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Le 24 février 2022, Vladimir Poutine a annoncé l’invasion russe en Ukraine, sous l’appellation d’une « opération militaire spéciale »[1]. À la suite de cette déclaration, les forces armées russes ont commencé à mener des attaques sur terre, dans les airs et en mer. Dans le domaine maritime, les attaques russes ont entravé les exportations depuis les ports ukrainiens, entraînant ainsi l’émergence d’une crise mondiale des céréales, qui affecte de nombreux pays du monde.

Selon les statistiques de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), avant l’invasion, l’Ukraine occupait une part significative du marché mondial des céréales. Ses exportations représentaient 36 % des exportations mondiales d’huile et de graines de tournesol, 13 % des exportations de maïs, et 9 % de celles de blé[2]. En raison de son rôle essentiel de sur ce marché, les mesures d’interdiction maritime russes dans la mer Noire, qualifiées de « blocus » dans les médias, ont entraîné une augmentation record des prix des produits alimentaires[3], suivie d’une pénurie alimentaire mondiale[4]. Étant donné que l’aggravation de cette crise humanitaire affecte de différentes façons des centaines de millions de personnes[5], certains analystes ont qualifié la situation actuelle de « blocus de la famine »[6], en référence au célèbre Hunger blockade de la marine britannique contre l’Allemagne pendant la Première Guerre mondiale.

Néanmoins, l’émergence d’une telle crise due à un blocus, dont l’existence juridique et la licéité seront discutées dans cet article, n’est pas un phénomène unique pendant les dernières années. Par exemple, dans un article publié en 2016, Bernard a considéré les blocus, de jure ou de facto, comme « another example of naval tactics that can cause grave humanitarian concern » en se référant aux exemples récents du Yémen et de la bande de Gaza[7]. Ces deux cas, tout comme dans les conflits maritimes précédents, ont sérieusement affecté et continuent d’affecter les populations civiles à l’intérieur des zones bloquées. En revanche, le conflit russo-ukrainien a donné naissance à une nouvelle dimension avec la crise mondiale des céréales qui affecte principalement les populations civiles à l’extérieur de la zone bloquée. Cette crise humanitaire, causée par le « blocus » russe depuis le déclenchement de l’invasion russe en Ukraine le 24 février 2022, représente un risque sérieux pour la communauté internationale, en particulier pour les populations civiles vulnérables.

Dans le cadre de cette étude, nous nous limiterons aux mesures d’interdiction appliquées par les forces navales russes sur les côtes de la mer Noire, et nous n’aborderons pas celles dans la mer d’Azov. Cette exclusion est due au fait que la quasi-totalité du littoral ukrainien de la mer d’Azov a été occupée par la Russie au cours de la première semaine de l’invasion[8], et le droit applicable dans cette région est principalement le droit de l’occupation militaire dans le contexte maritime. De plus, étant donné que la majeure partie des exportations des céréales ukrainiennes est effectuée depuis les ports de la mer Noire, en particulier les ports d’Odessa, de Tchornomorsk et de Youjné[9] ; la crise humanitaire mondiale actuelle est liée aux difficultés d’accès aux côtes ukrainiennes non-occupées de la mer Noire, à la fois depuis et vers ces régions.

Cette étude sera constituée de quatre parties essentielles. Premièrement, l’historique et le régime juridique du blocus maritime seront présentés. Cette présentation abordera notamment les conditions imposées en droit conventionnel et coutumier, la Déclaration réglant divers points de droit maritime[10] de 1856 (Déclaration de Paris) et le Manuel de San Remo sur le droit international applicable aux conflits armés sur mer[11] de 1994 (MSR) respectivement. Dans la perspective de la lex lata, la deuxième partie répondra à la question de savoir si le « blocus » de la mer Noire a satisfait aux conditions nécessaires pour être qualifié juridiquement de blocus maritime. Cette analyse sera suivie d’une évaluation hypothétique de la licéité d’un blocus juridiquement établi dans le cas ukrainien. Finalement, la quatrième partie fournira une conclusion basée sur la lex ferenda relative à l’exercice du blocus, incluant ses répercussions sur les populations civiles à l’intérieur et à l’extérieur du littoral bloqué.

I. L’évolution historique et le régime juridique du blocus maritime

Avant d’aborder la qualification et la licéité des actions russes visant à bloquer la navigation maritime en mer Noire, il est nécessaire de présenter de manière détaillée le régime juridique du blocus maritime. Bien que le blocus maritime soit une méthode de guerre légitime exercée depuis des siècles, comme les autres branches du droit de la guerre navale, il est dépourvu d’un régime juridique complet et clair en raison de la codification limitée en droit conventionnel. Pour cette raison, contrairement au DIH général, qui est largement régi par les Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1977, la coutume joue un rôle prépondérant dans la détermination des règles applicables en cas de blocus.

Par conséquent, cette partie sera premièrement consacrée à la présentation du développement historique de la pratique du blocus maritime et à la codification établie par la Déclaration de Paris. Ensuite, les règles coutumières énoncées dans le MSR seront discutées, notamment à la lumière de l’apport de l’article 2 commun aux Conventions de Genève de 1949 et du Protocole additionnel aux conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux de 1977 (Protocole additionnel I)[12].

A. Les origines du blocus maritime comme méthode de guerre et la codification limitée du blocus maritime par la Déclaration de Paris (1856)

L’idée d’interdire la navigation maritime civile vers et depuis les côtes belligérantes n’est pas nouvelle : cette pratique existe depuis l’Antiquité[13]. Néanmoins, vers le XVIIème siècle, lors de l’émergence du droit international moderne, les avancées techniques dans la conception des navires ont facilité la mise en pratique de cette idée, entraînant ainsi sa systématisation et son intégration dans le système juridique[14]. À cette époque, le premier exemple connu d’un blocus maritime a été exercé par les Pays-Bas en 1584 contre les ports de Flandre espagnole, ce qui était considéré comme « l’équivalent d’un véritable siège » dans le contexte maritime[15]. Ce concept, considéré comme l’exception à la liberté de navigation des navires neutres, s’est graduellement consolidé au cours du XVIIème siècle[16] ; notamment par la pratique anglaise et néerlandaise[17], et par la reconnaissance des juristes tels que Grotius[18] et Bynkershoek[19] dans leurs ouvrages.

