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La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples[1] a le mérite de souligner l’importance des droits des « peuples », sans toutefois mentionner explicitement l’expression « peuples autochtones ». Quant à la récente Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones de 2007, celle-ci ne contient aucune définition de ce qu’est un « peuple autochtone ».

La définition de la notion de « peuple autochtone » reste complexe[2]. Toutefois, à la base de la pratique des États et des « peuples autochtones » eux-mêmes, la technique de définition communément retenue reste celle de l’auto-identification. Ainsi d’ailleurs, comme le rappelle A. Geslin dans un commentaire sur l’avis de la Commission africaine des Droits de l’Homme et des Peuples ; cette dernière a défini d’autres éléments constitutifs de la définition de la notion en insistant toujours sur de la nécessité d’une auto-identification. Ces éléments sont :

l’attachement spécial et l’utilisation de leur territoire traditionnel alors que leurs terres ancestrales ont une importance capitale pour leur survie collective physique et culturelle en tant que peuple ; le phénomène d’assujettissement, de marginalisation, de dépossession, d’exclusion ou de discrimination, parce que ces peuples ont différentes cultures, divers modes de vie ou de production, par rapport à l’hégémonie nationale et au modèle dominant[3].

La même idée d’auto-identification ressort de la Convention n° 169 de l’Organisation internationale du travail relative aux peuples indigènes et tribaux de 1989 en son article premier quand elle dit que « [l]e sentiment d’appartenance indigène ou tribal doit être considéré comme un critère fondamental pour déterminer les groupes auxquels s’appliquent les dispositions de la […] convention[4] ».

Soulignons que l’usage de l’expression « peuples autochtones » est un peu particulier en Afrique. Samuel Nnah Ndobe relève que la notion de peuple autochtone est très controversée en Afrique. Certains considèrent que tous les Africains sont des autochtones libérés des puissances coloniales, alors que d’autres soulignent simplement qu’il est très difficile de déterminer qui est autochtone en Afrique[5].

La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, pour sa part, souligne le fait que dans le contexte africain, le concept de « peuple autochtone » n’a pas pour but de créer une catégorie spéciale de citoyens, mais d’être un outil de réparation des inégalités passées et présentes, et que ce concept est par conséquent étroitement lié à la notion de droit collectif[6]. Son Groupe de travail sur les populations et communautés autochtones, dans un rapport de 2003, reconnait unanimement l’existence des peuples autochtones d’Afrique.

Il nous revient de dire qu’il n’existe pas de définition internationalement acceptée du terme « populations/communautés autochtones ». D’ailleurs, le concept de « populations/communautés autochtones » n’a jamais été posé en termes de définition. Sur ce, est compris comme « population/communauté autochtone » tout groupe déterminé qui présente certaines des caractéristiques suivantes : a) auto-identification, b) marginalisation, discrimination et exclusion, c) caractères culturels distinctifs et culture étroitement liée à des terres ancestrales[7].

Les populations/communautés autochtones ont subi, au cours de l’histoire, des discriminations qui persistent encore aujourd’hui et continuent de les affecter et d’affecter la survie de leurs cultures. Les populations/communautés autochtones ont souvent une culture, des moyens d’existence et des modes de production qui diffèrent considérablement des sociétés dominantes, ce qui conduit souvent à leur discrimination et à leur exclusion. La culture et le mode de vie des populations/communautés autochtones sont intimement liés à leurs terres ancestrales et à l’utilisation de ces terres. Les populations/communautés autochtones essaient de protéger leurs terres et leurs moyens d’existence. Pourtant, elles ont perdu de larges parties de leurs terres ancestrales et continuent d’en être dépossédées, par exemple quand ces terres sont converties en parcs nationaux ou en réserves naturelles[8].

En outre, le Rapport CADHP de 2005 fait état des violations des droits humains des peuples autochtones en ce qui concerne le droit d’accès à la justice[9]. Il reste que, dans la mesure du possible, les peuples autochtones n’ont d’autre choix que s’adresser aux mécanismes internationaux ou régionaux de protection des droits de l’homme.

La Commission africaine n’a que très peu développé une vraie jurisprudence protectrice des peuples autochtones. Pourtant, certaines décisions sont d’une très grande utilité : c’est le cas de deux grandes affaires, celle du peuple Ogoni du Nigéria et celle des Endorois du Kenya[10].

