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1. Introduction

Depuis une trentaine d’années, la France dispose d’une labellisation ministérielle des établissements scolaires qui témoignent de conditions d’exercice difficiles (Kherroubi et Rochex, 2002 ; Merle, 2015). Les zones d’éducation prioritaire ont ainsi été créées en 1981 afin de renforcer l’action éducative dans des contextes difficiles. En 1997, les réseaux d’éducation prioritaire (REP) sont mis en place, associés à un contrat de réussite reposant sur un diagnostic des causes de réussite et d’échec. Le nouveau plan de relance de l’éducation prioritaire, mis en oeuvre en 2006, a consacré des moyens supplémentaires à un nombre plus réduit d’établissements particulièrement « difficiles », désignés comme appartenant à un réseau « ambition réussite ». Les autres établissements en zones d’éducation prioritaire et en REP non intégrés à ce réseau sont quant à eux intégrés à un réseau de réussite scolaire. Par la suite, le programme CLAIR (collèges et lycées pour l’ambition, l’innovation et la réussite) a débuté en 2010 dans une centaine d’établissements concentrant le plus de difficultés scolaires et comportementales. Il devient ECLAIR en 2011 en intégrant les écoles au dispositif. Les réseaux « ambition réussite » sont alors supprimés, puis les réseaux ECLAIR sont remplacés en 2014 par des REP+, tandis que les autres établissements conservent l’appellation REP. À la rentrée 2017, l’éducation prioritaire regroupe 732 collèges REP et 365 collèges REP+.

Quelle que soit l’appellation considérée, les contextes d’éducation prioritaire se caractérisent par une combinaison de difficultés sociales, civiques et scolaires. Elles se développent dans un contexte dit « défavorisé » (chômage, pauvreté, problèmes d’insertion des jeunes, délinquance, violences, etc.). Les élèves qui y sont scolarisé⋅e⋅s témoignent en majorité d’un rapport difficile à la règle, au savoir et à l’échec (Mascret, 2018). Nous comprenons que les enseignant⋅e⋅s exerçant en contexte d’éducation prioritaire peuvent vivre des émotions particulièrement saillantes dans le cadre de leur métier, qu’il conviendrait d’étudier. En effet, les intervenant⋅e⋅s, dans ce contexte, ne parviennent pas toujours à répondre aux objectifs fixés par l’institution, et se sentent parfois en détresse professionnelle (Vors et coll., 2018).

Dès lors, la recherche sur l’enseignement en contexte difficile revêt un enjeu d’importance afin d’accéder à l’expérience vécue par les enseignante⋅s (Bissonnette et coll., 2005). Plus précisément, les chercheur⋅se⋅s se sont intéressé⋅e⋅s à l’enseignement en contexte difficile dans différentes disciplines scolaires (Butlen et coll., 2002). L’éducation physique et sportive (EPS) a fait l’objet d’un nombre particulièrement élevé d’études. Il s’agit en effet d’une discipline singulière, impliquant des conditions de travail et des formes de risques professionnels spécifiques (Coutarel et coll., 2015). Plus précisément, l’enseignant⋅e d’EPS est confronté⋅e à des risques corporels, psychologiques et affectifs (Visioli, 2019). Concernant ce dernier point, selon certain⋅e⋅s auteur⋅e⋅s (Bodin et coll., 2006), le rapport à la violence dans cette discipline scolaire est parfois plus saillant, dans la mesure où elle constitue à la fois un moyen d’apprentissage d’autocontrôle des pulsions et un lieu de débridement des émotions. Dès lors, la question du rapport à la règle se pose de manière particulièrement intéressante en EPS, sachant que l’activité de l’enseignant⋅e se développe dans une grande diversité d’interactions sociales, d’espaces de pratique et d’installations sportives (Durand, 2001). Enfin, cette discipline repose principalement sur l’enseignement d’activités physiques sportives et artistiques, sources d’expériences émotionnelles pour les élèves et pour les enseignant⋅es (Ria, 2005).

Les recherches menées jusqu’alors sur l’enseignement de l’EPS en contexte d’éducation prioritaire nous confèrent des renseignements précieux concernant l’expérience des enseignant⋅e⋅s et leurs manières de construire un climat favorable aux apprentissages (par exemple, Vors et coll., 2015). Elles soulignent que les enseignant⋅e⋅s d’EPS vivent des émotions particulièrement marquantes dans l’exercice de leur métier, en relation avec une diversité d’éléments de contexte perçus par l’enseignant⋅e en classe, aussi nommées « inducteurs émotionnels » (Petiot, 2022 ; Petiot et coll., 2015 ; Petiot et Le Yondre, 2023). Une partie des recherches réalisées dans le cadre de l’éducation prioritaire a été menée selon une perspective didactique (Amade-Escot et Venturini, 2009 ; Brière-Guenoun, 2015 ; Monnier et Amade-Escot, 2009), avec une attention particulière portée à l’agencement du milieu didactique, aux gestes professionnels favorisant la différenciation et à la régulation de l’activité des élèves en classe. D’autres travaux, réalisés dans une perspective située, ont plus spécifiquement porté sur l’expérience des enseignant⋅e⋅s en ciblant notamment la gestion des dilemmes entre la gestion collective et la gestion individuelle de la classe par un⋅e enseignant⋅e d’EPS expert⋅e (Petiot et Visioli, 2017), la gestion des transgressions en classe (Vors et Gal-Petifaux, 2015), ou encore la construction de l’activité collective en classe grâce à une activité de masquage et d’ostentation (Vors et coll., 2015). Enfin, dans une perspective psychosociologique, Mascret et coll. (2016) se sont intéressés aux buts motivationnels d’accomplissement des enseignant⋅e⋅s en lien avec le sentiment d’appartenance à un établissement difficile. Les apports indéniables de ces travaux pour mieux comprendre l’enseignement de l’EPS en contexte d’éducation prioritaire ne peuvent masquer l’absence de données dont nous disposons à propos des émotions ressenties par les enseignant⋅es dans ce contexte.

