vivent dans un temps pluriel. Du point de vue de la civilisation, il faut, comme l’a proposé Mireille Delmas-Marty, ordonner le multiple sans le réduire à l’identique, reconnaître le pluralisme sans renoncer au droit commun, unifier sans imposer la fusion, ne pas comprendre la modernisation des sociétés à partir de notre propre modèle, promouvoir l’unification sans en faire un synonyme d’occidentalisation.
Dominic Desroches – Penser la chronopolitique est devenu, Daniel Innerarity l’a bien vu, un enjeu décisif de nos sociétés en mouvement. Le temps de la voiture n’est pas le temps du TGV, le temps de l’autobus n’est pas celui du vélo ; Internet a peu à voir avec la file d’attente à l’hôpital, ce qui peut créer des frustrations et des conflits. L’utilisation abusive et contre-productive du cellulaire ne traduit pas un progrès. Nous ne savons plus attendre et nous voulons tout immédiatement. Nous confondons allégrement le temps de la technique et le temps humain, l’exécution de la machine et le temps du vécu. Nous avons sans doute affaire à une multiplication de « diachronies » qui menacent les efforts qui, depuis au moins deux siècles, visaient à établir un temps universel, que ce soit le temps harmonisé du commerce, de l’État, de la guerre ou des transports. Je rappellerai l’idée que la multiplication valorisée des diachronies a des effets importants sur une société « liquide », des groupes en mouvement, en déplacement continuel.
Souvent, le conflit repose sur la confusion entre le temps linéaire et le temps cyclique. On découpe le temps linéaire en segments, on l’optimise, on a le sentiment de gagner du temps, et l’on augmente la possibilité des accidents. Alors, pour réparer, on interprète le temps comme un cycle. Au niveau de l’État, les diachronies peuvent conduire à la confusion entre le public et le privé. Le système public, qui s’est complexifié et alourdi, se voit sans cesse comparé au privé. Plusieurs citoyens, devant la lenteur et la circularité du réseau public, voudraient privatiser les écoles, les hôpitaux et plusieurs services étatiques. Je ne suis pas sûr que la privatisation de ce qui, par définition, appartient à tous, soit un progrès. L’égalité sera-t-elle mieux défendue en offrant aux riches la possibilité de banaliser quelque chose qui était jadis accessible aux pauvres ? Peut-être vaut-il mieux revoir l’État au lieu de le privatiser…
L’augmentation de la vitesse a des conséquences surtout dans les sphères dominées par la technique. Si la vitesse augmente, les possibilités d’erreurs aussi. Paul Virilio rappelle que l’accident est inhérent au développement de la technique (« dans l’invention du train, il y a un déraillement ») et que nous avons de la difficulté à nous sortir de cette tendance lourde. La spirale de la vitesse est enivrante, vertigineuse, mais aussi dangereuse. D’un côté, elle correspond, au niveau social, à la victoire du plus fort, mais aussi, de l’autre, à une menace pour l’humanité de l’homme. Virilio ne semble retenir que les effets négatifs. Ses intuitions sont fortes, mais sa dromosphère – théorie de la vitesse et des rythmes – ne peut servir à repenser la gouvernance à l’âge global. Dans le cadre de la confusion présentée plus haut qui mène à voir le secteur privé – dont le temps est linéaire – comme plus performant que le secteur public, il faut tirer une leçon. Si le public est lent, il cause moins d’accident et peut, par ses cycles, éviter en partie les crises et les catastrophes. Les accidents sont le produit de la concurrence et font davantage de mal aux pauvres, ceux qui ont besoin du public. La vitesse affaiblit les plus pauvres et enrichit toujours les plus riches.
Comprendre la crise économique avec les outils de la politique
Dominic Desroches – Certaines personnes voient dans la pyramide de Ponzi l’esprit du capitalisme. On pourrait montrer que, assez souvent, les gens croient que l’argent féconde l’argent. Dans cet exemple assez simple, qui est aussi celui de la crise financière, le capitalisme naïf fait beaucoup de victimes réelles. La solidité économique, paradoxalement, repose-t-elle sur la confiance, la croyance, qui sont volatiles ? Est-elle plus psychologique que mathématique ?
Daniel Innerarity – Dans la crise financière, on a vu émerger une imprévisibilité irresponsable. Les systèmes d’alerte et de prévention des risques n’ont pas fonctionné. Les autorités correspondantes avaient une mauvaise perception de la gravité de la crise. Ce manque d’anticipation ne révèle pas tant un problème moral ou politique qu’une grave déficience cognitive ; il est d’ailleurs difficile de comprendre pourquoi on n’a pas tiré les conclusions logiques d’une histoire pleine de bulles spéculatives aux effets désastreux. Nous avons traversé récemment la crise de la « nouvelle économie » et l’on n’en a pas tiré de leçon, alors que l’on nous annonçait une nouvelle période économique prometteuse. Quand l’euphorie financière domine, le scénario d’une crise semble lointain et nous sommes incapables de percevoir les sentiments qui conseillent la prudence. La première explication de la récente crise, plus anthropologique, veut que les prophètes de malheur ne soient jamais les bienvenus. Mais il y a aussi une explication idéologique, à savoir que les partisans de la théorie de l’efficacité financière ont longtemps affirmé que le marché ne se trompe jamais. Cette situation a découragé la création d’instruments de régulation.
Il ne convient pas seulement de voir une faute de l’histoire financière, comme on dit certains, c’est aussi un aveuglement face à la catastrophe. Dans tous les cas, il est difficile d’empêcher une propagation catastrophique, même lorsque les calculs mathématiques sophistiqués ne manquent pas ! Nous n’avions pas une cartographie précise des risques permettant d’anticiper une chaîne irrationnelle. Une partie de ces risques avaient été dispersés sur le marché, de façon à ce que les institutions financières ne puissent ni mesurer et ni estimer leur impact futur. Lorsque l’horizon temporel est étroit et que la préoccupation à long terme n’est pas prise en compte, il est difficile d’empêcher les catastrophes. Les informations autant que les mécanismes d’autorégulation se sont révélés insuffisants. Tout cela montre que nous ne savions pas suffisamment détecter et gérer les risques mondiaux, et surtout que la communication était défaillante.
