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La sémiologie du son au spectacle a fait l’objet d’avancées intéressantes depuis les années soixante : les propos inauguraux de Barthes (1962-1999) sur le grain de la voix (1972) ont ouvert le champ en faisant émerger le caractère charnel et matériel de la vocalité, non sans rapporter celle-ci à la phénoménologie du spectateur. “Le ‘grain’, c’est le corps dans la voix qui chante, dans la main qui écrit, dans le membre qui exécute. Si je perçois le ‘grain’ d’une musique et si j’attribue à ce ‘grain’ une valeur théorique (c’est l’assomption du texte dans l’oeuvre), je ne puis que me refaire une nouvelle table d’évaluation, individuelle sans doute, puisque je suis décidé à écouter mon rapport au corps de celui ou de celle qui chante ou qui joue et que ce rapport est érotique, mais nullement ‘subjective’ (ce n’est pas en moi le sujet psychologique qui écoute; la jouissance qu’il espère ne va pas le renforcer - l’exprimer -, mais au contraire le perdre)” (1972 : 1442). La revendication chez Barthes d’une corporéité de la voix au présent, assumée en quelque sorte dans l’immédiateté du spectacle ‘contre’ la dynamique texto-audiovisuelle, invite au départ à recevoir autrement la parole libérée de l’écrivain de théâtre (selon sa formule célèbre “La langue est fasciste!”). Dans la foulée, la dimension phonique attire l’attention des sémioticiens. Citons les travaux de Jost (1992) sur l’écoute, sur le point de vue perceptif/auditif à la télévision et au cinéma/théâtre (‘l’auricularisation’), les thèses de sémiotique existentielle de Tarasti (2003), la sémiotique de Nattiez (1987) ou de Grabòcz (2007) sur le son musical, pour ne citer que quelques exemples. Les progrès récents concernant l’étude de l’expérience cognitivo-émotionnelle, accomplis conjointement par la sémiologie et par la psychologie, concourent aussi à la prise de conscience performative des investigations : mentionnons l’apport décisif d’Imberty (2005) et de Vitale (2015) sur l’émotion du chant ou de la parole théâtrale ressentie comme performance incarnée (embodied). La biosémiotique et les neurosciences confirment ces avancées en explorant à la fois la mémoire sonore (individuelle et collective de l’acteur) et le trajet de la perception à la conscience phonique (du spectateur). Signalons enfin les travaux de Mervant-Roux (2016) sur l’ethnologie et l’histoire de l’architecture/la composition sonore au théâtre. Ils s’inscrivent dans une perspective nouvelle, encore en attente de définition, portant sur l’auralité, néologisme qui “complète les deux notions existantes d’audition (réduite à l’ouïr) et d’écoute (qui a quelque chose d’intentionnel). Le mot désigne la combinaison de l’audible (ce qu’il y a à entendre) et de l’entendu (ce qui est entendu par un sujet donné selon les protocoles et les valeurs qui structurent sa perception)” (Larrue & Mervant-Roux 2016 : 18-19).

À première vue, sur le plan strictement sémiotique cependant, il peut paraître surprenant aujourd’hui d’isoler un canal d’expression, fût-il acoustique, au sein d’un système spectaculaire. À l’heure où la sémiotique soustrait les objets aux évidences, appréhende tous les faits de discours, s’intéresse à la pragmatique énonciative et aux parcours de signification, une démarche de segmentation sensorielle pourrait faire figure de recherche d’invariants plus ou moins impensés, rappelant la préhistoire de la discipline. Pourtant, à l’analyse, dans le cas du spectacle vivant, une démarche attentive à l’architecture aurale, incluant le collectif d’énonciation, se justifie amplement en raison des débats spécifiques aux pratiques contemporaines.

Il apparaît en effet que dans l’histoire du théâtre, le son n’a pas seulement été négligé au profit de la dimension visuelle de la scène. Il a plutôt fait l’objet d’une réduction à sa fonction sémantique, suscitant l’écoute, et qui a occulté la ‘physicalité’, la dénotation homomatérielle et plastique du matériau spectaculaire sonore. Aujourd’hui c’est à l’autonomie de la substance de l’expression que le théâtre dit postdramatique contribue à sensibiliser. Il est question d’un espace phonique global qui englobe entre autres la voix portée, les bruits du plateau, la dimension physique de la langue. Nous nous proposons dans les lignes qui suivent de comprendre ce champ acoustique, de contextualiser d’un point de vue sémiotique l’émancipation du matériau sonore, et ce à partir de deux réflexions.

