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« When a nation that is the breadbasket of the world becomes a nation with the longest bread line of the world, we know we have a problem »[1].

« The bullets and bombs in Ukraine could take the global hunger crisis to levels beyond anything we’ve seen before »[2].

Il est évident que la communauté internationale était déjà consciente des risques pesant sur la sécurité alimentaire mondiale avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022[3]. En particulier, le changement climatique, la crise économique résultant de la pandémie de COVID-19 et les nombreux conflits armés dans le monde ont contribué (et contribuent encore) à accroître le nombre d’individus confrontés à l’insécurité alimentaire[4]. Concernant spécifiquement les conflits armés, le Conseil de sécurité des Nations unies avait insisté en 2018, dans sa Résolution 2417, sur les risques de famine qu’ils engendrent[5]. C’est donc sans surprise que, moins d’un mois après le début du conflit armé international entre la Russie et l’Ukraine, le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation, Michael Fakhri, tirait la sonnette d’alarme quant à l’impact que pourrait avoir ce nouveau conflit sur la sécurité alimentaire mondiale[6]. Aujourd’hui, après plus d’un an d’affrontements, on constate avec regret que les hostilités entre la Russie et l’Ukraine ont provoqué la faim de millions d’Ukrainiens et ont aggravé les difficultés alimentaires partout dans le monde[7]. D’ailleurs, les Canadiens ne sont pas épargnés par les répercussions de ces hostilités qui se déroulent sur le continent européen : comme beaucoup, ils font face à une augmentation supplémentaire des prix des denrées alimentaires, les plus vulnérables étant davantage forcés à recourir à des alternatives ou à des banques alimentaires[8].

S’il était attendu que le conflit armé russo-ukrainien, comme tout autre conflit armé, affecte dans une certaine mesure la sécurité alimentaire d’un ensemble d’individus, ce conflit marque tout de même les esprits par ses conséquences exceptionnelles à l’échelle tant locale que mondiale. Au niveau local, la population ukrainienne, déplacée, isolée ou empêchée de travailler, souffre d’une grande inaccessibilité physique, parfois économique, aux denrées alimentaires et à l’eau potable[9]. Sur la scène internationale, si – comme on l’a laissé entendre précédemment pour le Canada – les problèmes se présentent surtout en termes d’accessibilité économique (en particulier pour certaines régions comme l’Union européenne qui s’avère en grande partie autosuffisante[10]), des effets sur le long terme sont tout de même à craindre quant à la disponibilité des denrées alimentaires pour certains pays d’Afrique du Nord et subsaharienne, du Moyen-Orient et d’Asie[11]. Deux aspects expliquent le caractère exceptionnel de la situation en Ukraine.

D’une part, la Russie et l’Ukraine figurent toutes deux parmi les producteurs et exportateurs de céréales les plus importants au monde[12]. Du point de vue de la production, le secteur agricole de l’Ukraine occupe près de 70 % du territoire du pays et emploie 17 % de la population active ukrainienne[13]. Pour ce qui est de l’exportation, la Russie et l’Ukraine comptaient en 2021 parmi les trois plus grands exportateurs mondiaux de blé, de maïs, de colza, de graines de tournesol et d’huile de tournesol – la Russie se classant aussi parmi les trois plus gros exportateurs d’engrais[14]. De ce fait, de nombreux pays, principalement des pays en développement ou dits moins avancés, dépendent des exportations ukrainiennes et russes[15]. À titre d’illustration, s’agissant du blé, 60 % des importations de l’Égypte et du Bangladesh et près de la moitié des importations du Liban, du Yémen, de la Libye et du Pakistan proviennent de Russie et d’Ukraine[16].

D’autre part, les ressources et le système alimentaires se trouvent véritablement au coeur des hostilités entre les forces armées russes et ukrainiennes. En particulier, trois types d’infrastructures, sur lesquelles repose le système alimentaire local et mondial, ont gravement été affectés par les opérations militaires russes, à savoir « les infrastructures agricoles, de marché et énergétiques » [notre traduction][17]. Les nombreux efforts internationaux – auxquels le Canada a largement participé[18] – pour fournir de l’aide humanitaire aux Ukrainiens, renforcer les capacités de stockage de céréales en Ukraine et faciliter l’exportation de ces céréales n’ont pu que modestement atténuer les effets dramatiques des dommages occasionnés à ces infrastructures. D’ailleurs, le comportement de la Russie envers les ressources et le système alimentaires est tel qu’il a amené plusieurs personnalités politiques et militaires à l’accuser d’utiliser l’alimentation, voire la famine, comme une arme de guerre[19].

Dans ce contexte exceptionnel de la guerre en Ukraine, il apparaît plus que jamais nécessaire de s’interroger sur la protection qu’offre le droit des conflits armés à la sécurité alimentaire des individus. Cette dernière se définit comme le fait pour les personnes d’avoir un « physical and economic access [at all times] to sufficient safe and nutritious food that meets their dietary needs and food preferences for an active and healthy life »[20]. Considérer la sauvegarde de la sécurité alimentaire par cette branche du droit international permet d’apprécier non seulement la préservation des ressources alimentaires en tant que telles, mais aussi celle du système (agro)alimentaire, entendu comme l’« ensemble constitué par l’agriculture, l’industrie agroalimentaire et les entreprises de distribution des produits agricoles et alimentaires »[21].

En l’absence de doute quant à la nature internationale du conflit armé opposant la Russie à l’Ukraine[22], cet article s’intéresse spécifiquement à la protection offerte à la sécurité alimentaire par le droit des conflits armés internationaux. L’étude des règles de ce droit (à tout le moins, de celles qui sont les plus pertinentes dans le contexte russo-ukrainien) révèle un double niveau de protection des ressources et du système alimentaires. En premier lieu, les règles « générales » du droit des conflits armés internationaux adoptent une approche matérielle ou écologique de ces ressources et de ce système (I). En second lieu, quelques règles « spécifiques » de ce droit suivent plutôt une approche anthropocentrique limitée de ceux-ci (II). Bien qu’assurant déjà une protection non négligeable aux ressources et au système alimentaires, cette double approche du droit des conflits armés internationaux semble insuffisante, en particulier à la lumière de la pression grandissante sur la sécurité alimentaire mondiale. C’est pourquoi cet article propose d’intégrer dans ce droit une troisième approche des ressources et du système alimentaires, soit une approche anthropocentrique généralisée (III).

I. Une approche matérielle ou écologique

Un ensemble de règles du droit des conflits armés internationaux, que l’on pourrait qualifier de « générales » dans ce contexte, n’ont pas pour objectif de protéger la sécurité alimentaire des individus[23]. Néanmoins, elles garantissent tout de même une première couche de protection grâce à une approche matérielle, voire écologique, des denrées alimentaires et des biens agroalimentaires contribuant au système alimentaire. Ainsi, ces denrées et ces biens sont considérés comme tout autre bien civil faisant partie de l’environnement humain (approche matérielle), voire comme tout autre bien civil faisant partie de l’environnement naturel (approche écologique). Autrement dit, les règles « générales » du droit des conflits armés internationaux ne se préoccupent aucunement de la valeur intrinsèque des ressources alimentaires et des biens agroalimentaires, c’est-à-dire leur valeur de subsistance pour l’humanité.

Quatre règles « générales » méritent d’être décrites compte tenu de leur importance dans le contexte de la guerre en Ukraine : l’interdiction des attaques intentionnelles ou disproportionnées contre les biens civils (A) ; l’interdiction de saisir, de piller ou de confisquer les propriétés privées (B) ; la limitation de l’utilisation de certaines armes (C) ; et l’interdiction des dommages étendus, graves et durables à l’environnement (D). Tandis que les trois premières règles s’inscrivent dans l’approche matérielle des ressources et du système alimentaires, la dernière illustre l’approche écologique de ces ressources et de ce système.

A. Les attaques intentionnelles ou disproportionnées contre les biens civils

Les ressources alimentaires et les biens agroalimentaires ukrainiens bénéficient, au même titre que les autres biens civils ukrainiens, d’une protection contre les attaques délibérées des forces armées russes. En effet, consacré en droit international coutumier et au paragraphe 1 de l’article 52 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève[24] (PA I) (ratifié par la Russie et l’Ukraine), le principe de distinction impose aux forces armées russes de distinguer dans leur conduite des hostilités les biens civils des objectifs militaires et, partant, de ne pas attaquer les premiers[25]. Les biens civils s’entendent des biens qui n’entrent pas dans la définition d’objectif militaire, à savoir – pour les soldats russes – l’ensemble des biens qui, « par leur nature, leur emplacement, leur destination ou leur utilisation, [n’]apportent [aucune] contribution effective à l’action militaire [ukrainienne] [et] dont la destruction totale ou partielle, la capture ou la neutralisation [ne leur] offre en l’occurrence [aucun] avantage militaire précis »[26].

