Dans cet excellent ouvrage, d’une facture impeccable, l’auteur a tâché de retracer l’espace social dans lequel la littérature québécoise – interprétée à travers la lecture de Saint-Denys Garneau, Ferron et Ducharme – a cru devoir s’incarner et se déployer. Il s’agissait pour lui, au départ, de dégager les frontières de la communauté à laquelle s’identifie l’écrivain, qu’il soit romancier ou poète, et de mieux comprendre par une telle analyse la relation qui le lie à tous dans l’acte d’écriture. Or, il s’avère que cette relation est, par l’écriture justement, une relation compromise, brisée. Loin de lui faire embrasser et rejoindre ses frères humains, l’écriture isole l’écrivain québécois dans la tour de son soliloque. Il y a là, on l’aura deviné, une nouvelle expression de l’idée, apparemment indéracinable dans la tradition intellectuelle occidentale, d’une distance entre la parole et l’écriture, la parole évoquant la spontanéité et la contiguïté, et l’écriture la lourdeur et l’hermétisme. Davantage dans la société québécoise des années 1940-1980 que dans d’autres sociétés de la même époque, semble-t-il, l’écriture a été tenue en méfiance par les écrivains, comme le lieu de l’inauthenticité, de l’aliénation, de l’exil, de la solitude. Il fallait bien écrire pourtant, pour nommer le pays, pour s’exprimer soi-même, pour donner voix au silence des profondeurs, et c’est pourquoi la tâche du littéraire était ambiguë en son principe même. Parlant de « la blessure irrémissible au flanc de la conscience », Fernand Dumont, dans son maître ouvrage Le Lieu de l’homme, portera cette déchirure de l’écrivain et du savant à un niveau théorique inégalé. La culture seconde, y écrit-il, est sans cesse à la recherche de médiations avec la culture première, car sans celles-ci elle menacerait de dissoudre la figure (concrète et mémorielle) de l’homme dans les purs jeux de l’abstraction. Ayant à rendre compte des intentions primordiales de Fernand Dumont, j’ai parlé (Warren, 1998) à ce sujet de mauvaise conscience, tout en sachant que l’expression pourrait choquer. Une biographie consacrée à Ferron par Marcel Olscamp (Olscamp, 1997) avait emprunté une interprétation convergente, notant le malaise de l’auteur du Ciel de Québec à occuper la position du scribe ou du notaire. Une des premières à ma connaissance, Micheline Cambron (Cambron, 1989) avait pour sa part offert des analyses remarquables sur la tentation, présente dans la littérature et la musique des chansonniers du tournant des années soixante-dix, de se refaire un village ou une famille. Qu’on me permette de trouver dommage que Biron ne cite pas ces deux auteurs, si encore il les a lus. Il est cependant heureux qu’il reconnaisse sa dette à l’un des auteurs les plus féconds de la critique littéraire québécoise actuelle, j’ai nommé Pierre Nepveu, dont les livres L’écologie du réel et Intérieurs du Nouveau monde lancent des pistes prometteuses pour les recherches des prochaines années. Ces auteurs et quelques autres confirment – en même temps qu’ils nuancent, parfois fortement – la thèse défendue par Biron d’une liminarité de la littérature québécoise. Par le terme liminarité, Biron entend une méfiance des institutions, des structures et des hiérarchies de la part de l’écrivain québécois, et une volonté concomitante d’habiter le pays charnel plutôt que la patrie du livre mallarméen. Le Galarneau de Godbout l’avait bien dit : puisque l’écriture se situe ailleurs que dans le mouvement de la vie et puisque la vie s’accomplit en dehors de l’écriture, il ne reste d’autre choix, à l’écrivain qui ne veut pas mourir au monde, que de « vécrire ». L’exil, lieu fondateur du statut de l’écrivain et de l’intellectuel dans la société européenne moderne, devient dès lors …
Appendices
Bibliographie
- Cambron, Micheline, 1989 Une société, un récit : discours culturels au Québec, 1967-1976, Montréal, L’Hexagone.
- Olscamp, Marcel, 1997 Le fils du notaire Jacques Ferron, 1921-1949. Genèse intellectuelle d’un écrivain, Montréal, Fides.
- Warren, Jean-Philippe, 1998 Un supplément d’âme. Les intentions primordiales de Fernand Dumont (1947-1970), Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval.