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Alexandre Dumas, étudiant au doctorat à l’Université McGill et ancien chargé de cours à l’Université du Québec, signe ici son premier livre, qui est en fait un mémoire de maîtrise (Université du Québec à Trois-Rivières) légèrement remanié pour édition. C’est la première biographie sérieuse à être consacrée à l’abbé Pierre Gravel, une figure méconnue de la droite traditionaliste et du fascisme canadien-français.
L’étude s’effectue en deux parties. D’abord, une courte biographie de l’abbé Gravel nous le décrit comme un prêtre initié très tôt au nationalisme. L’essentiel des premières années de son sacerdoce (1924-1935) se passe à Thetford Mines, où il écrit dans les journaux et préside divers cercles d’études pour les ouvriers, dont l’un devint ensuite un syndicat. L’activisme de Gravel pour les ouvriers conduit à son transfert dans la paroisse Saint-Roch de Québec, où il s’est fait connaître du grand public. Il a alors collaboré à plusieurs périodiques et a fait plusieurs conférences sur des thèmes à saveur nationaliste et droitiste. En 1946, l’abbé est nommé curé de Boischatel, devient un proche de Duplessis et continue jusqu’à sa mort à propager des idéaux conservateurs dans plusieurs journaux. La seconde partie du livre propose une analyse de l’idéologie de Pierre Gravel dans les décennies 1930 et 1940. Disciple de Charles Maurras et de Lionel Groulx, Gravel était un nationaliste antilibéral qui versait souvent dans l’antisémitisme. Admirateur de dictateurs comme Salazar et Franco, il était plus critique envers Mussolini et Hitler. Sa pensée sociale était favorable au syndicalisme et au corporatisme. Il a cependant abandonné avec le temps son attrait pour les causes sociales et est devenu encore plus réactionnaire.
Si le livre de Dumas contribue à l’histoire des droites au Canada français, il verse aussi dans les problèmes souvent reprochés à cette historiographie. Une large place est donnée à l’analyse des droites françaises, au détriment d’une bonne étude du milieu intellectuel canadien-français dans lequel évoluait Pierre Gravel. L’influence de Maurras sur l’abbé est ainsi longuement étudiée, alors que des intellectuels québécois sont laissés de côté. Il n’est même pas fait mention du programme de restauration sociale de 1933, qui a pourtant réuni treize clercs et plusieurs proches de l’ancien curé de Boischatel, dont Philippe Hamel et René Chaloult. Si l’auteur analyse les liens entre Lionel Groulx et Pierre Gravel, on se demande pourquoi il ne compare pas la pensée politique de ce dernier à celle d’autres collaborateurs du chanoine plus impliqués dans le combat social. Alexandre Dumas avance pourtant que c’est précisément la pensée sociale qui distingue l’abbé du chanoine (p. 210). Le père Joseph-Papin Archambault, un des fondateurs de L’Action française, et l’École sociale populaire (ESP) sont bien mentionnés à quelques reprises, mais les liens entre Gravel et les membres de ce mouvement ne sont pas étudiés. Ont-ils correspondu? Est-il possible que Gravel ait assisté et participé aux Semaines sociales? On ne sait pas non plus si l’auteur a mené des recherches dans les archives des jésuites. L’ESP et le programme de restauration sociale ont pourtant tenté de faire la synthèse du traditionalisme canadien-français et de la doctrine sociale de l’Église. Autrement dit, ils auraient pu éclairer le questionnement de l’auteur à propos de la manière dont l’abbé Gravel a pu concilier sa pensée nationale et sa pensée sociale (p. 276). Cet ajout aurait aussi permis de nuancer certaines affirmations du biographe, qui fait par exemple de Gravel un corporatiste d’État sur l’unique base de quelques conférences rapportées dans les journaux.
L’ouvrage comporte par ailleurs plusieurs problèmes dans l’appareil de référence. Parmi les huit articles de journaux d’époque cités dans divers chapitres, deux n’ont pas pu être retrouvés dans les parutions mentionnées. Il arrive aussi qu’une mauvaise monographie soit référencée et que l’auteur mélange les titres d’un même historien mis en bibliographie (par exemple note 109, p. 248). On peut aussi reprocher à l’auteur de n’avoir pas fouillé certaines sources qui auraient éclairé la vie de l’abbé Gravel. Celui-ci ayant souvent changé d’emploi sur commande du cardinal Villeneuve, pourquoi aucune enquête n’a-t-elle été tentée auprès des archives de l’archidiocèse de Québec? L’auteur nous dit aussi que Pierre Gravel a été surveillé par la Gendarmerie royale du Canada (p. 71). Est-il possible qu’il existe des documents le concernant dans les archives de la police montée?
Malgré ces lacunes, l’ouvrage demeure une bonne introduction à la vie de l’abbé Pierre Gravel. S’il peut plaire aux amateurs d’histoire, les chercheurs chevronnés tiendront compte de ses limites.