Après l’affaire des Ogoni c Nigéria[11], le filigrane le plus élevé du plaidoyer en faveur des droits autochtones a été l’adoption en février 2010 par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples de sa décision Endorois c Kenya[12]. Outre la création d’indicateurs clairs de la caractéristique autochtone en Afrique, cette décision a reconnu la validité de l’appartenance collective des autochtones à leurs terres ancestrales, aussi bien que le droit des communautés autochtones aux ressources naturelles, ainsi que le droit au développement par elles-mêmes[13].

On pourra dire que jusqu’à la prononciation du jugement de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples dans l’affaire Ogiek c Kenya[14], le vendredi 26 mai 2017, l’affaire Endorois c Kenya a offert, pendant environ sept ans, un cadre de réflexion pour améliorer la jouissance des droits de l’homme tout en inspirant des reformes législatives et institutionnelles pour de nombreux États.

Afin de tirer parti de ces progrès, les peuples autochtones doivent cependant renforcer leur capacité à se saisir des instruments juridiques à leur disposition en vue de transformer leur contexte social, politique et économique[15]. Dès lors, la réflexion qui s’engage est de montrer comment la décision de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples dans l’affaire Endorois c Kenya met en évidence les lacunes des politiques de

[beaucoup] de gouvernements africains [qui] ont eu tendance à appliquer des paradigmes de développement mettant l’accent sur les approches assimilationnistes destinées à transformer les peuples autochtones en agriculteurs sédentaires sur la base de l’hypothèse que le mode de vie des peuples autochtones devait changer parce qu’il est « primitif », « rétrograde », « improductif » et « dégradant » pour l’environnement.[16]

Dans cette logique, les peuples autochtones ont été dépossédés de leurs terres en vue de création des parcs et réserves naturels. En conséquence, les terres des peuples autochtones sont en train de rétrécir petit à petit et cela les rend vulnérables et incapables de faire face aux incertitudes de l’environnement, ce qui menace leur avenir. Ainsi, au nom de la protection de l’environnement[17], les peuples autochtones continuent de souffrir de la dépossession de leurs terres et de la destruction de leurs moyens d’existence, de leur culture et de leur identité, de leur pauvreté extrême, et de leur manque d’accès et de participation au processus de prise de décisions politiques. Les revendications des peuples autochtones en matière de protection de l’environnement s’expliquent donc par ce fait qu’ils sont les plus vulnérables face à ces mesures prises par les États sans leur consentement.

La décision rendue par la Commission africaine en 2010 concernant les droits de la communauté endoroi au Kenya apportait des conclusions de fond au sujet de la définition de communauté autochtone en Afrique et du droit des peuples autochtones à la propriété, au développement, à la culture, à la religion et à la libre disposition des ressources naturelles[18]. Dans cette affaire donc, c’est l’aspect collectif que le système africain attribue au droit à un environnement sain qui éveille notre attention[19].

L’affaire des Endorois offre un moyen de prouver « que le respect des savoirs, des cultures et des pratiques traditionnelles autochtones contribue à une mise en valeur durable et équitable de l’environnement et à sa bonne gestion[20] ». En effet, selon Jeannette Schade, « pour ce qui concerne les expulsions ou d’autres impacts locaux liés aux politiques climatiques, […] les juridictions régionales et nationales peuvent effectivement se prononcer »[21].

Ainsi, la réflexion s’attardera à présenter le recours au juge international comme une voie à la reconnaissance des droits des Endorois (I) et comment cette reconnaissance, spécialement celle du droit à un environnement sain, contribue à la protection de l’environnement (II).

I. Le recours au juge international, une voie à la reconnaissance des droits des Endorois

À ce point, il est à préciser que recourir à la Commission africaine comme moyen de reconnaissance des droits des peuples autochtones – ceci étant valable pour tout recours au juge international – nécessite le respect d’une certaine procédure de saisine. Ainsi, nous verrons quels sont les préalables à remplir (A) avant de saisir effectivement la Commission (B).

A. Préalables procéduraux

La Commission africaine reçoit des communications relatives aux allégations de violation des droits de l’homme présentées par un État contre un autre[22] ou d’autres types de communications sur la violation des droits de l’homme mentionnées à l’article 55 de la Charte[23]. Les communications visées à l’article 55 relatives aux droits de l’homme et des peuples qui sont reçues à la Commission doivent nécessairement remplir une de plusieurs conditions pour être examinées, à savoir : « être postérieures à l’épuisement des recours internes s’ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Commission que la procédure de ces recours se prolonge d’une façon anormale »[24].