À s’en tenir à cette définition, les infrastructures agricoles, de marché et énergétiques en territoire ukrainien s’apparentent par nature à des biens civils qui ne peuvent prima facie pas être ciblés par la Russie[27]. Pourtant, ces infrastructures ont, semble-t-il, constitué des cibles de choix pour l’armée russe. S’agissant des infrastructures agricoles, il a été rapporté durant les premiers mois d’hostilités que les forces armées russes s’en sont prises aux équipements des agriculteurs ukrainiens, endommageant et détruisant des fermes, des silos à grains, des terminaux de céréales, des entrepôts de stockage de céréales et des cuves de stockage d’huile de tournesol[28]. Une étude menée par l’École d’économie de Kiev avec plusieurs ministères ukrainiens indique que le secteur agricole ukrainien aurait déjà subi des dommages à hauteur de 6,6 milliards de dollars américains entre février et août 2022[29]. En particulier, ces actions militaires russes contre les infrastructures agricoles ont fortement amoindri les capacités de stockage des céréales ukrainiennes. Ainsi, l’École de santé publique de Yale, en collaboration avec le Laboratoire national d’Oak Ridge, note qu’approximativement 15,73 % des installations ukrainiennes de stockage de céréales ont été touchées par les hostilités entre le 24 février 2022 et le 15 septembre 2022[30]. Outre les infrastructures agricoles, certaines infrastructures de marché, tels des supermarchés[31], et certaines infrastructures énergétiques, comme le réseau électrique[32], ont énormément souffert sous le feu des troupes russes.

Naturellement, les Russes ont tenté de justifier leurs opérations contre ces infrastructures en arguant qu’elles constituaient des cibles légitimes malgré leur nature civile. À titre d’illustration, ils ont avancé que des cuves de stockage d’huile de tournesol contenaient en réalité de l’essence[33]. Ce genre de justification n’étonne pas au regard du droit des conflits armés internationaux. En effet, le droit conventionnel et coutumier n’exclut pas que des biens de nature civile deviennent néanmoins des objectifs militaires légitimes, notamment par leur emplacement ou leur utilisation militaire[34] (le cas échéant, un double usage simultané civil et militaire[35]). Dans chaque cas d’espèce, il importe donc de déterminer à la lumière de l’ensemble des éléments de la définition d’objectif militaire si les biens alimentaires, agricoles et énergétiques ukrainiens attaqués par les forces armées russes revêtaient, au moment des faits litigieux, un caractère civil (biens civils) ou militaire (objectifs militaires).

En pratique, il semble possible que la Russie puisse valablement justifier, dans certaines circonstances, du caractère militaire de ses cibles. À défaut de pouvoir continuer normalement leurs activités, certains agriculteurs ukrainiens ont par exemple pris les armes et accepté que leurs fermes deviennent une base pour l’armée ukrainienne (objectif militaire par son utilisation)[36]. Il est aussi fort probable qu’une partie du réseau électrique approvisionne tant la population locale que les troupes ukrainiennes (bien à double usage), ce qu’affirme le Département de la défense russe[37].

Cela dit, le caractère militaire des cibles russes ne suffit pas toujours à lui seul pour justifier de la conformité des opérations de la Russie au droit des conflits armés internationaux. Le respect du principe de proportionnalité doit aussi être évalué[38] dans les hypothèses où les biens ukrainiens servaient effectivement à un double usage, civil et militaire[39], et dans celles où ils ont été endommagés à titre collatéral. Ce principe de proportionnalité est prévu en droit international coutumier et au paragraphe 5b) de l’article 51 du PA I. Comme pour n’importe quel autre bien civil, le principe de proportionnalité implique d’apprécier dans chaque hypothèse si les dommages incidents que les forces armées russes pouvaient attendre concernant les biens agricoles, de marché et énergétiques ukrainiens s’avéraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct que ces forces escomptaient.

Pour illustrer ce point, une étude a relevé que près de 80 % des infrastructures agricoles détruites pendant la guerre en Ukraine se trouvaient à proximité de voies de transport (trains ou ports)[40]. Ces dernières peuvent constituer des objectifs militaires d’importance stratégique. Il est ainsi essentiel de déterminer la cible réelle des attaques russes : les infrastructures agricoles ou les voies de transport. À admettre qu’une voie de transport était bien la cible principale et légitime d’une opération russe, les dommages collatéraux qui en ont résulté pour les infrastructures agricoles ukrainiennes ne devaient pas être excessifs.

En conclusion de ce point, il est raisonnable de croire que la Russie a violé les deux principes de distinction et de proportionnalité dans ses hostilités contre l’Ukraine. D’un côté, l’ampleur et la récurrence des attaques russes contre les biens alimentaires, agricoles et énergétiques laissent à penser que la Russie a dû intentionnellement attaquer des biens purement civils et ainsi violer le principe de distinction[41]. De l’autre côté, même à reconnaître que certaines attaques aient pu cibler des objectifs militaires en conformité avec le principe de distinction, le caractère étendu des dégâts occasionnés aux infrastructures agricoles et énergétiques fait aussi douter du respect systématique du principe de proportionnalité par les troupes russes.

B. La saisie, le pillage ou la confiscation de propriétés privées

En plus d’avoir ciblé les infrastructures agricoles, de marché et énergétiques, la Russie a, semble-t-il, « volé » des céréales ukrainiennes dans les territoires occupés, par exemple dans la région de Kherson, et les a vendues à des pays alliés comme la Syrie[42]. La presse a également rapporté que les troupes russes ont emporté vers la Biélorussie et la Russie des engins agricoles tels que des tracteurs, des moissonneuses et des semoirs[43].

Or, le droit international coutumier et l’article 23(g) du Règlement de La Haye (RLH) comprennent une interdiction de saisir les propriétés privées ou publiques ennemies en l’absence de nécessités militaires impérieuses[44]. Partant, comme toute propriété privée, les céréales et engins agricoles appartenant aux agriculteurs ukrainiens ne pouvaient être saisis par les forces armées russes, à moins pour la Russie de démontrer d’impérieuses nécessités militaires. On ne voit pas ici les nécessités militaires impérieuses qui auraient justifié le comportement des soldats russes.

Relevons aussi que les articles 28 et 47 du RLH et l’article 33, alinéa 2 de la Convention (IV) de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (Convention IV de Genève), tout comme le droit international coutumier[45], prohibent le pillage, qui consiste à s’emparer par la force de biens mobiliers privés ou publics appartenant à l’ennemi[46], sans autorisation légale[47] et à des fins privées ou personnelles[48]. Ce dernier critère s’entend par opposition à des actes d’appropriation motivés par des nécessités militaires[49]. Les céréales ukrainiennes et les engins agricoles constituent sans aucun doute des biens mobiliers privés et sont donc protégés contre le pillage. Notons par ailleurs que les actes de pillage peuvent être isolés, mais aussi organisés, voire ordonnés, par un belligérant[50]. Par conséquent, le « vol » de céréales et d’engins agricoles organisé par la Russie (sans le consentement des autorités ukrainiennes) s’apparente bien à un acte de pillage en ce que ce « vol » ne s’explique pas par des nécessités militaires et s’avère contraire aux normes du droit des conflits armés internationaux autorisant l’appropriation de biens tiers[51] (c’est-à-dire celles relatives à la saisie, étudiée précédemment, et celles relatives à la confiscation et à la réquisition, examinées ultérieurement[52]).

Les normes conventionnelles et coutumières propres au droit de l’occupation se révèlent également pertinentes dans le contexte qui nous préoccupe dès lors que la Russie aurait « volé » des stocks de céréales en territoires occupés[53]. Entre autres, ces normes interdisent la confiscation de la propriété privée[54]. Tel qu’il a déjà été indiqué, les céréales ukrainiennes s’inscrivent dans cette catégorie de propriété privée. Par conséquent, comme les autres biens privés, les céréales ukrainiennes ne pouvaient être confisquées : la Russie ne pouvait entraver d’aucune manière l’exercice par les agriculteurs ukrainiens de leurs droits sur celles-ci[55].