Dominic Desroches – Je pense que le travail de Peter Sloterdijk, qui associe le capitalisme à la pyramide de Ponzi, est original et utile[1]. Il place au centre de son interprétation le facteur psychologique et montre, sur la base de ses ouvrages d’anthropologie philosophique, que derrière le social existe une recherche de confort, une volonté d’améliorer les conditions immunitaires. Dans Zorn und Zeit (Colère et temps), un ouvrage qui se comprend bien après la trilogie Sphären, il provoque son lectorat de gauche en lui suggérant que c’est la sociale démocratie qui porte aujourd’hui le fardeau de la preuve. Si la justice est encore du côté de la gauche, alors que celle-ci mobilise les citoyens et fasse changer les choses ! Or le temps des mobilisations ouvrières (c’est-à-dire des grèves générales) paraît loin de nous désormais. Les grands mouvements comme le christianisme et le communisme, qui avaient su utiliser la fierté (thúmos) des humiliés pour construire des « banques de la colère », ne reçoivent plus la sympathie de jadis. Les mobilisations générales, celles qui avaient un impact direct sur les programmes politiques, semblent appartenir au passé.
D’un point de vue anthropologico-philosophique, Sloterdijk montre que les humains (des êtres d’anthropotechnique) recherchent le confort et les gâteries. Il explique que cette tendance au plus gratifiant favorise un capitalisme de l’avidité culminant dans la fabrication d’une grande serre de privilèges, « le palais de cristal », à laquelle travaille l’occident depuis la révolution industrielle. La mondialisation n’est pas le tour du monde, explique-t-il, c’est le fait que l’argent circule et revient à son point de départ. Nous ajouterons : l’argent circule désormais sans régulation, sans le contrôle politique des États, d’où les effets désastreux de la récente crise financière. Plus près de l’éros que du thúmos, nous voulons nous libérer désormais de toutes les contraintes par la technique ; nous nous déplaçons plus, nous rêvons d’aérien, nous jouons toujours plus et, égoïstes dans l’ensemble, nous consommons toujours plus sans nous mobiliser pour les « autres ». La crise et la catastrophe ne sont après tout que des parenthèses dans la fabrication de la grande serre climatisée, un recul provisoire par rapport à une tendance qui, partout, vise l’augmentation du confort.
Doit-on envisager la possibilité d’une « autre » science économique ?
Dominic Desroches – Si l’économie est un système, il n’a pas réussi à faire « réflexion » sur lui-même (Luhmann). D’un côté, ce système ne voit pas qu’il est en interrelation avec d’autres systèmes, il ne connaît pas ses limites, il ne peut donc s’autolimiter. De l’autre, il ne se protège pas contre lui-même. Ce discours n’est pas arrivé à maturité, pourtant il se croyait précis et crédible. D’où la crise….
Daniel Innerarity – Avec Luhmann on peut nommer réflexion une manière de se gouverner soi-même en vertu de laquelle les systèmes thématisent leur propre identité. Ils comprennent que leur environnement est formé d’autres systèmes et que tout système est aussi un environnement pour les autres systèmes. La réflexion promeut cette forme d’apprentissage qui exige de modifier les processus pour faire advenir une identité élargie. Une telle vision requiert en outre une manière réflexive de gouverner qui rende le système capable de mettre en œuvre des changements contrôlés en vue de son identité future.
La difficulté principale réside dans le fait que les systèmes (aussi le système économique, bien sûr) n’ont aucune raison de se préoccuper de cette amplification. Ils sont incapables de se mettre dans la situation insolite où ils verraient ce qui ne dépend pas seulement d’eux, où ils observeraient ce que normalement ils n’observent pas, à savoir les effets de leur mode d’action sur les autres et sur la société dans son ensemble.
La question est de savoir si le système économique est suffisamment perspicace pour se protéger contre lui-même et préserver ses intérêts. C’est le cas lorsque, à la manière d’Ulysse face au chant des sirènes, il se lie dans le présent pour se protéger des dangers d’une irrationalité future. L’autolimitation est une politique par laquelle le système exclut certaines possibilités d’action dans son propre intérêt afin de se protéger contre lui-même, c’est-à-dire contre les conséquences dommageables et autodestructrices de ses actions à court terme.
Dominic Desroches – L’économie capitaliste, qui est un système parmi plusieurs, n’a pas bien vu ses limites. Son histoire est peut-être celle – j’oserai ici une image – du pilote de Formule 1 qui a été attentif au développement de son moteur, mais qui a oublié qu’il pouvait pleuvoir, que le parcours comprend des virages, parfois en épingles, et qu’il peut faire une faute de pilotage. Il va sans doute très vite, mais il ne peut s’empêcher – la vitesse enivre – de frapper le mur. Schumpeter avait donc tort de dire que les autos les plus rapides sont celles qui ont des freins…
L’autoréflexion n’a pas été une préoccupation pour un discours économique prétendant avoir un statut de science. Ce qui m’étonne, ce ne sont pas les limites de la théorie de Luhmann, c’est de voir que si l’économie s’effondre, et ne réussit pas à envisager la possibilité de la crise, tout s’écroule autour d’elle sans qu’elle en accepte la responsabilité ! Il me semble que le problème vient du fait que la politique ne peut plus se comporter en maître et que, souvent, on abandonne par défaut (la configuration par défaut sur l’ordinateur de la société) le pouvoir aux économistes qui n’ont pas les outils pour voir au-delà des chiffres. Les présidents des grandes banques privées ne sont pas tenus de visiter les quartiers pauvres des métropoles durant leurs longues fins de semaine…
Il est vain en effet de penser que la démocratie a un réel pouvoir sur l’économie, de même il est naïf de croire que l’économie puisse apprendre quelque chose de son histoire. L’économie a besoin de l’interaction avec les autres sphères qui l’entourent. Malheureusement, les économistes et les politiciens interprètent assez mal la crise en raison de leurs objectifs à court terme : pour eux, la crise n’est qu’un « moment à passer ». Pourtant, la vérité dit exactement le contraire, c’est-à-dire que c’est le mode de vie et le développement en lui-même qu’il faut questionner, pas seulement le modèle économique ou politique. Bref, le monde actuel est sans doute la proie des « mauvais élèves » pendant que l’accélération générale, elle, rend encore plus difficile tout apprentissage.