Une récente étude, non spécifique à l’éducation prioritaire, a consisté à questionner 120 enseignant⋅e⋅s à propos du moment le plus marquant de leur carrière (Petiot et coll., 2015). Les auteur⋅e⋅s ont établi que les émotions négatives des enseignant⋅e⋅s provenaient de comportements d’élèves perçus comme inappropriés, mais aussi d’accidents survenus en classe, d’évènements graves ayant touché les élèves ou de méfaits commis par des personnes extérieures à l’établissement. Nous pouvons supposer que ces aspects concernent également les enseignant⋅e⋅s évoluant auprès d’élèves en milieu difficile. Plus encore, il semblerait logique d’envisager un impact majeur des différentes formes de violences scolaires sur les émotions des enseignant⋅e⋅s en milieu difficile (Coudevylle et coll., 2020). Dans cette étude de Petiot et coll. (2015), les émotions positives des enseignant⋅e⋅s seraient quant à elles causées surtout par les manifestations de reconnaissance des élèves à leur égard. La qualité de l’ambiance de travail ou la réussite surprenante constatée chez un élève constituent également des inducteurs d’émotions positives. Cette recherche ne portait toutefois pas spécifiquement sur l’expérience d’enseignant⋅e⋅s exerçant auprès d’élèves en milieu difficile. Or, l’étude de Petiot (2022) sur les émotions des enseignant⋅e⋅s auprès d’élèves en situation de handicap, ou celles de Petiot et Le Yondre (2023) sur les inducteurs émotionnels d’enseignant⋅e⋅s en détention ont mis en évidence des éléments de contexte spécifiques, liés notamment aux difficultés des enseignant⋅e⋅s à s’adapter au handicap des élèves (Petiot, 2022) ou à percevoir l’irruption en classe des actes commis par les détenu⋅e⋅s (Petiot et Le Yondre, 2023). Nous pouvons donc supposer que dans le contexte de l’éducation prioritaire également, les enseignant⋅e⋅s d’EPS vivent des émotions liées à des inducteurs émotionnels spécifiques.

2. Contexte théorique

Selon Sander et Scherer (2009), l’émotion constitue une réaction psychophysiologique composée de cinq composantes indissociables : les réactions physiologiques, les comportements expressifs, l’expérience émotionnelle (ou sentiment subjectif), les tendances à l’action et l’évaluation cognitive (ou appraisal). Cette dernière composante a notamment été analysée dans une approche cognitive. L’épisode émotionnel serait conceptualisé comme un ensemble de sous-processus d’évaluations cognitives ayant un impact sur les différentes composantes de l’émotion. Selon Grandjean et Scherer (2019), ces évaluations cognitives sont vues comme un processus séquentiel impliqué dans la différenciation des émotions. Un⋅e des auteur⋅e⋅s majeur⋅e⋅s de l’approche cognitive des émotions est Lazarus (1991), qui a fondé sa théorie relationnelle, motivationnelle et cognitive sur la base du présupposé suivant : « nous ne pouvons pas comprendre la vie émotionnelle uniquement du point de vue de la personne ou de l’environnement en tant qu’entités séparées » (p. 89). Selon lui, l’émotion émergerait de l’association entre un individu et son environnement. Cette association se traduirait soit sous la forme d’une expérience négative, soit sous la forme d’une expérience positive. À l’instar de Petiot et Le Yondre (2023), cette expérience est issue de la perception d’indices perçus dans l’environnement, qui peuvent être nommés « inducteurs émotionnels » dans la mesure où ils induisent l’émotion (par exemple, le serpent qui nous fait peur, la victoire qui nous rend fier⋅ère⋅s, le cadeau qui nous fait plaisir ou l’insulte qui nous met en colère). Les inducteurs émotionnels ont déjà donné lieu à des recherches menées spécifiquement en EPS (par exemple, Petiot et coll., 2015) et en sport de haut niveau (par exemple, Petiot et coll., 2024).

Un des moyens d’identifier les inducteurs des émotions ressenties par un individu est d’accéder à son expérience émotionnelle. Autrement dit, susciter l’explicitation de ce qui a été ressenti nous permet de reconstruire les déclencheurs de l’émotion positive ou négative. Selon Tcherkassof et Frijda (2014), cette expérience subjective « constitue l’un des composants majeurs de l’émotion » (p. 519). Elle est consciente, verbalisable, et puise ses particularités dans les représentations corporelles ainsi que dans l’environnement, qui est pour nous matière à perception et à évaluation (Dan Glauser, 2019). Pour étudier le sentiment subjectif dans les conditions du laboratoire, les chercheur⋅se⋅s doivent créer un environnement expérimental propre à l’induction des phénomènes à mesurer ou à observer. Il s’agit donc de créer une situation connotée émotionnellement et d’y confronter la⋅le participant⋅e (Dan Glauser, 2019). Dans le cadre d’une analyse de l’expérience émotionnelle en situation, l’approche privilégiée consiste bien souvent à étudier les émotions dans un contexte réel ou proche des conditions écologiques. Autrement dit, la⋅le chercheur⋅se ne cherche pas à induire artificiellement une émotion pour en analyser le phénomène, mais à accéder aux émotions authentiquement vécues par les participant⋅e⋅s.