Pendant le XVIIIème siècle, le blocus maritime est devenu une méthode de guerre légale pour la plupart des États. Cependant, il n’a pas été pas une pratique uniforme et stable. Cette instabilité découlait de l’émergence du concept de « blocus fictif »[20], qui désignait un type de blocus maritime impossible à mettre en oeuvre, en raison notamment de l’étendue déclarée de la côte bloquée et de la distance des navires de guerre par rapport à cette côte[21]. Les ligues de neutralité armée de 1780 et de 1800 ont souligné la nécessité de l’effectivité d’un blocus, afin d’éviter les blocus fictifs[22].

La Déclaration de Paris constitue le premier instrument codifiant les principes importants du droit de la guerre navale. Adopté à la suite de la guerre de Crimée (1854-1856), ce document est le résultat direct du compromis entre la France et le Royaume-Uni, les alliés au cours de cette guerre, et dont les perspectives sur les questions maritimes étaient largement différentes[23]. Outre l’abolition de la course et la reconnaissance du principe « navire libre, marchandise libre », qui constituent également des règles fondamentales du droit de la guerre navale contemporain, la Déclaration de Paris a établi les contours généraux du régime juridique des blocus maritimes. Le paragraphe 4 dispose que : « [l]es blocus, pour être obligatoires, doivent être effectifs, c’est-à-dire, maintenus par une force suffisante pour interdire réellement l’accès du littoral de l’ennemi. » L’utilisation du terme « effectif » est une réaction explicite aux tentatives d’interdire la navigation maritime par le biais de « blocus fictifs ». Cependant, la Déclaration de Paris ne fournit aucune indication quant à la signification et à l’étendue de ce critère obligatoire[24].

Lors de la Deuxième Conférence internationale de la paix qui a conduit à l’adoption des Conventions de La Haye de 1907, les États participants n’ont pas réussi à parvenir à un consensus pour clarifier le régime juridique du blocus maritime établi par la Déclaration de Paris, qui « laissait place à de nombreuses incertitudes » selon certaines délégations[25]. La codification du blocus, comme d’autres sujets importants en droit de la guerre navale, n’a donc pas été complète dans les Conventions de la Haye. Par la suite, la Déclaration de Londres (1909), qui visait à combler les lacunes du droit de La Haye et de systématiser le droit de la guerre navale, n’est pas entrée en vigueur, en raison du défaut de ratification par les États signataires[26].

Considérant le fait qu’au début du XXème siècle, la majorité des États ont adopté la Déclaration de Paris, à l’exception des États-Unis qui ont reconnu le régime juridique qu’elle a créé dans leur pratique[27], ce traité, qui est encore en vigueur, a également acquis un caractère coutumier. En ce qui concerne les blocus maritimes, l’effectivité était déjà une condition essentielle pour la légalité des blocus à partir du milieu du XIXème siècle[28]. Néanmoins, en raison d’une lacune juridique considérable en droit conventionnel et coutumier, la pratique extensive du blocus a entraîné des catastrophes humanitaires pendant les deux guerres mondiales[29].

À ce stade, les développements dans la doctrine et les positions nationales après la Seconde Guerre mondiale, ont joué un rôle crucial dans l’affirmation du caractère coutumier d’un régime juridique du blocus comprenant d’autres critères d’identification impératifs.

B. La réinterprétation prudente d’une coutume historique : le Manuel de San Remo (1994) et les manuels militaires

Comme nous l’avons indiqué précédemment, en dehors de la Déclaration de Paris, aucun traité détaillé n’a codifié le régime juridique du blocus maritime, et la coutume demeure la seule source de ce régime[30]. C’est la raison pour laquelle le MSR, adopté en 1994 « par un groupe d’experts du droit international et d’experts navals qui ont participé, à titre personnel, à une série de tables rondes organisées par l’Institut international de droit humanitaire »[31], joue un rôle essentiel dans la compréhension de ce concept historique. Cette compilation des règles de la guerre navale se considère comme « énonçant le droit actuellement en vigueur », bien qu’elle comprenne certaines dispositions perçues « comme des développements du droit »[32].

Le statut référentiel du MSR pour la présentation des règles coutumières est confirmé. À titre d’exemple, le Comité international de la Croix-Rouge, a exclu le droit de la guerre navale de la portée de son étude sur le DIH coutumier parue en 2005, en justifiant cette décision par le fait que « ce domaine a fait récemment l’objet d’une reformulation de grande ampleur avec le Manuel de San Remo »[33]. En outre, les manuels militaires de certains États font explicitement référence au MSR[34]. Finalement, la doctrine soutient largement qu’il obtient « status as a subsidiary means of determining international law »[35], grâce à son processus de préparation détaillé et sa contribution dans les documents nationaux et internationaux[36].

En ce qui concerne les blocus, le MSR adopte une approche plutôt orthodoxe que progressiste. Ce régime juridique, tiré de la Déclaration de Londres (1909) et du Manuel d’Oxford (1913), exige la satisfaction de trois conditions cumulatives pour l’exercice légal d’un blocus maritime ; à savoir la déclaration, l’effectivité et l’impartialité. L’analyse de ces trois conditions doit se faire principalement à partir des dispositions du MSR, mais celles de la Déclaration de Londres peuvent, le cas échéant, être prises en considération pour clarification.

Premièrement, la déclaration de l’établissement d’un blocus est nécessaire[37], en précisant « le début, la durée, le lieu et l’ampleur du blocus » et le délai de grâce permettant aux navires de commerce neutres de quitter la côte bloquée[38]. La Déclaration de Londres formule les termes « [l]e lieu et l’ampleur » comme « les limites géographiques du littoral bloqué »[39]. En se basant sur l’interprétation de ce dernier document, la déclaration du blocus doit explicitement faire référence au littoral sous le contrôle de la partie adverse. Cette déclaration doit être notifiée « à tous les belligérants et États neutres »[40], ainsi qu’aux « autorités locales » se trouvant dans la zone affectée par le blocus[41].

Deuxièmement, en accord avec la Déclaration de Paris, « [u]n blocus doit être effectif. La question de savoir si le blocus est effectif est une question de fait »[42]. Alors qu’auparavant, l’effectivité exigeait la présence de navires de guerre à proximité de la ligne du blocus déclarée, les développements technologiques dans les armes et des mécanismes de surveillances permettent désormais la mise en place de blocus effectifs à longue distance[43]. En ce qui concerne l’utilisation des mines marines pour établir et maintenir un blocus, le MSR et la position majoritaire dans la doctrine soutiennent que le belligérant établissant le blocus ne peut pas se contenter d’utiliser uniquement des mines et doit disposer d’autres dispositifs pour garantir l’effectivité du blocus[44].