Dans l’affaire opposant le Center for Minority Rights Development (CEMIRIDE), représentant la communauté des Endorois, au Kenya, la communauté pastorale des Endorois, qui s’autodéfinit comme autochtone, a revendiqué la réparation de plusieurs violations de ses droits collectifs sur ses terres, ses ressources naturelles et son développement, entre autres. La communication allègue que, dans les années 1970, le gouvernement kényan a déclaré que les terres traditionnelles des Endorois situées dans la région du lac Bogoria constituaient une réserve naturelle, et les Endorois ont été obligés d’aller s’installer ailleurs. Les mesures d’indemnisation sous la forme de terres, d’argent et de partage d’avantages n’ont pas été mises en oeuvre dans leur intégralité. L’expulsion des Endorois a entraîné la mort de plus de la moitié de leur bétail en raison de l’inaptitude de leur nouvel environnement et la communauté a été incapable de continuer de pratiquer sa culture ou sa religion, y compris le culte de ses ancêtres dont les esprits habitent le lac Bogoria selon leurs croyances. Les membres de la communauté qui ont essayé d’accéder à leurs terres traditionnelles ont été battus et arrêtés par les autorités kényanes[25]. Ces mêmes propos sont corroborés par le professeur Albert Mumma quand il dit que

[s]ome Endorois attempted to reoccupy their 1974 farms in Mochongoi Forest. As a result, many Endorois were beaten, their houses burnt, and eviction from the area went hand in hand with numerous arrests and charges of trespassing.[26]

De même, les tentatives en vue de la réparation de leurs droits engagées par la voie judiciaire n’ont pas non plus été couronnées de succès :

La communauté endoroi a d’abord lancé sa campagne dans les tribunaux nationaux du Kenya en 1997, mettant en cause la manière dont les Conseils de comté de Baringo et de Koibatek – co-fiduciaires du territoire du lac Bogoria – géraient et contrôlait la réserve faunique. La Haute Cour du Kenya a rejeté la demande des Endorois s’appuyant sur le constat que « La loi n’autorise pas les individus à jouir d’une telle ressource simplement parce qu’ils sont nés à côté d’elle. » La communauté endoroi a fait appel du jugement de la Haute Cour, mais l’incertitude entourant le droit de recours et l’inefficacité pure et simple du système judiciaire kenyan ont concouru à empêcher la communauté d’avoir accès à d’autres recours nationaux.[27]

Précédemment, avant d’entamer les procédures judiciaires, les plaignants déclarent qu’en vue de revendiquer leurs terres ancestrales et de sauvegarder leur mode de vie pastorale, les Endorois ont présenté une requête afin de rencontrer le président Moi, qui était alors leur député. Une rencontre s’est tenue le 28 décembre 1994 à son hôtel du Lac Bogoria. Les plaignants déclarent qu’à la suite de cette rencontre, le président a instruit les autorités locales de respecter les accords de 1973 relatifs au dédommagement et que 25 % des recettes annuelles allouées aux projets communautaires soient reversés aux Endorois. En novembre de l’année suivante, sur notification de la communauté endoroi du fait que rien n’avait été exécuté en ce sens, les plaignants déclarent que le président Moi a ordonné à nouveau que ses instructions soient appliquées. Les plaignants déclarent que suite à la non-application des instructions du président Moi, les Endorois ont entamé une action judiciaire contre les conseils de comté de Baringo et Koibatek[28].

Après le classement de l’affaire par des tribunaux nationaux, les Endorois ont présenté leur plainte à la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples[29].

B. La saisine de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples par la communauté des Endorois et la décision de recevabilité de l’affaire

L’article 55 de la Charte autorise les individus et groupes africains ainsi que les ONG à saisir la Commission s’ils estiment que les droits énoncés dans la Charte ont été violés par un État qui l’a ratifiée[30]. Ces plaintes constituent le moyen essentiel utilisé par les peuples autochtones, les ONG et les autres parties concernées pour demander réparation en cas de violation des droits humains dans le cadre du système africain de protection des droits humains[31].