Si tout le monde s’entend pour réclamer un retour de l’État afin que celui-ci joue un rôle dans la régulation financière, on ne sait pas bien quel rôle il pourra jouer, lui qui représente une sphère parmi d’autres. Et si l’État ne sert qu’à stabiliser, à sauver les banques privées avec l’argent public et qu’il ne peut plus se comporter comme jadis, que peut-il faire de nouveau ? D’autant plus que, comme tu l’écris dans un article, « l’innovation financière a au moins une longueur d’avance sur la régulation »[2]…
Daniel Innerarity – Dans le contexte qui a conduit à la crise, il faut répondre au défi posé par l’inadéquation entre la capacité d’innovation des marchés financiers et notre capacité collective à les configurer de façon intelligente. Alors que les capacités des marchés financiers ont augmenté de façon spectaculaire au cours des trois dernières décennies, les attentes sociales en matière de réglementation publique de ces marchés ont connu bien peu de progrès. L’innovation financière a toujours au moins une longueur d’avance sur la réglementation (regulación). Il y a une asymétrie entre les connaissances privées et la connaissance publique. L’accélération de la production de connaissances dans la finance mondiale contraste avec la capacité de régulation limitée des institutions.
Les innovations financières ont été motivées par deux forces. D’une part, l’environnement très concurrentiel, où chaque institution financière est à la recherche d’un avantage, même temporaire, sur ses rivales. L’autre force, d’autre part, procède des changements en vigueur dans l’environnement réglementaire national et international. Parfois, avant même que les nouveaux règlements aient été mis en place, les institutions financières cherchaient déjà des moyens d’évasion (modos de escapar) ou des manières de créer de nouveaux produits, ce qui leur a permis de contourner et d’esquiver les contraintes. Tout cela a contribué à créer une « dialectique régulatrice » dans laquelle certains tentent de contrôler pendant que d’autres cherchent à échapper au contrôle. Il existe de plus une asymétrie en termes d’informations qui provoque un retard de toute réglementation sur l’innovation. Les régulateurs n’ont pas réussi à anticiper les tendances et ils ont dû se contenter d’ordonner les changements qui se sont produits.
Non seulement la politique et le droit ont été incapables de contrer la déterritorialisation des marchés par le développement et la mise en œuvre de règles contraignantes au niveau mondial, mais ils ont aussi perdu « la compétence cognitive » pour être à la hauteur de l’innovation économique. Un exemple de cela peut résider dans l’ambivalence de la réglementation financière. On notera que diverses études empiriques nous avaient prévenus que certaines mesures politiques et juridiques, tels que les accords de Bâle, allaient aggraver les problèmes. Les dispositions sur le capital mènent à une expansion du crédit quand tout va bien et à une restriction quand tout va mal. Ces règlements n’ont pas seulement contribué à l’expansion des produits dérivés qui sont à l’origine de la crise actuelle, mais ils ont également augmenté l’instabilité du marché de crédit. En fait, plusieurs voix se sont élevées pour dire que ces dispositions, dans la conjoncture actuelle de l’économie, devaient être reconsidérées.
Par définition, toute crise financière conduit à constater l’insuffisance de capitaux dans les institutions concernées. Mais il est illusoire de penser que les exigences en matière de capital peuvent être une protection efficace contre les crises systémiques. Aucune institution financière n’est en mesure de fournir suffisamment de capital pour faire face à une crise systémique. La recherche du prix le plus faible, en fonction du risque, revient soit à laisser la balance des risques aux mains des banques (via la titrisation et les produits dérivés), soit à augmenter les exigences de capital plus élevées, ce qui a des effets indirects et incontrôlables sur le système financier et peut même culminer dans une prise de risques irresponsable. Tout cela ne fait que souligner le caractère intrinsèquement systémique des risques encourus par les banques, risques qui doivent finalement être abordées différemment.
Ainsi, il ne s’agira pas d’interdire l’innovation financière, car elle est légitime et peut rendre de grands services à de nombreux secteurs de l’économie. La crise ne relève pas tant des instruments financiers que de leur utilisation. On se donnera donc pour objectif de corriger les pratiques dangereuses et inacceptables sans supprimer les innovations utiles à la collectivité. Il faudra prévenir les abus et exiger plus de transparence. Ce ne sera pas facile parce que l’innovation à venir se présente de telle manière qu’elle ne peut jamais être anticipée. Cette fonction est devenue spécialement exigeante puisque, ces dernières années, certains types de risques ont pris une grande importance alors qu’ils ne pouvaient être gérés, notons-le, avec les instruments économiques et politiques habituels.
Or, pour comprendre les problèmes actuels de la gouvernance du marché financier mondial, il faut considérer les caractéristiques et les conséquences de la production de connaissances dans le système financier ainsi que l’actualité de ce savoir par la politique. Nous sommes confrontés à des situations nouvelles auxquelles il faut répondre sans utiliser de vieilles solutions, associées soit à la primauté du marché, soit à l’intervention directe et unilatérale des États. Si les solutions doivent être novatrices, c’est parce que les problèmes sont inédits. Pour le montrer, demandons-nous quelles formes de gouvernance portent sur la déterritorialisation croissante et l’autonomie des transactions financières ? Quels sont les institutions et les systèmes de régulation appropriés à un monde d’innovation financière ? Comment surmonter les difficultés politiques dans l’élaboration de la gouvernance mondiale et intervenir efficacement dans le processus de la mondialisation ? La politique doit décider, ultimement, si elle aspire à remplir cette fonction ou jouer le rôle de la victime.
Dominic Desroches – Je me sens ici proche de toi. Ta longue réponse à la question me semble des plus convaincantes. Il n’existe pas encore de forme de gouvernement capable d’agir avec efficacité sur notre situation globale. L’accélération et l’innovation avantagent les structures souples, les individus et les petits groupes. Les États en revanche, dont le modèle remonte à Hobbes, ne sont pas en mesure de suivre le rythme. Les problèmes sont désormais compliqués, rapides et inédits, ce qui désavantage les grosses structures. La dialectique de la régulation, celle qui fait que la police court après le voleur et non l’inverse, avantage donc les pirates.
Actuellement, ce ne sont pas tant les risques qui doivent nous intéresser – ils sont partout et agissent sur nous telle une ambiance –, mais plutôt l’élaboration d’une pensée de l’intégration. Si l’économie (oikonomia) appartient à la société (on l’a oublié récemment, ce qui a provoqué une crise frôlant la catastrophe), elle doit être vue à l’intérieur de la société en mouvement, non pas à l’extérieur. Et s’il ne faut pas empêcher les innovations, on ne le pourra pas d’ailleurs, il faut en assurer mieux la coordination. L’innovation « verte » devrait avoir préséance sur les nouveautés polluantes. On ne pense encore (et on ne le dit pas de manière assez claire) les enjeux de notre globalité. Les crises, impliquant de nombreuses victimes, ne sont pas interprétées du côté de la conscience et de la responsabilité, mots d’une autre époque. La politique, si elle veut justifier son rôle, ne peut pas laisser passer cette chance unique de faire « sa mise à jour ».