Troisièmement, l’exercice d’un blocus ne doit pas être arbitraire et doit « s’appliquer impartialement aux navires de tous les États »[45]. Comme le souligne également le Commentaire du MSR, cela inclut « merchant ships flying the flag of the blockading power »[46]. Dans ce contexte, l’impartialité doit être respectée de manière absolue, à moins d’exceptions reconnues par le DIH.

Si ces trois conditions sont remplies, les forces bloquantes peuvent exercer les droits belligérants supplémentaires découlant du blocus maritime. Les navires de commerce et les aéronefs civils neutres peuvent être capturés s’ils « violent ou tentent de violer un blocus »[47]. En cas de refus clair et intentionnel d’obtempérer aux ordres d’arrêt émanant des forces bloquantes, les navires de commerce neutres sont susceptibles d’être attaqués[48].

Alors que les règles susmentionnées ne sont rien d’autre qu’un rappel du régime juridique traditionnel du blocus, le MSR propose certaines modifications conformes aux exigences découlant des développements en DIH depuis 1945. Ces développements ont principalement un impact sur l’identification d’un blocus ainsi que sur ses modalités d’application, notamment en ce qui concerne les règles relatives à la distinction et à la proportionnalité.

Afin de comprendre les enjeux liés à l’identification des blocus maritimes, il est nécessaire de présenter les changements radicaux intervenus dans l’identification des conflits armés internationaux. Ces conflits sont désormais soumis à un processus d’identification factuel et objectif, et en vertu de l’article 2 commun aux Conventions de Genève, le DIH s’applique « en cas de guerre déclarée ou de tout autre conflit armé surgissant entre deux ou plusieurs des Hautes Parties contractantes, même si l’état de guerre n’est pas reconnu par l’une d’elles ». Comme l’a souligné Carron de manière juste, « aucun critère d’animus d’être dans un CAI [conflit armé international] ou dans un état de guerre n’existe. […] Nous estimons en revanche qu’il est nécessaire qu’un État ait un animus d’user de la force pour qu’un CAI existe »[49].

L’établissement de cette approche factuelle pour l’identification des conflits armés a vraisemblablement entraîné une controverse sur le rôle de l’objectivité dans les déclarations de blocus. Dans ce contexte, le Commentaire du MSR indique que « [i]t was the sense of the Round Table that the rules stated in these paragraphs were applicable to blockading actions taken by States regardless of the name given to such actions »[50]. Sur la base de cette conclusion, il convient de se demander si « an implied or unclear declaration and notification, notwithstanding its practical effects, suffices to allow the use of belligerent rights »[51]. Bien que certains juristes répondent affirmativement à cette question[52], nous sommes d’avis que l’existence d’un blocus devrait comporter un élément de subjectivité plutôt que d’objectivité pour déterminer l’existence d’un conflit armé. L’interprétation extensive de l’identification des conflits armés vise à étendre la protection accordée par le DIH autant que possible. Pourtant, étant donné que l’existence d’un blocus au sens juridique entraînerait des restrictions significatives à la navigation maritime et de graves conséquences pour les populations civiles touchées, l’existence d’une telle restriction devrait être aussi explicite que possible[53]. Par conséquent, le belligérant établissant le blocus devrait toujours satisfaire aux trois conditions principales et manifester l’animus de bloquer le littoral de son adversaire, que ce soit en utilisant le terme « blocus » dans la Déclaration du blocus ou en spécifiant clairement que les mesures en question visent à empêcher l’accès des navires de commerce à la côte bloquée. Dans ce dernier cas, une approche stricte à l’égard des déclarations et de l’attitude des belligérants est évidemment nécessaire[54].

L’exercice d’un blocus ne confère pas une interdiction illimitée de la navigation maritime depuis et vers la côte concernée. Le régime juridique traditionnel, en principe maintenu, est partialement modernisé grâce aux développements en DIH, notamment les principes de distinction et de proportionnalité codifiés respectivement aux articles 54(1) et 51(5) du Protocole additionnel I (1977)[55]. Conformément à ces règles, les blocus dont l’unique objectif est « d’affamer la population civile ou de lui interdire l’accès aux autres biens essentiels à sa survie »[56] ou ceux dont « les dommages causés à la population civile sont […] excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu »[57], sont interdits. En outre, dans le cas où l’approvisionnement de la population civile se trouvant sur le territoire soumis au blocus serait insuffisant, la partie au conflit imposant le blocus a l’obligation de permettre le libre passage des biens essentiels sous certaines conditions[58].

II. L’analyse du cas ukrainien : existe-t-il un blocus au sens juridique ?

La nature des mesures exercées par la Russie en mer Noire nécessite une analyse approfondie afin de déterminer si ces mesures peuvent être qualifiées de blocus au sens juridique. Pour ce faire, il importe de prendre en compte la position actuelle russe concernant l’application des règles relatives au blocus maritime. Tout d’abord, la Russie est partie à la Déclaration de Paris[59], ce qui rend directement applicable la condition d’effectivité. De plus, le manuel militaire de la Fédération de Russie de 2002 ne contient pas de dispositions détaillées relatives à l’exercice des blocus, mais prévoit que les navires de commerce et les aéronefs neutres sont sujets à capture s’ils violent ou tentent de violer le blocus[60]. En reconnaissant indirectement le concept de blocus, il est également important de souligner que la partie du manuel russe traitant du droit de la guerre navale, bien que succincte, suit la ligne générale du MSR : le caractère coutumier des trois conditions pour l’applicabilité du blocus maritime n’est donc pas refusé. Nous pouvons donc conclure que la position officielle russe considère le blocus comme une méthode de guerre navale légitime, sous les conditions précisées par le Déclaration de Paris et le MSR.

A. La Déclaration et la notification

Depuis le 24 février 2022, date à laquelle la phase active des hostilités entre la Russie et l’Ukraine a repris, les autorités gouvernementales russes ont émis deux Déclarations officielles datées du 24 et 25 février, mettant en place des restrictions à la navigation maritime civile respectivement en mer d’Azov et en mer Noire[61]. La Déclaration du 25 février, notifiée par le Rossmorrechflot (l’Agence fédérale du transport maritime et fluvial de la Fédération de Russie), contenait le message suivant :

From 25 Feb[ruary] [20]22, in northwestern part of Black Sea to north of parallel 45-21N declared prohibited for navigation due to counterterrorist operations carried out by Russian Navy ships and vessels in this area will be regarded as terrorist threat[62].