L’objet de la présente étude était d’analyser les inducteurs émotionnels d’enseignant⋅e⋅s d’EPS exerçant dans le cadre de l’éducation prioritaire lors d’incidents critiques, qui renvoient à des moments à forte connotation émotionnelle vécus dans le quotidien du métier (Flanagan, 1954). Si réellement les émotions constituent des ressentis saillants, ponctuels, et nettement isolables du flux habituel des états affectifs (Damasio, 2003), elles gagnent en effet à être documentées dans le cadre de moments forts. Plus précisément, nous souhaitons identifier, catégoriser et hiérarchiser les inducteurs des émotions positives et négatives ressenties par les enseignant⋅es au sein de ces incidents critiques, dans la lignée d’études précédemment menées dans des contextes alternatifs (par exemple, Petiot, 2022).

3. Méthodologie

3.1 Sujets

Soixante-et-un⋅e enseignant⋅e⋅s d’EPS, dont 32 femmes (52,5 %) exerçant en contexte d’éducation prioritaire, ont accepté de participer à cette étude. À l’instar de Mascret et coll. (2016), nous avons retenu des enseignant⋅e⋅s travaillant dans des établissements faisant institutionnellement partie des REP ou des REP+, qui composent la nouvelle organisation de l’éducation prioritaire en France depuis 2014 (tableau 1).

Tableau 1

Caractéristiques des enseignant⋅e⋅s

Caractéristiques des enseignant⋅e⋅s

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3.2 Instrumentation et déroulement

Le recueil des incidents critiques a été réalisé sous la forme d’un questionnaire en ligne diffusé massivement par le biais des rectorats, des associations d’enseignant⋅e⋅s et des syndicats. Une première partie était destinée à obtenir des renseignements sur l’âge, le sexe, le nombre d’années d’expérience et le contexte d’exercice des enseignant⋅e⋅s, puis elle⋅il⋅s ont été invité⋅e⋅s à raconter des moments marquants vécus en milieu difficile (tableau 2).

Tableau 2

Énoncé de la deuxième partie du questionnaire en ligne

Énoncé de la deuxième partie du questionnaire en ligne

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Ce recueil se fonde sur la méthode des incidents critiques, fondée par Sir Francis Galton dans les années 1880. Cette méthode a notamment été utilisée dans le cadre du programme de psychologie des militaires engagé⋅e⋅s dans l’armée de l’air américaine pendant la Seconde Guerre mondiale. Flanagan (1954) a été le premier à parler explicitement de « technique des incidents critiques ». Désormais, les auteur⋅e⋅s s’accordent à dire qu’un incident critique « désigne un évènement ou une situation qui a marqué un tournant ou un changement important dans la vie d’une personne » (Tripp, 1993, p. 24). Au cours des dernières décennies, de nombreux⋅ses chercheur⋅se⋅s ont utilisé cette méthode dans une grande variété de domaines comme la santé (Clark et coll., 2019) ou le sport (Emery et coll., 2016). La méthode des incidents critiques a également été utilisée comme support aux recherches destinées à mieux comprendre le travail des enseignant⋅e⋅s. Par exemple, Vandercleyen et coll. (2014) ont exploité des entretiens auprès de deux enseignants d’EPS en formation initiale après avoir visionné un enregistrement audiovisuel d’une de leur leçon, en les encourageant à exprimer leurs émotions et à décrire les stratégies qu’ils ont utilisées pour faire face à un incident critique. Comme Petiot et coll. (2015), nous avons plutôt fait le choix d’utiliser un questionnaire qui offre la possibilité d’une large diffusion, avec pour intérêt principal de pouvoir articuler des dimensions quantitatives et qualitatives dans le recueil des données. La présente recherche s’inscrit dans la continuité de ces travaux, en prenant comme support l’enseignement de l’EPS en contexte d’éducation prioritaire. Au total, 203 incidents critiques ont été collectés, soit une moyenne de 3,3 incidents critiques racontés par enseignant⋅e.

3.3 Méthode d’analyse des données

Le traitement des données a impliqué une procédure d’analyse de contenu thématique inspirée de la théorisation ancrée (grounded theory ; Charmaz et Thornberg, 2021), qui a déjà été utilisée dans d’autres recherches impliquant le recueil d’incidents critiques afin d’en dégager des inducteurs émotionnels (Petiot et coll., 2015 ; Petiot, 2022). Cette analyse a consisté en sept étapes (figure 1).

Figure 1

Définition et schématisation des étapes de traitement des données (Petiot, 2022, p. 153)

Définition et schématisation des étapes de traitement des données (Petiot, 2022, p. 153)

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3.4 Considérations éthiques

Le processus de recueil et d’analyse des données a été mené de manière à respecter les consignes éthiques éditées par l’institution universitaire porteuse du projet de recherche. Dès la diffusion du questionnaire, ce projet a été présenté à l’ensemble des acteur⋅rice⋅s impliqué⋅e⋅s (enseignant⋅e⋅s et rectorats, notamment). Tout particulièrement, l’anonymat des participant⋅e⋅s a été assuré et respecté tout au long du processus de recherche.

4. Résultats

L’analyse a révélé six catégories d’inducteurs émotionnels négatifs et trois catégories d’inducteurs émotionnels positifs dans les 203 incidents critiques recueillis de la part des enseignant⋅e⋅s. La majorité des incidents critiques a mis au jour un inducteur émotionnel principal. Toutefois, à 33 reprises, l’incident critique laissait apparaitre deux inducteurs ayant influencé au même titre les émotions des enseignant⋅e⋅s. Ainsi, nous avons identifié 236 occurrences, réparties entre une valence négative (n = 130 ; 55,1 %) et une valence positive (n = 106 ; 44,9 %).

4.1 Les inducteurs émotionnels négatifs

L’analyse a révélé six catégories d’inducteurs émotionnels négatifs (figure 2).