Par cette voie, les Endorois se sont donc adressés à la Commission africaine en 2003 après avoir tenté d’obtenir justice auprès des tribunaux kenyans pendant plus de six ans. Les arguments qu’ils ont présentés à la Commission étaient que le système judiciaire du Kenya était trop lent et qu’il n’avait accordé aucune protection juridique à la communauté. Les Endorois ont aussi fait valoir que la constitution du Kenya ne reconnaissait que les droits individuels et que les demandes collectives concernant, par exemple, les droits fonciers de la communauté ne faisaient l’objet d’aucune protection au regard de la loi. En conséquence, les Endorois ont affirmé qu’il n’y avait au Kenya aucune voie de recours disponible dans les faits. Ces arguments ont convaincu la Commission de déclarer recevable l’affaire du peuple endoroi. Le gouvernement kenyan a toutefois tenté de faire annuler cette décision sur la recevabilité pendant l’audience sur le fond. Il a fait valoir qu’étant donné qu’un recours était encore en instance devant la cour d’appel, les Endorois devraient avoir attendu que celle-ci rende sa décision. Le Kenya a de plus insisté sur le fait que la Commission nationale des droits humains du Kenya pouvait aussi examiner l’appel de la communauté endoroi et ouvrir les voies de recours nécessaires. Et malgré ces tentatives du Kenya de faire invalider la décision sur la recevabilité, la Commission africaine a maintenu sa position et poursuivi la procédure par l’examen des arguments sur le fond[32]. En effet,

[c]e qui différencie la communication des Endorois de celles des Bakweri et du Conseil de justice des Anuak[33], lesquelles ont toutes deux été déclarées irrecevables, c’est que les Endorois ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour avoir recours au système juridique kenyan, et ce en vain. Le fait que les Endorois avaient encore un recours en instance n’a pas été retenu contre eux, ce qui porte à croire que la Commission ne pénalisera pas une communauté autochtone qui démontre clairement qu’elle a fait toutes les démarches nécessaires pour épuiser les voies de recours internes.[34]

En se prononçant sur la recevabilité de la requête des Endorois[35], la Commission africaine leur reconnaissait implicitement le droit d’accès à la justice internationale. La recevabilité de cette affaire a permis son examen au fond[36] pour permettre de déterminer quels sont les droits des Endorois qui ont été violés par le gouvernement kenyan.

Comme l’affaire des Endorois c Kenya marque les dernières avancées en matière de protection des droits des peuples autochtones en Afrique, l’analyse du contenu de cette décision nous permettra d’évaluer l’apport de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples à la protection de l’environnement à travers la reconnaissance des droits des Endorois[37].

II. La protection de l’environnement à travers la reconnaissance du droit des peuples à un environnement sain

Les revendications des Endorois (A) peuvent être associées à la reconnaissance de leur droit à un environnement sain (B) en vue d’assurer une gestion durable des ressources naturelles de leur milieu de vie.

A. Reconnaissance des droits des Endorois face aux violations des droits des peuples autochtones par le gouvernement kenyan

Dans cette affaire des Endorois, la Commission a reconnu la violation de plusieurs articles de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Citons le droit à la propriété (article 14), à la libre disposition de leurs richesses et ressources naturelles (article 21), à la libre pratique de leur religion (article 8), à leur culture (article 17) et à leur développement (article 22)[38].

1. la liberté de conscience et de religion des Endorois (article 8)

Les plaignants soutiennent qu’en expulsant les Endorois de leurs terres, et en leur refusant l’accès au lac et aux autres sites religieux environnants, les autorités kényanes ont porté atteinte aux capacités des Endorois de pratiquer leur religion comme l’exige leur foi. Les plaignants affirment qu’en violation de l’article 8 de la Charte africaine, les sites religieux situés dans la réserve faunique n’ont pas subi une démarcation et une protection adéquates. Et que depuis leur expulsion de la région du lac Bogoria, les Endorois sont incapables de pratiquer librement leur religion. L’accès qu’ils y avaient de plein droit pour effecteur des rites religieux tels que la circoncision, les rites matrimoniaux et initiatiques a été complètement spolié. De même, les Endorois sont aujourd’hui incapables d’effectuer ou de participer à leurs rites religieux annuels les plus importants, qui se déroulent lorsque le lac subit des changements saisonniers[39]. Après avoir reconnu que les croyances et pratiques religieuses des Endorois constituent une religion, la Commission africaine accepte que l’expulsion des Endorois de la terre de leurs ancêtres par les autorités kenyanes était une violation du droit des Endorois à la liberté de religion et les éloignait des terres sacrées essentielles à la pratique de leur religion. Cette mesure rendait pratiquement impossible la continuation des pratiques religieuses essentielles à la culture et à la religion de cette communauté[40].

