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Les délégations présentes lors de la quinzième Conférence des Parties de la Convention des Nations Unies sur la diversité biologique[1] (COP15) ont adopté le Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal[2]. Une première partie de la COP15 a eu lieu en ligne, mais la seconde partie s’est tenue à Montréal, lieu du siège du Secrétariat de la Convention, du 7 au 19 décembre 2022, alors qu’elle était initialement prévue à Kunming en Chine en 2020. Ce retard s’explique par la pandémie du coronavirus, qui a contraint les États à fermer les frontières.

Pourtant, il était urgent d’adopter une stratégie mondiale concernant la biodiversité. Le cadre précédent, appelé Plan stratégique pour la diversité biologique 2011-2020 et les Objectifs d’Aichi[3], prenait fin en 2020 et n’a pas atteint les cibles fixées[4]. Le fait que la COP15 se soit tenue tardivement a donc repoussé les négociations d’un nouveau cadre, de sorte qu’aucun objectif concerté ne guidait l’action des États en matière de biodiversité pendant une durée de deux ans. Or, l’existence d’un tel cadre est primordiale pour que les États possèdent une stratégie commune de mise en oeuvre sur la gestion durable de diversité biologique.

Plus encore, l’état mondial de la biodiversité nécessitait une réunion des États Parties afin d’adopter des objectifs et des plans d’action cohérents pour limiter les effets des activités humaines sur la biodiversité[5]. Le rapport publié par la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique pour l’examen de la biodiversité et les services écosystémiques est sans appel : la crise de la biodiversité est sans précédent[6]. La perte de biodiversité est telle que plus d’un million d’espèces sont menacées d’extinction[7], dont 33 % des récifs coralliens, 33 % des mammifères marins, 25 % des espèces terrestres et des végétaux et 40 % des espèces d’amphibiens[8]. Surtout, le fait que le déclin de la biodiversité soit particulièrement rapide inquiète profondément la communauté scientifique[9]. La Conférence des Parties s’est même déclarée « alarmée par la perte continue de la biodiversité et la menace que cela représente pour la nature et le bien-être humain »[10]. En effet, 1,6 milliard de personnes dépendent des forêts pour assurer leur subsistance, lesquelles participent aussi grandement à absorber les émissions de carbone dans le monde[11]. Quant aux océans et la biodiversité marine, non seulement ils « séquestre[nt] le dioxyde de carbone de l’atmosphère à un taux quatre fois supérieur à celui des forêts »[12], mais ils permettent aussi à trois milliards de personnes de se nourrir et de subvenir à leurs besoins[13]. Enfin, la perte de biodiversité fait peser sur la population mondiale des craintes en termes de sécurité alimentaire[14].

Il y a là de quoi s’interroger sur la valeur que les États octroient à la biodiversité, qui permet pourtant à l’humanité de survivre, notamment grâce à ces bénéfices écosystémiques, comme les médicaments et antibiotiques, à la qualité de l’eau, l’agriculture ou à l’alimentation[15]. Le déclin de la biodiversité est aussi un facteur important d’émergences de virus[16]. À ce titre, le rapport publié en juillet 2022 par la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), concernant l’évaluation des diverses valeurs de la nature et de leur estimation, débute par un premier constat :

Les changements climatiques et la perte de biodiversité sans précédent portent atteinte au fonctionnement des écosystèmes et ont un impact négatif sur la vie des populations. L’un des principaux facteurs du déclin mondial de la biodiversité est l’utilisation non durable de la nature, y compris les inégalités qui persistent entre les pays et au sein de leur population, par suite de la prédominance des décisions politiques et économiques fondées sur un ensemble restreint de valeurs (par exemple, privilégiant les valeurs marchandes de la nature). […] La concrétisation de cette vision [Vision 2050 pour la biodiversité] dépend d’un changement transformateur à l’échelle du système, intégrant les diverses valeurs de la nature et aligné sur les objectifs complémentaires que sont la justice et la durabilité et leurs dimensions économiques, sociales et environnementales interconnectées[17].