Dans un article portant sur une « autre » science économique[3], tu retiens le fait que le capitalisme actuel présente une « avidité illimitée ». Tu remontes aux sources épistémologiques de la crise financière en étudiant la conception que l’économie a d’elle-même depuis 1970, celle-ci ayant perdu, selon ta thèse, sa capacité critique. Quelles vérités devraient rappeler le nouveau discours critique sur l’économie ?
Daniel Innerarity – Nous pouvons résumer cette situation, d’un point de vue épistémologique, en affirmant que la prétention de la science économique à s’imposer comme une connaissance précise et hyperspécialisée l’a rendu moins apte à comprendre la complexité sociale des nouvelles réalités économiques. Avec son caractère de science sociale, morale et politique, l’économie a perdu sa capacité critique. La mathématisation de l’économie apporte une fausse précision dans un champ qui est envahi par des hypothèses douteuses, des modèles trop simplifiée et des partis pris idéologiques.
L’enfance de la discipline économique est marquée par l’ambition d’apparaître le plus possible comme une science. Au moment de la mise en place des connaissances économiques en tant que telles, à la fin du 18e et principalement au 19e siècle, le modèle scientifique dominant était la physique. La physique devait être mobilisée afin que l’objectivité de l’économie, nécessaire à la prévision, soit nettoyée de toute dimension subjective, d’aspects anthropologiques et sociaux, afin qu’elle puisse porter un jugement précis. L’histoire de l’économie comme science est celle d’une construction dans laquelle sont exclus tous les éléments pouvant questionner son statut de science exacte. L’économie politique s’est convertie à l’analyse mathématique et a fini par devenir une mathématique économique, l’économétrie, c’est-à-dire une pure technique d’analyse de données pouvant être appliquées à tout et à n’importe quelle société. Alors que pendant plus de quarante ans l’économie financière a appartenu au domaine de la théorie économique, elle se trouve désormais dans les mains des statisticiens, la discipline s’est vue automatisée à un tel point qu’elle a perdu ses liens avec la macroéconomie financière traditionnelle. La crise actuelle est, en un sens, la crise de la division du travail parmi les économistes.
Séduite par l’objectif de la précision, l’économie paraît avoir négligé la nature de la construction sociale. Les marchés ne sont pas des courbes d’offres et de demandes abstraites, mais bien des constructions sociales et historiques, des institutions humaines, des réseaux sociaux et des lieux de pouvoir. Les prix relèvent d’opinions, de mesures psychologiques et de conventions sociales. Les valeurs économiques n’ont pas les teneurs intrinsèquement objectives que leur attribue la théorie économique, comme en témoigne l’expérience de la chute du niveau de confiance sociale. Même les modèles qui tentent de comprendre les comportements économiques demeurent des constructions sociales. L’observateur ou le théoricien exerce un effet puissant sur la réalité qu’il étudie. L’économie ne peut pas se vanter de sa précision si elle se montre incapable de mesurer l’impact de ses propres théories sur le sujet étudié. Personne n’a modélisé, par exemple, comment ces modèles peuvent être utilisés pour donner un faux sentiment de sécurité pour le secteur financier.
En oubliant ses conséquences sociales, l’économie abstraite devient une distraction réelle. Le désir de précision conduit à une imprécision sociale énorme. Nous retrouvons ici la première contradiction à examiner de façon critique. La représentation que l’économie se fait d’elle-même, à savoir celle d’une science dure et spécialisée, n’est pas compatible avec son ancienne prétention qui était de tenir un discours général sur l’ordre social, le gouvernement des êtres humains et le sort des nations. Pour le dire autrement : la précision fournie par la spécialisation est ici un prix à payer… Voilà bien un autre paradoxe : alors que les meilleurs experts ont été incapables de prédire la bulle spéculative, les chauffeurs de taxi à Miami pouvaient décrire à leurs clients avec une grande précision, comme l’a noté un économiste américain, les caractéristiques de la bulle immobilière qui a commencé de se former depuis le milieu des années 2000... L’économie est aujourd’hui dans une situation paradoxale : alors qu’elle semble dans la meilleure position pour expliquer les phénomènes économiques et sociaux, elle apparaît impuissante au beau milieu d’une crise financière qu’elle n’a pas été en mesure de prévoir !
Dominic Desroches – La vérité de l’économie critique est peut-être assez simple : l’argent a été mis en circulation par les hommes, pour les hommes afin de servir des hommes. Or lorsqu’on abandonne l’argent qui, soit dit en passant, n’appartient à personne, aux coffres des banques et aux élans volontaristes des spécialistes autoproclamés de la haute finance mondiale, il ne sert plus aux échanges entre les citoyens qui travaillent. C’est bizarre, car en affirmant cela j’ai le sentiment de vulgariser l’œuvre de Marx… une œuvre qui revient nous parler à chaque crise économique. Das Kapital de Marx n’a-t-il pas battu des records de vente en Allemagne l’an dernier ? Il me semble que la création des bulles spéculatives est un signe que l’économie a perdu de vue son histoire et son rôle. Elle est devenue progressivement « démesure » (húbris). Observant le jeu de loin tout en y participant subtilement, la politique a également oublié son rôle. Occupée ailleurs, distraite par des tâches plus ou moins urgentes, elle est devenue une « caution » à la rhétorique du profit. L’argent devait aller vers le haut, dans l’aérien, c’est-à-dire contredire la réalité. Évidemment, on le sait aujourd’hui, à force de se faire contredire, la réalité à dû rappeler à tous son existence et ce sont les petits épargnants qui ont payé pour les grands.
Dans le même article, qu’entends-tu par le retour à une « économie de la passion » (una economía de las pasiones) ? Est-ce le fait par exemple, après Adam Smith, d’inclure la discipline dans les sciences sociales qu’elle n’a, en vérité, jamais quittée ? Smith n’a-t-il pas écrit un traité sur les sentiments moraux ? Ne pourrait-on pas dire ici qu’il y avait déjà chez Smith, et Keynes surtout, tout ce qu’il fallait pour prédire la crise actuelle ?
Daniel Innerarity – La crise semble suggérer qu’il y avait d’autres voies possibles, par exemple ce que l’on pourrait appeler un retour à une économie de la passion. On perçoit de plus en plus un désir de voir intégralement l’économie comme une réalité anthropologique et sociale, articulée avec les sciences sociales et humaines, qui tienne compte des passions humaines et des conséquences sociales au-delà des modèles abstraits. Ce retour aux passions dans le vocabulaire économique est un retour aux origines de la pensée économique d’Adam Smith, celui qui a placé l’économie dans un contexte anthropologique. Une partie de l’approche de Amartya Sen tente d’élargir le champ de la rationalité économique à la capacité de critiquer l’idée de « fou rationnel » (Arrow) et a servi de base pour la théorie économique dominante.
Ce n’est pas un hasard si, parmi les économistes qui ont le moins « manqué » la crise, on retrouve ceux qui exercent cette science avec un plus grand respect pour les autres sciences connexes. Nous pourrions ici citer de nombreux auteurs, mais je voudrais souligner Stiglitz et Akerlof, qui ont questionné l’hypothèse néoclassique voulant que les participants du marché disposent d’une information parfaite. Ils ont attiré l’attention sur l’importance de considérer les phénomènes de la psychologie grégaire afin d’expliquer les phénomènes économiques. La crise de la raison économique fait appel à l’activation d’autres modes de rationalisation, où se jouent également des ressources symboliques et cognitives, et fondamentalement la gouvernance de biens sociaux et les institutions qui structurent le champ social.
À titre de science exacte, la vision autonomiste de l’économie reste tributaire d’une interprétation extrêmement naïve du champ économique. Car il n’y a pas de relations économiques sans institutions, sans États, sans réglementation, sans langue ni culture. Il importe que l’économie revienne dans le monde des sciences sociales et de l’histoire, qu’elle récupère son alliance avec la philosophie sociale et politique et n’utilise pas la modélisation mathématique autrement que comme un accessoire et instrument. Quand les économistes se rapprochent de la politique et de la sociologie, ils se trompent moins au sujet de la crise : ils anticipent mieux, car ils comprennent mieux les liens entre les différentes dimensions de l’activité humaine.
L’économie est une mesure entre les sciences sociales et, durant la longue période où elle été séparée de ces sciences, entre autres pour réclamer son autonomie complète, elle n’a pas été à la hauteur, soit pour elle-même, soit pour les autres sciences sociales. La complexité croissante des affaires économiques justifie l’expertise technique, tant dans l’économie que dans les autres sciences, mais cela ne devrait pas se faire au mépris de la place réelle de l’économie. On ne devrait jamais, en particulier, omettre la relation qui unit l’économie et la politique. Il est temps d’écouter ceux qui ont toujours considéré l’économie comme une science sociale et non comme une science exacte. Car pour appliquer convenablement les théories sur le monde réel, il faut maîtriser un grand nombre de connaissances, comme la politique, l’histoire et le contexte local. Comme l’ont compris Smith, Marx et Keynes, l’économie est un système de relations et non un ensemble de marchés juxtaposés. Nous pourrions également mentionner l’importance qu’il faut accorder à la riche tradition de la sociologie économique de Weber, Durkheim et Polanyi. Le caractère interdisciplinaire et multidimensionnel de l’activité économique devrait mener à des pratiques que Richard Bronk a appelée « éclectisme discipliné ». Nous devrions enfin chercher à obtenir la coopération de toutes les branches de la connaissance, sans que des explications claires soient privilégiées par rapport à l’interactivité, l’incertitude et la complexité. En bref, l’économie devrait sortir de l’économie si elle veut comprendre les phénomènes contemporains auxquels nous sommes confrontés.
Dominic Desroches – En effet, l’économie « scientifique » s’est sortie de la réalité elle-même et n’a sans doute pas apprécié son atterrissage forcé. Si elle doit désormais sortir d’elle-même, pour reprendre tes termes, c’est parce qu’elle connaît une « crise » un peu comme celle qu’ont connu les Geisteswissenschaften (ou les sciences humaines) à la fin du dernier siècle. Impressionnées par la réussite des sciences expérimentales, les sciences humaines cherchaient alors à appliquer des chiffres partout afin de faire plus scientifique et trouver une crédibilité. Or, comme l’a montré Hans-Georg Gadamer dans Wahrheit und Methode [4] , ce n’est pas en imitant les autres qu’elles pourront se retrouver elles-mêmes. Il y a donc ici un point commun entre la crise générale des sciences humaines et la crise actuelle du paradigme économique, à savoir que ces savoirs sont des interprétations qui commandent un rapport historique à la réalité, un rapport à l’héritage des savoirs généraux, sociaux. Certes, s’il n’est jamais facile pour une science d’être réfutée pour ainsi dire par le réel, cela devrait valoir aussi pour l’économie. Mais cette économie capitaliste s’est habituée aux nombreuses crises, celles que dénonçait Karl Marx au milieu du 19e siècle industriel, celle de 1929, celle de 1987, et elle trouvera sans doute un discours pour faire oublier la crise de 2008.
Or l’économie est confrontée à la nécessité de se transformer, non pas en science sociale, elle n’adoptera plus cette posture d’infériorité, mais en pratique attentive à l’atmosphère générale. Ce qui est triste, c’est que le « climat » actuel n’est pas encore propice à une vue d’ensemble des enjeux sociaux entourant le discours économique, une économie ouverte vers sa nouvelle vocation. En effet, les gouvernements par exemple prêtent de l’argent aux compagnies privées – qui ne cherchent que le profit – en pensant sauver l’économie locale, alors que rien n’oblige ces compagnies, en retour, à faire leurs devoirs et à honorer leurs responsabilités. Pour prendre un exemple canadien, les banques font encore payer des frais aux clients qui retirent de l’argent, au guichet automatique, dans leur propre compte, sans que l’État ou les politiciens n’interviennent. Cela démontre que le discours n’a pas changé après la crise et que le climat est en gros resté le même. Les gouvernements travaillent encore, après 2008, dans l’économie traditionnelle. Le passage des citoyens au rôle de clients – il s’agit de la grande réussite de la rhétorique économique du 20e siècle – a été accepté par tous. C’est à se demander si l’argent ne va pas toujours à la même place, c’est-à-dire dans les poches des plus riches, parce que son discours est colporté par tous, y compris par les plus pauvres. Une partie du temps actuel est au changement, mais le climat politique ne favorise pas encore l’entrée d’air frais dans le discours économique. On perçoit une volonté de changement, mais l’air est le même. La population commence à ressentir les enjeux, elle voit les banques privées s’enrichir malgré la crise, mais elle semble découragée (on parle de défection et de cynisme politique), car n’a pas les outils, elle le sait, pour améliorer son sort. Pour changer l’économie, pour en faire une pratique responsable, il faut parvenir à changer le climat actuel qui est encore favorable aux plus riches et aux pirates de tout acabit.