2. le droit des Endorois à la propriété (article 14)

S’inspirant notamment des décisions rendues par la Cour interaméricaine des droits de l’homme (notamment Saramaka c Suriname[41]) et de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones[42], la Commission rappelle que l’État a l’obligation de reconnaître et de protéger le droit de propriété, et que cette protection peut exiger l’adoption de mesures spéciales. Elle reconnaît les droits ancestraux des Endorois à la terre, et l’ineffectivité de la protection de ces droits par le mécanisme de tutelle mis en place par l’État kenyan. Après avoir retenu la violation du droit de propriété des Endorois par la création de la réserve faunique, elle conclut à l’absence de justification de cette atteinte. Si le but est légitime (utilité publique de la réserve), l’atteinte n’est pas proportionnelle au but recherché. En connaissance de toutes les déclarations des deux parties, la Commission africaine convient avec les plaignants que la propriété du peuple endoroi a été sérieusement empiétée et continue de l’être. Le préjudice n’est pas proportionnel au besoin public et n’est pas conforme au droit national et international. Par conséquent, la Commission africaine estime en faveur des plaignants que les Endorois, en tant que peuple distinct, ont subi une violation de l’article 14 de la Charte[43].

Selon l’article 14, un empiétement ne peut être réalisé que (1) dans l’intérêt de nécessité publique ou dans l’intérêt général de la communauté, et (2) en conformité avec les lois appropriées[44]. Le critère énoncé à l’article 14 est conjonctif, tel que la nécessité publique à elle seule ne peut pas définir la politique. La Commission africaine a expliqué que la disposition « en conformité avec les dispositions de la loi appropriée » en vertu du droit africain de la propriété requiert une enquête sur : (1) la participation effective (2) la rémunération et (3) l’évaluation préalable des incidences environnementales et sociales[45].

3. le droit des Endorois à la culture (article 17 (2) et (3))

Selon la Commission, l’État défendeur a négligé le fait que l’attrait universel d’une grande culture réside dans ses particularités et que des lois ou des règles trop contraignantes sur la culture affectent ces aspects durables. L’État défendeur n’a pas tenu compte du fait que la restriction de l’accès au lac Bogoria signifie le refus à la communauté de l’accès à un système intégré de croyances, de valeurs, de normes, de moeurs, de traditions et d’artefacts étroitement lié à l’accès au lac. En forçant la communauté à vivre sur des terres semi-arides sans accès aux plantes médicinales et autres ressources vitales pour la santé de leur bétail, l’État défendeur a créé une menace grave à la vie pastorale des Endorois. En conséquence, il est constaté une violation des articles 17(2) et 17(3) de la Charte par l’État défendeur[46].

4. le droit des Endorois à la disposition de richesses et de ressources naturelles (article 21)

La Commission africaine convient que les Endorois ont le droit de disposer librement de leurs richesses et ressources naturelles. Cependant, depuis leur expulsion de la région du lac Bogoria, les Endorois se sont vu refuser le droit de contrôler et d’user des ressources naturelles de leur terre traditionnelle. Par ailleurs, l’État défendeur a refusé aux Endorois, le droit d’accéder au lac Bogoria. Les Endorois n’ont jamais bénéficié d’une indemnisation ou d’une restitution adéquate de leurs terres. Par conséquent, l’État défendeur est réputé avoir violé l’article 21 de la Charte[47].

5. le droit des Endorois au développement économique, social et culturel (article 22)

Tout d’abord, il convient de rappeler que l’article 5 de la Déclaration sur le droit au développement de 1986 insiste sur le devoir des États d’éliminer toutes

violations massives et flagrantes des droits fondamentaux des peuples et des êtres humains qui se ressentent de situations telles que celles qui résultent de l’apartheid, de toutes les formes de racisme et de discrimination raciale, du colonialisme, de la domination et de l’occupation étrangères, de l’agression, de l’intervention étrangère et de menaces contre la souveraineté nationale, l’unité nationale et l’intégrité territoriale, de la menace de guerre ainsi que du refus de reconnaître le droit fondamental des peuples à disposer d’eux-mêmes.[48]

Pour démontrer que l’État a assuré la participation des Endorois au processus de développement, il fallait qu’il démontre qu’il avait respecté leur droit d’être consultés avant l’adoption de mesures sur leurs terres traditionnelles, leur avait fourni une indemnisation et une compensation suffisantes, leur a attribué des zones de pâturage alternatives et des lieux où organiser leurs cérémonies religieuses. Or, « les expulsions éliminent tout choix du lieu où ils aimeraient vivre »[49] et le gouvernement n’a pas pris de mesures suffisantes pour permettre aux Endorois d’avoir accès à de l’eau potable et aux moyens traditionnels de subsistance :