La première interroge la prise en compte du son au-delà/en-deçà du sens en la rapportant à un phénomène plus général de décentrement qui concerne les dispositifs d’énonciation dans le théâtre d’aujourd’hui. La ‘physicalité’ du son, à l’instar de l’émergence de la corporéité, s’inscrit dans une rupture du pacte de théâtralité. Le théâtre d’aujourd’hui ne propose plus un univers de discours achevé fondé sur la cohérence du sens. C’est la compétence modale du spectateur qui instaure le passage du pan de réalité, exhibé sur scène, au faire spectaculaire. Le son comme matérialité en scène, comme facteur d’opacification de la langue, participe de ce processus : il est donc à rapporter aux transformations de la pratique contemporaine portant sur le réel en scène et sur la coconstruction du spectaculaire par le spectateur.

Une deuxième perspective d’analyse explore le concept de crise postdramatique. Crise du travail du comédien, de l’‘agir’, centré d’abord sur la présence pré-expressive et qui éclaire la survenance du son dans l’écriture de plateau. Mais il y a aussi une crise de la réception et une libération de la perception qui incitent le spectateur à faire l’expérience des limites, à ressentir l’attente sonore autrement dans un environnement holistique, paradoxal, multimodal et immersif. Le théatre postdramatique réalise de la sorte un projet d’écoute transgressive, disponible et incontrôlée, dont Barthes attribue la représentation originelle à la psychanalyse : “l’écoute était appliquée; aujourd’hui, ce qu’on lui demande volontiers, c’est de laisser surgir” (1982 : 228-229).

L’analyse sémiotique peut rendre compte de ces mutations de processus. Quelques pistes programmatiques sont esquissées dans le corps de notre réflexion et rappelées en fin d’article.

L’image et le son au théâtre

Le son, a-t-on observé parfois, est le parent pauvre du spectacle vivant. Cette allégation est culturellement marquée et mériterait de longs développements anthropologiques : elle concerne certaines formes spectaculaires situées dans le temps et dans l’espace. Derrière la relégation du sonore se profilerait la prééminence du regard, chère tant aux sciences dures qu’aux arts du spectacle (spectare : regarder, theatron : lieu d’où l’on voit). Le Dictionnaire des sciences, sous la direction de Michel Serres (1997 : 538) précise : “Des cinq sens, la vision est sans doute le plus riche médiateur entre le monde et nous”. Comme le suggère Vernant (1993 : 22) à propos de l’homme grec, voir et savoir seraient les deux faces d’un visage de Janus. Il est frappant de constater que de nombreuses enquêtes sur le spectateur de théâtre (citons par exemple celle de Mervant-Roux 2007) privilégient le regard et ignorent ou sous-estiment l’ouïe. Certains expliquent le phénomène par une caractéristique d’ensemble de la culture postmoderne. Rosalind Krauss, la note de cadrage du présent numéro le souligne, évoque le virage visuel (visual turn) de la culture du vingtième siècle (Bois et al. 2005 : 84). On a beaucoup parlé du ‘courant imagiste’ qui a caractérisé l’écriture de plateau et les formes contemporaines de spectacle vivant. Le textocentrisme aurait fait place aux stratégies iconiques de la performance. La question du statut de l’observateur est cruciale dans cette dialectique complexe de la vision et de la voix.

Le problème cependant n’est pas aussi simple, car, tout en privilégiant la dimension visuelle, la représentation a toujours pris en compte l’environnement acoustique. Le théâtre grec antique, Epidaure en est un bon exemple, était caractérisé par un dispositif en gradins et une occupation de sites qui éliminaient les basses fréquences. Les porte-voix intégrés, les cothurnes, la surélévation du comédien faisaient de ce dernier avant toute chose un réceptacle de la voix.

Le théâtre, notamment français ou italien est marqué, depuis le XVIIe siècle, par la profération. Le comédien classique fut d’abord celui qui dit juste, et plus tard celui dont la mise en bouche articule des rythmes, révèle une physicalité du son. Et l’oeil du spectateur écoute.

Du temps de Copeau, le travail de l’acteur consistait à simuler par la voix le souffle du vent, le bruit de la mer suggérés par le texte. La diction réaliste se faisait aussi son d’ambiance, paysage acoustique, à l’instar du geste censé exercer un rôle scénographique.