Depuis lors, aucun document officiel accessible au public n’a modifié ou abrogé cette Déclaration. Elle constitue donc le seul instrument potentiel pour établir l’existence d’un blocus. Bien que le terme « blocus » n’ait pas été explicitement mentionné[63], la question de savoir si cette Déclaration constitue une déclaration du blocus dans le sens du MSR doit être abordée en tenant compte de son contenu et de son intention initiale.

Premièrement, en ce qui concerne le contenu de la Déclaration du 25 février, il est important d’évaluer si elle satisfait aux critères énumérés par le MSR, à savoir « le début, la durée, le lieu et l’ampleur », ainsi que le délai de grâce pour les navires de commerce neutres. Parmi ces critères, seul le début de l’exercice des mesures d’interdiction a été précisé de manière pertinente. Le texte de la Déclaration ne fait aucune référence à la durée de l’interdiction, même des expressions ambiguës telles que « jusqu’au nouvel ordre », utilisées dans le cas du blocus israélien de la bande de Gaza n’ont pas été incluses par la Russie[64]. Par ailleurs, concernant le lieu et l’ampleur de la déclaration, en raison de la nature et de l’objectif du concept de blocus maritime, la déclaration d’un blocus devrait principalement se concentrer sur l’interdiction d’accès aux côtes et ports appartenant ou occupés par la partie adverse au conflit armé[65]. À ce stade, le lieu devrait spécifiquement faire référence au littoral bloqué comme point de référence, et l’ampleur devrait inclure une zone maritime s’étendant à partir des ports et de la côte bloqués. Dans le cas présent, bien que la formulation « in northwestern part of Black Sea to north of parallel 45-21N » inclue les ports ukrainiens de la mer Noire, cette inclusion est indirecte et implicite, ne remplissant pas l’obligation d’indiquer le lieu et l’ampleur du blocus. Enfin, la Déclaration du 25 février n’a accordé aucun délai spécifique aux navires de commerce neutres pour quitter les ports ukrainiens. Or, le délai de grâce, dont l’importance dépend de la présence des navires neutres dans la zone bloquée selon certains auteurs[66], constitue un critère important notamment dans ce cas où un grand nombre des navires de commerce neutres étaient bloqués dans les ports ukrainiens[67].

Deuxièmement, pour une analyse plus détaillée de la Déclaration en question, il est également important de présenter l’intention du gouvernement russe telle qu’exprimée dans cette Déclaration et ses actions. Depuis la reprise des hostilités actives du 24 février 2022, les autorités russes utilisent le terme « opération militaire spéciale » et évitent les mots tels que « guerre » ou « conflit armé », afin de maintenir la cohérence du discours russe sur la situation actuelle. Conformément à l’interprétation de l’article 2 commun des conventions de Genève, il est clairement établi que cela ne remet pas en cause l’existence d’un conflit armé international, et donc l’applicabilité du DIH. Néanmoins, comme expliqué précédemment, l’établissement d’un blocus ne devrait pas seulement reposer sur les faits sur le terrain, le belligérant devrait effectivement avoir et présenter l’intention d’imposer un blocus. À cet égard, même si la Déclaration du 25 février 2022 a empêché la navigation maritime dans la zone concernée, elle ne reflète pas explicitement l’intention de bloquer spécifiquement le littoral ukrainien de la mer Noire[68]. L’absence d’une telle intention a été confirmée par le Président russe Vladimir Poutine[69], et par Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères[70].

Comme l’a également souligné Fink, alors que l’établissement d’un blocus est un acte unilatéral de guerre navale, la réaction des États tiers et des organisations internationales pourrait fournir un indice significatif sur la perception de cet acte[71], car les conséquences d’une déclaration de blocus auraient certainement des effets sur les navires neutres, qui n’ont aucun lien avec les parties au conflit armé. Dans ce contexte, outre l’absence d’une volonté explicite de déclarer un blocus par la Russie dans la Déclaration du 25 février, les acteurs de la scène internationale n’ont pas perçu cette Déclaration comme une déclaration de blocus dans au sens juridique[72]. Par exemple, l’avertissement de NAVAREA III[73], en vigueur depuis le 19 mars 2022, a déclaré la partie nord-ouest de la mer Noire comme « war risk area » sans inclure l’expression « blocus »[74]. De même, les communications de l’Organisation maritime internationale[75], du Centre de l’OTAN pour la navigation commerciale[76] et de l’Accord établissant l’Initiative céréalière de la mer Noire (Accord de l’ICMN)[77], ne font aucune référence à l’existence d’un blocus empêchant la navigation maritime dans la mer Noire.

B. L’effectivité

En ce qui concerne le critère d’effectivité, la doctrine considère que deux sous-critères doivent être remplis. Premièrement, la navigation maritime depuis et vers les ports bloqués devrait être interrompue. Une telle situation, comme l’a également souligné Heintschel von Heinegg, constitue un indice significatif : « [i]n view of the principle of effectiveness there must be a high probability that vessels and/or aircraft are in fact prevented from entering or exiting the blockaded area »[78]. De plus, il doit exister un lien de causalité clairement établi entre la rupture de la navigation maritime et les actions du belligérant imposant le blocus. Dans ce contexte, ce lien nécessite la manifestation d’une intention spécifique de bloquer le littoral ennemi, non seulement dans la Déclaration, mais aussi dans sa mise en oeuvre[79].

Dans le contexte de la mer Noire, comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises dans cette étude, le conflit armé en cours a largement affecté, voire interrompu, les mouvements des navires de commerce. Néanmoins, afin de déterminer si la rupture de la navigation maritime civile depuis et vers les ports ukrainiens dans la mer Noire est directement liée à l’exercice d’un blocus par les forces navales russes et satisfait au critère d’effectivité, il est nécessaire de prendre en compte tous les facteurs contribuant à la situation actuelle. Cette analyse doit inclure la situation des forces navales russes et ukrainiennes, les mouvements des navires de guerre russes dans la mer Noire depuis le 24 février 2022, le mouillage des mines dans la mer Noire, et d’autres facteurs ayant un impact sur la navigation maritime dans la mer Noire, y compris l’Initiative céréalière de la mer Noire (ICMN).

