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Les attitudes canadiennes devant un haut taux d’immigration sont relativement positives et la diversité culturelle du pays est importante, en quantité comme en qualité – comprenant, en plus des populations immigrantes, des groupes autochtones et des minorités nationales. Or, les Canadiens perdent trop souvent de vue ces données fondamentales et sont même de plus en plus nombreux à critiquer la manière dont sont gérées les tensions et les difficultés qui accompagnent cette diversité. Kymlicka entend donc restaurer leur confiance en montrant que leur expérience multiculturelle est véritablement un modèle à suivre.

L’ouvrage comprend deux grandes parties qui renvoient aux deux sources majeures de la diversité culturelle au Canada : les descendants de ceux qui habitaient le pays avant la venue des Britanniques, soit les groupes autochtones et les descendants des Canadiens français, minorités nationales qui recherchent une forme ou une autre de gouvernement autonome. Bien que historiquement première, cette réalité est abordée seulement dans la seconde partie. La première traite plutôt de la diversité issue de l’immigration de masse qui remonte, pour certains groupes, au début du XIXe siècle : ce sont tous les groupes ethniques, dont plusieurs souhaitent modifier les modalités de leur intégration. Cette diversité étant gérée essentiellement à travers les politiques du multiculturalisme, la première partie en évalue les effets.

Dans les pays qui ont opté pour une forme ou une autre de multiculturalisme, l’intégration des populations immigrantes est plus grande après cette orientation qu’avant, et généralement plus grande aussi que dans les pays qui n’ont pas du tout choisi cette voie (chapitre 1). Le multiculturalisme s’avère donc un outil indispensable au service des groupes issus de l’immigration leur permettant d’éviter tant l’exclusion raciale que l’assimilation forcée. Car l’intégration est un processus réciproque : si les communautés culturelles doivent s’adapter à leur société d’accueil, la population majoritaire doit accepter en retour d’ajuster ses règles et symboles qui risquent de porter préjudice à un groupe ou un autre ; ce qui permet des conditions d’intégration équitables (chapitre 2). À partir d’exemples concrets, Kymlicka montre ensuite que ces accommodements ne conduisent pas à une surenchère de revendications chez les groupes ethniques, ni ne les entraîne à se concevoir comme des minorités nationales voulant faire sécession (chapitre 3). Pour rassurer enfin ceux qui voient dans le multiculturalisme un dangereux instrument au service de communautés susceptibles d’oppresser leurs membres, il montre que les politiques multiculturelles sont parfaitement cohérentes avec les autres institutions canadiennes, où prévalent les normes libérales, individualistes et démocratiques. Kymlicka admet cependant, et c’est la seule réserve qu’il formule à l’endroit du système, que ces limites à la tolérance ne sont pas exposées suffisamment clairement. Il condamne les élites politiques qui trop facilement taxent de « racistes » les propos des Canadiens inquiets ou sceptiques à l’égard du multiculturalisme. Il y a donc méconnaissance et jugement erroné chez les détracteurs du système, et dérobade et déficit pédagogique chez ses défenseurs qui, ensemble, justifient l’effort de l’auteur (chapitre 4).

Le chapitre 5 aborde de front la question des « races » et le reproche selon lequel les Noirs – quelle que soit leur origine ethnique – sont laissés pour compte dans le processus d’intégration. Cette discussion se fait à partir de l’expérience américaine où, pourtant, la réalité socioéconomique de la population noire est différente de celle du Canada, la première ayant connu une ségrégation institutionnelle totale la forçant à instituer une société séparée, et la seconde étant en majeure partie issue d’une immigration récente, en provenance des Antilles. Le lien n’est cependant pas fortuit, car des minorités non blanches sont de plus en plus considérées par la majorité canadienne comme des (quasi) Blancs, déplaçant ainsi le clivage racial vers une opposition entre Blancs et Noirs. Autrement dit, la situation canadienne s’approche dramatiquement de la réalité américaine où les Noirs font les frais de l’intégration de mieux en mieux réussie des autres groupes raciaux. Pour contrer l’ascendant des médias américains ainsi qu’un racisme anti-noir tenace dans les écoles canadiennes, Kymlicka souhaite des écoles conçues pour les Noirs, et utilisant un matériel pédagogique adapté à la réalité canadienne. En attendant l’élimination du racisme dans les institutions régulières, cette mesure transitoire serait la seule à favoriser l’intégration à long terme.

L’auteur propose dans le chapitre 6 d’étendre la notion de diversité culturelle et la reconnaissance qui l’accompagne, aux groupes sociaux fondés sur l’identité, notamment les gais et lesbiennes et certains handicapés physiques. Cette question débouche sur une discussion de la représentation politique et des pratiques envisageables afin de rendre le processus politique plus inclusif. Loin de souscrire au principe de la « représentation miroir » selon lequel le pouvoir législatif doit refléter parfaitement la composition de la société, Kymlicka préconise néanmoins des formes modérées de représentation collective, dans la mesure où elles visent l’élimination d’inégalités systémiques (chapitre 7). Une récapitulation clôt la première partie : non seulement le multiculturalisme ne conduit pas à la ghettoïsation de la société, mais par sa gestion souple des normes et symboles des institutions communes, il évite précisément que des communautés ethniques soient tentées, pour sauvegarder leur intégrité culturelle, d’établir des institutions privées séparées (chapitre 8).