Figure 2

Catégorisation des inducteurs émotionnels négatifs issus des incidents critiques racontés par les enseignant⋅e⋅s

Catégorisation des inducteurs émotionnels négatifs issus des incidents critiques racontés par les enseignant⋅e⋅s

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La première catégorie (n = 38 ; 29,2 %) fait référence aux violences d’élèves à l’égard de l’enseignant⋅e. Par exemple, une enseignante en Nouvelle-Calédonie a raconté avoir été agressée par un élève qui refusait la culture et les règles du futsal : « il a perturbé sérieusement le cours en agressant les élèves de la classe et lorsque je suis intervenue, il m’a frappée violemment au visage ». Un autre enseignant a quant à lui évoqué une expérience vécue en début d’année avec un élève qui refusait de retirer ses écouteurs et sa casquette :

Le ton monte, il veut se faire respecter par les autres et m’insulte. Je lui tiens tête et ne montre aucune crainte. Il s’approche de moi et vient pour coller son front au mien. J’accepte le défi et colle le mien au sien, lui indiquant que je n’ai pas peur de lui. Des élèves le séparent de moi. Il s’en va en me menaçant. Je reprends mon cours et les autres élèves sont interpelés par mon calme.

Une seconde catégorie (n = 27 ; 20,8 %) correspond au constat de faits tragiques vécus ou commis par les élèves en dehors de l’établissement. Par exemple, un enseignant de lycée en rendez-vous avec la mère d’une élève difficile a raconté : « sa mère craque, car c’est la catastrophe à la maison avec son mari. Elle nous dit qu’elle boit et fume. Elle pleure et se tape la tête sur le bureau. Une détresse sociale sous nos yeux. » Un enseignant d’EPS a quant à lui évoqué avoir été bouleversé lors de l’accompagnement d’un élève de 6e à la piscine :

Un élève, W., me dit qu’il a peur de l’eau et qu’il n’arrivera pas à entrer dedans. Avec bienveillance et discours protecteur, je lui explique de longues minutes que je serai là pour l’accompagner, le guider, le rassurer. Il m’explique alors qu’il ne pourra pas entrer dans l’eau, car « l’eau, c’est la mort » pour lui. W. est syrien, il est arrivé en France il y a quelques années. Il m’explique qu’il est parti avec sa famille, mais que seul lui a survécu au voyage et que les membres de sa famille se sont noyés devant lui.

Une troisième catégorie (n = 25 ; 19,2 %) concerne les perturbations d’élèves en classe liées à des incivilités. Par exemple, une enseignante en collège a décrit une expérience passée dans la cour de récréation :

Tous les élèves couraient dans tous les sens et criaient. Rapidement, il y a eu des bousculades. Je tentais de freiner et d’arrêter les élèves, aidée de deux surveillants, mais rien n’y faisait. Le principal est venu, mais n’était pas plus écouté, et j’ai vu le principal adjoint se faire secouer dans les bousculades. Nous étions totalement débordés.

Un enseignant d’EPS a lui aussi raconté : « un élève qui était le chef me dit que je ne vais pas commander. Il avait raison, l’ensemble de la classe lui obéissait et pas à moi. Sur une première séance d’acrosport, aucun élève n’a voulu pratiquer. »

Une quatrième catégorie (n = 24 ; 18,5 %) correspond aux violences des élèves à l’égard d’autres élèves ou adultes. Par exemple, un enseignant se souvient du premier cours de sa carrière avec une classe de 4e : « deux élèves se disputent à l’opposé de moi. L’un d’eux attrape l’autre par le teeshirt et lui assène un violent coup de tête dans le nez. Vingt-cinq ans après, j’ai encore en mémoire le bruit de ce coup de boule. »

Une enseignante de collège a évoqué un souvenir marquant avec une classe de 6e en escalade :

Le ton monte au sein d’une cordée, qui, pourtant, était constituée d’élèves qui s’entendaient bien. Avant que je puisse intervenir, l’assureur lâche tout, le contre-assureur n’était pas prêt. Heureusement, le grimpeur n’était qu’à 2 mètres du sol. J’ai pris sur moi pour ne pas montrer ma panique. J’ai arrêté tout le cours et fait assoir les élèves. Ça a été un moment très anxiogène.

Une cinquième catégorie (n = 9 ; 6,9 %) renvoie à des violences exercées par des personnes extérieures à l’établissement. Par exemple, un enseignant en collège a évoqué un « environnement extérieur ultra stressant lors du passage près de la cité pour aller au stade », « avec des personnes extérieures pouvant interrompre les séances d’EPS à tout moment » et la « nécessité de s’enfermer dans le gymnase et d’avoir un gardien (presque vigile) ». Un enseignant a évoqué une rencontre dans le cadre du sport scolaire avec un collège à proximité :

Il s’agit d’un tournoi de handball dans un gymnase attenant au collège qui nous reçoit. Le gymnase fait partie d’un complexe où des élèves vont et viennent, assistent puis repartent librement. Au sortir du gymnase et jusqu’au bus, une foule de jeunes se sont amassés. Je sens que c’est pour attendre un de mes élèves, Karim. Je lui dis de rester le plus proche possible de moi. Je crois me souvenir d’un brouhaha, et de coups. Nous rentrons dans le bus devant les regards abasourdis des collègues et des participants du tournoi. Nous rentrons au collège, et je constaterai de retour à mon domicile les traces des coups portés sur mon corps.

Une dernière catégorie (n = 7 ; 5,4 %) fait référence à des dysfonctionnements de l’institution scolaire. Par exemple, un enseignant a évoqué la gestion problématique d’un élève arrivant dans son collège et accusé de viol, d’autant que l’une des victimes présumées était scolarisée dans le collège et qu’un témoin de l’affaire était dans la classe du nouvel arrivant : « les deux jeunes filles se déscolarisent, et ce n’est qu’en contactant nous-mêmes les parents qu’on découvre la situation... L’administration et la CPE [conseillère principale d’éducation], qui étaient au courant, invoquent le secret professionnel. » Or, l’enseignant a vécu un évènement en classe qui aurait nécessité une prise en charge de l’élève plutôt qu’une réintégration en classe ordinaire : « Lors d’une sortie, j’ai un pressentiment et me retourne brusquement. Je découvre l’élève avec tout son “matos” sorti au-dessus de la tête d’une élève, et je ne parle pas là du matériel d’EPS ! » C’est seulement après avoir renvoyé l’élève que l’enseignant a appris que l’élève venait d’être condamné pour exhibitionnisme et viol, et l’administration le savait.

Une enseignante a raconté que sur le trajet vers le gymnase en dehors de l’établissement, un élève est resté en retrait et a parlé avec un groupe de garçons devant le portail :

Je vais vers lui et lui demande de venir, en faisant un geste vers son épaule pour l’emmener avec moi. Un des gars sort un opinel avec une très grande lame : « Touche pas à mon pote ou je te plante. » Mon élève lui dit : « Arrête, elle est sympa. » Je rentre au collège pour voir la principale. Elle refuse de faire quoi que ce soit, puisque cela s’est passé devant l’établissement, que ce ne sont pas des élèves de l’établissement, et me demande de continuer mon travail. Je repars avec la classe au gymnase en dehors du lycée. Je me sens en colère, révoltée.

4.2 Les inducteurs émotionnels positifs

Trois catégories d’inducteurs émotionnels positifs ont émergé de l’analyse (figure 3).

Figure 3

Catégorisation des inducteurs émotionnels positifs issus des incidents critiques racontés par les enseignante⋅s

Catégorisation des inducteurs émotionnels positifs issus des incidents critiques racontés par les enseignante⋅s

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La première catégorie (n = 61 ; 60 %) fait référence à la qualité des relations humaines au sein de l’établissement. Par exemple, une enseignante a évoqué une situation vécue avec un élève qui, poussé par la classe, l’a défiée au tennis de table : « si je perdais, je devais faire des crêpes pour la classe. J’ai donc validé, tout en demandant moi aussi une récompense en cas de victoire. En fin de séance, toute la classe est autour de la table à encourager l’élève. » L’enseignante a ressenti des émotions positives en lien avec la relation qu’elle entretenait avec sa classe : « ambiance super et très respectueuse. J’ai gagné... il est venu deux jours plus tard me donner un sac de nourriture en salle des professeurs. Je me suis régalée, et j’ai surtout été très touchée de ce côté réglo. »

À l’occasion d’un autre incident critique, un enseignant a vécu un moment « ubuesque » lors d’un cours en saut en hauteur avec des élèves d’une classe de 5e :

Un des élèves de la classe, sans doute le plus faible, petit et rondouillard, intervient en plein milieu du cours et me dit : « Monsieur, mettez la barre à 2 mètres, je vais la sauter ! » Je lui explique qu’il a du mal à sauter 90 cm et que cela sera impossible. Il garde son air convaincu et exalté, soutenu par ses camarades. Je ressens de l’amusement, du plaisir, mais également à travers ce geste, j’interprète cela comme une manière pour cet élève de me dire qu’il m’apprécie et qu’il est prêt à réaliser cet exploit pour moi. Évidemment, l’élève échoue, mais il est applaudi par ses camarades et par moi-même. Un beau moment d’humanité et de solidarité autour d’un projet impossible.

Dans une dernière illustration de cette catégorie, une enseignante s’est remémoré une élève brillante de son collège, qui a envoyé un courriel à certain⋅e⋅s professeur⋅es, environ dix ans après sa scolarité dans cet établissement : « elle souhaitait nous dire merci et nous dire à quel point elle avait très bien réussi. D’autant plus qu’elle voyait avec le recul que malgré les difficultés, nous avions gardé la barre haute pour tous les élèves. » Les enseignant⋅e⋅s ont été particulièrement touché⋅e⋅s par ce courriel : « cela nous a tous bouleversés de recevoir ce témoignage qui nous confortait dans l’idée que même si c’est une bataille tous les jours, nous faisons un enseignement de qualité dans ces REP. »

La deuxième catégorie (n = 23 ; 60 %) correspond à la réussite d’un projet mis en place par l’enseignant⋅e. De nombreux⋅ses enseignant⋅e⋅s ont raconté des séjours au ski. Par exemple, l’un d’entre elles⋅eux s’est souvenu d’une classe de neige avec une classe de 5e, et notamment d’un élève particulièrement perturbateur depuis le début de l’année : « autre contexte, autre ambiance. Le gamin s’ouvre, sourit, adore skier et s’éclate sur les pistes. Son comportement change du tout au tout et il se met à plaisanter, à écouter, montre une attitude bien plus positive. » Les émotions ont été d’autant plus marquantes que pour cet élève, « de retour au collège, ça se maintient comme ça. C’est positif, gratifiant. »

Un autre enseignant a évoqué un voyage au ski avec des élèves au sujet desquels des collègues l’avaient mis en garde (trafic de drogue, violence, etc.). Il avait donc hésité à les intégrer au projet :

Un matin, ils ne sont plus dans leur chambre. Que font-ils dehors à 7 h 45 alors que les cours de ski commencent à 8 h 30 ? Et je les vois, skis aux pieds en train d’admirer la montagne : « T’as vu, la neige n’a pas le même blanc sur le sapin que sur la maison. » Le dernier jour, l’un d’eux me dira : « Grâce à vous, je sais skier et plus tard je l’apprendrai à mes enfants, comme vous. »