Tu soutiens aussi que, contrairement au droit ou à la politique, qui sont plus directives et normatives, « l’économie […] se caractérise par une prédominance de la confiance (capacité) cognitive » (se caracteriza por una predominancia de las expectativas cognitivas). Tu ajoutes que « les pouvoirs publics ont pris du retard dans leurs capacités de connaissances techniques et d’expertise ». Tu sembles faire porter le poids et la responsabilité de la crise sur les institutions publiques. Pourtant, on a bien vu que ce n’est pas l’État, plus lent que les financiers dans l’innovation, qui provoque les crises et en profite. Tu croies donc que l’économie capitaliste et ses financiers obnubilés par le profit peuvent « apprendre » de cette crise…
Daniel Innerarity – Il n’est pas exagéré de dire que les causes de la crise sont à trouver dans un échec de la connaissance. Pourquoi donc le système financier semble-t-il plus intelligent et plus dynamique que le monde de la politique et du droit ? Eh bien, essentiellement parce que l’économie a une attitude cognitive forte, de la souplesse et une énorme capacité d’apprentissage, alors que la politique et le droit sont habitués à un style normatif, ce qui entraîne une tendance à donner des ordres au lieu d’apprendre. Ils donnent des ordres là où ils auraient quelque chose à apprendre. Ainsi, l’économie et le système financier sont en avance en ce qui concerne la définition des problèmes, mais aussi sur la manière de formuler des réponses aux enjeux.
La complexité et la rapidité de l’innovation financière ont placé les banques et les institutions d’assurance dans une position de leader du savoir. Les pouvoirs publics ont pris du retard en termes de compétences techniques et d’expertise. Si les régulateurs et les superviseurs ne peuvent être à la hauteur et suivre l’innovation, ils ne peuvent pas réglementer de manière efficace.
C’est pourquoi nous pouvons dire qu’il n’y aura pas de véritables solutions à la crise tant que les acteurs publics ne seront pas capables de générer les connaissances nécessaires au nouveau cadre qui est le nôtre. Jusqu’à présent, l’accent mis sur le rôle des États et la hiérarchie comme moyen de contrôle a plus retenu l’attention que l’intelligence et la coopération de la gouvernance. On ne peut pas exercer la responsabilité de superviser et de réglementer la crise quand on ne dispose pas encore des connaissances pertinentes et des opérateurs d’alerte nécessaires à la compréhension des nouveaux instruments financiers. Pour avoir un système financier sain, il est essentiel que les autorités de contrôle et les investisseurs possèdent les informations utiles qui leur permettront de bien évaluer les risques, ce qu’il nous manquait pour éviter la crise actuelle.
Dominic Desroches – Si je me fie à l’air du temps, les économistes n’apprendront pas de la crise, pas plus qu’ils n’ont appris des crises précédentes. Non pas parce qu’ils ne sont pas capables, ils sont en avance sur le contrôle et ils parviennent à leurs fins, mais parce que rien ne les oblige. Il y a une différence énorme entre la capacité d’apprendre et l’obligation de comprendre. On a affaire ici à une culture qui éprouve des difficultés à voir autrement, qui n’interprète pas bien – à moins que ce ne soit trop bien ? – le contexte général dans lequel elle se trouve. La culture bancaire ne se mélange pas bien aux autres cultures, y compris avec celles de la politique et du droit. On peut donner ici un exemple éclairant : peu de temps après l’intervention publique de l’État pour sauver les institutions financières américaines, les présidents de ces dernières se réunissaient dans les mêmes hôtels et suivaient les mêmes rituels ésotériques qu’avant la crise. Une culture, qui a toujours besoin d’une atmosphère spécifique, doit chercher à s’adapter après ses défaites, mais la culture bancaire semble échapper à cette règle. Pour le dire autrement, la culture vise surtout à la préservation d’elle-même, mais d’une manière différente du système : le système se veut réflexif, alors que la culture se veut rituelle. Les banques veulent survivre mais sans rien changer…
Si on regarde la crise avec une certaine hauteur, un certain recul, on dira que le changement dans la culture de la production économique est devenu urgent et nécessaire. La terre ne peut plus supporter les avancées de l’économie capitaliste actuelle, avec ou sans crise. Si on tient compte de la montée hypothétique de la « civilisation panique » (Sloterdijk)[5], une société forcée de trouver des solutions alternatives sous peine de disparaître, on dira que tout se passe comme si l’économie actuelle triomphait dans le « chacun pour soi ». Ai-je raison de penser que les plus riches veulent profiter encore un peu des ressources disponibles pendant que cela est encore possible ? Quand on regarde la culture de l’automobile, qui veut survivre en détruisant toujours autour d’elle, et celle des pétrolières privées qui la supporte, nous avons le sentiment que les riches profitent de leurs avantages parce que (et pendant que) le « climat politique » le permet, alors que le temps changera et qu’il nous forcera à revoir nos habitudes. Le changement est imperceptible, mais il est déjà là. L’avenir travaille le présent, même si nous ne le sentons pas encore. Le problème, c’est que la culture change lentement, que ses rituels peuvent contredire ses possibilités immunitaires, alors que les effets de nos actions nous pousseront obligatoirement à changer nos habitudes incompatibles avec le futur d’un monde global.
Une solution possible est-elle à trouver dans un monde gazeux ? Quel sera le climat politique de l’avenir ?
Dominic Desroches – Blumenberg a écrit sur le naufrage et ses implications[6]. Il a utilisé la métaphore du « voyage en mer » pour marquer la transgression de la limite. Après lui, Sloterdijk a écrit sur la piraterie contemporaine. Il en a fait une théorie, celle de la terreur blanche[7]. Ici tous semblent s’entendre : les pirates sont de retour, sur les mers, dans le cyberespace, partout, y compris en politique avec les partis pirates en Europe. La mode des pirates réapparaît dans un moment de haute globalisation invitant à la transgression des limites, comme en témoigne la progression des fraudes bancaires, des délits d’initiés, des virements de fonds non autorisés et des paradis fiscaux (tax haven, Off shore Financial center). A quoi attribues-tu ce phénomène ? Vois-tu des liens entre l’Off shore et le vol d’identité, par exemple ?
Daniel Innerarity – La piraterie a cessé d’être une curiosité historique ou une simple métaphore[8]. Les pirates sont parmi nous et cela prend partout différentes formes : des pirates de mer, des pirates de l’air, des pirates de la radio, des députés, des terroristes internationaux, des hackers, des immigrants clandestins, des squatters ou des occupants illégaux, des artisans du biopiratage, de paradis fiscaux, etc. Le pirate fait partie de l’imaginaire contemporain de la mondialisation, lequel réunit à la fois le capitalisme prédateur, les mouvements fondamentalistes, les réseaux des ONG ou des libertaires du cyberespace dérégulé.