Fonction d’illustration qui se perpétue ultérieurement, malgré une approche plus organique du plateau. C’est parfois le cas aujourd’hui encore. Dans le spectacle du chorégraphe Claudio Bernardo, dont la Compagnie se nomme As Palavras (…Les Mots !), Lassaut des cieux (2015 Théâtre Varia, Bruxelles), la musique baroque d’Haendel chantée en scène, la musique contemporaine et le babil enfantin sur le plateau installent en quelque sorte le décor dans le seul croisement contrasté des nappes sonores. À l’enveloppe musicale d’Yves De Mey (enregistrée par Musiques Nouvelles) succède la voix de la soprano Elise Gäbele interprétant Haendel en contrepoint des murmures de six garçons que la chanteuse observe tandis qu’ils imitent Michael Jackson. Ces strates musicales composent la trame du spectacle au point que la danse-prouesse des artistes en est réduite à illustrer/habiter les contrastes et les variations rythmiques du son.

À la fin des années soixante cependant et à l’époque contemporaine, le plus souvent l’espace théâtral dénoue le lien entre l’audition et la vision. Les dispositifs ‘d’étrangéisation’ de la langue dans la mise en scène chez Chéreau, l’émergence des accents chez Brook, la contestation du sens au profit de la dimension plastique/iconique de la langue chez des auteurs comme Koltès ou dans le sprechtheater allemand attirent l’attention sur la dimension hétérogène de la composition acoustique. Le son devient en outre homomatériel, il se mue en un site à investir, érigeant la scène en lieu d’événement. Cet événement sonore peut ou non reposer sur des effets tantôt sémantiques tantôt sémiotiques.

Le mot seul peut–être vecteur de la condensation du sens sur scène, même dans les dramaturgies d’aujourd’hui. Au point que, comme dans Cendrillon de Joël Pommerat, créée au Théâtre National de Bruxelles (2011), l’oreille peut être l’outil principal de la désorientation de l’activité spectatrice : à l’instar du malentendu provoqué dans un territoire sonore, que scandent quelques mots faisant en sorte que toute la pièce inspirée du conte de Perrault se réinterprète comme un travail de deuil.

Les exemples ne manquent pas, par ailleurs, où le son détermine de manière symbolique l’expérience vécue par l’acteur et le spectateur. Lorsque Fabrice Murgia met en scène en 2011 un roadmovie, inspiré par un voyage sur la route 66 aux Etats-Unis et tiré de Dieu est un DJ de l’Allemand Falk Richter (Théâtre National, Bruxelles), il se sert de la musique pour déclencher une ambiguïté fondatrice entre l’imaginaire cinématographique, l’imaginaire personnel, le fantasme et la réalité.

Le plateau accueille une ‘médiaturgie’ (selon l’expression de Marranca) : des vidéos, des images, des sons, des lumières très élaborés sollicitent les sens par une espèce de synesthésie permanente. Bowie et Björk sont convoqués dans une partition qui mêle les sonorités des années 70 et 90. La musique électronique du groupe Faithless, dont une oeuvre a inspiré le titre de la pièce, envahit un espace sonore métallique, froid, introspectif. Le spectateur ne peut échapper à ce ressenti intime de confusion des époques et des niveaux de référence. La musique entre en dialogue avec les mondes virtuels et réels combinés par le héros sur son ordinateur. L’égalisation des agentivités visuelle et sonore renvoie au fait que les faux-semblants de l’hypermédiatisation se confondent avec la réalité. “On suit la pensée d’un artiste : une éponge égocentrique et écorchée qui confond toutes les histoires… celles qu’il a vécues, celles qu’il a lues, vues ou entendues… et il les renvoie avec violence au visage d’une infirmière en qui il voit toutes les femmes qu’il a rêvées et rencontrées” explique le metteur en scène Fabrice Murgia. De la sorte la scénographie ne se construit pas seulement à partir d’espaces visibles, elle prend appui sur une multitude de champs sonores qui interfèrent sur le plateau et ouvrent l’imaginaire.

Le son parlé ou la musique ne sauraient toutefois être réduits au faire sens, pas plus d’ailleurs que l’image.

Le son et la libération sensorielle

C’est bien l’éclatement fonctionnel des composants scéniques que cerne Lehmann (2002) lorsqu’il définit le postdramatique. Il vise la façon dont est organisé l’espace scénique, avec ou même sans texte, pour faire naître des émotions signifiantes, impliquant une transgression des genres, l’inventivité du spectateur, la disparition du figuratif, la déconstruction du texte au sein d’une écriture de plateau. Il souligne l’importance de la défocalisation qui invite le spectateur à interagir de façon parfois radicale avec les variantes de la partition - spectacle. Il décrit ainsi un phénomène qui, depuis Brecht, privilégie le canevas et l’ouverture par rapport à à la cohérence achevée. On songe à Ariane Mnouchkine, Bob Wilson, Wooster Cie, Builders Association qui érigent le travail en laboratoire créatif intégrant l’analyse. Le spectacle se mue en work in progress soumis à l’initiative incessante et croisée de toutes les instances de la représentation.