Une enseignante a raconté un projet autour de la danse, qui se déroulait depuis 20 ans dans son établissement pendant quatre demi-journées : « l’émotion partagée entre les collègues EPS, qui nous met au bord des larmes de voir les élèves danser ensemble, se donner la main, se regarder et se sourire. Ce Bal est préparé par toutes les classes par des apprentissages mutuels. » Enfin, un collègue a évoqué un projet partagé avec les élèves en kayak :

Lagon plat, mi-marrée, condition parfaite ! Nous partons avec 15 élèves sur l’eau. Nous avons pu aller plus loin que d’habitude. Nous avons donc découvert la mangrove du village d’à côté. On se perd dans ce petit labyrinthe, les élèves se repèrent aux bruits, au sifflet, etc. Un élève de 4e me dira, avec des étoiles dans les yeux, que c’était son rêve de faire du kayak dans une mangrove, qu’il n’osait même pas espérer que ça arrive un jour. Bonheur de faire leur faire découvrir leur ile !

La dernière catégorie (n = 22 ; 60 %) renvoie au constat d’une réussite vécue par des élèves. Par exemple, une enseignante de collège a raconté que lors d’un interclasse d’endurance, quatre classes de 6e devaient courir le plus longtemps possible sans s’arrêter (une heure maximum) :

Au premier tour, Mariami me dit : « Madame, j’en peux plus. » Au deuxième tour, pareil, puis au troisième, au quatrième, etc. Pendant tout l’interclasse, Mariami appelle à chaque tour et à chaque tour, je la relance. Au coup de sifflet final, le cri de joie collectif qui monte du stade nous prend aux tripes. Et là, au bout de la diagonale, Mariami, épuisée, part en sprint, traverse le stade, me saute dans les bras et me dit « merci, Madame. » Les autres la rejoignent en me remerciant aussi, ils ont tous tenu une heure, ils ont gagné, ils sont super fiers. Moi je serre les dents pour ne pas pleurer devant eux. Mais chaque fois que je raconte cet évènement, je pleure.

Enfin, un enseignant a évoqué une réussite vécue par les élèves lors de la victoire d’une équipe qu’il entrainait et coachait en sport collectif : « lors d’une phase de jeu en attaque, les joueurs, sans que j’intervienne, mettent en place une combinaison qu’ils ont inventée en finissant sur un geste technique spectaculaire. Ils sont tous formés dans le collège, aucun ne joue en club. » L’émotion de l’enseignant est d’autant plus forte qu’à ce moment-là, ses élèves « surclassent une équipe composée quasi exclusivement par des joueurs de club. De plus, les enfants prennent de la hauteur par rapport à ce que je leur ai appris, s’en détachant pour progresser encore. Le nirvana de l’enseignement à ce moment-là. »

5. Discussion des résultats

Les résultats sont discutés en deux parties : (1) les inducteurs émotionnels négatifs des enseignant⋅e⋅s en milieu difficile ; (2) les inducteurs émotionnels positifs des enseignant⋅e⋅s en milieu difficile.

5.1 Les inducteurs émotionnels négatifs en milieu difficile

Plus de la moitié (55,1 %) des inducteurs émotionnels identifiés dans les incidents critiques sont de valence négative. Ce résultat correspond à ceux obtenus dans l’étude de Petiot et coll. (2015), puisque dans cette étude, 57,6 % des enseignant⋅e⋅s avaient aussi rapporté un évènement négatif. En particulier, les violences et les incivilités des élèves en classe marquent profondément les enseignant⋅e⋅s (66,9 %). De nombreux⋅ses élèves en contexte difficile sont avant tout des jeunes qui entretiennent des rapports conflictuels avec la norme scolaire et commettent de nombreuses incivilités (Carra et Faggianelli, 2003). Elle⋅il⋅s ne jouent pas le jeu de l’école, ignorent ou remettent en question les règles, font preuve de comportements déviants, s’opposent aux enseignant⋅e⋅s, ne s’engagent pas dans les activités proposées, et perturbent l’ordre de la classe (Debarbieux, 2008). La transgression des règles par les élèves est l’inducteur principal des situations émotionnellement marquantes pour les enseignant⋅e⋅s d’EPS selon l’étude de Descoeudres et Méard (2019b). Dans nos résultats, ces violences rapportées par les enseignant⋅e⋅s étaient notamment dirigées contre elles⋅eux, rejoignant les conclusions de l’étude menée par Petiot et Le Yondre (2023) en détention. Selon ces auteurs, l’inducteur émotionnel négatif le plus récurrent était les « Manifestations de violence/perturbations de la part des détenu⋅e⋅s ». Comme le souligne Mbanzoulou (2008), l’agression d’un⋅e enseignant⋅e par un⋅e élève est le seuil le plus important de la violence scolaire, dans la mesure où elle porte véritablement atteinte à la relation éducative et touche l’intégrité de la personne ainsi que l’autorité qu’elle représente. Incivilités ou violences, victimes ou témoins, les enseignant⋅e⋅s ne sortent pas indemnes de leur confrontation aux situations qu’elle⋅il⋅s rencontrent aujourd’hui au sein de certains établissements scolaires, notamment en EPS (Vors et Gal-Petitfaux, 2015). Si dans les incidents critiques recueillis, certain⋅e⋅s enseignant⋅e⋅s semblent subir la violence, d’autres arrivent à y faire face par une gestion exigeante de leurs émotions (Visioli et coll., 2015).