C. L’utilisation de certaines armes

Le droit des conflits armés internationaux protège les biens civils, parmi lesquels les ressources alimentaires et biens agroalimentaires, contre l’utilisation de certaines armes aux effets problématiques. Ainsi, sans les interdire purement et simplement, les Protocoles II (PA II) et III (PA III) de la Convention sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi de certaines armes classiques (1980)[56] – applicables dans les conflits armés internationaux – limitent l’utilisation respectivement des mines antipersonnel et des armes incendiaires[57]. L’article 3, au paragraphe 7 du PA II, prévoit notamment qu’« [i]l est interdit en toutes circonstances de diriger [des mines] […] contre des biens de caractère civil, que ce soit à titre offensif, défensif ou de représailles »[58]. Quant à l’article 2, au paragraphe 4 du PA III, il s’énonce comme suit : « [i]l est interdit de soumettre les forêts et autres types de couverture végétale à des attaques au moyen d’armes incendiaires sauf si ces éléments naturels sont utilisés pour couvrir, dissimuler ou camoufler des combattants ou d’autres objectifs militaires, ou constituent eux-mêmes des objectifs militaires » [nos italiques][59]. La Russie et l’Ukraine sont toutes deux parties à ces protocoles[60].

Pourtant, en raison des attaques russes, de nombreuses mines contaminent les terres agricoles ukrainiennes, qui ne sont pas prioritaires dans les opérations de déminage, et constituent un danger pour la reprise du travail des agriculteurs ukrainiens[61]. De plus, outre d’avoir attaqué le matériel des agriculteurs ukrainiens, les forces armées russes auraient aussi tiré des obus incendiaires vers des champs de céréales, provoquant des incendies à grande échelle, notamment dans les régions de Zaporijia, d’Odessa et de Donetsk[62].

À moins de démontrer leur caractère militaire conformément au paragraphe 2 de l’article 52 du PA I, ces terres agricoles et ces champs de céréales ukrainiens (qui entrent bien dans les « autres types de couverture végétale » visés au paragraphe 4 de l’article 2 du PA III) ne pouvaient être minés ou incendiés par les troupes russes. À nouveau, il apparaît donc que l’État russe viole ses obligations qui découlent du droit des conflits armés internationaux[63], à savoir des PA II et PA III de la Convention sur les armes classiques. Remarquons que, à défaut pour la Russie d’engager sa responsabilité au regard de la Convention d’Ottawa sur les mines antipersonnel – à laquelle elle n’est pas partie[64] et dont le statut coutumier demeure controversé[65] –, elle pourra à tout le moins être tenue de répondre de ses actions au regard dudit PA II.

D. Les dommages étendus, graves et durables à l’environnement naturel

Les zones agricoles et les champs de culture ukrainiens, tels ceux qui auraient été incendiés ou minés par les troupes russes, font partie de l’environnement naturel et bénéficient aussi à ce titre d’une protection spéciale en droit conventionnel et coutumier des conflits armés internationaux[66]. En effet, dans des termes proches de ceux du paragraphe 1 de l’article 55 du PA I, l’article 35, au paragraphe 3, du PA I interdit l’utilisation de « méthodes ou moyens de guerre qui sont conçus pour causer, ou dont on peut attendre qu’ils causeront, des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel »[67]. Le paragraphe 1 de l’article 55 du PA I précise par ailleurs que ces dommages doivent compromettre « la santé ou la survie de la population »[68].

Ainsi, pourvu qu’ils remplissent cumulativement les trois critères d’étendue, de durabilité et de gravité, les dommages environnementaux, intentionnels ou prévisibles[69], sont prohibés. Cette interdiction vaut indépendamment d’une quelconque nécessité militaire de provoquer ces dommages ou de l’importance de l’avantage militaire attendu[70]. Malheureusement, les trois critères cumulatifs d’étendue, de durabilité et de gravité ne sont pas définis par le Protocole additionnel. Toutefois, il ressort des travaux préparatoires que le critère de durabilité renvoie à plusieurs décennies[71]. Plus généralement, les auteurs s’accordent pour dire que les trois critères instaurent un seuil d’applicabilité particulièrement élevé[72].

Partant, même si la reconstitution de la richesse et de la fertilité des sols ukrainiens incendiés et les opérations de déminage en Ukraine prendront des années, voire des décennies[73], il reste peu probable que la Russie engage sa responsabilité pour une violation de l’interdiction de causer des dommages environnementaux tant le seuil d’applicabilité requis est important. À titre comparatif, la doctrine avait déjà divergé sur la question de savoir si, dans les années quatre-vingt-dix, « le déversement dans les eaux du Golfe […] de plusieurs millions de barils de pétrole » [nos italiques] et le déclenchement d’un incendie affectant plus de six cents puits à pétrole au Koweït étaient susceptibles de mettre en cause la responsabilité de l’Irak[74].

II. Une approche anthropocentrique limitée

Contrairement aux règles « générales » du droit des conflits armés internationaux, quelques règles « spécifiques » de ce droit visent précisément à préserver la sécurité alimentaire des individus en protégeant les ressources alimentaires. Néanmoins, ces règles ne bénéficient qu’à une population civile identifiée, à savoir celle de l’adversaire[75]. Certes, elles se préoccupent de la valeur intrinsèque de subsistance des ressources alimentaires (plutôt que de l’ensemble des biens agroalimentaires), mais uniquement en faveur d’un groupe déterminé d’individus qui risque de souffrir ou souffre déjà de la faim[76]. Ainsi, pour pouvoir appliquer ces règles, il faut établir in concreto que toute la population ennemie, ou une partie de celle-ci, est confrontée à la faim ou est en danger de faim. En ce sens, les règles « spécifiques » du droit des conflits armés internationaux adoptent une approche anthropocentrique limitée des ressources alimentaires.

Ces règles « spécifiques » du droit des conflits armés internationaux revêtent une portée tantôt préventive, tantôt curative[77] (au sens figuré de « [p]ropre à remédier à un mal »[78]). Parmi les règles les plus pertinentes dans le contexte russo-ukrainien, certaines entendent ainsi éviter en amont que les civils ennemis soient confrontés à la famine, notamment en protégeant les biens indispensables à leur survie (A) et en limitant les hypothèses de réquisition légale de vivres par la Puissance occupante (B). Une autre règle spécifique pertinente intervient en aval pour garantir une assistance humanitaire aux civils ennemis affamés (C).

A. La protection des biens indispensables à la survie de la population civile

Le droit conventionnel et coutumier des conflits armés internationaux protège les « biens indispensables à la survie de la population civile »[79]. Cette protection profite donc à toute une population civile déterminée ou à une partie de celle-ci, qui risque de façon imminente de se voir priver de biens indispensables à sa survie. S’il est assez aisé de conclure que certaines opérations des forces armées russes violent cette protection spécifique des biens indispensables à la survie d’une population civile (1), une telle conclusion apparaît plus délicate s’agissant d’autres actions des troupes russes (2).

1. Premières considérations générales

En vertu du droit international coutumier et du paragraphe 1 de l’article 54 du PA I, l’utilisation de la famine comme méthode de guerre à l’encontre des civils est interdite[80]. De plus, le second paragraphe de l’article, également de nature coutumière, interdit les actes les plus courants qui conduisent à la famine de la population civile et accorde ainsi une protection particulière à certains biens civils[81]. Il se lit comme suit :

Il est interdit d’attaquer, de détruire, d’enlever ou de mettre hors d’usage des biens indispensables à la survie de la population civile […] en vue d’en priver, à raison de leur valeur de subsistance, la population civile ou la Partie adverse, quel que soit le motif dont on s’inspire, que ce soit pour affamer des personnes civiles, provoquer leur déplacement ou pour toute autre raison [nos italiques][82].

Ce même paragraphe 2 mentionne à titre d’exemples de biens indispensables à la survie de la population civile (biens indispensables) les « denrées alimentaires et les zones agricoles qui les produisent, les récoltes […], les installations et réserves d’eau potable »[83].