Ce concept déconstructionniste, pourtant déjà partiellement obsolète à l’heure où nous écrivons ces lignes, de postdramatique a fait ressurgir une caractéristique émancipatrice propre au théâtre contemporain : la libération sensorielle. Dans un mouvement postmoderne inauguré par Bob Wilson, l’image, les valeurs haptiques, le son sont exposés sur scène dans leur autonomie et sans sujétion ancillaire d’une substance d’expression à une autre. Souvenons-nous de Saints and Singing (1997, Berlin), adaptation par Wilson de l’oeuvre de Gertrude Stein, où l’image et la syntaxe gestuelle précédaient largement la strate sonore, laissant le public berlinois devant un spectacle d’opérette muet les premiers moments, caractérisé ensuite par un constant décalage entre les enveloppes musicale et iconique. Comme si la texture des matériaux était appelée à se retisser au fil du spectacle et à susciter la réinvention de nouvelles attentes. Ou rappelons encore le travail d’Emma Dante dans M. Palermu (2006, Théâtre National Bruxelles), choisissant d’utiliser le dialecte sicilien en scène, dialecte inintelligible pour la majorité de la salle, et intentionnellement non surtitré, de manière à attirer l’attention sur la mélodie de la voix et sur sa fonction dans le jeu des acteurs, plutôt que sur la communication sémantique ou instrumentale. Un non-sens qui se mue en plus que sens. La parole devient alors un acte physique, inaudible autrement que comme geste proférant, comme émission de sons. Entre le corps sensible et l’engagement de l’écoute, la hiérarchie s’estompe. L’auralité se fait enveloppe intégrant représentation et réception.

La libération sensorielle a, et Lehmann y insiste, partie liée avec une transformation profonde du pacte de théâtralité. Là où régnaient la cohérence dramatique, la toute-puissance de l’illusion textuelle, s’imposent désormais une approche du corps comme idéologème (le mot est de Kristeva) et, pour le destinataire du spectacle, une rupture sèche avec la nature esthétique de la relation spectaculaire. Le corps, comme signifié plastique, se touche, se voit, s’entend : il est, traduit un réel en scène et interroge la question du sens. Le XIXe siècle réduisait le corps à un artefact sémiotique du jeu (la pantomime chère à Delsarte), à une partition quasi chorégraphique. Au vingtième et unième siècle, la performance, les formes hybrides de théâtre-danse, du nouveau cirque, du théâtre postdramatique ne cessent de réaffirmer le passage d’une approche technique de la corporéité à une conception idéologique de libération de l’acteur, voire à une élimination des sédimentations historico-culturelles (phénomène déjà annoncé chez Grotowski). Les techniques de l’expression corporelle, au service de la représentation émancipée se donnent pour objectif la production phénoménologique de Soi. Chez Grotowski, le corps de l’acteur est l’instrument à travers lequel l’organicité, la totalité de l’être s’exprime. L’acteur, une fois dépouillé des attributs qui le définissent dans une culture, devient l’instrument d’un rituel et le témoin d’une souffrance humaine déshistoricisée. Pour Grotowski, l’expressivité du corps est rendue sensible au spectateur par la médiation du souffle. Comme chez Artaud, qui voit en l’acteur un ‘athlète affectif’, le souffle mobilise le corps, le relie au mouvement de l’esprit et donne une profondeur au jeu.

Conséquence de ce qui vient d’être dit, seule la conscience d’être au spectacle, face à une corporéité indifférenciée par rapport au monde naturel, détermine le mode d’adhésion du spectateur à l’univers de discours proposé sur scène. Le récepteur se mue en signal de la théâtralité, du faire semblant : sa compétence est devenue modale. C’est lui qui décide de recevoir le faire scénique/corporel sur le mode du comme si. C’est parce qu’il se sait dans une posture de spectateur, contextualisée par des seuils et des normes, qu’il accepte, par exemple, de ne pas venir en aide au performeur mis en danger. Il s’investit au contraire dans une coconstruction du spectacle qui lui délègue une part d’auctorialité. S’ensuit une redéfinition du statut sémiotique et de la place du spectateur-observateur, en pleine métamorphose.[1] Élaborant la suggestion de Fischer-Lichte sur la contagion, j’ai proposé le concept de participation ‘virale’, pour désigner les processus d’inachèvement qui sont autant d’appels à une énonciation spectatorielle de type participatif.[2] Il s’agit bien d’une interaction de type 2.0 que l’on retrouve dans les médias sociaux. Il en résulte également que spectateur et critique se trouvent confrontés à la nécessité de mettre en oeuvre un savoir ‘en action’, centré sur les processus scéniques beaucoup plus que sur des énoncés achevés. Le théâtre s’est mué en scène des opérations. Parfois l’écriture se fait totalement métalinguistique et ne subsiste que comme programme de réception. C’est ainsi que s’explique la mise en évidence du code dans les pièces multilingues de Rodrigo Garcia, dans les compositions kaléidoscopiques de Castelluci, ou dans le Tanztheater de Pina Bausch.

