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La société démocratique avancée est complexe et se reconnaît à sa capacité à générer des surprises. La société libérale se distingue en ce que son savoir, au lieu d’assurer la stabilité, favorise la nouveauté. Ce phénomène nouveau, celui de la société du risque (la « Risikogesellschaft » pour Beck ou la « Risk Society » de Giddens), peut s’expliquer ainsi : les découvertes scientifiques et les applications techniques, propulsées par les réseaux d’information, nous poussent à composer de plus en plus rapidement avec des innovations qui testent nos capacités d’adaptation - ce qui pose des problèmes et des défis inédits. Cette postmodernité, constate Innerarity, ne va pas sans provoquer un sentiment d’insécurité et d’étrangeté au monde qu’ignorait nos parents. De l’urgence à la crise, de l’erreur à la catastrophe, nous sommes bousculés par les rythmes sociaux et par là confrontés à une fragilité croissante.

Apprendre à vivre dans nos démocraties en transformation constante appelle selon Daniel Innerarity une éthique de l’hospitalité, c’est-à-dire une réflexion sur nos comportements moraux et nos actions politiques confrontés à l’étrangeté et à ce qui échappe à nos prévisions. Dans l’économie de son œuvre, nous avons ici affaire à la traduction française du premier livre de sa trilogie (Etica de la hospitalidad, 2001). Le second (La transformacìon de la polìtica, 2002) est paru sous le titre La démocratie sans l’État (Climats, 2006) alors que le dernier n’existe que dans sa version originale (La sociedad invisible, 2004). Coup d’œil donc sur une tentative philosophique originale de penser éthiquement nos sociétés libérales en mouvement.

L’ouvrage se divise en deux parties : la première balise le domaine de la réception (ce qui appelle une réflexion sur l’identité, la valeur, le bonheur, le temps et le sens de la vie) tandis que la seconde montre que ce domaine implique une « xénologie », on dira une herméneutique de l’étrange, dont les conséquences pour notre sensibilité sont à étudier dans le pluralisme libéral contemporain, notre interprétation temporelle de l’altérité, une esthétique de la nature, une poétique de la compassion et la crise économico-politique de l’État-providence.

Tout ne dépend pas de nous - Sur la force des événements et du sort

Participant du retour de l’anthropologie dans la philosophie, l’auteur nous convoque d’entrée de jeu à un vieux devoir d’humilité : reconnaître que les événements agissent sur nous et qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de prétendre contrôler son destin. En invitant la tragédie, les Grecs savaient déjà que nous recevons davantage du monde que nous agissons sur lui. S’il n’existe pas d’« action pure », c’est parce que tout arrive en dépit de notre consentement et que nos actions, le plus souvent, sont des compromis. Nous sommes vulnérables et la volonté de tout calculer conduit à une absurdité. Nous trouvons plus dans la vie que ce nous y mettons nous-mêmes, un peu comme le bonheur apparaît là où on ne l’attend pas. Jamais le fruit d’une action délibérée mais plutôt l’effet de la fortune, le bonheur s’offre à nous loin de notre domination, sans capture possible. En vertu de cette fragilité, les humains ressemblent à des animaux pathétiques car ils ressentent plus les événements qu’ils ne parviennent à les maîtriser. L’éthique de l’hospitalité partira du constat que la vie est brève, que le temps conditionne nos actions et que l’essentiel dans nos vies échappe à la plupart de nos pronostics.

L’hospitalité et son modèle dans la réception

Si l’herméneutique repose sur la dialectique de la question et de la réponse, l’éthique de l’hospitalité s’établit sur celle de l’hôte et du visiteur. La société libérale doit s’ouvrir à l’engagement hospitalier parce que c’est lui qui la présuppose. Loin de se construire par l’initiative seule, l’individu se comprend dans l’extériorité et se définit par les autres. Fini et incapable de voir à tous les risques, l’individu a besoin de la reconnaissance (l’amitié), en même temps qu’il a la chance de se former par ce qui lui arrive. Quand il abandonne l’opposition nulle entre la nécessité et la liberté, il voit qu’habiter revient à composer avec les imprévus : entre l’improvisation pure (qui mène à la spirale des malheurs par manque de détermination) et la folie consistant à vouloir tout calculer (qui mène à l’absurdité d’une vie technique associée à la prévision), il reste un espace de jeu, c’est celui de l’hospitalité.