La protection des biens indispensables est à la fois plus large et plus restrictive que la protection générale accordée aux biens civils[84] : d’une part, plus large en ce qu’elle a la prétention de couvrir toutes les possibilités d’atteinte et pas seulement les attaques[85] et, d’autre part, plus restrictive en ce qu’elle semble requérir une intention spécifique consistant à vouloir délibérément priver la population civile ou l’État ennemi de la valeur de subsistance des biens en cause[86]. De surcroît, selon le paragraphe 3 de l’article 54 du PA I, les biens indispensables constituent des objectifs militaires légitimes au sens du paragraphe 2 de l’article 52 du PA I uniquement dans deux cas : (i) lorsqu’ils servent à la seule subsistance des membres des forces armées adverses ou (ii) lorsqu’ils servent d’« appui direct d’une action militaire [de l’ennemi], à condition toutefois de n’engager [à leur encontre des opérations] dont on pourrait attendre qu’elles laissent à la population civile si peu de nourriture ou d’eau qu’elle serait réduite à la famine ou forcée de se déplacer »[87]. Ce second cas couvre donc un besoin militaire occasionnel qui exclut les stocks de nourriture et d’eau[88], mais pourrait concerner des zones agricoles.

Par conséquent, il semble difficilement contestable que certains comportements reprochés aux forces armées russes violent le paragraphe 2 de l’article 54 du PA I. Les denrées alimentaires vendues dans les supermarchés ukrainiens[89], les récoltes de céréales[90] et les zones agricoles ukrainiennes[91] s’apparentent à des biens indispensables à la survie de la population ukrainienne. Il en est de même des conduites d’eau potable également ciblées par les forces armées russes[92]. Or dans la plupart des circonstances où ces biens ont été visés par les troupes russes, ils ne paraissaient pas servir à la seule subsistance des forces armées ukrainiennes ou d’appui direct à leur action militaire. De ce fait, leur destruction, leur saisie ou leur mise hors d’usage dans le but d’en priver la population civile ukrainienne constituent bien une violation du droit des conflits armés internationaux dans le chef de la Russie.

2. Difficultés d’interprétation

Une conclusion définitive quant à une possible violation de l’article 54, au paragraphe 1 ou au paragraphe 2 du PA I s’avère, en revanche, plus délicate concernant d’autres actions russes, en particulier les attaques susmentionnées contre les infrastructures énergétiques ainsi que le siège de certaines villes[93] et le blocus de facto de certains ports[94]. Il est de notoriété publique que la Russie utilise la technique du siège, comme ce fut le cas à Tchernihiv et à Marioupol (en particulier à l’usine métallurgique d’Azovstal)[95]. De surcroît, depuis le début du conflit armé, l’État russe exerce dans les faits un blocus d’importants ports ukrainiens en mer d’Azov et en mer Noire, entravant ainsi fortement les exportations de céréales ukrainiennes[96]. Même si les attaques contre les infrastructures électriques, le siège de villes et le blocus maritime menacent tous d’une certaine manière la subsistance de la population ukrainienne, l’analyse de ces actions au regard de l’article 54, au paragraphe 1 ou au paragraphe 2, du PA I se révèle complexe. Cette complexité résulte des incertitudes et ambiguïtés autour de l’interprétation de ladite disposition. En particulier, trois questions demeurent débattues.

En premier lieu, il n’est pas établi si le paragraphe 1 de l’article 54 du PA I se limite à interdire les opérations militaires visant délibérément à affamer les civils ou s’il englobe celles qui, sans causer intentionnellement une famine parmi la population civile, l’ont néanmoins pour conséquence prévisible[97]. Les experts arrivent à des conclusions différentes à partir du texte de ce premier paragraphe et de sa relation aux paragraphes subséquents dudit article.

La position traditionnelle majoritaire soutient que le paragraphe 1 de l’article 54 du PA I ne prohibe que les famines délibérées[98]. D’un côté, l’argument repose sur l’idée que la famine doit être utilisée « comme méthode de guerre », soit à des fins intentionnelles comme arme de guerre[99]. De l’autre côté, il s’appuie sur le fait que le paragraphe 2 de ce même article interdit à titre illustratif les attaques contre des biens indispensables « en vue » (dans la version anglaise également authentique : « for the specific purpose of ») d’en priver certains civils[100].

Au contraire, un courant doctrinal plaide désormais que le paragraphe 1 de l’article 54 du PA I couvre aussi les hypothèses de famine collatérale prévisible[101]. Il est souligné que la terminologie « méthode de guerre » renvoie seulement à l’utilisation de la famine comme une méthode de combat dans la conduite des hostilités[102]. Par ailleurs, il est noté que le paragraphe 2 de l’article 54 du PA I englobe aussi les atteintes aux biens indispensables à la survie pour en priver la partie adverse, « quel que soit le motif dont on s’inspire »[103]. En outre, ce courant doctrinal insiste sur le fait que le paragraphe 3 de ce même article interdit les atteintes aux biens indispensables servant d’appui direct à l’action militaire lorsqu’on « pourrait attendre » que l’opération militaire envisagée à leur encontre précipite la famine d’une population civile, c’est-à-dire lorsque la famine d’une population civile est un effet prévisible de cette opération[104]. D’autres interprétations plus ouvertes du paragraphe 1 de l’article 54 du PA I ont également été suggérées[105].

L’interprétation retenue sera déterminante pour l’application du paragraphe 1 de l’article 54 du PA I aux sièges et aux blocus. En effet, ces deux stratégies d’isolement de l’adversaire – qui ne sont pas en soi interdites en droit des conflits armés[106] – ne visent le plus souvent pas directement à affamer les civils, mais entraînent néanmoins des conséquences dramatiques pour ceux-ci[107]. Quelques précisions supplémentaires s’imposent à cet égard.

Quant au siège, même si l’on retient l’interprétation la plus stricte, l’intention d’affamer les civils pourrait se déduire des faits, en particulier du refus d’évacuer les civils (mesure seulement facultative en période de siège aux termes de l’article 17 de la CG IV[108]) et du rejet de l’assistance humanitaire[109]. En effet, l’interdiction de la famine requerrait d’autoriser l’évacuation des civils affamés d’une zone assiégée (qui deviendrait ainsi une mesure obligatoire) et/ou d’accepter l’assistance humanitaire en faveur de ceux qui n’ont pas été évacués[110]. Dès lors, refuser une évacuation ou une aide humanitaire au bénéfice de la population assiégée pourrait indiquer une intention de l’affamer et de ce fait violer le paragraphe 1 de l’article 54 du PA I.

Partant, les sièges instaurés par les forces armées russes soulèvent des questions au regard du droit des conflits armés internationaux, à l’exemple du siège de Marioupol. En effet, dans ce dernier cas, la Russie n’a pris aucune mesure humanitaire de bonne foi pour mettre les civils encerclés à l’abri de la faim. En premier lieu, les tentatives conjointes de la Russie et de l’Ukraine de mettre en place des couloirs humanitaires pour la ville – qui auraient permis l’acheminement d’une aide humanitaire et l’évacuation de civils – ont donné des résultats décevants en raison de bombardements russes contre les citoyens ukrainiens qui tentaient de fuir[111]. En second lieu, l’État russe a empêché dans certains cas l’aide humanitaire d’atteindre les civils assiégés[112]. Par conséquent, quelle que soit l’interprétation privilégiée pour le paragraphe 1 de l’article 54 du PA I, le siège de Marioupol a sans doute enfreint l’interdiction de la famine, car le comportement russe semble refléter une intention d’affamer les civils isolés[113].

Pour ce qui est du blocus, avant même les difficultés d’interprétation du paragraphe 1 de l’article 54 du PA I, il convient d’indiquer que les auteurs divergent encore quant à l’applicabilité de cette disposition à cette méthode de guerre[114]. Il est vrai que les travaux préparatoires du paragraphe 1 de l’article 54 PA I suggèrent que le paragraphe 3 de l’article 49 du PA I in fine en exclut l’applicabilité au blocus[115] en précisant que « [l]es dispositions de la présente Section [I relative à la protection générale contre les effets des hostilités, qui comprend l’article 54 du PA I] n’affectent pas autrement les règles du droit international applicable dans les conflits armés sur mer »[116]. Néanmoins, ce même paragraphe 3 prévoit aussi que ces dispositions « s’appliquent à toute opération […] navale pouvant affecter, sur terre, la population civile » – ce qui est bien le cas du blocus maritime. En outre, plusieurs autorités se prononcent en faveur de l’applicabilité de l’interdiction de la famine au blocus. L’étude coutumière du Comité international de la Croix-Rouge note que le blocus est interdit lorsqu’il a pour objectif d’affamer la population ennemie[117], tandis que le Manuel de San Remo sur le droit international applicable aux conflits armés en mer prévoit que le blocus ne peut avoir pour seul but d’affamer les civils[118].