La découverte de faits tragiques vécus ou commis par les élèves en dehors de l’établissement constitue aussi une catégorie plus prégnante par rapport à l’étude de Petiot et coll. (2015) (20,8 % contre 8,3 %). Les récits des enseignant⋅e⋅s en contexte difficile soulignent à quel point elle⋅il⋅s se retrouvent affecté⋅e⋅s par la « misère du monde » (Bourdieu, 2015), et plus particulièrement par celle des élèves et de leurs familles (Millet et Thin, 2005). Être enseignant⋅e en milieu difficile revient à être régulièrement confronté⋅e à un « choc de réalité » (Bonnéry, 2007 ; Charlot et coll., 1992), qui met à rude épreuve les émotions. Pour les enseignant⋅e⋅s, les problématiques de souffrance au travail, d’épuisement professionnel et de stress sont de plus en plus saillantes (Lantheaume et Hélou, 2008). Nos résultats soulignent toute l’importance du développement des compétences émotionnelles des enseignant⋅e⋅s en contexte difficile, notamment pour qu’elle⋅il⋅s développent la capacité à faire preuve d’empathie tout en réussissant à se mettre suffisamment à distance pour se protéger (Visioli et Petiot, 2017). À ce titre, Descoeudres et coll. (2022) suggèrent que les professeur⋅e⋅s d’EPS ont développé des ressources spécifiques pour faire face aux contraintes scolaires, probablement en lien avec leurs expériences sportives.

Enfin, dans notre étude, les émotions négatives sont également associées à des dysfonctionnements de l’institution scolaire (5,4 %). L’enseignement en éducation prioritaire est souvent envisagé comme un miroir grossissant des évolutions et des contradictions du système éducatif français (Laparra, 2011). Les enseignant⋅e⋅s sont particulièrement sensibles au style de relation plus au moins autoritaire, à la qualité d’écoute, au déficit de soutien, aux conflits et rapports de force (Barrère, 2006). Une enquête souligne notamment les difficultés des enseignant⋅e⋅s d’EPS relatives au rapport à l’institution (Coutarel et coll., 2015). Le fait de ne pas être soutenue par la hiérarchie est perçu comme une violence symbolique, ce qui invite à une réflexion sur la responsabilité fonctionnelle des institutions scolaires face à la violence. Si les situations émotionnellement marquantes participent potentiellement du développement professionnel, c’est à la condition de pouvoir les partager avec des acteur⋅rice⋅s de l’établissement (Descoeudres, 2021). Finalement, si Blanchard-Laville (2013) propose une réflexion sur la question du « risque d’enseigner », évoquant le sentiment d’une montée de la souffrance des enseignant⋅e⋅s dans un contexte de crise de l’école et de la société, nos résultats soulignent que ce risque est notamment présent pour les enseignant⋅e⋅s d’EPS en contexte difficile. Ils invitent plus globalement à une analyse des inducteurs émotionnels en lien avec les stratégies d’adaptation (coping) permettant de faire face à des situations problématiques (Vandercleyen et coll., 2014).

5.2 Les inducteurs émotionnels positifs en milieu difficile

Concernant les inducteurs positifs, les enseignant⋅e⋅s en éducation prioritaire semblent principalement marqué⋅e⋅s par la qualité des relations humaines au sein de l’établissement (n = 61 ; 60 %). Elle⋅il⋅s mettent particulièrement en avant l’importance de la relation pédagogique, ce qui corrobore l’étude de Petiot et coll. (2015). Celle-ci soulignait l’impact positif des manifestations de reconnaissance des élèves à l’égard des enseignant⋅e⋅s. Nos résultats montrent que cette dimension du métier est encore plus saillante en contexte difficile. Malgré les comportements violents et les incivilités, ainsi que le constat d’une misère sociale et des difficultés dans le rapport à l’institution, les enseignant⋅e⋅s soulignent que risquer d’enseigner l’EPS ouvre à la possibilité de ressentir des émotions particulièrement positives, notamment à travers les manifestations de reconnaissance de la part des élèves, qui témoignent d’un véritable attachement (Verschueren et Koomen, 2012). C’est ce qu’illustre, par exemple, le récit de l’enseignante ayant reçu des remerciements d’une élève dix ans après sa scolarisation dans le collège.

Récemment, Virat (2016) a remis en évidence la pertinence de la théorie de l’attachement (Bowlby, 1969) pour comprendre ce qui se joue dans la relation pédagogique à l’école. Cet attachement se traduit parfois par des cadeaux, mais aussi plus globalement par des moments partagés. Les résultats de Poggi (2014) soulignent aussi le fort attachement d’une enseignante en milieu difficile à ses élèves, qu’elle déclare apprécier parce qu’elle⋅il⋅s « arrivent toujours à me faire rire », parce qu’elle⋅il⋅s sont « plein⋅e⋅s de vie », parce qu’elle⋅il⋅s « te surprennent par leur finesse », mais également parce qu’elle⋅il⋅s la rassurent sur son utilité sociale (« j’ai l’impression de servir à quelque chose »). Nos résultats font écho à la problématique de la reconnaissance professionnelle des enseignant⋅e⋅s, qui semble s’amplifier aujourd’hui, et qui a toujours pris une coloration singulière en EPS (Perez-Roux, 2011).

Les inducteurs émotionnels positifs correspondent également à la réussite d’un projet mis en place par les enseignant⋅e⋅s. Elle⋅il⋅s insistent surtout sur des expériences marquantes partagées avec les élèves dans le cadre de séjours au ski ou du sport scolaire. Ce qui touche émotionnellement les enseignant⋅e⋅s, c’est souvent le constat d’élèves qui se comportent différemment que dans leur contexte habituel, et qui engagent parfois un véritable processus de transformation dans leurs attitudes. Faire vivre des situations émotionnellement signifiantes aux élèves grâce à l’enseignement des activités physiques, sportives et artistiques semble ouvrir à un riche potentiel éducatif (Terré et coll., 2013). Également, certain⋅e⋅s enseignant⋅e⋅s gardent en mémoire les émotions partagées lors de spectacles artistiques, soulignant tout l’intérêt de mener avec les élèves de milieu difficile des projets originaux et ambitieux, finalisés par un évènement d’ampleur festif et convivial, comme l’illustre le curriculum alternatif Sport Education (Hastie et coll., 2011).