Déconstruction du sujet moderne et « apparition » de l’autre

Vivre, c’est anticiper et saisir les opportunités. Ce n’est pas calculer les possibilités de bonheur mais se débrouiller avec ce qui arrive, accepter ce que la vie fait de nous, se confectionner, à même le temps qu’on se donne, une vie qui nous ressemble. Si l’auteur a recours à une phénoménologie du sport, c’est pour rappeler l’importance de la chance à l’intérieur de règles de jeu déjà établies. S’il réhabilite l’art de la réception face aux constructeurs d’identités, c’est parce que notre liberté consiste à nous mettre en jeu, à nous « bricoler » une existence dans les limites du hasard. Dans le jeu d’une vie bonne, le bonheur dépend plus de la chance que de nos volontés. À une saine distance de lui-même, l’individu sait ne pas pouvoir oublier les autres, ni la fortune, il navigue alors entre les contrariétés, les instants de bonheur et l’apprentissage de la déception. Notre « biographie » - aussi construite sur nos échecs - reconnaît qu’avoir plus de liberté, c’est augmenter les chances de réalisation de soi, mais également les risques de se tromper soi-même. Si certains refusent les risques de la liberté, ils imitent les autres, alors que ceux qui acceptent les « inconvénients d’être ce qu’ils sont » intègrent facilement une communauté les aidant à composer avec leurs fragilités. 

Or les êtres de promesse (Nietzsche) anticipent l’avenir avec les autres et leur parole, élevée au rang de conscience, reconnaît les risques, les valeurs et les lois. L’obligation morale opère dans l’espace d’incertitude qui nous lie aux autres. L’un des enjeux de l’homme qui s’oblige consiste à apprendre à accueillir le visiteur de minuit. Or qui est ce visiteur ? C’est celui qui arrive à une heure tardive, qui n’a pas appelé pour prévenir et qui, par sa seule apparition, teste notre fatigue. Questionner nos habitudes et nos lassitudes, telle est la tâche de l’hospitalité pour laquelle le visiteur incarne l’autre. Si nous suivons la métaphore judicieuse d’Innerarity, on déduira la qualité de l’hôte à la manière dont il reçoit la visite et s’adapte à elle. La métaphore traduit enfin l’idée qu’il n’y a pas que les visiteurs qui surgissent, mais aussi les événements, les chances, les malheurs, voire la beauté du monde.

La présence éthique des fantômes, le tiers et la moralité

Si l’éthique et la politique doivent reconnaître une part de tragique, c’est parce que dans toute vie il y a quelque qui nous échappe, qui achoppe, et qui peut, contre toute attente, conduire au bonheur. Le temps des héros est terminé, car nous avons dépassé l’individualisme moderne pour apprendre des visiteurs, des absents et des minorités. Contre le narcissisme, il convient de penser le spectral (Derrida), celui qui me regarde et m’oblige. Échappant au visible, fort de l’apparition soudaine, le fantôme est un tiers précieux pour repenser le social. À ce sujet, Innerarity note que ce ne sont pas les hommes qui sont indivualistes mais les institutions, et que s’il existe un tiers pour nous observer (imaginons-le), il nous apprend à voir du point de vue des autres. Ce n’est donc pas seulement pour relever les faiblesses du dialogue qu’on s’installe dans la position tierce, mais aussi pour nous confronter aux limites des institutions qui nous accompagnent dans nos demandes de soins. Tenir compte des absents dans les négociations, c’est savoir mettre en jeu les exclus, comme les êtres à venir. Le fantôme est éthiquement riche en ce qu’il me convoque à ma honte, par exemple, et m’invite à opter pour un point de vue extérieur à mes seuls intérêts. Après avoir déconstruit le sujet, Innerarity adapte sa réflexion à la vie postmoderne confrontée à la perte du sens.

Les chapitres suivants sont consacrés à la recherche du bien dans une vie limitée dont le sens n’est plus évident. Si la vie bonne et la bonne vie ne coïncident pas - l’auteur ne précise jamais le sens qu’il donne à ces locutions -, l’opposition suggère un débat entre Kant et Nietzsche. Les plaçant dos-à-dos (Kant est rigide, Nietzsche méprisant...), l’auteur montre que la morale, minimale et indépassable, s’avère un espace de tension entre des règles et un idéal, et qu’il est illusoire de chercher l’osmose entre la vertu et le bonheur. Le bonheur arrive, il n’est pas prévisible. Quant au bien, il est surtout fragile, voilà pourquoi on cherche un sens à la vie. Celui-ci ne sera pas absolu - le bonheur ne peut être total pour nous -, mais partiel : il est à trouver dans les petites actions de ceux qui acceptent de jouer le jeu de la moralité, qui demeure un « consensus implicite dans toute société ».

Xénologie, pluralité des temporalités humaines et conflits

Après avoir justifié la vie prosaïque, l’éthique de l’hospitalité glissera imperceptiblement vers la seconde partie - les dimensions de la pitié. Notre fragilité, dont témoignent nos sens, nous oblige à vivre avec les autres et à reconnaître le temps et la nature. Cela conduit Innerarity à l’établissement d’une xénologie reposant sur notre interprétation du temps. Si nous sommes différents des autres et leurs semblons si étranges, tels des étrangers, c’est d’abord parce que nous ne vivons pas tous le temps de la même manière.