Quoi qu’il en soit, cette controverse relative au blocus semble être de moindre importance en Ukraine, car les conditions formelles du blocus[119] n’ont, semble-t-il, pas (toutes) été remplies par la Russie pour la reconnaissance de jure de son blocus en mer Noire et en mer d’Azov[120]. Par conséquent, il y a de fortes raisons de croire que l’interdiction de la famine s’applique bien à la Russie en Ukraine et que la première ne peut donc à tout le moins pas affamer délibérément les citoyens de la seconde par le blocus de facto qu’elle impose. En pratique, il ne sera pas facile de démontrer une telle intention russe d’affamer une partie de la population ukrainienne, d’autant qu’il n’est pas exclu que l’impact recherché par ce blocus soit surtout celui sur le marché mondial des céréales.

En deuxième lieu, même si le paragraphe 2 de l’article 54 du PA I avait la prétention de couvrir toutes les possibilités d’atteinte à des biens indispensables, il se concentre exclusivement sur les actions privant les personnes civiles de biens qui sont déjà en leur possession (attaque, destruction, saisie, mise hors d’usage) et omet les actes qui empêchent ces personnes d’en acquérir ou d’en avoir accès à de nouveaux, soit de se réapprovisionner[121]. De ce fait, comme le paragraphe 1 de l’article 54 du PA I, le paragraphe 2 de ce même article 54 laisse dans une zone grise le siège et le blocus qui impliquent souvent le refus ou l’entrave à l’assistance humanitaire, c’est-à-dire le refus ou l’entrave à l’accès à de nouveaux biens indispensables. Cela dit, comme il sera expliqué lors de l’examen des règles sur l’assistance humanitaire, ces actes pourraient dans certaines circonstances être interdits par l’intermédiaire de l’interdiction générale de la famine prévue au paragraphe 1 de l’article 54 du PA I[122].

En troisième lieu, le sort des biens qui ne sont pas indispensables en eux-mêmes, mais qui ont une forte connexion à de tels biens demeure ambigu, comme celui du réseau électrique ou des voies de transport. S’il ne fait aucun doute que les actes qui s’en prennent directement à des biens indispensables (par exemple les céréales) sont couverts par le paragraphe 2 de l’article 54 du PA I, les choses sont moins évidentes pour ceux qui s’en prennent à des biens connexes (comme une route nécessaire pour transporter ces céréales)[123]. Certes, il est difficile de qualifier ces biens connexes de biens indispensables au sens de la disposition pertinente[124], mais l’atteinte à ces biens connexes peut tomber dans le champ de la prohibition lorsqu’elle s’apparente à « a means by which to engage in the deliberate deprivation » d’un bien indispensable[125].

Ainsi, le plus souvent, les forces armées russes ne s’en sont pas prises directement aux installations d’eau ou de chauffage, mais ont attaqué les infrastructures énergétiques qui sont nécessaires à leur bon fonctionnement. Par conséquent, à pouvoir démontrer l’intention de la Russie de priver les Ukrainiens de la valeur de subsistance des installations d’eau potable et de chauffage, les attaques russes contre le réseau électrique ukrainien « mettant hors d’usage » ces installations constituent une violation de leur protection spéciale[126]. Il sera en effet pratiquement impossible pour la Russie de démontrer que de telles installations ne servent qu’à la seule subsistance des forces armées ukrainiennes[127].

B. Les réquisitions en territoires occupés

Complétant et précisant à certains égards l’article 52 du RLH[128], l’article 55, alinéa 2 de la Convention IV de Genève reconnaît la valeur de subsistance des vivres pour une population occupée déterminée. En effet, il prévoit que « [l]a Puissance occupante ne pourra réquisitionner des vivres […] se trouvant en territoire occupé que pour les forces et l’administration d’occupation » [nos italiques][129]. De surcroît, cette disposition impose à la Puissance occupante de « tenir compte des besoins de la population civile » et de « prendre les dispositions nécessaires pour que toute réquisition soit indemnisée à sa juste valeur »[130]. On voit que les conditions fixées par la Convention IV de Genève tendent à limiter les hypothèses de réquisition légale et ainsi à préserver la sécurité alimentaire de la population occupée concernée.

Les céréales « volées » en territoires occupés par les forces armées russes entrent dans la catégorie des vivres visée par l’article 55, alinéa 2 de la Convention IV de Genève. S’il n’est pas établi que la Russie ait mis en place des procédures de réquisition[131], on ne saurait en tout cas parler ici de réquisition légale par les troupes russes en l’absence de toute considération des besoins de la population ukrainienne occupée et de toute indemnisation pour les agriculteurs ukrainiens. De plus, pour rappel, la Russie a disposé de ces vivres en dehors des territoires occupés en les vendant à des États alliés. De ce fait, ces actions de « vol » de céréales avaient davantage pour objectif de soutenir son économie nationale et donc sa population, plutôt que l’armée ou l’administration russe en territoires occupés[132].

Notons que l’État russe a parfois argué d’actes d’« expropriation » des récoltes de céréales[133]. Si la réquisition s’apparente à une « forme d’expropriation »[134], l’expropriation s’entend stricto sensu d’actes de saisie de biens privés à des fins publiques moyennant indemnisation et en conformité avec le droit de l’État occupé, soit la législation ukrainienne[135] – le respect de ces deux dernières conditions pose question en l’espèce.

C. L’assistance humanitaire

Outre les dispositions consacrées à l’assistance humanitaire en territoires occupés[136] – sur lesquelles nous reviendrons brièvement à la fin de ce point[137] –, deux articles traitent de l’assistance humanitaire au bénéfice de personnes déjà frappées par la faim, à l’exemple des populations isolées par un siège ou un blocus. Un article se trouve dans la Convention IV de Genève (1), l’autre dans le PA (2).

1. La Convention IV de Genève

Les belligérants assument l’obligation de satisfaire les besoins alimentaires de la population civile se trouvant sous leur contrôle effectif[138]. Si les parties au conflit armé ne peuvent ou ne veulent exécuter cette obligation et que, de ce fait, les civils ne disposent pas des biens essentiels à leur survie, le droit des conflits armés encourage, voire oblige, ces parties à accepter l’assistance humanitaire et impartiale, proposée sans discrimination. Ainsi, la seconde phrase de l’article 23, alinéa 1er de la Convention IV de Genève impose aux États d’autoriser « le libre passage de tout envoi de vivres indispensables […] réservés aux enfants de moins de quinze ans, aux femmes enceintes ou en couches » [nos italiques][139]. La notion de vivres indispensables renvoie aux « aliments de base, nécessaires à la santé et au développement normal physique et psychique des personnes auxquelles ils sont destinés »[140].

L’article 23 de la Convention IV de Genève introduit plusieurs exceptions à l’obligation d’autoriser le libre passage pour permettre aux parties concernées de s’assurer de la visée humanitaire de l’assistance : un État peut ainsi s’opposer au libre passage lorsqu’il a des craintes que le contrôle ne soit pas efficace, que les envois soient détournés ou qu’ils procurent un avantage militaire manifeste à l’ennemi[141]. Il peut également prendre les arrangements techniques qu’il juge nécessaires au passage de l’assistance humanitaire. Par conséquent, bien que le texte n’introduise pas d’exigence de consentement des États impliqués, les possibilités qui leur sont données pour s’opposer à des actions de secours sont telles que celles-ci dépendent bien en pratique de leur consentement[142].

Relevons que la première phrase de l’article 23, alinéa 1er de la Convention IV de Genève semble tout de même adopter une approche anthropocentrique plus large en ce qu’elle prévoit le libre passage d’envois « destinés uniquement à la population civile d’une autre Partie contractante, même ennemie » [nos italiques][143]. Cette formulation permet de penser que la seconde phrase de cet alinéa vise donc pareillement les « enfants de moins de quinze ans, [les] femmes enceintes ou en couches » de tout autre partie contractante[144], « que celle-ci soit un État ennemi, allié, associé ou neutre »[145]. Néanmoins, l’accent mis dans la première phrase sur « même ennemie » indique bien que les rédacteurs avaient toujours comme priorité de protéger la population ennemie. D’ailleurs, la première édition des commentaires de la Convention IV de Genève par le Comité international de la Croix-Rouge précisent que « [c]e sont […] bien les rapports entre les États effectuant un blocus, d’une part, […] et les États contre lesquels le blocus est dirigé, d’autre part, que vise en premier lieu cette disposition »[146].