Le cyberespace offre une grande quantité d’exemples de métaphores maritimes et de pirates. Il y une navigation issue de la même logique libertaire avec laquelle les experts financiers inventent des produits pour échapper à une éventuelle réglementation – c’est la dialectique de la régulation. Les hackers de la finance cherchent à se faufiler à travers les trous dans le réseau financier pour trouver des zones off-shore et, pirates, ils se déplacent entre les espaces de souveraineté de jadis. Comme les pirates historiques, les marins vivent dans un archipel du réseau sur lequel l’État impuissant n’a plus le monopole de la violence légitime.
La piraterie est un indicateur de l’absence de réglementation, soit parce que nous rencontrons des formes de propriété inédites, des biens communs difficiles à identifier ou des innovations qui posent des problèmes normatifs. La nouvelle piraterie est surtout due à la pléthore actuelle de biens publics, aux indéfinitions de ce genre ; et cela s’explique par le fait qu’il n’est plus évident de savoir qui est responsable, qui est compétent, qui est l’auteur…
Dominic Desroches – Nous sommes réunis aujourd’hui pour parler de la « place du marché », qui est un marché mondial à l’aspect flottant. Or il y a un lien entre le bateau politique sur lequel nous sommes tous embarqués et les pirates. Nous sommes réunis ici, autrement dit, parce que l’homme est un constructeur de navire et que sa force réside dans sa capacité à lever l’encre et à prendre le large sans percevoir tous les risques liés à son entreprise. L’existence d’un « bateau politique » suppose un essai du vivre ensemble, une tentative de navigation en groupe. Inviter les citoyens à travailler tous ensemble sur un chantier, construire une embarcation et naviguer sur la mer implique aussi la possibilité que soit questionnée la cohésion même de ce qui est construit, ses principes de gouvernance. Cela implique aussi que certains employés, plus ou moins satisfaits, cherchent et parfois trouvent des moyens de rivaliser. Et puisque le climat atmosphérique devance toujours le savoir et les arts, et que les humains cherchent leur profit, le risque de la visite de pirates attend tout bateau politique, y compris le meilleur. Si la politique s’interprète traditionnellement selon l’angle du timonier, c’est parce que, et peut-être plus que jamais aujourd’hui, nous sommes tous dans « le même bateau »[9] et que cette entreprise est sujette à la critique. Or quel est le rapport réel avec les pirates ?
Les pirates apparaissent comme des personnes qui veulent déjouer un projet commun. L’art des pirates est de questionner, à partir d’une zone limite, les règles qui servent à tous. Les pirates sont là pour prendre des détours et couper les voies normales de la navigation devenue trop lentes et mal protégées. Si notre époque est celle de la piraterie, c’est parce que certains individus veulent profiter de ce qui flotte sans surveillance, donc d’une période de transition. Quand le droit ne semble pas couvrir toutes les actions virtuelles, certains sentent l’opportunité, non pas d’innover pour tous, mais d’utiliser les voies de contournement pour faire du profit dans les eaux sans propriétaire. La figure du pirate de la mondialisation est celle de l’audacieux anonyme, l’entrepreneur sans réputation, sans bureau ni adresse, qui a trouvé un truc pour gagner du temps et qui tient à profiter tout de suite, par sa célérité, d’une brèche dans le système public en utilisant les revers de la loi. Ainsi le temps actuel apparaît des plus propices pour l’abordage des structures normatives traditionnelles devenues vulnérables aux diachronies. Le capitalisme débridé, jumelé à l’accélération, semble avoir apporté avec lui son lot de pirates.
Mais une chose demeure positive dans la montée effrayante des pirates contemporains : ceux-ci nous forcent, tels des fantômes, a prendre la position de tiers, c’est-à-dire à imaginer la position d’observateurs intéressés. En effet, les pirates nous forcent à devenir spectateurs de nos propres actions ; ils nous invitent ainsi à réfléchir aux faiblesses du système. Loin d’êtres seulement des pilleurs et des flibustiers, ils sont curieusement et aussi une partie de nous-mêmes, celle qui par exemple, impatiente, critique les États providence en crise. On l’oublie souvent mais l’idée même de bien communs repose sur l’existence de pirates, à savoir ceux qui, par leur seule possibilité, nous forcent à défendre ce qui est vulnérable et qui appartient à tous. Pour cette raison, il faut penser aussi en pirate à l’occasion si on veut améliorer la sphère politique.
Tu écris dans un petit article intitulé Un monde gazeux ceci : « Il est plus difficile de contrôler les émanations gazeuses que la circulation d’un liquide. »[10] Que veux-tu dire et à quoi fais-tu référence ? Veux-tu dire que les États ne peuvent plus contrôler la liberté de mouvement et que la spéculation est le modèle des échanges contemporains ? Est-ce que les frontières sont devenues « injustes » ?
Daniel Innerarity – Pour séduisante que soit la métaphore de la liquidité, nous ne pouvons pas, grâce à elle, décrire adéquatement à mon avis toute la réalité de processus sociaux, et c’est la raison expliquant les échecs des tentatives de réglementation des États et des organisations internationales, comme en témoignent le contrôle de l’émigration, l’évasion fiscale, le problème des changements climatiques, problématiques où l’on voit de manière évidente les limites de la métaphore liquide. Malgré son caractère homogène, la métaphore de la liquidité ne rend pas bien compte des turbulences des médias à l’échelle planétaire et de l’effet de « buzz » qui se crée autour de certains événements, d’abord explosifs, mais qui peuvent aussi rapidement se dégonfler. Elle n’explique pas non plus suffisamment le phénomène des bulles financières, l’instabilité économique et la spéculation. S’il faut retenir une image suggestive, celle des « bulles » de Sloterdijk a un meilleur pouvoir explicatif pour comprendre les phénomènes atmosphériques mais aussi un monde de mensonges, de rumeurs, de nébuleuses, de risques, de panique, de spéculation et de confiance.