Enfin, nos résultats révèlent que les émotions positives des enseignant⋅e⋅s sont associées à la réussite vécue par certain⋅e⋅s élèves. Ces conclusions font écho à celles de Petiot et coll. (2015), qui rendaient compte des émotions ressenties par les enseignant⋅e⋅s face à des réussites surprenantes vécues par des élèves. D’habitude, la stigmatisation des établissements difficiles dans les médias, souvent relayée par les intervenant⋅e⋅s qui ont tendance à restituer les épisodes les plus problématiques de leurs activités, occulte parfois de belles réussites (Vors et coll., 2018). Nos résultats soulignent justement les émotions intenses et positives que vivent les enseignante⋅s, en relation avec les multiples réussites constatées chez les élèves. Ces émotions sont peut-être plus fortes qu’en contexte classique du fait des difficultés rencontrées en amont. D’ailleurs, dans l’étude de Petiot (2022), menée à partir du témoignage d’enseignant⋅e⋅s exerçant auprès d’élèves en situation de handicap, les succès rencontrés par les enseignant⋅e⋅s dans l’interaction avec ces élèves constituent le principal inducteur de leurs émotions.

Finalement, alors que les recherches sur les émotions des enseignant⋅e⋅s se développent prioritairement autour des inducteurs des émotions négatives, nos résultats invitent également à une meilleure compréhension des inducteurs de leurs émotions positives, notamment afin de pallier la prise en compte insuffisante, dans les dispositifs de formation, des dimensions émotionnelles de l’exercice du métier (Descoeudres et Méard, 2019a).

6. Conclusion

Cette recherche visait à analyser les inducteurs émotionnels positifs et négatifs issus de 203 moments marquants vécus par des enseignant⋅e⋅s d’EPS exerçant auprès d’élèves en éducation prioritaire. Elle valide le constat selon lequel « le travail des enseignants devient tout autant émotionnel qu’intellectuel » (Rayou et van Zanten, 2004, p. 31), et contribue à lever le voile sur les spécificités de l’enseignement dans cette discipline et dans ce contexte, à l’aide d’une approche permettant de « saisir l’expérience » (Antoine et Smith, 2017) tout en récoltant un nombre important de moments marquants. Nos résultats alimentent les réflexions engagées par Pourtois et Mosconi (2002) concernant le plaisir et la souffrance en éducation. Plus globalement, les établissements implantés en contexte difficile peuvent être considérés comme un miroir grossissant de certaines problématiques rencontrées dans toute structure scolaire (Vors et coll., 2018).

Notre démarche a été guidée par le respect des quatre critères formulés par Charmaz et Thornberg (2021) afin de juger de la qualité d’une recherche qualitative : crédibilité, originalité, résonance et utilité. Premièrement, elle est crédible compte tenu de ses ancrages théoriques et de la rigueur de ses méthodes d’analyse. Deuxièmement, notre étude ciblée sur les émotions d’enseignant⋅e⋅s auprès d’élèves en milieu difficile est originale et même inédite dans le champ de la psychologie de l’éducation. Troisièmement, nous gagnons en résonance grâce à nos concepts mobilisés (émotions, inducteurs, incidents critiques), qui sont susceptibles d’éclairer l’expérience des participant⋅e⋅s. Enfin, cette recherche est utile dans la mesure où elle peut contribuer à mieux connaitre les spécificités liées au métier d’enseignant⋅e en contexte difficile, à mieux comprendre ce qui génère les émotions et à mieux saisir les manières de les gérer. Elle permet aussi de nuancer l’image parfois négative associée aux établissements difficiles.

Néanmoins, certaines limites sont à souligner, afin d’élargir les perspectives ultérieures de recherche. Premièrement, il est essentiel d’avoir conscience que le nombre d’enseignant⋅e⋅s participant⋅e⋅s reste limité, ce qui restreint les possibilités de généralisation des données. Aussi, le ciblage de moments marquants ne peut être considéré comme représentatif de l’ensemble des émotions ressenties au quotidien. Une étude comparative avec les inducteurs émotionnels d’enseignant⋅e⋅s d’autres disciplines scolaires en milieu difficile serait une piste à explorer. La méthode de recueil des données pourrait évoluer afin de préciser l’analyse des inducteurs émotionnels, avec un guidage plus important dans la formulation des questions, ou encore s’enrichir d’études de cas permettant l’association de rappels vidéos stimulés par un incident critique et d’entretiens afin d’approfondir la compréhension des processus mis en jeu (Vandercleyen et coll., 2014). Troisièmement, notre approche met l’accent sur l’expérience des enseignant⋅e⋅s, et gagnerait à s’enrichir d’une confrontation de leurs propos à d’autres points de vue, comme celui des élèves. Enfin, il semblerait pertinent de prolonger l’analyse en portant attention aux stratégies de régulation des émotions utilisées par les enseignant·e·s en milieu difficile, qui font partie des gestes professionnels des enseignant⋅e⋅s d’EPS (Coudevylle et coll., 2020). L’enjeu serait alors de mieux comprendre comment intervenir en EPS en milieu difficile, notamment afin de « travailler ses émotions » pour mieux faire face à la violence et tendre vers un sentiment de réussites partagées.

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Jérôme Visioli
Maitre de conférences, Université de Bretagne Occidentale

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Oriane Petiot
Maitresse de conférences, Université de Bretagne Occidentale