Tout d’abord, la situation des forces navales des deux parties au conflit démontre un déséquilibre en faveur de la Russie, lui conférant la possibilité de dominer l’espace maritime. En 2014, lors de l’annexion de la Crimée par la Russie, une grande partie de la marine ukrainienne, dont la base principale se trouvait à Sébastopol, a fait défection, rejoignant les forces navales russes[80]. Malgré les efforts déployés pour reconstituer une marine[81], cette situation désavantageuse pour la partie ukrainienne a continué jusqu’au déclenchement des hostilités actives du 24 février 2022[82]. Dès le début de l’invasion russe en Ukraine, la suprématie navale de la Russie est apparue évidente, avec sa capacité à imposer et à maintenir un blocus potentiel. Cette capacité paraît inchangée jusqu’à présent, notamment en raison de la décision du gouvernement turc de fermer les détroits du Bosphore et des Dardanelles aux navires de guerre de tous les États, riverains et non-riverains de la mer Noire, à l’exception de ceux se rendant à leurs ports d’attache, conformément à la Convention de Montreux régissant le statut juridique des détroits turcs[83]. Cette décision a non seulement empêché les navires de guerre russes situés à l’extérieur de la mer Noire de rejoindre la flotte russe dans cette mer[84], mais elle a également écarté la possibilité de former des convois escortés par les navires de guerre des États tiers afin de protéger l’exportation des céréales depuis les ports ukrainiens[85].

La suprématie navale russe persiste depuis le 24 février 2022, parfois de manière plus violente, parfois de manière relativement calme. Au cours des premiers mois de l’invasion, la présence des forces navales russes était plus forte et plus agressive, les rapports des services de renseignement britannique et américain ont qualifié la situation de « distant blockade »[86]. À partir de juillet 2022, la violence et la présence directe russe en mer Noire est moins forte, mais la partie russe reste tout de même dans une situation plus avantageuse[87].

Dans cette optique, les attaques directes et indirectes contre les navires de commerce, la capture de certains navires et la présence des mines marines en mer Noire ont contribué à l’arrêt de la navigation maritime civile dans la région. À ce stade, nous partageons la conclusion de Fink selon laquelle ces actes de guerre semblent davantage démontrer une domination maritime que viser à imposer un blocus[88].

Les attaques contre les navires de commerce ont eu lieu notamment au cours des trois premiers mois de l’invasion russe, et le nombre estimé des navires de commerce attaqués depuis le 24 février 2022 est actuellement de dix-sept[89]. Alors que certains juristes ont considéré ces attaques comme des opérations russes visant à maintenir le blocus dans la mer Noire[90], nous sommes d’avis que ces attaques ne reflètent pas l’intention de maintenir un blocus. Les attaques contre les navires de commerce neutres ont commencé le premier jour de l’invasion, le 24 février 2022, un jour avant la Déclaration du 25 février[91]. De plus, comme nous l’avons mentionné précédemment, en cas de blocus, les navires de commerce violant un blocus sont principalement soumis à la capture, et les attaques contre ces navires ne peuvent avoir lieu qu’exceptionnellement, après sommation préalable et en cas de résistance explicite. En toutes circonstances, ces mesures devraient être exercées après la déclaration du blocus. Néanmoins, bien que l’opinion générale considère que la Russie a attaqué ces navires de commerce[92], le gouvernement n’a pas reconnu sa responsabilité et le lien entre ces attaques et le maintien du blocus n’a pas été établi.

Quant à la capture des navires civils, nous pouvons constater que cette pratique est restée plus limitée par rapport aux attaques, se concentrant uniquement sur les navires civils ukrainiens. Le 25 février 2022, les forces navales russes ont capturé le Sapfir, un navire de sauvetage battant pavillon ukrainien, et l’ont ramené au port de Sébastopol, en Crimée occupée par la Russie[93]. Le jour suivant, les deux navires de commerce battant pavillon ukrainien, le Afina et le Princess Nicole, auraient été capturés par les navires de guerre russes, dans les eaux territoriales roumaines[94]. D’une part, les condamnations de l’Ukraine concernant la capture de ces trois navires n’ont pas mentionné l’existence d’un blocus[95]. D’autre part, le gouvernement russe n’a fait aucune déclaration concernant les navires civils capturés. Nous sommes d’avis que ces actes de capture par la Russie n’ont pas été exercés dans le but de maintenir un blocus, car ces navires civils battant pavillon ennemi sont déjà soumis à la capture en vertu du droit de prise, sans application des règles spécifiques relatives à la capture en droit de blocus[96].

L’utilisation des mines sous-marines dans la mer Noire est l’une des principales raisons qui affectent la navigation des navires de commerce[97]. Cependant, en ce qui concerne le rôle de l’utilisation des mines pour l’établissement et le maintien d’un blocus, cette question est moins importante dans ce cas présent. Premièrement, le mouillage des mines ne constitue pas le seul obstacle à la navigation maritime depuis le 24 février 2022. Les actes directs ou indirects des forces navales russes ont déjà un niveau considérable en termes d’effectivité. Deuxièmement, il existe une incertitude quant à la question de savoir qui a posé les mines dans le contexte de ce conflit armé. Au départ, les parties russe et ukrainienne se sont accusées mutuellement d’être à l’origine du mouillage des mines sur la côte ukrainienne dans la mer Noire et rejettent les allégations de l’autre partie à cet égard[98]. Au mois du juin, les autorités ukrainiennes ont admis qu’elles ont « installed naval mines in the exercise of [the] right to self-defence as stipulated under article 51 of the UN charter », tout en maintenant leurs allégations sur le mouillage des mines par la Russie également[99]

À part les actions susmentionnées des forces navales russes et la question des mines sous-marines, une période particulière sous l’application de l’ICMN pourrait être analysée de manière plus détaillée. Comme nous allons expliquer ci-dessous, l’ICMN affecte plutôt l’application du critère d’impartialité, mais l’Accord de l’ICMN nous fournit un aspect spécifique concernant la relation entre l’ICMN et le critère d’effectivité du blocus. Le 29 octobre 2022, le gouvernement russe a suspendu sa participation à l’ICMN pour une durée « indéterminée », au motif que les forces armées ukrainiennes ont attaqué la flotte russe de la mer Noire en utilisant le corridor humanitaire établi par l’ICMN[100]. À la suite de cette décision, alors que l’Accord de l’ICMN prévoit un mécanisme d’inspection et de surveillance exercé par tous les membres, y compris les États belligérants[101], les délégations turque et onusienne ont continué leurs activités sans la présence des inspecteurs russes et ukrainiens[102], se limitant à notifier les deux parties au conflit des navires de commerce inspectés et autorisés[103]. Cette situation temporaire a pris fin le 3 novembre, lorsque la Russie a décidé de reprendre ses activités au sein du Centre de coordination conjoint, l’autorité responsable de l’exécution de l’ICMN[104]. Pendant cette période entre le 29 octobre et le 3 novembre, 15 navires de commerce transportant des céréales ont quitté les ports ukrainiens et ont poursuivi leur navigation dans le cadre de l’ICMN[105]. À ce propos, si nous acceptons l’hypothèse que l’ICMN ne constitue pas une violation du critère d’effectivité en tant que telle, la question de savoir si la poursuite des mouvements des navires de commerce pendant le retrait russe va à l’encontre de la volonté de la Russie pourrait fournir un élément très utile pour déterminer la satisfaction dudit critère. Néanmoins, le manque de ressources officielles sur ce point nous empêche de parvenir à une conclusion décisive.