La seconde partie fait état de réalités moins reluisantes de l’expérience canadienne ; elle traite des minorités nationales en soulignant les écueils à surmonter pour accommoder leurs revendications légitimes. Celles-ci ne menacent pas directement la fédération, mais elles limitent considérablement ses mouvements, l’empêchant, par exemple, de se comporter en État mononational (chapitre 9). Cela implique, pour la majorité canadienne-anglaise, de renoncer au fédéralisme territorial dans lequel les unités fédérées sont des entités géographiques, simples bases régionales à partir desquelles la communauté nationale décide de répartir les pouvoirs, pour adhérer, comme l’ont fait avant eux les Québécois et les Autochtones, à un fédéralisme multinational dans lequel les unités sont clairement fondées sur la nationalité et où la dévolution des pouvoirs vise une souveraineté sectorielle. Il leur faut donc reléguer aux oubliettes leur idéal de nation unitaire, et adopter, dans le fonctionnement de la fédération, le principe « honni » d’asymétrie radicale (chapitre 10). Le chapitre suivant, très critique à l’égard de la stratégie d’unité nationale, explique pourquoi celle-ci ne pouvait qu’échouer. Le gouvernement fédéral n’a cessé de chercher à contourner les difficultés avec la clause sur la société distincte, ou à les noyer dans la rhétorique des valeurs communes. Dans le premier cas, il a fait abstraction des conceptions mutuellement exclusives du fédéralisme (territorial et multinational) tandis que dans le second, il a perdu de vue qu’une nation repose moins sur une communauté de valeurs que sur une volonté politique (le vouloir-vivre ensemble). Enfin, la seule forme viable pour le Canada étant l’État multinational, notre auteur en évalue les chances d’érection ; mesure les possibilités de convaincre les Canadiens anglais qu’ils forment eux-mêmes une nation (chapitre 12). Même s’il se dit « peu optimiste » (p. 269), Kymlicka sous-estime encore selon moi l’enracinement du particularisme canadien-anglais. Le dernier chapitre détaille le prix à payer pour la solution multinationale : comme on ne peut attendre des minorités nationales qu’une adhésion toute conditionnelle à l’État fédéral, une instabilité politique plus ou moins chronique s’installera, avec laquelle il faudra bien apprendre à vivre (chapitre 13).

L’ouvrage, d’une clarté exemplaire, est traversé par un souci didactique : chaque chapitre comporte une conclusion qui résume en fait les principaux éléments présentés et en ramasse l’argumentation centrale. On y trouve une réflexion généreuse, bien documentée et habilement menée, sur la diversité culturelle canadienne. Le grand mérite de la première partie est certainement de montrer que le multiculturalisme, comme système institutionnalisé, repose sur une conception individualiste de l’appartenance sociale – ce sont d’ailleurs des droits individuels que protège cette loi (voir les extraits reproduits en annexe). L’extension du principe pour inclure les groupes identitaires est, à ce titre, révélatrice : c’est seulement d’un point de vue individualiste qu’une appartenance culturelle (héritée) peut être assimilée, par exemple, à une orientation sexuelle (choisie) ; que ces deux types, sociologiquement différents, peuvent être confondus en tant que marqueurs individuels, et devenir un droit.

La deuxième partie a, elle aussi, ses vertus en révélant à quel point la « crise canadienne » est le produit non du nationalisme québécois ou des réclamations autochtones, mais d’un nationalisme canadien-anglais… qui prétend n’en être pas un. Un nationalisme qui se camoufle en soutien du fédéralisme (version territoriale), qui s’attache résolument à l’État pancanadien, et qui s’alimente de perceptions erronées sur le Québec. Kymlicka ne s’aventure cependant pas assez, voire pas du tout, du côté de l’enracinement sociohistorique de cette identification. Il ne voit pas que l’affiliation au Canada-dans-son-ensemble, comme autrefois la loyauté à l’empire britannique, sert précisément à se démarquer de nationalismes jugés étroits par définition. Croyant s’élever au-dessus de toute appartenance particulière, surtout nationale, les Canadiens anglais se targuent de ne valoriser que des droits individuels, seuls accès selon eux à l’universel humain. L’identification de la partie au tout va ainsi de pair avec une représentation de celui-ci comme simple collection d’individus. On voit mal dans ces conditions comment les Canadiens anglais renonceraient à l’État pancanadien pour épouser une idée contre laquelle ils se sont historiquement définis.

Cet individualisme impénitent est sans doute le point aveugle de la réflexion de Kymlicka, et le lien souterrain qui unit malgré elles les deux parties de son livre. Je crois en effet que c’est précisément parce que le multiculturalisme fonctionne bien, dans les faits, que la diversité des cultures nationales a si peu de chances d’être reconnue. Disons-le autrement : non seulement le multiculturalisme ne heurte pas de front la culture canadienne-anglaise, mais il la conforte en quelque sorte en suscitant un attachement à l’État fédéral. Il en va tout autrement de la notion même de « minorité nationale » qui la contredit sur le plan des principes, comme sur celui des faits.