Parmi ces processus en travail et en dialogue toujours co-construit avec les attentes du récepteur, l’architecture sonore revêt une prégnance symptomatique.

Crises de l’agir et du ressentir

Le son manifeste d’abord une présence matérielle, une corporéité. Qu’on l’appelle préexpressive (Barba), organique (Grotowski), somatique, cette dimension témoigne d’une crise de l’agir au théâtre. La physicalité du son peut primer sur son intelligibilité. Le spectateur est alors confronté à une production, à un événement. La mise en scène et surtout un théâtre principalement didascalique créent une texture spectaculaire, un tissu libéré de l’auteur entendu comme instance préalable à la représentation. Jan Lauwers (Festival d’Avignon 2006) se sert du chant et de la musique pour casser la narrativité en élaboration, réduire le Bazar du homard à des micro-récits fragmentés dans l’instant et qui opèrent toute tentative de clôture ou de cohérence sémantique. La voix de l’acteur remet ainsi en cause l’autorité de l’image comme cadre stable et unitaire. Au spectateur de ‘faire’ l’impossible ‘synthèse’, pour reprendre l’expression de Picasso. Ici, le récit n’est pas interne à la mimésis : il devient une instance propre, redéfinissant l’imitation et la fiction.

La danse, qui n’échappe pas à ce virage performatif, réinvente le rapport au sonore. Il arrive que la régie soit en scène et que la production du son soit l’objet même du spectacle. Dans ce cas, la musique est dépouillée de sa dimension esthétique pour interagir avec la matérialité dansante. All Instuments de Sarah Ludi, monté aux Tanneurs à Bruxelles illustre bien cette mutation :

All Instruments est une pièce réunissant une danseuse, deux musiciens et un artiste visuel. Du processus de création à la scène, les quatre performeurs se sont voulus égaux en influence. Danse, trompette, batterie et lumière sont tous instruments d’une écriture en partie improvisée, suscitée par les impulsions et influences circulant d’un médium à l’autre.

2016

Parfois le genre se fait hybride et le son se mue en vecteur de dramaturgie corporelle. Ainsi dans Quatuor à corps (Bruxelles, Les Brigittines), de la compagnie Lucilia Caesar, Ingrid von Wantoch de Rekowski nourrit le projet de concert théâtral qui transpose au théâtre les règles du quatuor à cordes :

Le quatuor constitue une micro-société de type démocratique dont les membres cooptés sont réunis autour d’un projet commun, envisagé dans la durée. Le quatuor à cordes représente un genre musical exigeant : avec des moyens réduits et limités, il déploie un éventail expressif très large.

Texte de présentation du spectacle 2016

Une partition invisible régit les mouvements et vocalité de quatre musiciens/acrobates dépouillés de leurs instruments. La corporéité des comédiens dans l’espace incarne de la sorte une dialectique entre équilibre et tensions, à l’image de la rencontre entre les cordes de l’orchestre. La dramaturgie réside dans la construction d’un rythme syntaxique où répétitions et variations de gestes/mots régissent les combinaisons des comédiens. Corps disproportionnés, délictueux, sortant de l’ordinaire. Quatre corps indépendants et en confrontation, mais qui s’écoutent, se cherchent, s’influencent, s’harmonisent et se complètent. C’est le modèle musical qui gouverne les interactions somatiques, oscillant entre composition et dramaturgie. Les restrictions sélectives qui contraignent les combinaisons, notamment sonores et vocales exprimées par les corps sont inspirées par le modèle du concert à quatre voix, mais l’oeuvre construit aussi son propre code et élabore des restrictions internes liées au dispositif visuel. Comme l’écrit Ingrid Von Wantoch, “le quartet théâtral y puise une nouvelle forme de vocabulaire qui fournit à chaque acteur un réservoir de mots, de sons, de phrases-clés, de gestuelles... tout un répertoire que la musique du Quatuor à corps articule entre tension et harmonie” (2016). Division de l’espace scénique, disjonction de la voix et de l’image, fragmentation de l’univers sonore interrogent la représentation des corps au sein du cadre représentationnel.

Cette présence peut être physique ou artefactuelle : dans Lipsynch (Théâtre Denise-Pelletier de Montréal 2010), Robert Lepage joue sur les simulacres. Il nous fait accroire à la survenance sonore, comme le Pepper’s Ghost donne l’illusion de la présence visuelle.

L’ingénieuse mise en scène s’attarde cependant moins à l’image qu’à l’environnement sonore. Lipsynch tire sa force de l’orchestration, du découpage, voire de la manipulation des dialogues et des voix. Les renversements de perspective sont d’ailleurs moins visuels qu’auditifs. Plus d’une fois, on est confronté à des conversations ‘à micro fermé’ que l’on doit décoder... pour ensuite comprendre que nos déductions nous menaient sur de fausses pistes.

Vigneault 2010

Pareille présence interroge non seulement l’agir de l’acteur, mais aussi le ressenti du spectateur. On sait que la perception sonore se construit chez l’homme dès le stade embryonnaire (au cinquième mois du développement prénatal). La compétition corticale en réponse aux stimuli sonore et visuel ne s’opère donc qu’ultérieurement à partir du développement périnatal et postnatal. Il semble que le spectacle multisensoriel le plus extrême renvoie aux mécanismes archaïques privilégiant une perception globale, immersive, des stimuli, propre à la voie ventrale du cortex.

L’immersion, qu’elle soit cognitive ou physique, dans l’oeuvre passe par une sollicitation de tous les sens : songeons par exemple au mouvement du corps en éveil à toutes les sensations olfactives, sonores, haptiques et visuelles lors d’une promenade à travers le Parc de Bruxelles proposée par Pascal Crochet (Rideau de Bruxelles 2010) pour prolonger les représentations de RW (Premier dialogue) librement inspirées de l’oeuvre de Robert Walser.

Mais il arrive que cette sollicitation soit paradoxale.

Janett Cardiff, sur le même principe de l’itinérance dans Munster Walk (1997) joue de la contradiction sensorielle : elle crée un système binaural qui, par l’illusion de voix chuchotant à l’oreille du promeneur-spectateur, produit un effet de proximité, suscitant une saisie du réel aussitôt mise en échec par une vidéo qui montre l’éloignement et parasite de façon dichotique l’attention initiale.

Si tout le processus de réception se trouve visé, c’est bien en somme la dimension perceptive qui est la première concernée par le postdramatique à travers divers aspects formalisables, en ce qui concerne le son, comme suit :

- a. la multimodalité sensorimotrice : les traditions interculturelles font que le spectacle ne s’adresse plus seulement au regard mais à tous les sens; il est ‘rasique’ dira Schechner, s’inspirant du terme indien qui désigne syncrétiquement la saveur, les odeurs (Wilson; Barba), le toucher (Vandekeybus), le son délocalisé ou non (Chereau; Strehler) importent tout autant que l’univers donné à voir;

- b. La multistabilité : l’objet ne change pas, mais la perception de l’observateur évolue en fonction de sa position ou de son point de vue, au point que le spectateur se trouve confronté à une multitude de points de vue qui ne peuvent être articulés linéairement. La multistabilité, au sens psychologique du terme, caractérise désormais l’objet, y compris l’objet sonore. C’est par exemple la vocation de la compagnie Recto-Verso au Québec. Emile Morin décrit en ces termes le projet :

nous poserons un regard sur des créations ayant en commun de solliciter fortement notre système sensoriel et perceptif, plus spécifiquement par les sons, et ce parfois, jusqu’à le déstabiliser de manière à amplifier l’écoute ou l’expérience de l’écoute. Des créations, où la distance possible entre le visiteur et l’oeuvre est diminuée par des dispositifs techniques, des stratégies sonores, qui sont à la fois les mécanismes qui activent l’oeuvre et ceux par lesquels celle-ci est reçue. Nous sommes désormais en mode expérience, dans lequel notre corps est impliqué directement et où la distance avec l’oeuvre disparait, créant les conditions d’écoute aiguë et consciente nécessaire à l’art qu’on nomme immersif et qu’on pourrait simplement appeler, l’art du plongeon.

2012

Janett Cardiff, dans Ghost Machine (2005) propose au spectateur une promenade dans un théâtre de Berlin (HAU : Hebbel am Ufer) avec un double appareillage auditif et visuel. Le spectateur équipé de caméras suit des indications du directeur de projet et se promène durant vingt-sept minutes dans le bâtiment. Les stimulations visuelles et auditives le mettent en contact avec trois types de constructions cognitives : la fiction qu’il lui est demandé de construire par son parcours, la réalité du site, les réactions des personnes rencontrées face à l’acte de filmer. Les micro-actions du spectateur rendent le monde ‘téléréel’. La saisie du monde authentique est à tout coup mise en échec par la vidéo qui perturbe l’attention. On en arrive ainsi à une architecture, en l’occurrence acoustique, qui ébranle la pertinence sensorielle des images.

