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Le livre d’Yves Hébert comble un immense vide : l’histoire des idées et des pratiques écologiques – et peu écologiques – au Québec. En faisant cette histoire, l’auteur touche à plusieurs domaines à la fois : une historie des idées scientifiques sur la protection de la nature, une histoire de l’environnement du Québec, profondément transformé au cours des siècles, et une histoire de la prise de conscience, qui n’est pas récente, des atteintes à l’environnement de la colonisation jusqu’à la société de consommation de masse. L’auteur tisse, à merveille et avec érudition, les liens entre les trois domaines. Il fait aussi oeuvre d’historien des sciences en s’attardant sur l’émergence et l’évolution des idées scientifiques qui visent à comprendre les milieux physiques et biologiques afin de mieux les protéger.
Dans cette histoire environnementale et écologiste du Québec, l’auteur passe en revue une foule d’acteurs qui ont réagi à des situations problématiques. La prise de conscience de la fragilité des milieux ne date pas des cinquante dernières années. Sur un fond commun de croyance en l’abondance des ressources, des voix se sont élevées pour prévenir les contemporains de la fragilité de la nature. Si des actions locales sont prises en vue de la protéger, souvent à des fins utilitaires, comme pour le bien de l’agriculture ou le plaisir des chasseurs et des pêcheurs, au fil du temps, les pouvoirs publics ont dû intervenir pour limiter les impacts des activités humaines sur l’environnement. La société traditionnelle n’a pas été insensible aux dégradations naturelles et, si elle concevait la nature comme régie en grande partie par une main divine, par une écologie providentielle, elle s’est vite rendu compte que les équilibres naturels pouvaient être brisés à jamais et que la décision humaine pouvait les maintenir et les rétablir. Des espèces nourricières, comme la morue, le saumon ou des oiseaux prisés pour leur viande, pouvaient devenir rares. De plus, l’auteur fait observer que ce n’est pas uniquement la survie alimentaire qui a conduit au déclin, voire à la disparition de certaines espèces (la tourte à peu près partout, le saumon dans plusieurs rivières), mais des pratiques qu’il qualifie de carnage. Il a fallu du temps avant de voir la nature comme elle l’était, note Hébert. Ainsi, les premiers occupants ou passagers européens peignaient la nature canadienne et ses espèces selon des représentations imaginées en Europe. Cette sensibilité, mot emprunté à Raymond Williams et aux études culturelles, changea et donna graduellement naissance à une autre sensibilité plus soucieuse de vérité et de conservation des richesses naturelles.
L’ouvrage est riche de détails ; il est fortement centré sur le rôle des acteurs et des personnes qui au cours des siècles ont joué un rôle dans l’élaboration d’une pensée écologique (idées savantes ou scientifiques) et écologiste (programme d’action) ; il montre aussi comment ces idées et les nouvelles pratiques se sont inscrites dans un contexte historique et continental particulier : les idées de conservation circulent, souvent émanent des États-Unis, où la dégradation de la nature se produit à un rythme accéléré, mais trouvent aussi un terrain d’application au Québec. Le géographe américain George Perkins Marsh, par exemple, qui publie en 1864 un des premiers livres sur les impacts des activités humaines sur la nature, connaît la région et est cité. Les pionniers de l’écologie scientifique, Marie-Victorin, Jacques Rousseau, Gustave Prévost, Pierre Dansereau, sont liés au collège invisible des fondateurs, américains et européens, de l’écologie scientifique. Comme eux, ils partagent le souci de faire servir leur science à la conservation. Mais, contrairement à eux, du moins chez les tout premiers, ils n’ont pas fait oeuvre de novateurs, à l’exception de Pierre Dansereau en biogéographie. Les idées scientifiques nouvelles sont apparues ailleurs et n’ont pas toujours été suivies avec célérité au Québec. Hébert donne l’exemple de Marie-Victorin qui s’est converti tardivement aux idées évolutionnistes. Se pourrait-il que le souci de conservation et la volonté d’engager l’action publique dans cette conservation aient nui à l’autonomie des chercheurs, les incitants à être moins audacieux du point de vue théorique et méthodologique ?
Si les personnes ont une large place dans l’ouvrage, les institutions prennent avec le temps de plus en plus d’importance. Pour faire face aux problèmes d’environnement, il faut en effet des actions coordonnées. La législation force l’adaptation des comportements aux réalités environnementales. Au cours de cette histoire, l’action publique s’est fait sentir, mais c’est dans le siècle dernier que son intervention a été la plus visible et effective. Le livre se termine par un chapitre sur l’état et l’environnement. Le législateur québécois se donne, à partir de 1970, les moyens – un ministère, une loi sur la qualité de l’environnement, un Bureau d’audiences publiques sur l’évaluation environnementale – d’exercer un contrôle sur l’environnement, sur sa gouvernance et sa protection. Les changements récents du régime forestier auraient pu être cités et analysés plus à fond, à cause de l’importance que joue la forêt dans l’économie et la société québécoises. Ces interventions législatives, qui sont nombreuses, ont souvent été préparées par le travail de l’écologie et des institutions scientifiques, tels les centres de recherche, mais aussi par des conférences et commissions qui font le point sur les problèmes, comme la Commission sur la gestion de l’eau (1998-2000) qui a préparé la Politique nationale de l’eau. Enfin, le mouvement vert n’est pas laissé en plan : il occupe dans le livre la place qui lui revient. Des jeunes naturalistes et des clubs 4-H à Nature Québec, les groupes écologistes et naturalistes ont fait, chacun à leur manière, la promotion à la fois de la connaissance de la nature et de l’action en faveur de sa protection.
C’est un livre qu’il fallait écrire : l’histoire environnementale et l’historie des idées et des institutions écologiques au Québec avaient pris du retard. Félicitons Yves Hébert pour cet ouvrage bien informé, riche et diversifié, traitant de très nombreux aspects de l’environnement et de sa protection. Si on peut critiquer l’auteur de ne pas avoir suffisamment tenu compte de la législation fédérale en matière d’environnement et d’avoir passé sous silence les rapports autochtones à la nature, ce qu’il reconnaît lui-même, mon principal reproche est que l’« environnement » urbain est un peu le parent pauvre de cette histoire. Si les problèmes de la pollution de l’eau et les interventions d’assainissement sont mentionnés, la ville comme source de problèmes écologiques particuliers, autant hier qu’aujourd’hui, reste quelque peu subalterne dans cette vaste histoire en trois temps imbriqués : connaissance, sensibilité et action publique environnementales.