2. Le Protocole additionnel I

L’article 70 du PA I complète et modifie l’article 23 de la Convention IV de Genève. D’une part, il élargit à l’ensemble de la population civile se trouvant en dehors de territoires occupés la protection initialement réservée par la quatrième Convention de Genève aux catégories spécifiques d’individus susmentionnées[147]. Ainsi, le paragraphe 1 de l’article 70 du PA I encourage vivement les actions de secours en faveur de la population civile « insuffisamment approvisionnée en […] denrées » moyennant l’exigence – cette fois expresse – du consentement des États concernés par ces actions[148].

Bien que les actions de secours soient soumises au consentement des États concernés (c’est-à-dire les États dont le territoire est un lieu de départ, de destination ou de passage de convois humanitaires[149]), ces derniers ne jouissent pas d’une discrétion totale et ne peuvent donc pas arbitrairement refuser l’aide humanitaire[150]. Il existe diverses interprétations plus ou moins larges de ce que serait un refus arbitraire[151]. Toutefois, la plupart des auteurs s’accordent sur le caractère arbitraire du refus qui aboutirait à la violation d’autres obligations internationales du droit des conflits armés, notamment l’interdiction d’affamer la population civile[152]. Dès qu’une population civile souffre de la faim et manque de biens indispensables à sa survie, le refus d’une assistance humanitaire disponible (pourvu qu’elle soit impartiale et sans discrimination) serait arbitraire et constituerait une violation au paragraphe 1 de l’article 54 du PA I[153]. Cette remarque est particulièrement pertinente pour le blocus et le siège. D’ailleurs, le Manuel de San Remo précité relatif aux conflits armés en mer relève en ce sens que, lorsqu’une population civile est insuffisamment approvisionnée à la suite d’un blocus, la partie ayant instauré le blocus doit donner le libre passage à l’aide humanitaire, notamment aux vivres[154]. Notons que l’applicabilité de l’article 70 du PA I au blocus est moins contestée que celle de l’article 54 du PA I[155]. Pour revenir à la situation ukrainienne, le fait pour la Russie d’avoir empêché l’aide humanitaire d’atteindre les civils affamés assiégés à Marioupol enfreindrait non seulement le paragraphe 1 de l’article 54 du PA I – ainsi qu’expliqué précédemment[156] –, mais aussi son article 70.

Dès que des actions de secours ont obtenu le ou les assentiments nécessaires (première étape)[157], le droit international coutumier et le paragraphe 2 de l’article 70 du PA I prévoient que les États doivent autoriser et faciliter « le passage rapide et sans encombre de tous les envois […], même si cette aide est destinée à la population civile de la partie adverse » (deuxième étape)[158]. Concernant cette deuxième étape, ce même paragraphe 2 ne reprend pas les exceptions de l’article 23 de la Convention IV de Genève permettant aux États concernés de s’opposer au libre passage et amende donc cette disposition sur ce point[159]. Par ailleurs, le paragraphe 3c) de l’article 70 du PA I interdit le détournement des envois à moins d’une « nécessité urgente » qui soit « dans l’intérêt de la population civile »[160]. Cela étant, les paragraphes 3a) et b) de l’article 70 du PA I préserve les droits des États concernés de requérir un contrôle de la distribution de l’assistance par une Puissance protectrice et de prescrire les arrangements techniques pour organiser les passages[161].

Avant de poursuivre, signalons qu’en territoires occupés, la Puissance occupante assume une obligation particulière en matière d’assistance humanitaire. Lorsque l’absence d’interférence avec le système existant ne suffit pas à combler les besoins de la population occupée (première obligation) et à défaut de pouvoir (ou de vouloir) approvisionner celle-ci en biens essentiels à sa survie (deuxième obligation)[162], la Puissance occupante doit alors consentir, faciliter et autoriser le libre passage de l’aide humanitaire proposée, notamment les « envois de vivres » (troisième obligation)[163]. Cette troisième obligation de consentir à une aide humanitaire est inconditionnelle même si la Puissance occupante dispose d’un droit de contrôle de la visée humanitaire des actions de secours[164]. Dès lors, pour en revenir au conflit armé international qui nous préoccupe, la Russie est tenue d’assurer, par elle-même ou par l’intermédiaire de l’assistance humanitaire qu’elle doit accepter, les besoins essentiels de la population ukrainienne dans les territoires qu’elle occupe. À cet égard, il semble problématique qu’en juin 2022, la Russie ait pris pour cibles des convois humanitaires destinés à la population ukrainienne dans la région de Donetsk qu’elle occupait déjà partiellement[165].

III. Vers une approche anthropocentrique généralisée

Les développements précédents montrent que le régime actuel du droit des conflits armés internationaux assure un cadre de protection non négligeable à la sécurité alimentaire des individus. Partant, la situation alarmante en Ukraine résulte d’abord d’un non-respect par les forces armées russes de ce régime. Dans ces circonstances, la communauté internationale doit exiger une meilleure mise en oeuvre du cadre normatif existant et ne pas hésiter à réprimer les comportements qui le méconnaissent, notamment pour dissuader de futures violations[166].

Néanmoins, les difficultés ne se situent pas uniquement dans l’exécution du régime existant. Le droit des conflits armés peut et doit mieux faire pour protéger la sécurité alimentaire des individus. Ce progrès est d’autant plus important que l’insécurité alimentaire constitue non seulement une conséquence, mais aussi une cause des conflits armés[167]. De surcroît, il est à attendre que les évolutions climatique et démographique mettent davantage sous pression la sécurité alimentaire individuelle dans le futur. Par exemple, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture avait déjà averti en 2015 que, « to satisfy the growing demand driven by population growth and dietary changes, food production will have to increase by 60 percent by 2050 »[168]. Même à admettre que notre système alimentaire évolue, comment peut-on atteindre ce genre d’objectif et assurer la sécurité alimentaire de tous lorsque les belligérants continuent de s’en prendre aux ressources et au système alimentaires ? Le droit des conflits armés internationaux ne peut plus se satisfaire d’un régime partagé entre, d’une part, une approche matérielle ou écologique et, d’autre part, une approche anthropocentrique limitée de ces ressources et de ce système.

C’est pourquoi il est proposé ici que le droit des conflits armés internationaux intègre une troisième approche complémentaire, à savoir une approche anthropocentrique généralisée des ressources et du système alimentaires. Cette troisième approche amènerait ce droit à reconnaître la valeur intrinsèque de subsistance de ces ressources et (de certains) des biens agroalimentaires pour l’ensemble de l’humanité plutôt que pour un groupe d’individus déterminé. Autrement dit, cette approche encouragerait ce droit à tenir compte de cette valeur intrinsèque indépendamment des besoins immédiats ou concrets de toute une population ennemie ciblée ou d’une partie de celle-ci. Ce droit ne devrait pas attendre que des individus soient menacés par la faim ou en souffrent pour s’intéresser à la sécurité alimentaire des personnes.

Cela étant, le renforcement du droit des conflits armés internationaux par l’incorporation d’une approche anthropocentrique généralisée ne doit pas s’opérer au prix d’un déséquilibre inacceptable de son économie initiale, reposant sur un équilibre entre les principes d’humanité et de nécessité militaire. L’approche anthropocentrique généralisée ne peut aboutir à l’abolition totale de ce dernier principe et à une toute-puissance du premier. Toutefois, il apparaît logique d’admettre une évolution de cette économie initiale au gré de l’évolution de notre perception du contenu de ces principes, en particulier ici de notre perception de « what is humane and acceptable »[169]. Les valeurs qui fondent l’humanité (et donc le principe d’humanité) peuvent s’adapter et se spécifier au fur et à mesure de son histoire et de sa réalité.

Plusieurs pistes existent pour mener une action réaliste en faveur de l’intégration d’une approche anthropocentrique généralisée en droit des conflits armés internationaux[170]. Primo, cette approche peut être poursuivie grâce à des solutions existantes : elle peut être incorporée dans le cadre de l’application et de l’interprétation des normes actuelles de ce droit (A). Secundo, cette approche peut être défendue au moyen de solutions nouvelles destinées à sensibiliser les belligérants à celle-ci (B). Tertio, une approche anthropocentrique généralisée peut être intégrée en droit des conflits armés grâce à une application complémentaire du droit international des droits de l’homme, qui englobe déjà (dans une certaine mesure) une telle approche des ressources et du système alimentaires (C).