La biodiversité représente une thématique particulièrement complexe aux conséquences tant transnationales que multifactorielles, dont les impacts sont lourds d'effets pour les populations[18]. La complexité de la lutte contre la perte de biodiversité et les facteurs contribuant à son érosion doivent être pris en compte par les Parties à la Convention sur la diversité biologique (CDB) afin d’élaborer des politiques communes et des plans d’action concertés et pertinents.

Cet article a deux objectifs. D’abord, le texte présentera le passage entre les Objectifs d’Aichi à ceux développés au sein d’un Cadre mondial de la biodiversité lors de la dernière Conférence des Parties de la CDB, deux stratégies se succédant (I). Ensuite, le texte présentera le contenu du nouveau Cadre mondial de la biodiversité, censé être élaboré sur la base de la théorie du changement, et devant répondre de manière plus adéquate aux enjeux de perte de biodiversité que les stratégies précédentes (II).

I. Des Objectifs d’Aichi au Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal

Le format et le contenu de la Convention des Nations Unies sur la diversité biologique requièrent des Parties de mener des négociations afin d’adopter des plans d’action et des objectifs concertés (A). Néanmoins, les stratégies adoptées par les États ces deux dernières décennies se sont soldées par des échecs, en témoigne le piteux état de la diversité biologique à ce jour, conduisant les Parties à renégocier un plan d’action de manière concertée (B).

A. La nécessité d’adopter des plans d’action et des objectifs concertés

La Convention des Nations Unies sur la diversité biologique a été adoptée en 1992 à l’issue du Comité de négociation intergouvernemental de Nairobi puis ouverte à signatures à l’occasion du Sommet de Rio pour l’environnement[19]. Il s’agit d’une convention-cadre[20], qui repose sur trois objectifs, à savoir la conservation de la diversité biologique, son utilisation durable et le partage des avantages qui découlent de l’exploitation des ressources génétiques[21]. Quand Le Prestre la qualifie de convention à « grande portée, ambitieuse et éminemment politique » [notre traduction][22], d’autres considèrent que son adoption en 1992 n’a pas satisfait les Parties[23]. La dimension « éminemment politique » et l’insatisfaction des États résultent sans doute des négociations qui ont eu cours, affrontant les partisans conservationnistes de la diversité biologique, qui voulaient profiter de l’occasion qui leur était offerte d’instiguer un « nouvel ordre environnemental mondial »[24], à ceux qui privilégiaient une optique plus utilitariste de la biodiversité[25]. Fondamentalement, la Convention consacre le principe bien connu en droit international selon lequel les États ont le droit souverain d’exploiter leurs propres ressources – droit qui ne doit toutefois pas créer de dommage à l’environnement dans d’autres États ou dans des régions ne relevant d’aucune juridiction nationale[26].

Principalement, la manière avec laquelle la Convention a été conçue et rédigée ne permet pas de dégager d’obligations contraignantes en tant que telles[27]. L’utilisation des vocables « dans la mesure du possible et selon qu’il conviendra »[28] ou « en fonction des conditions et moyens qui lui sont propres »[29] rend les obligations molles ou souples. La Convention sur la diversité biologique prodigue donc de grands principes devant guider les activités relatives à l’utilisation, la conservation de la diversité biologique et l’accès aux ressources génétiques. Ce faisant, l’insertion d’une disposition relative à la création d’une Conférence des Parties permet de remettre à plus tard la négociation d’obligations plus contraignantes ou l’élaboration de stratégies d’application de la Convention. Somme toute, la Conférence des Parties instaurée par l’article 23 de la Convention vise spécifiquement à ce que les Parties se concertent à échéances régulières au sujet de l’application et la mise en oeuvre de la Convention[30]. La Conférence des Parties est de ce fait chargée de la mise en oeuvre de la Convention, et pour ce faire, adopte des protocoles ou des décisions et autres mesures « nécessaires à la poursuite des objectifs de la Convention en fonction des enseignements tirés de son application »[31].