[L]es Endorois ont enregistré de lourdes pertes en termes de choix depuis leur expulsion du territoire. Il n’est point de doute que les Endorois, en tant que bénéficiaires du processus de développement, avaient droit à une distribution équitable des bénéfices tirés de la Réserve. La Commission africaine convient qu’il incombe à l’État Défendeur la responsabilité de créer des conditions favorables au développement des peuples. Il ne revient assurément pas aux Endorois eux-mêmes de trouver des pâturages alternatifs pour leur bétail ou pour leurs cérémonies religieuses. Au contraire, l’État Défendeur a l’obligation de garantir aux Endorois qu’ils ne sont pas exclus du processus de développement ou du partage de bénéfices. La Commission africaine est d’avis que l’indisponibilité des mesures d’indemnisation ou de bénéfices adéquats, ou encore de terres appropriées pour le pâturage indique que l’État Défendeur n’a pas pris en compte, tel que cela se doit, les Endorois dans le processus de développement. Elle reproche donc à l’État Défendeur d’avoir fait subir aux Endorois une violation de l’article 22 de la Charte.[50]

Enfin, quoique la réparation de la violation de l’article 24 n’ait pas été réclamée par les Endorois, une analyse des réflexions de la Commission africaine conduit à conclure que les Endorois doivent bénéficier d’un environnement sain dans lequel ils peuvent s’épanouir. Il s’agit en d’autres termes d’un environnement exempté des agressions des entreprises engagées, avec la bénédiction de l’État kenyan, dans l’exploitation des ressources naturelles sur les terres ancestrales des Endorois.

B. La contribution de la reconnaissance du droit à un environnement sain à la protection de l’environnement

Avant toute chose, il convient de signaler que la reconnaissance par la Commission africaine du droit à un environnement sain aux Endorois est un résultat d’une déduction[51].

Le droit à un environnement sain est consacré par l’article 24 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples en ces termes : « Tous les peuples ont droit à un environnement satisfaisant et global, propice à leur développement »[52].

Cependant, l’article 24 de la Charte africaine n’est pas parmi les droits dont la réclamation a été exprimée devant la Commission comme ayant été violés par l’État kenyan dans l’affaire des Endorois. Toutefois, dans cette affaire, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a maintes fois fait allusion à l’affaire des Ogoni c Nigéria[53] où il a été reconnu que l’État nigérian avait violé l’article 24 de la Charte africaine aux dépens des Ogonis[54].

L’article 24 consacrant le droit à un environnement sain fait écho au droit au développement (article 22) dont la violation a été reconnue dans cette affaire faisant objet notre étude.

Aussi, Pierre Romon fait une intéressante remarque en mettant en évidence le lien entre le droit à l’accès aux ressources naturelles (article 21), le droit à la propriété (article 14) et le droit à un environnement sain (article 24)[55]. Et sur ce fait, signalons que la Commission africaine a affirmé sans aucun doute que l’État kenyan a violé les droits des Endorois en les expulsant de leurs terres ancestrales. Il s’agit du droit à la propriété (article 14), du droit à la libre disposition de leurs richesses et ressources naturelles (article 21), du droit à la libre pratique de leur religion (article 8), du droit à leur culture (article 17) et du droit à leur développement (article 22).

Partant de la violation du droit à la culture, selon la Commission, l’État défendeur n’a pas tenu compte du fait que la restriction de l’accès au lac Bogoria signifie le refus à la communauté de l’accès à un système intégré de croyances, de valeurs, de normes, de moeurs, de traditions et d’artefacts étroitement liés à l’accès au lac. En forçant la communauté à vivre sur des terres semi-arides sans accès aux plantes médicinales et autres ressources vitales pour la santé de leur bétail, l’État défendeur a créé une menace grave à la vie pastorale des Endorois[56].