A. L’application et l’interprétation des normes existantes

Il apparaît inutile, risqué et utopique de suggérer l’adoption d’un nouveau traité en vue de protéger la sécurité alimentaire en temps de conflit armé, voire de proposer une refonte ou une modification du droit conventionnel des conflits armés internationaux à cette fin. En réalité, l’application et l’interprétation des normes existantes de ce droit dans le sens d’une approche anthropocentrique généralisée permettraient déjà d’atteindre des résultats intéressants en pratique.

Premièrement, il est possible d’appliquer certaines des normes précédemment examinées en considérant la valeur intrinsèque des ressources alimentaires et biens agroalimentaires pour la subsistance de l’humanité. En effet, plusieurs des normes étudiées consacrent des principes ou critères qui requièrent une évaluation contextuelle, voire un jugement de valeur. Partant, il conviendrait de tenir compte du « poids » particulier des ressources alimentaires ou biens agroalimentaires dans la mise en oeuvre de ces principes ou critères. Plusieurs exemples peuvent être utiles.

Pour rappel, la vérification du respect du principe de proportionnalité exige de mettre en balance, d’une part, les dommages civils collatéraux et, d’autre part, l’avantage militaire concret et direct attendu[171]. Cette vérification implique non seulement d’identifier les éléments à mettre en balance, mais aussi de leur attribuer une valeur[172]. Des facteurs de contexte peuvent alors « increase or decrease the weight of something that counts as incidental harm »[173]. Ainsi, en raison de la pression croissante sur la sécurité alimentaire de tous, les ressources alimentaires et biens agroalimentaires devraient « peser » davantage que les autres biens civils dans l’évaluation des dommages collatéraux. Il s’agirait alors de faire un jugement de valeur entre, d’une part, la valeur importante associée à ces ressources et biens et, d’autre part, la valeur reconnue à l’avantage militaire attendu[174]. Augmenter le « poids » attribué aux ressources alimentaires et biens agroalimentaires inciterait les États belligérants à plus de retenue à leur égard, à moins d’un avantage militaire d’une valeur particulièrement élevée supprimant le caractère excessif de l’atteinte à ceux-ci. Pour revenir à un exemple déjà évoqué, même à prouver qu’elle ciblait effectivement les voies de transport se situant à proximité de ressources alimentaires ou biens agroalimentaires ukrainiens (plutôt que ces ressources ou biens eux-mêmes), la Russie devrait invoquer un avantage militaire significatif pour justifier des dommages à des ressources ou biens de cette valeur[175].

Dans le même ordre d’idées, les ressources alimentaires assument une place distinctive dans l’environnement naturel : leur rôle singulier dans la subsistance de l’humanité devrait intervenir lors de l’appréciation des critères de durabilité, d’étendue et surtout de gravité[176]. Comme noté précédemment, la notion de gravité n’a pas été définie[177]. Cela dit, dès lors que le paragraphe 1 de l’article 55 du PA I retient lui-même une approche anthropocentrique de l’environnement naturel[178], il semble de bon sens que des attaques contre des ressources alimentaires, à savoir des éléments si fondamentaux pour la survie de l’humanité, atteignent plus rapidement le seuil de gravité requis que des attaques contre d’autres parties de l’environnement naturel dont la destruction ne comprend pas un tel enjeu. Même s’il peut toujours être difficile de conclure à une violation du droit conventionnel et coutumier des conflits armés internationaux (tant le seuil des critères, notamment celui de gravité, demeurerait élevé), le fait pour la Russie de miner ou d’incendier des ressources alimentaires telles que des champs de culture devrait se rapprocher davantage du niveau de gravité requis : ces actions les rendent inexploitables pour des années et menacent la sécurité alimentaire locale et mondiale[179].

De surcroît, les exceptions liées aux nécessités militaires (le cas échéant, impérieuses ou absolues) devraient être conçues d’autant plus restrictivement en présence de ressources alimentaires et biens agroalimentaires, par exemple en matière de saisie ou de destruction de telles ressources ou de tels biens[180]. S’il est vrai que l’exception de nécessité militaire doit déjà d’ordinaire faire l’objet d’une interprétation restrictive, il est envisageable de renforcer le caractère restrictif de cette interprétation en jouant sur deux conditions de cette exception : d’un côté, l’identification d’une situation de nécessité et d’une urgence et, de l’autre côté, le choix de la mesure la moins dommageable (en l’espèce, aux ressources alimentaires et biens agroalimentaires)[181].

Concernant la première condition, elle requiert donc la démonstration d’une « situation [de nécessité] [qui] doit en outre être la cause d’un besoin urgent »[182]. Or les notions de « nécessité » et d’« urgence » sont relatives et impliquent aussi un choix de valeurs. Considéré seul, le besoin militaire des forces armées peut apparaître urgent, mais l’urgence de ce besoin peut être relativisée, voire disparaître, face à celui de la préservation de l’humanité. En ce sens, pour pouvoir conclure à l’existence d’une véritable nécessité ou urgence militaire dans le chef de forces armées, il faudrait en quelque sorte que celle-ci semble « plus urgente » ou « plus nécessaire » que celle consistant en la subsistance de l’humanité.

S’agissant de la seconde condition du choix de la mesure la moins dommageable, elle renvoie à l’obligation de précautions de la part des belligérants[183]. Ceux-ci doivent s’assurer de prendre toutes les précautions possibles pour repérer la mesure la moins dommageable. Il conviendrait alors de se montrer plus sévère dans l’évaluation du respect de cette obligation de moyen dans le chef des belligérants : ont-ils vraiment exploré toutes les options possibles pour obtenir leur avantage militaire tout en réduisant au minimum ou en évitant les dommages aux ressources alimentaires et biens agroalimentaires ?

Dans la situation ukrainienne, la Russie aurait dû faire état de nécessités militaires « extrêmement » impérieuses pour expliquer la saisie d’une énorme quantité de céréales ukrainiennes, celles-ci étant essentielles à la subsistance de la population locale et mondiale, par exemple celle de l’Afrique du Nord et subsaharienne[184]. Ces céréales correspondent à première vue à un besoin de subsistance très urgent qui invite à relativiser l’urgence du besoin militaire russe (à supposer qu’un tel besoin existe). Par ailleurs, on peut penser que la Russie n’a pas fait « tout ce qui [était] pratiquement possible » afin de prendre la mesure la moins dommageable pour les céréales ukrainiennes et, partant, les personnes qui en dépendent[185].

Deuxièmement, outre son utilité dans l’application de normes dont le sens est globalement déjà établi, l’approche anthropocentrique généralisée pourrait intervenir dans l’exercice d’interprétation de normes conventionnelles qui manquent de clarté. Elle pourrait aider à clarifier certaines incertitudes du droit des conflits armés internationaux, par exemple quant à l’interprétation à donner à l’article 54 du PA I[186]. Ces incertitudes ne sont pas purement théoriques, mais ont des implications concrètes pour les opérations militaires[187]. L’approche anthropocentrique généralisée pourrait orienter le débat en faveur des interprétations les plus favorables à la protection de la sécurité alimentaire individuelle, à l’exemple de celle qui voit dans l’article 54 du PA I une interdiction des famines non seulement délibérées, mais aussi prévisibles[188].

B. La sensibilisation des belligérants au moyen de solutions nouvelles

Outre la mobilisation de solutions existantes et disponibles par l’application et l’interprétation du droit des conflits armés internationaux, il serait bon de sensibiliser les belligérants aux enjeux présents et futurs de la sécurité alimentaire mondiale. Cela paraît d’autant plus important lors de conflits armés qui frappent des régions agricoles jouant un rôle capital dans la sécurité alimentaire de nombreux individus, comme c’est le cas en Ukraine.