Cette multistabilité confine parfois à l’affordance trompeuse, au sens de Gibson (2015)[3] : le cri se fait mélodie, la parole se mue en bruit en fonction du projet de jeu. L’ affordance du son devient le symbole du théâtre émancipé, selon le mot de Rancière. Le procédé pose la question de l’architecture scénique. Kantor avait déjà répercuté l’interrogation à propos de l’objet : “L’objet a cessé d’être un accessoire de la scène, il est devenu le concurrent de l’acteur” (Tadeusz Kantor 1990). C’est exactement le projet d’A-Ronne 2 de Luciano Berio, monté par Ingrid Von Wantoch de Rekowski (TNB de Bruxelles 1996). Il s’agit d’un bricolage sonore dont les composants sont recyclés et réutilisés par affordance : “l’oeuvre s’inspire du style du madrigale rappresentativo du XVIème siècle italien, un ‘théâtre pour les oreilles’”. Le compositeur met en musique un poème de Sanguineti, un collage de citations en plusieurs langues, de Dante à l’Évangile, de Marx à T.S. Eliot. Ces citations sont projetées dans diverses situations musicales, décalant leur sens avec humour. La voix est montrée dans tous ses états, avec imagination et une rare fantaisie. Installés sur des sièges insolites, cinq personnages sortis de tableaux de la Renaissance, chantent, murmurent, dialoguent, gloussent, grognent et donnent corps, avec drôlerie et expressivité, à cette partition.

- c. La multispatialité. La saisie des distances et de l’altérité spectaculaire (extériorité par rapport à l’aire spectaculaire) sont remises en cause. La performance contemporaine l’atteste par diverses formes d’immersion. Dans Surrender Control, de Forced Entertainment, les instructions par téléphone portable aux spectateurs érigent ceux-ci en participants actifs, auteurs, témoins et interprètes de la pièce. Ils perdent leur statut d’observateur pour s’immerger en nomades dans le champ de la création. C’est aussi l’ambition de La Fura dels Baus. Dans sa dernière création M.U.R.S (Maubeuge 2015), le groupe catalan construit le spectacle déambulatoire autour du smartphone, censé guider et orienter le spectateur au sein d’une logique de show, qui rappelle en priorité les industries culturelles. Le spectateur se trouve plongé dans un environnement sonore (et iconique) et contraint de réagir au sein du groupe de manière quasi holographique. Cette immersion est pourrait-on dire sur le plan cognitif typiquement sonore. En effet, en présence du son, le cerveau préfère les réflexions latérales : le son qui enveloppe le public par la gauche et par la droite active davantage sa participation. En revanche, on sait que l’image visuelle mobilise, quant à elle, de façon frontale l’activité spectatorielle. Eli Collins surplombe ainsi la scène d’un écran et demande aux spectateurs de se coucher sous le revêtement écranique. L’immersion se fait alors par confrontation face à face.

Le spectateur qui baigne dans le son, comme le foetus dans le liquide amniotique, quant à lui, retrouve le sentiment d’être au centre de la création. Par un réflexe propre à la cognition sonore, les flux sonores (la source et l’environnement de la salle) sont mis en relation avec le temps de révérbération. Et cette mise en relation provoque un niveau de conscience spécifique. Ainsi Bucchettino de Guidi/Castellucci (Lyon 2010, Théâtre Célestins), transforme le Petit Poucet en ‘fable acoustique’. Dans une grande boîte en bois, les spectateurs sont invités à se glisser dans 50 lits pour écouter l’histoire du soir, dite dans la pénombre par une comédienne assise au centre de la pièce. L’environnement sonore donne l’impression au spectateur d’être un personnage de la fable, d’être devenu un dormeur éveillé en proie au lâcher-prise de l’enfance. Le rapport entre la boite (l’environnement), la diffusion sonore (par les côtés) et la source (la narratrice-lectrice présente dans la chambre) fait de la pièce une véritable expérimentation acoustique et une exploration de l’imaginaire intime.

Une tempête de sons et de bruits enveloppe la grande chambre à coucher. Dans l’obscurité, chacun concentre ses propres sens, l’ouïe est particulièrement en éveil, alerte. Progressivement, l’oreille augmente sa capacité de perception. Tout devient présent, réel. La chambre est protectrice, les forces de l’extérieur n’auront pas le dessus. Les parois en bois rappellent la cale d’un navire exposé au déluge. La chambre crée un mouvement émotif, balançant entre intériorité et extériorité. Au dedans, il y a le savoir des choses passées, au dehors, il y a l’épreuve des choses présentes. Les bruits produits par l’activité d’une personne sont généralement ‘couverts’ de bandes sonores, il n’existe guère de relation entre les sons produits par le simple déplacement d’une personne et ses paroles. Dans Buchettino au contraire, l’accent est mis sur la partie sous-jacente, procédant à la manière d’une exploration. Prendre en considération les bruits secondaires et les paroles de quelqu’un, dans une situation à la fois d’intimité et d’ensemble, de solitude et de communion. Le fait d’écouter en commun et en direct des sons prépare l’attention d’une écoute réelle, loin d’une écoute distraite et isolée.

2010

Si le processus de réception se trouve ébranlé par les modalités du théâtre postdramatique, c’est d’abord parce que la dimension intersubjective est questionnée. Différentes formes d’intrusion du flux sonore, de concurrence entre écoutes intuitive et attentive, d’émissions phoniques unilatérales perturbent, non seulement l’équilibre des sens, mais aussi l’expérience de l’énonciation et questionnent l’asymétrie de la relation interorale.

Conclusion

Que conclure de cette brève étude sur le son dans le théâtre d’aujourd’hui?

Le terme postdramatique désigne un nombre important de phénomènes. Nous avons, pour notre part, pointé un paramètre : la mise en cause de l’oeuvre comme énoncé achevé, dans un contexte de libération sensorielle. Émancipation, expérience des limites tant de la production que de la réception, ce phénomène altère en profondeur la construction de la théâtralité. La fragmentation, le simulacre, la liminalité (le rapport à l’extériorité stable, aux marges d’une réalité sans laquelle le théâtre n’existe pas), la médiation du présent sont autant de catégories que le spectacle postdramatique interroge dans un mouvement incessant de mise en cause de la référence.

Dans cette optique, le son est devenu un matériau non seulement sémantique mais aussi plastique, iconique, qui prend sens dans l’organicité singulière du texte/de la texture spectaculaire. Un sens, plus que sens, moins que sens, en interaction permanente avec le corps du spectateur. De ce point de vue, le son est dans le contexte postdramatique un matériau comme les autres.

Au sein de ce questionnement, l’architecture acoustique traduit cependant aussi une interrogation spécifique. Les trois modalités que nous en avons repérées ouvrent aux études sémiotiques plusieurs voies à arpenter.

À l’heure où l’on parle de cognition incarnée (embodiement), la question de la corporéité est devenue centrale. Le vieux débat sur l’origine du sens qui a clivé la sémiotique en des courants idéaliste (approche interne du sens) et pragmatique (externalisation du sens) se trouve désormais dépassé. Le corps est à la fois lieu de perception (ce par quoi on éprouve) et de représentation (la façon dont on le figure). Allant à la rencontre des neurosciences qui nous prouvent qu’émotion et cognition sont désormais indissociables, la sémiotique se doit de travailler sur le sensible comme source d’intelligible. Le travail opéré par exemple par Fontanille dans Soma et sema (2005) invite à évoluer dans cette direction. L’auteur y souligne l’importance de la polysensorialité dans le processus d'interprétation : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût ou le toucher “peuvent collaborer pour engendrer des significations cohérentes”.

D’autre part, il est urgent de construire des outils spécifiques pour aborder l’énonciation sonore du spectacle vivant. Beaucoup d’outils ont été conçus pour les études linguistiques ou visuelles, la dimension matérielle du son a été négligée.

La sémiotique de l’image (Sonesson 1992) a montré que c’est l’ensemble de la figure qui signifie (par référence au prototype). Le processus de redistribution vers les constituants (couleur, texture, forme) s’opère ensuite. L’exploitation postdramatique du son plaide pour une vectorisation cognitive intégrée, mais inverse à celle de l’image : mise en relation prélable des constituants, différenciation et occupation de l’espace acoustique. Il est dès lors urgent d’imaginer des outils appropriés à l’étude de l’énonciation sonore tant du point de vue de la production que de la réception. Une sémiotique à construire prendrait pour point de départ l’environnement, la source, la réverbération, la compétence émotive, la temporalité, l’empathie, le re-jeu du spectateur. Dans le sillage de pareille interrogation, il serait pas inenvisageable de repenser les concepts tacites de voix, de chant, ou de séparation des pratiques dont on pourrait se demander quelle pertinence théorique les fonde.

Enfin, dans la mesure où les scènes postdramatiques sollicitent de la part du spectateur une réception s’apparentant souvent à une ‘expérimentation’ de nature notamment cognitive, il parait urgent de développer l’étude sémiologique des modalités d’appel auditif, interpellation attentionnelle ou construction de seuils de médiation, impliquées par les représentations du corps.