À l’argument du Kenya affirmant « que l’action du gouvernement vis[ait] à rendre publique la réserve faunique en vue de conserver l’environnement et la faune »[57], la Commission a opposé « que les Endorois […] sont mieux équipés [mode de vie, savoirs traditionnels autochtones, attachement aux sites sacrés et leur protection, etc.] pour préserver ses écosystèmes délicats »[58]. De plus, la Commission note le compte-rendu critique du Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme et des libertés fondamentales des peuples autochtones au Kenya qui estime que

leurs moyens d’existence et leurs cultures ont subi des discriminations traditionnelles et que leur manque de reconnaissance et de valorisation juridique reflète leur marginalisation sociale, politique et économique.[59]

Elle a également déclaré que les principales questions relatives aux droits de l’homme auxquelles ils font face

sont liées à la perte et à la dégradation environnementale de leur terre, forêts traditionnelles et ressources naturelles, suite à des dépossessions à l’époque coloniale et pendant la période post coloniale. Au cours des dernières décennies, des politiques de développement et écologistes inappropriées ont aggravé la violation de leurs droits économiques, sociaux et culturels.[60]

La perte des terres qui ont été concédées à des acteurs privés pour l’exploitation des ressources naturelles (rubis, entre autres) constitue un grand défi pour les Endorois. D’ailleurs, la Commission fait remarquer que :

[d]ans l’affaire Saramaka, la Cour avait déterminé que les ressources naturelles disponibles sur le territoire du peuple Saramaka et dans son sous-sol sont essentielles pour la survie de leur mode de vie, et sont ainsi protégées en vertu de l’article 21 de la Convention [interaméricaine des droits de l’homme]. Ce point revêt une pertinence directe par rapport à la question en instance devant la Commission étant donné les concessions d’exploitation de rubis en cours sur le territoire à la fois ancestral et adjacent à la terre ancestrale des Endorois, et qui selon les Plaignants, ont pollué le seul point d’eau restant auquel les Endorois avaient accès.[61]

La Commission a également noté que « des opérations minières imminentes menacent également de causer des dégâts irréparables aux terres »[62].

Dans l’ensemble, le déplacement des communautés s’accompagne souvent de multiples violations des droits collectifs, par exemple, du droit à l’autodétermination, à la souveraineté sur les ressources naturelles, au développement et à un environnement sain[63].

Comme le rappelle à cet effet la Commission, les principaux effets sur les droits de l’homme découlant de ces projets aux dépens des peuples autochtones sont relatifs à la dépossession des terres et territoires traditionnels, l’expulsion, les migrations et les implantations éventuelles, la réduction des ressources nécessaires pour la survie physique et culturelle, la destruction et la pollution de l’environnement traditionnel, la désorganisation sociale et communautaire, les conséquences néfastes à long terme relatives à la santé et à la nutrition, ainsi que dans certains cas, le harcèlement et la violence.

Par conséquent, le Rapporteur spécial des Nations unies a affirmé que « le consentement libre, préalable et éclairé est essentiel pour la [protection des] droits des peuples autochtones du point de vue des projets de développement majeurs »[64]. Dans cette logique, le Comité sur l’élimination de la discrimination raciale a non seulement recommandé que le consentement éclairé et préalable des communautés soit recherché lorsque les activités principales d’exploitation sont planifiées sur des territoires autochtones, mais aussi « que le partage équitable des avantages à tirer de telles activités soit garanti »[65].

Se référant à l’affaire Saramaka c Suriname, la Commission africaine a rappelé combien

l’État doit s’assurer qu’aucune concession ne sera accordée sur le territoire Saramaka tant que des entités indépendantes et techniquement capables, avec la supervision de l’État, n’ont pas effectué une étude d’impact environnemental et social préalable. Ces garanties sont destinées à préserver, protéger et assurer la relation particulière qu’entretient la communauté Saramaka avec son territoire, qui par ailleurs assure sa survie en tant que peuple tribal.[66]

Dans le cas de l’affaire des Endorois, la Commission africaine convient qu’aucune participation effective n’avait été proposée aux Endorois, ni aucun avantage raisonnable au profit de la communauté. Par ailleurs, il n’y avait pas eu d’étude d’impact environnemental et social préalable[67].

Ceci s’interprète comme une violation de l’article 14. D’ailleurs, la logique soutenant le lien entre les articles 14 et 24, il est certain que l’absence d’étude d’impact environnemental et social conduira à la violation du droit à un environnement sain[68].

De ce qui précède, on peut déduire logiquement qu’en voulant protéger le droit à la culture, le droit à la propriété, le droit à l’accès aux ressources naturelles et le droit au développement, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples n’a jamais caché son intention d’étendre sa réflexion à une protection complète des droits des Endorois en tant qu’une communauté autochtone. D’ailleurs, la référence aux affaires telles celles des Ogoni c Nigéria et Saramaka c Suriname prouve, à juste titre, combien la Commission tient aussi à garantir un environnement sain aux Endorois, en leur permettant de participer à la gestion rationnelle des ressources naturelles et la protection de la nature[69].