Les conférences des Parties servent ainsi à élaborer des principes et approches communs de mise en oeuvre, permettant de faire évoluer le droit dans le temps[32]. Ces principes et approches ne sont pas considérés comme des obligations conventionnelles, « mais en tant qu’engagements volontaires permettant aux États d’adapter leurs engagements internationaux à leurs intérêts et capacités nationaux, car ils ne l’accepteraient pas sous une autre formule qui compromettrait leur souveraineté » [notre traduction][33]. Pour mettre en oeuvre les dispositions de la Convention, les États se réunissent donc afin de faire évoluer les stratégies d’application de ces dispositions, et se concerter sur des orientations communes. C’est de ce cadre que les États ont convenu des Objectifs d’Aichi pour la biodiversité (2011-2020) puis du Cadre mondial sur la biodiversité Kunming-Montréal (2022-2030).

B. D’Aichi à Kunming-Montréal

Durant la première décennie après l’entrée en vigueur de la Convention, chaque État a eu tendance à travailler en silo, sans concertation avec les autres pays et sans suivre de stratégie internationale spécifique[34]. Un changement s’opère quand, en 2000, à l’occasion de la cinquième rencontre de la Conférence des Parties à Nairobi, les États Parties s’accordent pour élaborer et développer un plan stratégique pour mettre en oeuvre la Convention. Celui-ci est adopté en 2002 à La Haye et est censé s’étendre de 2002 à 2010. Ce Plan stratégique 2002-2010 se fonde sur un objectif : celui de réduire fortement le rythme de l’érosion de la biodiversité. Toutefois, ce plan se solde par un échec, notamment parce qu’il est conçu sur une durée trop courte, ne répond pas aux causes profondes du problème de perte de biodiversité et manque de financement pour atteindre l’objectif fixé. Les Parties ont d’ailleurs noté avec préoccupation que « les conclusions de la troisième édition des Perspectives mondiales de la biodiversité, qui confirme que l’objectif de 2010 relatif à la diversité biologique n’a pas été atteint dans son intégralité »[35].

En 2010, et en réponse à l’échec du premier plan stratégique, les États élaborent un Plan stratégique pour la biodiversité 2011-2020 adopté à Nagoya[36]. Intitulé « Vivre en harmonie avec la nature », le Plan stratégique a pour principal objectif de

promouvoir une mise en oeuvre efficace de la Convention, grâce à une approche stratégique comprenant une vision, une mission, et des buts stratégiques et des objectifs communs [...], susceptibles d’inspirer une action de grande envergure de la part de toutes les Parties et des parties prenantes[37].

S’appuyant sur les conclusions de l’échec de la stratégie précédente, cette stratégie souhaitait répondre aux lacunes identifiées[38]. Plusieurs axes ont guidé l’élaboration de ce Plan stratégique. Le premier axe vise à « [c]ommencer à prendre des mesures pour traiter des causes sous-jacentes de l’appauvrissement de la diversité biologique », et prend notamment en compte les incitatifs économiques qui entraînent la perte de biodiversité, les modes de consommation et de production[39]. Le deuxième axe concerne la prise de « mesures dès maintenant pour réduire les pressions directes qui s’exercent sur la diversité biologique », et spécifiquement sur les secteurs d’activités économiques comme la pêche, la foresterie, l’agriculture ou encore le tourisme[40]. Étant donné que ces secteurs participent à la surexploitation et la pollution, ils doivent faire l’objet de mesures efficaces pour diminuer la pression exercée sur la biodiversité et les écosystèmes. Le troisième axe complète le deuxième en ce sens qu’il propose de prendre des mesures directes pour sauvegarder, et donc conserver la diversité biologique à court terme en attendant que les mesures prises dans le deuxième axe commencent à produire des effets[41]. Ces « mesures immédiates » à considérer sont celles qui permettent de protéger rapidement un écosystème, à l'instar des outils de gestion par zones comme les aires marines protégées. Le quatrième axe visait les populations pauvres qui dépendent des services fournis par les écosystèmes et de « [d]éployer des efforts pour en assurer le maintien et l’accès »[42]. Enfin, le dernier axe comprenait des mesures concernant le renforcement des capacités, l’utilisation et le partage des connaissances et l’accès à des ressources financières et autres types de ressources[43]. Cet axe concerne tout particulièrement la capacité des États à élaborer des planifications nationales en lien avec la Convention sur la diversité biologique.