C. L’impartialité

La bonne compréhension du critère d’impartialité, suppose de clarifier au préalable sa relation avec le principe d’effectivité. Sur ce point, dans la doctrine, en faisant référence à l’interdiction d’affamer la population civile dans la zone soumise au blocus, Ronzitti a souligné à juste titre que « the effectiveness of the blockade is not frustrated by humanitarian actions » consenties par le belligérant imposant le blocus[106]. Cependant, cet argument paraît contestable, et la mise en place des initiatives humanitaires en relation avec le littoral bloqué est plutôt liée au critère d’impartialité. Premièrement, le MSR énonce que les actions visant à fournir l’aide humanitaire aux civils à l’intérieur dans la zone bloquée nécessitent le consentement du belligérant imposant le blocus[107]. Si ce consentement n’est pas clairement donné, il est possible de considérer que les mouvements de ces navires de commerce vont à l’encontre de la volonté dudit belligérant, rendant ainsi ces actions contraires au critère d’effectivité. En revanche, s’il est clair que les activités humanitaires en question se déroulent avec l’approbation et le contrôle de la partie belligérante exécutant le blocus, la question primordiale se concentre sur la direction de ces actions afin de déterminer leur conformité avec le critère d’impartialité. À cet égard, si ces initiatives humanitaires sont limitées au littoral soumis au blocus, toutes les activités des navires dans ce contexte seraient conformes aux dispositions du MSR concernant la mise en oeuvre des arrangements humanitaires[108]. En revanche, la livraison d’aide humanitaire depuis les ports bloqués dans le sens inverse, comme tout autre mouvement des navires de commerce consenti, ne satisfait pas la condition d’impartialité.

Dans le contexte du blocus de la mer Noire, l’ICMN occupe la place centrale dans les discussions concernant le critère d’impartialité, par sa création et sa mise en oeuvre. Le 22 juillet 2022, afin de faire face à la crise alimentaire mondiale résultant du conflit armé russo-ukrainien, et de « facilitate the safe navigation for the export of grain and related foodstuffs and fertilizers, including ammonia »[109], les Nations Unies, la Turquie, la Russie et l’Ukraine ont conclu l’Accord de l’ICMN. Cet Accord visait à permettre aux navires de commerce de reprendre l’exportation des céréales ukrainiennes, ce qui était pratiquement impossible depuis le 24 février 2022.

L’Accord de l’ICMN a établi un mécanisme collectif visant à protéger le commerce maritime civil à destination des États tiers, en supposant « that all Parties will provide maximum assurances regarding a safe and secure environment for all vessels engaged in this Initiative »[110]. L’autorité chargée de l’exécution de l’Accord était le Centre de coordination conjoint (CCC), basé à Istanbul et composé des délégations de toutes les parties à l’ICMN et ainsi que des Nations Unies[111]. Tous les navires de commerce devaient s’enregistrer auprès du CCC, qui examinait et évaluait leurs documents, vérifiait leurs cargaisons et leur personnel, et surveillait leurs voyages depuis et vers les ports ukrainiens dans la mer Noire[112]. Dans le cadre de l’ICMN, les navires de commerce ne pouvaient utiliser que les ports d’Odessa, de Tchornomorsk et de Youjné en Ukraine, et les inspections du CCC avaient lieu dans les ports turcs[113]. Au moment de son adoption, l’ICMN devait rester en vigueur pendant 120 jours, avec une prolongation automatique de la même durée[114]. Après la période initiale de 120 jours pour la mise en oeuvre de l’ICMN, les parties ont décidé de prolonger sa durée de 120 jours supplémentaires à compter du 19 novembre 2022, suivie par une prolongation de 60 jours depuis le 17 mai 2023[115]. Cependant, en raison du fait que la Russie a suspendu sa participation, les activités dans le cadre de l’ICMN se sont terminées le 17 juillet 2023[116]. Au cours de cette période, plus de 1000 voyages des navires de commerce transportant des céréales depuis les ports ukrainiens ont eu lieu dans le cadre de cette initiative[117].

De même que les conséquences des actions militaires russes dans la mer Noire sur les populations civiles dans les pays tiers souffrant d’une crise alimentaire, le régime juridique créé par l’ICNM est également unique ; il n’existe aucune catégorie spécifique permettant de le classifier en droit conventionnel et coutumier[118]. En raison de cette particularité, le droit du blocus maritime, comme le souligne Fink, ne contient aucune règle régissant une telle situation[119]. Dans le contexte de cette étude, l’aspect le plus important de l’ICMN est le fait qu’elle vise exclusivement à améliorer la situation humanitaire à l’extérieur de l’Ukraine. Cette intention est également confirmée par la mission des inspections des délégations du CCC, à savoir « to ensure they are empty of cargo » avant leurs voyages vers les ports ukrainiens[120].

D. La conclusion

En prenant en compte les éléments liés aux trois conditions nécessaires à l’établissement d’un blocus dans le contexte de la mer Noire, nous pouvons conclure que la situation qui prévaut depuis le 25 février 2022 ne peut être considérée comme un blocus au sens juridique défini par le MSR. La Déclaration du 25 février, qui interdit la navigation maritime dans la partie nord-ouest de la mer Noire, ne constitue pas une déclaration suffisante pour établir un blocus, car elle manque de détails essentiels et surtout d’un animus clair de la part de la Russie pour imposer un blocus.

Bien que les actions entreprises par les forces navales russes depuis le 24 février 2022 et le déséquilibre entre les forces maritimes des deux parties au conflit armé puissent sembler suffisantes pour répondre au critère d’effectivité d’un blocus, le lien entre ces actions et la volonté de maintenir un blocus n’est pas clairement établi, ce qui rend l’application du critère d’effectivité actuellement ambigu.

En ce qui concerne l’impartialité, l’ICNM constitue un obstacle majeur, car même si elle vise des objectifs humanitaires, son but de maintenir l’exportation des céréales depuis les ports ukrainiens ne rentre pas dans l’exception reconnue par le MSR ni dans les dispositions pertinentes du Protocole additionnel I.