Albert Mumma résume cette réalité en ces termes :

regulatory authorities set up under the law lack the capacity to enforce effectively environmental and natural resource law without the collaboration of communities. It was argued that the historical marginalization of communities in natural resources management and the expropriation of community based natural resource rights has alienated communities and undermined their ability (based on inherent social capital) to manage their environment and natural resources effectively. What is required is a paradigm shift in the direction of meaningful collaboration between communities and state agencies in environmental and natural resource management.[70]

Après ces propos, on ne peut trouver meilleur plaidoyer en faveur des droits des communautés autochtones pour une meilleure protection de l’environnement et une gestion durable des ressources naturelles.

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En adoptant, en 2003, le Rapport du groupe de travail d’experts sur les populations/communautés autochtones en Afrique et plus récemment la décision relative à l’affaire Endorois c Kenya, la Commission africaine a reconnu que des peuples autochtones existent en Afrique, qu’ils subissent de graves violations de leurs droits humains et que la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples représente un instrument important pour la protection de leurs droits.

On remarque donc que sur le continent africain, aussi bien sur le plan conventionnel que jurisprudentiel, l’Union africaine prête de plus en plus attention aux droits des peuples autochtones et met l’accent sur les terres et les ressources naturelles des communautés autochtones, sur leur propriété exclusive, sur leur droit à une bonne santé et à un environnement sain et, surtout, sur le respect de leurs droits culturels et traditionnels[71].

Elle reconnaît ainsi les droits à la terre et aux ressources de production face aux conséquences néfastes de l’exploitation minière, forestière, pétrolière et de la construction des barrages, mais aussi face à la production agricole industrielle et à l’accaparement des terres[72].

Considérant que le respect des savoirs, des cultures et des pratiques traditionnels autochtones contribue à une mise en valeur durable et équitable de l’environnement et à sa bonne gestion, la Commission africaine a souligné l’importance du droit à un environnement sain consacré dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, réaffirmé le rôle clé de la participation et de la consultation des populations locales ainsi que des études d’impact environnemental lors d’activités extractives sur des terres ancestrales[73]. C’est le droit des peuples autochtones au consentement libre, préalable, et éclairé.

Et vu que les Endorois constituent une communauté des pasteurs-éleveurs ; il est à rappeler qu’en comparaison à ce qui se passe en Afrique de l’Ouest,

différents textes relatifs au pastoralisme accordent parfois aux populations un certain pouvoir dans la gestion de leurs moyens d’existence. C’est ainsi qu’il revient aux pasteurs de gérer les ressources pastorales de manière durable. Mais, c’est l’État qui exerce un contrôle très important concernant les politiques nationales et locales en matière pastorale.[74]

Les divergences entre l’État et les éleveurs ne peuvent être comblées que par l’harmonisation des règles nationales, communautaires (régionales) et internationales.

En effet, le principe de la participation du public est un élément commun à plusieurs domaines du droit international, notamment le droit international de l’environnement et les droits de l’homme. Le public a une place particulière dans le contexte de l’obligation de conduire une étude d’impact ainsi que dans le régime de protection des droits des peuples autochtones[75].

Enfin, il est donc fondamental de protéger les peuples autochtones et leur environnement. Cela signifie ainsi que les industries s’y installant, même avec l’accord de la communauté, se doivent de respecter les terres et l’environnement de la communauté et donc de ne pas la polluer ou la dégrader[76].

Malheureusement, les peuples autochtones continuent de souffrir de la violation de leurs droits. Toutefois, la Commission africaine a noté que « [l]a protection des droits à la terre et aux ressources naturelles est fondamentale pour la survie des communautés autochtones en Afrique et elle est prévue aux articles 20, 21, 22 et 24 de la Charte africaine »[77].

En somme, l’apport de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples en matière de protection de droits de l’homme rend compte des difficultés des États à concilier les droits coutumiers des peuples autochtones et les systèmes juridiques étatiques dits « modernes ». En conséquence, le débat sur le caractère collectif des droits des peuples autochtones se fait plus présent. Ainsi, malgré sa mention dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, le droit à un environnement sain, conçu dans de nombreux systèmes juridiques comme un droit individuel, n’est-il pas une illustration des faiblesses des systèmes régionaux de protection de droits de l’homme à réaffirmer le caractère collectif des droits des peuples autochtones ? La reconnaissance du droit des peuples autochtones à un environnement sain équivaut-elle à une reconnaissance de leur droit à la participation à la protection de l’environnement [78]?