Le Plan stratégique 2011-2020 de la Convention a établi vingt objectifs mondiaux d'Aichi en matière de biodiversité, qui se divisent en cinq buts stratégiques, répondant aux cinq axes identifiés précédemment[44]. Deux dates butoirs avaient été identifiées, soit 2015, soit 2020. Il y a là de quoi s’interroger, étant donné qu’une des leçons tirées du Plan stratégique 2002-2010 était justement de considérer le temps trop court pour mettre en oeuvre des actions susceptibles de se concrétiser en résultats tangibles. Les objectifs développés dans cette stratégie sont plus nombreux et abordent la question de la biodiversité sous différents angles : la restauration des écosystèmes qui fournissent des services essentiels à la population, la résilience des écosystèmes ou encore l’objectif de création de zones terrestres et marines protégées.

Là encore, le constat est sans appel : le Plan stratégique et les Objectifs d’Aichi se soldent également par un échec[45]. Non seulement aucun des objectifs n’a été atteint, mais en plus, selon les scénarii « business as usual », les tendances du déclin de la biodiversité devraient continuer et s’intensifier[46]. En effet, un examen de cet effort publié en 2020 a révélé que le monde n'a atteint aucun des vingt objectifs d'Aichi dans leur intégralité, et que seuls six ont été partiellement atteints. Selon ce rapport Perspectives mondiales de la diversité biologique 5, les progrès réalisés étaient trop minces pour modifier le déclin actuel de la nature[47]. Le seul progrès notable fut celui visant à augmenter la proportion de terres et de zones maritimes de la planète dans des aires marines protégées. Il s’avère qu’en 2020, environ 10 à 15 % des terres ont été protégées par les États, et environ 3 à 7 % des zones marines[48]. Rappelons tout de même que l’objectif 11 initial était qu’au moins 17 % des zones terrestres et eaux intérieures soient protégées, et au moins 10 % des zones marines[49]. La proportion de protection de zones terrestres et marines à l’année 2020 était donc loin du résultat escompté. En revanche, l’étude réalisée dans ce rapport démontre « [qu’]il n’est pas trop tard pour ralentir, arrêter, puis inverser les actuelles tendances alarmantes de la perte de la biodiversité »[50].

Et pour cause, une des principales critiques prononcées à l’encontre de ces vingt objectifs était qu’une majorité d’entre eux ne possédaient pas de cibles claires à atteindre. Hagerman et Pelai indiquent en ce sens que quatorze des vingt objectifs n’ont pas de niveau d’ambition spécifique[51]. D’ailleurs, l’étude menée par ces deux chercheurs révèle une nette corrélation entre la quantification des objectifs avec le nombre de mesures adoptées au niveau national pour remplir cet objectif[52]. En d’autres termes, les pays sont moins enclins à adopter des dispositions nationales pour mettre en oeuvre les orientations données par la stratégie si ces orientations ne contiennent pas de cibles claires et quantifiables, c’est-à-dire chiffrées. Ils expliquent aussi que pour certains objectifs, le manque d’intégration dans l’ordre interne ou de mise en oeuvre de la stratégie internationale est sûrement dû aux perturbations institutionnelles que la mise en oeuvre peut engendrer; il faudrait alors penser et rédiger les objectifs et les cibles à atteindre en fonction des changements à opérer et des transformations institutionnelles nécessaires[53].