Pour toutes ces raisons, nous considérons que la situation en mer Noire résultant de l’agression russe en Ukraine depuis le 24 février 2022 ne constitue pas un blocus. Par conséquent, l’état actuel du droit de la guerre navale ne permet pas à la Russie d’interrompre ou d’interdire la navigation maritime civile en ciblant le littoral ukrainien.

Même si les mesures russes analysées dans cette étude ne peuvent pas être considérées comme relevant du droit de blocus, la situation présente pourrait être qualifiée différemment en droit de la guerre navale. Comme confirmé par plusieurs auteurs dans la doctrine[121], nous sommes d’avis que ce document semble plutôt établir une zone d’exclusion maritime (ZEM), dont le régime juridique est distinct de celui du blocus maritime, en particulier en ce qui concerne la navigation maritime civile. Sur ce point, il convient de présenter de manière concise mais précise ces différences applicables dans le cas de la mer Noire.

La pratique historique des ZEM, née au début du XXème siècle, prévoyait l’interdiction totale de la navigation maritime civile dans une zone maritime spécifique, constituant ainsi une version analogue du blocus en haute mer, sans satisfaire aux critères d’un blocus[122]. Les ZEM établies pendant les deux Guerres mondiales avaient pour objectif d’attaquer à vue tous les navires de commerces présents dans la zone, sans tenir compte de leur nationalité et de leurs activités dans la zone déclarée[123]. Cette perspective, largement contraire au principe de distinction, a perduré même après 1945, comme en témoigne la Guerre des Malouines entre le Royaume-Uni et l’Argentine (1982), qualifiée de « guerre des zones »[124], ainsi que « la guerre des pétroliers » pendant la guerre entre l’Iran et l’Irak (1980-1988)[125]. En raison de la forte réaction des États et des juristes à cette pratique, le MSR a proposé une modification fondamentale du régime juridique des ZEM, qui est également incluse dans les manuels militaires[126].

Selon le régime juridique défini par le MSR, les ZEM établies par les belligérants « à titre exceptionnel », ne peuvent pas « excéder les strictes nécessités militaires et le principe de proportionnalité »[127]. Plus particulièrement, contrairement aux règles du blocus, « le même corpus juridique s’applique aussi bien dans cette zone qu’en dehors »[128]. Considérant ces dispositions, l’établissement de la ZEM par la Déclaration du 25 février 2022 ne modifie pas les obligations de la Russie en matière de respect des règles relatives à la distinction et à la proportionnalité à l’égard des navires de commerce, qu’ils soient ukrainiens ou neutres.

III. L’interprétation de l’apport des règles relatives à la distinction et à la proportionnalité : et s’il existait un blocus ?

Même si les mesures prises par la Russie satisfaisaient aux critères énumérés dans le MSR et constituaient un blocus maritime dans le sens strict, ce blocus aurait toujours été incompatible avec le droit de la guerre navale actuel, en raison de ses effets sur les populations civiles. Le blocus classique, par sa logique et sa mise en oeuvre, vise les côtes appartenant ou occupées par l’adversaire, et affecte les combattants et les civils qui s’y trouvent. Les modifications apportées par le MSR, notamment dans son paragraphe 102, qui transpose les règles relatives à la distinction et à la proportionnalité au régime juridique du blocus, visent clairement à minimiser les souffrances des civils à l’intérieur du littoral bloqué. L’une des singularités du conflit armé russo-ukrainien réside dans la cible, directe ou indirecte, des actes de guerre des forces navales russes. Même en supposant l’existence d’un blocus russe au sens juridique dans la mer Noire, contrairement au raisonnement classique du blocus, l’émergence et le maintien de la crise céréalière mondiale font que les effets du blocus sont principalement visibles à l’égard des populations civiles à l’extérieur du littoral bloqué. Dans l’hypothèse de l’établissement et du maintien d’un blocus, nous devrions évaluer l’application des règles relatives à la distinction et à la proportionnalité dans une situation atypique provoquée par le blocus russe, en nous concentrant sur la situation des civils en dehors de l’Ukraine.

Premièrement, si la Russie avait établi juridiquement un blocus et l’avait renforcé dans la mer Noire dans le but direct d’engendrer une crise alimentaire mondiale affectant les populations civiles dans les pays en difficulté, afin de réduire la résistance de la communauté internationale à son agression, les civils en dehors de l’Ukraine seraient donc la cible de ces actes et la Russie commettrait une violation du principe de distinction. Deuxièmement, si l’intention de ce blocus n’était pas de provoquer une crise alimentaire en Ukraine ou ailleurs, mais que les conséquences de ces actes rendaient les civils en dehors de l’Ukraine plus vulnérables à la famine ou à toute autre forme de crise humanitaire, les « dommages fortuits » causés à ces personnes seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire anticipé et la Russie commettrait une violation du principe de proportionnalité.

S’il existait un blocus au sens juridique, le premier scénario, à savoir la violation du principe de distinction « par ricochet », aurait exigé l’existence d’une intention plus spécifique, et donc plus difficile à prouver. De l’autre côté, le deuxième cas nécessiterait une évaluation constante de la situation sur le terrain pour déterminer si le blocus établi respecte le DIH. Cependant, en tout état de cause, le seuil des dommages nécessaires afin d’identifier une violation de ces principes devrait être moins élevé, afin que les populations sans aucun lien avec un conflit armé puissent être protégées de manière plus étendue.

IV. La conclusion : l’avenir du blocus maritime en DIH contemporain et la possibilité du maintien d’un concept traditionnel dans un contexte d’évolution du droit international

En guise de conclusion, il convient également de se concentrer sur la question de savoir si le blocus demeure une méthode de guerre légitime à la lumière des développements en DIH et d’autres domaines du droit international. Alors que la perspective majoritaire défend le maintien de ce droit belligérant historique, la pratique récente du blocus a suscité des réactions au sein de la communauté internationale, et a renforcé le soutien en faveur d’une réforme fondamentale[129], voire de son abolition[130].

La résistance à la révision des règles du blocus est principalement motivée par une perspective traditionnelle, défendue par la majorité des auteurs dans la doctrine du droit de la guerre navale. Selon cette approche, étant donné que le droit de la guerre navale va au-delà de la simple branche maritime du DIH[131], le maintien des concepts traditionnels ne devrait pas être remis en question. De plus, ces justifications s’appuient également sur l’héritage de la pratique suivie depuis des siècles, comme l’a résumé Heintschel von Heinegg : « [n]aval warfare has never been limited to the military subjugation of the enemy. Its overall aim is sea denial and sea control »[132]. Ces opinions fondées sur les exceptions historiques sont contestables. Il est compréhensible que chaque domaine du DIH puisse avoir ses propres particularités, mais ces différences ne devraient pas empêcher l’application des principes essentiels du DIH, à savoir les règles relatives à la nécessité militaire, à l’humanité, à la distinction, à la proportionnalité et aux précautions[133].