Or les tentatives d’explication courtes ont tendance à entraîner des échecs stratégiques et les théories insuffisantes sont souvent converties en actions inefficaces. Depuis quelque temps, nous savons que le contrôle des canaux par où passent les échanges ne garantit pas le contrôle du contenu. Bien que la Russie, par exemple, contrôle une grande partie du transit mondial de pétrole et de gaz, la fixation finale du prix se fait sur le marché à New York ou de Londres. Les pays où les acteurs n’ont pas de pouvoir physique sur les canaux (liquides) par lesquels se réalise le transport ont tout de même une influence considérable sur la formation de ces prix. Il y a aujourd’hui un décalage croissant entre les flux commerciaux, les flux de capitaux et la supériorité du commerce. Les volumes, en ce qui concerne certains produits, sont basés sur la croissance spectaculaire dans les options et les marchés à terme, voire la spéculation, ce sont des phénomènes économiques qui sont plus proches de l’air que de l’élasticité d’un liquide. Ils sont également de plus en plus déconnectée intrinsèquement de la valeur « liquide », comme le veut la métaphore, de ce qui circule dans les tubes (gaz, les flux financiers, l’information, etc.) et de la valeur d’usage pour les utilisateurs, une valeur qui peut se « contracter » ou « exploser » dans les oscillations spéculatives.
Le processus de mondialisation a conduit plutôt à un monde « gazeux ». Cette métaphore est plus sensible que la métaphore liquide pour décrire la réalité actuelle des marchés financiers et le monde des médias. Ces derniers se caractérisent plus par les volumes, et il faut sans doute développer l’explication à partir de l’idée d’état gazeux, à travers des cycles d’expansion et de contraction, d’expansion et de récession, sans un volume constant. Le gaz répond mieux aux échanges immatériels, vaporeux, volatils : nous sommes loin des réalités que la nostalgie nous force à appeler l’économie réelle, car nos réalités sont plus complexes que le débit des flux liquides. L’image gazeuse apparaît aussi comme une image appropriée pour décrire la nature de plus en plus incontrôlables de certaines réalités sociales ; le fait que, dans le monde de la finance et dans celui des médias d’informations par exemple, les renseignements relèvent plus d’un état « gazeux » que de la vérification des faits.
Dans le nouveau contexte mondial, à l’heure de la circulation des gaz, la capacité des États ou des organisations internationales pour organiser les processus est à la fois souhaitable et difficile. La proposition de la métaphore gazeuse peut nous aider à comprendre la raison de cette complexité nouvelle. Il est bien plus difficile de contrôler les émanations de gaz que la circulation d’un liquide. Le grand problème politique du monde contemporain est de savoir comment organiser l’instable, c’est-à-dire ce qui nous échappe.
Dominic Desroches – La réalité politique et sociale peut s’étudier de multiples façons, y compris au moyen d’images ou de métaphores appropriées. Mais le vrai danger, et tu en conviendras toi-même, n’est pas de proposer une métaphore fausse ou moins descriptive, mais de combattre une métaphore par une autre qui cherche à couvrir ce que l’autre ne couvrait pas. Autrement dit, la métaphore gazeuse n’est pas plus appropriée que la métaphore liquide puisque l’idée même de la fluidité n’est pas dépassée ou réfutée par la montée des gaz : il ne s’agit ici que d’un changement de conditions. L’eau peut devenir vapeur en effet sans que la vapeur n’ait rendu l’eau moins utile ou moins réelle. Au contraire : n’avons-nous par affaire exactement au même phénomène, mais étudié à des échelles différentes ? Je pense de même que l’accélération, les technologies récentes et la mondialisation, bien décrites et interprétée par Bauman et Sloterdijk dans leurs œuvres respectives, ont rendu la recherche d’un élément solide plus mouvante, l’eau plus gazeuse et que nous allons progressivement vers une théorie plus globale, à savoir une théorie de l’atmosphère. Peut-être convient-il de préciser un peu ma pensée.
Le monde ancien est probablement celui de la métaphysique des solides, c’est-à-dire celui de la recherche de la fondation, des normes, du père et de la réputation. L’époque moderne a découvert l’optique, l’organique et les réalités liquides. Les Lumières ont surtout développé la chimie et la pensée de l’Histoire. Or l’ « explicitation de l’air » pour parler comme Peter Sloterdijk, c’est-à-dire la classification des nuages et l’étude des phénomènes météorologiques complexes pouvant conduire à la victoire militaire, avait besoin de la chimie, de l’étude du temps et des inventions du 19e siècle, comme les ballons et les sondes, pour voir le jour. Aujourd’hui, c’est autre chose. On peut affirmer que la métaphore liquide semble correspondre à la post-modernité, tandis que la théorie atmosphérique, mise en circulation par Sloterdijk dans Schaüme, concerne davantage la sortie progressive et subtile hors de la post-modernité. Depuis 2001, nous sommes peut-être entrés « tous ensemble » dans une nouvelle ère politique, non plus celle de la compétition directe des États souverains modernes, mais plutôt celle de la gouvernance globale devant se montrer attentive au climat et à ses changements souvent imperceptibles, c’est-à-dire à l’émergence d’une nouvelle donnée non probante : l’atmosphère politique. Le défi le plus important des prochaines décennies sera peut-être de travailler ensemble à la création d’un temps et d’un climat partagé.
Appendices
Notes
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[1]
Sloterdijk, P., « Le Théâtre des menaces », in Jours de colère. L’esprit du capitalisme, Doclès, P., Fukuyama, F., Guillaume, M. & Sloterdijk, P., Descartes et cie, 2009, 37-69. Et surtout, Sloterdijk, P., Colère et temps, Libella, Maren Sell, 2008.
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[2]
Innerarity, D., « La intelligencia de la crisa económica », in Claves de razón prática, N° 198, 14-23.
-
[3]
Innerarity, D., « Otra ciencia económica », in El Païs, 26/10/2010.
-
[4]
Gadamer, H.-G., Vérité et Méthode, Paris, Seuil, 1996.
-
[5]
Sloterdijk, P., La mobilisation infinie, Points, Christian Bourgeois Éditeur, pp. 89-109.
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[6]
Voir Hans Blumenberg, Schiffbruch mit Zuschauer, Suhrkamp, 1979.
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[7]
Voir Sloterdijk, P., « La théorie du pirate : la terreur blanche », in Le palais de cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire, Maren Sell, pp. 165-170. Voir aussi, Sphère II - Globes, Libella, Maren Sell, 2010.
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[8]
Voir Innerarity, D., « El regreso de los piratas », in El País, 29/01/2009.
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[9]
À ce sujet, voire le livre de Sloterdijk portant ce titre : Im selben Boot. Versuch über die Hyperpolitik (Suhrkamp, 1993).
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[10]
Innerarity, D., « Un mundo gaseoso », in Diario Vasco, 10/05/2010.