Du reste, comme on le verra plus loin, la volonté d’adopter des objectifs contenant des cibles claires et quantifiables a été un des chevaux de bataille de nombreuses Parties à la Convention sur la diversité biologique, mais aussi de la société civile lors des négociations du Cadre mondial de la biodiversité pour l’après-2020[54]. La COP15 s’est annoncée sur fond d’objectif de transformation en profondeur de la stratégie globale de lutte contre la perte de biodiversité.

Face à ces constats, il était attendu que la prochaine stratégie réponde à la fois à l’inefficacité des précédentes stratégies et trouve des outils pour rendre la nouvelle plus performante pour correspondre à la crise de la perte de biodiversité. Le point 9A de l’ordre du jour de cette quinzième Conférence des Parties (COP15) visait à ce titre la négociation d’un cadre d’actions pour la biodiversité. Lors de la COP14, les États Parties avaient en effet adopté le processus préparatoire en vue de l’élaboration du cadre mondial de la biodiversité pour l’après-2020[55]. Ce processus était fondé sur treize principes guidant les négociations et adoptés par les Parties, visant la participation, l’inclusion, la sensibilité à la problématique femmes-hommes ou encore l’efficacité et la transparence[56].

II. Un contenu renouvelé du Cadre mondial

Le contenu du Cadre mondial de la biodiversité a été négocié avec l’idée d’appliquer la théorie du changement (A), qui permet d’élaborer des objectifs plus clairs et des orientations pertinentes répondant à l’urgence de la crise de la biodiversité (B) tout en pensant leur mise en oeuvre de manière efficace (C).

A. La théorie du changement au coeur des négociations du Cadre mondial

Les échecs des stratégies internationales relatives à la lutte contre la perte de diversité biologique dans le monde ont été cuisants. Aussi, afin de ne pas répéter les erreurs passées, la nouvelle stratégie en négociation à l’horizon 2030 pour la mise en oeuvre de la Convention des Nations Unies sur la diversité biologique a été axée sur des transformations en profondeur. C’est la raison pour laquelle le Cadre mondial sur la biodiversité 2022-2030 (Cadre ou Cadre mondial) s’articule autour de la théorie du changement.

La décision portant sur l’adoption du Cadre mondial comporte une section relative à la théorie du changement, et déclare en ce sens que :

Le cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal s’articule autour d’une théorie du changement qui souligne la nécessité d’une action politique urgente à l’échelle mondiale, régionale et nationale afin de réaliser un développement durable et de limiter et/ou d’inverser les facteurs de changement indésirables qui ont exacerbé la perte de biodiversité, de manière à favoriser le rétablissement de tous les écosystèmes et à réaliser la vision de la Convention, qui est de vivre en harmonie avec la nature d’ici à 2050[57].

Cette théorie du changement reconnaît l’importance d’une action stratégique urgente aux niveaux mondial, régional et national pour parvenir à un développement durable. Plus généralement, cette théorie est une « approche flexible conçue pour encourager l’esprit critique dans les phases de conception, d’exécution et d’évaluation d’activités de développement »[58]. Selon Stein et Valters, la théorie du changement est « une manière de décrire des hypothèses qui expliquent à la fois les mini-étapes qui conduisent à un objectif à long terme et les liens entre ces activités » [notre traduction][59]. Ainsi, non seulement les politiques adoptées doivent permettre une transformation en profondeur, mais l’étape de la conception, de la réflexion et de l’élaboration des politiques doit s’effectuer dans cet esprit. D’un point de vue pratique et pragmatique, la théorie du changement se caractérise généralement par une meilleure gouvernance, la mobilisation de toutes les parties prenantes, de meilleures mesures économiques et sociales en fonction de la thématique sur laquelle s’applique la théorie[60]. Enfin, la théorie du changement doit être pensée en relation avec la structuration, les niveaux d’impacts, et surtout sur les effets directs des politiques élaborées. En ce qui concerne spécifiquement le Cadre mondial de la biodiversité, les Parties s’accordaient sur le fait que la stratégie globale, comprenant plusieurs niveaux de mise en oeuvre (international, régional, national, voire infranational) était nécessaire pour transformer les modèles économiques, sociaux et financiers pour maintenir les tendances responsables de l’aggravation de la perte de biodiversité au courant de la décennie à venir et restaurer les écosystèmes naturels.