Le régime juridique du blocus n’a jamais bénéficié d’une clarté facilitant son exercice, et cette ambiguïté ne semble pas pouvoir être résolue dans un avenir proche. Comme exprimé par plusieurs juristes dans la doctrine, la pratique de blocus a généralement été instable après la Seconde Guerre mondiale, notamment en ce qui concerne l’application « of the key formal requirements of a blockade »[134]. Ce phénomène découle du fait que « [e]conomic warfare has not figured a major component » en raison de la limitation de l’étendue des conflits armés internationaux après 1945[135]. De plus, les blocus de facto se manifestent de manière plus visible par des mesures d’interdiction similaires à celles du blocus de jure[136], s’étendant également aux conflits armés non-internationaux dont le régime juridique ne reconnaît pas le blocus comme méthode de guerre[137].

En outre, nous voulons mettre l’accent sur l’évolution dynamique du DIH et la nécessité d’une approche progressiste dans tous les domaines de la guerre. Comme nous l’avons présenté précédemment, le blocus, à son origine, a été conçu comme la version maritime du siège. Selon Dinstein, l’essentiel de la guerre de siège classique « lies in an attempt to capture the invested location through starvation » en incluant celle de « substantial civilian population within the surrounded area »[138]. Il a donc souligné que la famine dans une localité assiégée affecterait en premier lieu les civils qui y sont plus vulnérables[139]. En raison de son incompatibilité avec le principe de distinction, un tel exercice du siège n’est plus autorisé en DIH, conformément à l’article 54(1) Protocole additionnel I interdisant l’utilisation de la famine comme méthode de guerre[140]. Avec ce nouveau régime juridique de la guerre de siège, qui constitue une modification « radicale », « a siege becomes devoid of its central attribute »[141].

Dans l’histoire, le régime juridique classique du blocus, qui visait directement la soumission de l’ennemi par la famine de la population dans la zone bloquée, ne comportait aucune exception fondée sur des considérations humanitaires[142]. Selon Tucker, « [i]n both World Wars the belligerents considered the economy of an enemy not only a legitimate, but a principal, military objective »[143]. Durant cette période, la famine des civils était considérée comme une conséquence directe et acceptable d’un blocus, comme dans le Hunger blockade de la Royal Navy sur les côtes allemandes tout au long de la Première Guerre mondiale[144], ayant directement causé la mort de presque 800 000 personnes civiles[145].

Les similitudes entre le siège et le blocus apparaissent clairement au-delà de leurs origines historiques. Tout comme la guerre de siège, le concept du blocus a toujours posé un problème en matière de respect du principe de distinction, même dans les conflits armés récents. L’affirmation de Heintschel von Heinegg en ce sens met en evidence cet aspect problématique : « A blockade will always have negative impacts on the supply of the civilian population with food, drinking water, medical items, and other objects essential for its survival »[146]. Par ailleurs, les effets d’un blocus sur les populations civiles peuvent être identiques, voire plus graves que ceux d’un siège, notamment en cas de blocus « prolongés »[147].

En ce qui concerne les effets du blocus sur les populations civiles et la propriété privée, il faudrait aussi prendre en compte la complémentarité entre les règles du DIH et celles du droit international des droits de l’homme en temps de conflit armé. La responsabilité des États en vertu de ce dernier renforce l’interdiction d’affamer les civils comme méthode de guerre en DIH[148]. Les États ont donc l’obligation de fournir ou de faciliter l’approvisionnement essentiel aux individus sous leur contrôle direct ou indirect, également en vertu des traités internationaux sur les droits de l’homme comme le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adopté en 1976[149], et la Convention européenne des droits de l’homme de 1950[150]. D’après Benvenisti, le seuil posé par le droit international des droits de l’homme en cas de blocus devrait inclure le libre passage des civils depuis et vers la zone bloquée, et le maintien du blocus ne devrait pas entraîner un niveau de « denial of a person’s humanity, and this, in itself, is inhuman and degrading treatment »[151].

À part les considérations purement basées sur le jus in bello, certains juristes considèrent que les restrictions posées la Charte des Nations Unies à l’emploi de la force armée, à savoir le jus ad bellum, ont un effet essentiel sur l’applicabilité du blocus comme méthode de guerre[152]. Dans ce contexte, par exemple, la perspective britannique après 1945 soutient la restriction de l’exercice des actes de guerre par les dispositions relatives à l’exercice de la légitime défense[153]. Il est évident que ces deux corps juridiques sont distincts, et par principe, la légitimité d’un acte de guerre sous le jus ad bellum n’a pas d’effet sur sa légitimité sous le jus in bello, mais les États seraient sûrement dans la situation de justifier les blocus qu’ils exercent, non seulement par leur conformité avec le principe la proportionnalité du DIH, mais aussi avec les principes de nécessité et de proportionnalité reconnus par la Charte des Nations Unies[154].

***

Prenant en compte tous les aspects susmentionnés, en DIH contemporain, le blocus maritime est confronté à un dilemme similaire à celui relatif à la licéité de la guerre de siège : il est « very difficult for a commander to conduct a [blockade] that is both successful and lawful »[155]. Le MSR, malgré l’inclusion des articles 54 et 70 du Protocole additionnel I dans le droit de blocus, « has significant humanitarian infirmities »[156]. Pour cette raison, le droit du blocus devrait faire l’objet d’une révision détaillée, au cours de laquelle l’utilisation de la famine par un blocus serait catégoriquement interdite[157], et le critère d’impartialité serait réinterprété, voire aboli[158]. Ce faisant, les États imposant un blocus devraient permettre la navigation maritime civile depuis et vers la zone bloquée afin de renforcer les obligations humanitaires et celles tenant aux droits de l’homme de façon plus efficace[159]. Même si le « blocus » dans la mer Noire ne constitue pas un blocus au sens du MSR, la crise humanitaire qu’il provoque est une situation particulière compte tenu de l’ampleur de ses effets. Cet exemple pourrait fournir une base pour des réformes afin d’éviter l’emploi des mesures similaires qui pourraient potentiellement représenter un danger plus grave à l’avenir.