Une première option serait d’encourager les États belligérants à s’engager d’eux-mêmes à protéger certaines ressources alimentaires ou biens agroalimentaires. Ainsi, ils pourraient conclure des accords interdisant toute attaque ou opération militaire dans certaines zones agricoles ou « alimentaires » ou à l’encontre de ces dernières, à l’image par exemple des localités non défendues ou des zones démilitarisées[189]. Une possibilité serait d’établir une liste de ressources alimentaires ou de biens agroalimentaires protégés qui ne pourraient jamais être assimilés à des objectifs militaires[190]. Dans la situation en Ukraine, une telle liste aurait pu notamment inclure des exploitations et silos agricoles, telle l’exploitation Golden Agro visée par des bombardements russes en avril 2022[191], ainsi que les grands terminaux de céréales des villes portuaires, comme ceux de Mykolaïv ciblés par la Russie en juin 2022[192]. Bien entendu, la mise en place de telles zones protégées ou la création de listes de biens protégés présentent des difficultés et des risques. Au-delà du problème de l’identification des zones ou des biens qui devraient être protégés, le danger est d’en arriver à un effet contraire à celui voulu : faire de ces zones ou de ces biens des cibles prioritaires[193]. Néanmoins, compte tenu de la pression grandissante sur la sécurité alimentaire mondiale et dès lors la valeur croissante que prendront sans doute les ressources alimentaires et biens agroalimentaires à l’avenir, il est à craindre que ces ressources ou biens deviennent de toute façon des cibles recherchées par certains belligérants. Nous ne pensons pas que la protection de ces ressources ou biens par l’intermédiaire d’accords ou de listes viendra accroître ce phénomène plutôt que le diminuer.

Une deuxième option serait d’imposer de nouvelles contraintes externes aux belligérants, par exemple en instaurant une obligation de diligence raisonnable propre aux ressources alimentaires et au système agroalimentaire. Celle-ci pourrait s’inspirer de l’obligation de diligence raisonnable existant déjà en droit international de l’environnement[194]. Puisque certaines ressources alimentaires font partie de l’environnement naturel[195], le droit de l’environnement apparaît comme un intéressant modèle de départ. Ainsi, l’obligation de diligence raisonnable propre aux ressources alimentaires et aux biens agroalimentaires exigerait des belligérants qu’ils prennent en compte les conséquences de leurs opérations militaires pour ces ressources et biens et, le cas échéant, adoptent des mesures pour prévenir ou réduire les dommages à ceux-ci[196]. Toutefois, à suivre le modèle du droit international de l’environnement, il semble que les États belligérants ne devraient faire preuve de diligence raisonnable par rapport aux ressources alimentaires et biens agroalimentaires que dans le cadre d’actions militaires qui surviennent sous leur juridiction ou leur contrôle[197]. Dans la situation ukrainienne, on peut par exemple penser aux opérations russes en territoires occupés à l’encontre de telles ressources ou de tels biens, comme le « vol » des céréales[198]. Ces territoires occupés sont en effet sous le contrôle de la Russie.

C. L’application complémentaire du droit international des droits de l’homme

Outre les pistes propres au droit des conflits armés internationaux, l’incorporation dans ce droit de l’approche anthropocentrique généralisée des ressources et du système alimentaires pourrait être renforcée par l’application complémentaire du droit international des droits de l’homme, en particulier des droits économiques, sociaux et culturels. Une telle application complémentaire de ce droit suppose, le cas échéant, que celui-ci soit applicable de façon extraterritoriale aux États belligérants – autrement dit que les individus (directement) concernés soient sous le contrôle effectif de ces États lorsque ces derniers opèrent sur un territoire qui n’est pas le leur[199].

Parmi les droits de l’homme économiques, sociaux et culturels, le droit à une alimentation adéquate, dont le noyau dur consiste en un droit d’être à l’abri de la faim, s’avère particulièrement pertinent et est consacré à l’article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[200] (PIDESC) (ratifié par la Russie et l’Ukraine). Sous réserve d’éventuelles limitations par les États « en vue de favoriser le bien-être général dans une société démocratique » (article 4 du PIDESC)[201], ce droit à une alimentation continue de s’appliquer en période de conflit armé[202]. D’ailleurs, son « core content represents […] the survival kit in all situations »[203] et n’est donc susceptible d’aucune restriction par les États[204]. Par conséquent, « any [application or] interpretation of the law of armed conflict should be acceptable only insofar as it allows protection for the minimum core of the right to food »[205].

À titre d’illustration, l’application complémentaire du droit international des droits de l’homme pourrait permettre de prendre en compte dans l’évaluation du respect du principe de proportionnalité les effets collatéraux à long terme sur la sécurité alimentaire des individus[206]. En effet, en droit des conflits armés internationaux, cette évaluation se concentre sur les dommages civils prévisibles : elle exclut en principe les effets à long terme et ceux entretenant un lien de causalité trop éloigné avec l’action militaire en cause[207]. S’agissant par exemple des attaques russes légitimes contre une partie du réseau électrique ukrainien[208], les coupures d’eau courante qui en résultent pour la population locale étaient évidemment prévisibles et seront sans doute considérées dans le calcul de proportionnalité. Par contre, il n’est pas certain que les pertes financières et la diminution de la capacité de production des agriculteurs ukrainiens, la hausse généralisée des prix des ressources alimentaires et énergétiques et les répercussions générales sur les récoltes ukrainiennes futures[209] soient prises en compte dans l’appréciation de la proportionnalité des dommages civils engendrés par les attaques russes – au-delà de leurs conséquences prévisibles éventuelles sur la subsistance de la population locale[210]. Ces conséquences à plus long terme n’entretiennent qu’un lien de causalité relativement éloigné avec lesdites attaques russes. Néanmoins, le droit à l’alimentation comprend une dimension de durabilité qui « renferme l’idée de disponibilité et de possibilité d’obtenir à long terme » une alimentation adéquate[211]. Partant, dans les hypothèses limitées où le droit international des droits de l’homme est applicable aux attaques russes contre l’Ukraine, son application complémentaire pourrait autoriser d’intégrer en tout ou en partie des conséquences précitées dans le calcul de proportionnalité des dommages civils occasionnés par ces attaques.

Par ailleurs, l’application complémentaire du droit international des droits de l’homme pourrait amener les États belligérants à considérer les effets de leurs opérations militaires pour des populations autres que la population ennemie protégée par le droit des conflits armés internationaux. Ainsi, suivant l’approche classique du droit international des droits de l’homme, le droit à une alimentation adéquate a pour corollaire trois obligations étatiques : celles de respecter ce droit, de le protéger et d’y donner effet[212]. Chacune de ces obligations revêt une portée extraterritoriale en ce que les États doivent veiller à ce que les décisions et mesures prises sous leur juridiction n’affectent pas le droit à une alimentation adéquate de la population d’autres États[213]. En particulier, l’obligation extraterritoriale de respecter le droit à une alimentation adéquate consiste en une obligation de s’abstenir de « porter atteinte au droit à l’alimentation dans d’autres pays par [des] politiques et programmes »[214]. Par conséquent, lorsqu’un État belligérant instaure un blocus maritime de jure ou de facto et exerce un contrôle effectif sur les ports bloqués, l’obligation extraterritoriale de respecter le droit à une alimentation adéquate pourrait imposer à cet État (comme la Russie) de considérer les effets de son blocus pour les populations autres que celle qui est isolée, par exemple pour celles qui sont touchées par l’augmentation des prix des denrées alimentaires et les entraves aux exportations[215].

Enfin, l’application complémentaire du droit international des droits de l’homme pourrait tempérer quelques libertés laissées aux États par le droit des conflits armés internationaux. Il a été signalé précédemment que les États concernés peuvent consentir ou ne pas consentir à l’offre d’aide humanitaire, mais ne peuvent refuser d’y consentir pour des motifs arbitraires[216]. Un refus devrait être considéré comme arbitraire non seulement s’il viole une obligation (le cas échéant, négative) du droit des conflits armés internationaux, par exemple l’interdiction de la famine, mais aussi s’il méconnaît une obligation des droits de l’homme, notamment celle de respecter le droit d’être à l’abri de la faim ou d’y donner effet[217].

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En conclusion, même s’il ne faut pas négliger le niveau de protection qu’offre déjà le régime actuel du droit des conflits armés internationaux, ce régime ne nous paraît pas pleinement satisfaisant pour préserver la sécurité alimentaire de tous et éviter que l’alimentation ne devienne une arme de guerre toujours plus dévastatrice dans les conflits à venir. Il importe de continuer à le renforcer en tenant dûment compte de la valeur intrinsèque singulière des ressources et du système alimentaires pour la subsistance de toute l’humanité.