Cette théorie appliquée à l’élaboration de la stratégie en matière de biodiversité part des conclusions du rapport d’évaluation mondiale de la biodiversité de l’IPBES qui identifie plusieurs facteurs directs et indirects entraînant l’érosion de la biodiversité dans le monde[61]. Ces facteurs directs sont le changement d’affectation de la mer et des terres, l’exploitation directe des ressources, les changements climatiques, la pollution et les espèces invasives[62]. Quant aux facteurs indirects, il s’agit des valeurs et des comportements accordés en termes démographiques et socioculturels, économiques et technologiques, les conflits et les épidémies, mais aussi les institutions et la gouvernance[63]. Ces facteurs sont donc directement ou indirectement responsables d’un triple phénomène considéré dans le cadre : la dégradation des écosystèmes, la perte de diversité des espèces et génétique et la mise en péril du bien-être des humains[64].

Le Cadre mondial de la biodiversité part de ces constats, et en appliquant la théorie du changement, a construit une stratégie à l’horizon 2050, intégrant une mission générale de diminution de la perte de biodiversité et de la restaurer d’ici 2030[65]. Cette mission est fondée sur trois piliers : les moyens de mise en oeuvre, un environnement favorable, ainsi que la responsabilité et la transparence[66]. Pour ce faire, la théorie du changement ici suppose que des mesures de transformation soient adoptées pour mettre en place des outils et des solutions de mise en oeuvre et de généralisation (ou systématisation), pour réduire les menaces pesant sur la biodiversité et pour assurer une utilisation durable de la biodiversité afin de répondre aux besoins de la population.

Afin de pouvoir appliquer des politiques fondées sur la théorie du changement, il est nécessaire de pouvoir en mesurer les effets concrets. Cela implique particulièrement de faire un suivi des progrès réalisés, de manière transparente et responsable. Cette approche nécessite donc le concours de l’ensemble des pouvoirs publics, de la société civile et de la population. Une technique de plus en plus développée pour évaluer les progrès réalisés dans l’atteinte d’objectifs quantitatifs et qualitatifs consiste en l’élaboration d’indicateurs. Pour que ces indicateurs permettent réellement de mesurer la progression des objectifs, ils doivent être élaborés sur la base de données scientifiques. Cette élaboration fondée sur des bases scientifiques solides répond ainsi aux treize principes adoptés par les Parties pour construire un Cadre mondial de la biodiversité cohérent, pertinent et efficace[67].

B. Un contenu ambitieux et renouvelé

Après avoir essuyé les échecs des stratégies précédentes[68] et se fondant sur la théorie du changement, les États Parties à la Convention sur la diversité biologique ont négocié le contenu du Cadre mondial de la biodiversité au courant de la quinzième réunion de la Conférence des Parties. Celle-ci s’est tenue en partie en ligne pendant la pandémie, puis à Montréal entre le 7 et le 19 décembre 2022. Son contenu mérite qu’on s’y penche. Il repose sur une vision 2050 et une mission 2030. La vision 2050 vise à ce que « d’ici à 2050, la biodiversité soit valorisée, conservée, rétablie et utilisée avec sagesse, de manière à préserver les services écosystémiques, la santé de la planète et les avantages essentiels dont bénéficient tous les êtres humains »[69]. Dans cette perspective, les Parties se sont mises d’accord sur une mission globale pour 2030, à savoir :

Prendre des mesures urgentes visant à cesser et à inverser la perte de biodiversité afin de promouvoir le rétablissement de la nature, dans l’intérêt des populations et de la planète, grâce à la conservation et à l’utilisation durable de la biodiversité et au partage juste et équitable des avantages découlant de l’utilisation des ressources génétiques, tout un assurant les moyens de mise en oeuvre nécessaires[70].