On doit alors imaginer la société à l’aide d’une xénologie sensible aux temps. Celle-ci montre que l’étrange occupe de plus en plus de place dans nos vies accélérées et que, loin de refouler nos fatigues, elle s’établit sur la valeur de l’étrange pour nous. « On peut apprendre de l’étrange ce qui est notre propre », pense Innerarity. L’étrange ne provient pas - contrairement à ce que l’on croit - de la diversité culturelle, de la multitude des langues et des couleurs de peau, mais de la façon dont nous investissons le temps. Nous sommes devenus étrangers à nos voisins immédiats car ils vivent dans des temps différents du nôtre, alors qu’un individu, pratiquant le même métier que nous, de l’autre côté de la terre, nous comprend mieux, car il vit dans un temps similaire. Déphasés ou malades du temps pour parler avec Augustin, Pascal et Kierkegaard (que l’auteur ne cite pas), nous devenons, par notre interprétation temporelle, différents, voire des étrangers les uns des autres.

Si le temps conditionne nos actions, celles-ci se terminent soit dans la plénitude, soit dans l’interruption involontaire. Être d’entre-deux, l’homo brevis est un animal provisoire confronté aux diachronies, c’est-à-dire à des temps différents, le temps de la maison n’étant pas le temps du travail, le temps de l’attente à l’hôpital ne coïncidant pas avec l’Internet. La vie est meublée d’entre-temps et d’attentes. Les conflits sociaux reposent ici sur les diachronies : si la vitesse augmente, certains décrochent et ne profitent plus du temps. La privatisation de l’agenda génère des crises, d’où l’importance de la coordination du temps dans la réussite des entreprises collectives. Ces idées permettront de saisir la chronopolitique (le gouvernement des rythmes sociaux) qu’il présente dans Le futur et ses ennemis (2008) et serviront à mieux penser le pluralisme et la crise de l’État-providence.

Du pluralisme libéral aux limites de l’État-providence

Le livre le plus philosophique d’Innerarity ne renie jamais l’héritage chrétien des démocraties occidentales. En s’appuyant sur les valeur de cette tradition, il montre aussi que nos sociétés libérales favorisent les différences et nous engagent dans le défi de la tolérance et de l’ouverture à autrui. Or, ce qui frappe dans les sociétés multiculturelles actuelles, ce n’est pas seulement que les individus vivent en des temps différents, mais également que les particularités questionnent l’universel abstrait. Limitons les universalités dit Innerarity au nom des meilleures particularités, c’est-à-dire les qualités des petits. La société libérale, inévitablement conflictuelle, réclame un versant positif : elle invite à l’hospitalité. Celle-ci dépasse la tolérance des sociétés « multiculturalistes » pour lesquelles les individus se tolèrent en s’ignorant mutuellement. Répondant à C. Taylor, l’auteur pense que l’acceptation de l’étranger, des autres qui ont malgré tout de nombreux points en commun avec nous, passe par une traduction des différences. Contre la ghettoïsation et la simple réciprocité, il plaide pour une hospitalité qui s’engage et traduit des rapports humains. En clair : la libéralité relèvera le défi de son ouverture en nous donnant des outils pour accueillir le visiteur de minuit, celui qui vient questionner mes manières habituelles de concevoir le monde.

Grâce à une esthétique de la nature, Innerarity innovera en réhabilitant le naturel contre l’effort dans les exigences morales. Par le lien entre la vie bonne et la beauté - la force de la morale se trouve dans les situations belles -, l’auteur pense que Kant a tort contre Schiller : ce qui se fait naturellement est supérieur à ce qui s’accompagne d’efforts. Si la connaissance de la nature ouvre un espace pour la connaissance de soi et que la culture n’a plus à s’opposer à la nature, on revalorisera cette dernière car elle nous devance en beauté, nous fait plaisir et nous rappelle que nous habitons en elle.

On retrouvera le caractère tragique de la vie dans le chapitre consacré à la compassion, cette tâche qui consiste à comprendre l’incompréhensible et à le prendre en charge. Contre le triomphalisme, l’auteur, en dialogue avec les avancées rousseauistes de Nussbaum et de Honneth, nous sensibilise aux limites de la vie humaine et à la place de la dignité, de la souffrance et de la misère. Ces thèmes chrétien le conduiront naturellement à la crise de l’État-providence à laquelle doit se mesurer une éthique de l’hospitalité digne de ce nom. On retiendra que si l’économie de marché produit des exclusions de plus en plus évidentes, l’ « économie de l’hospitalité » est promise à un bel avenir. Celle-ci mettra l’accent sur... Le lecteur trouvera davantage de précisions sur la manière dont Innerarity conçoit l’État-Providence dans La démocratie sans l’État, ouvrage qui a pour but d’expliquer entre autres que la mondialisation relativise le rôle de l’État et l’oblige à se réinventer. Anthropologico-tragique, l’éthique de l’hospitalité d’Innerarity est d’une grande actualité, car elle a le mérite de défendre la solidarité sans renoncer aux défis posés par le monde en mouvement. Elle nous invite finalement à recevoir les autres dans un monde dont la fragilité apparaît toujours plus saisissante et plus déconcertante.