C’est dans cette optique que le Cadre mondial de la biodiversité 2022-2030 a été adopté à l’issue d’une rencontre entre Parties le 19 décembre 2022. Il est axé sur quatre objectifs mondiaux à remplir d’ici 2050. L’objectif A vise tout particulièrement la préservation des éléments de la diversité biologique, et notamment à « préserver, améliorer ou rétablir l’intégrité, la connectivité et la résilience de tous les écosystèmes » et à « mettre fin à l’extinction d’origine anthropique des espèces menacées connues »[71]. L’objectif B se concentre davantage sur l’utilisation et la gestion durables de la biodiversité pour le bien des générations actuelles et futures[72]. L’objectif C concerne spécifiquement le partage juste et équitable des avantages monétaires et non monétaires découlant de l’utilisation des ressources génétiques et de l’information de séquençage numérique de ces ressources génétiques ainsi que les connaissances traditionnelles sur ces ressources[73]. Enfin, l’objectif D porte sur les moyens de mise en oeuvre du Cadre, en termes de financement, d’accès à la technologie, du renforcement de capacités et à d’autres moyens de mise en oeuvre[74].

Avoir une vision à l’horizon 2050 n’est pas sans signification. Pour la première fois, les États ont décidé de ne pas borner le Cadre mondial à une stratégie décennale. Au contraire, ils ont pensé une stratégie sur le long terme, qui prend en compte les besoins des générations futures et des conséquences sur la durée des lacunes des stratégies précédentes et de l’inaction.

Pour remplir ces objectifs globaux à l’horizon 2050, il est nécessaire de franchir certains paliers sans quoi il sera impossible d’atteindre les objectifs. Ces étapes à franchir prennent la forme de vingt-trois cibles à atteindre, regroupées sous trois bannières censées englober de manière holistique les actions relatives à la biodiversité. D’abord, huit cibles doivent être atteintes à l’horizon 2030 pour réduire les menaces pesant sur la biodiversité. Ensuite, cinq cibles doivent être franchies en 2030 afin de répondre aux besoins des populations par l’utilisation durable et le partage des bénéfices. Finalement, dix cibles composent la troisième bannière, lesquelles visent directement les outils et solutions pour la mise en oeuvre et l’intégration des cibles précédentes. Plusieurs éléments de ces vingt-trois cibles méritent une attention particulière et doivent être relevés.

1. Le 30x30

Des mesures ambitieuses avaient été annoncées au courant des semaines précédant la deuxième partie de la COP15, et plusieurs ont craint à juste titre que les États n’accepteraient pas des cibles trop contraignantes, trop innovantes ou trop importantes. C’est notamment le cas de la fameuse règle « 30x30 » contenue dans la cible 3. Cette cible veut

[f]aire en sorte que, d’ici à 2030, au moins 30 % des zones d’écosystèmes terrestres et des eaux intérieures, ainsi que des zones côtières et marines, en particulier les zones d’une grande importance pour la biodiversité et les fonctions et services écosystémiques, soient dûment conservées et gérées par le biais d’aires marines protégées écologiquement représentatives, bien reliées et gérées de manière équitable, et d’autres mesures efficaces de conservation par zone, et veiller à créer les moyens nécessaires à cette fin, tout en reconnaissant les territoires autochtones et traditionnels, s’il y a lieu, et en intégrant les zones concernées dans les paysages terrestres et marins plus vastes, et océans, en veillant en outre à ce que l’utilisation durable, lorsqu’elle est appropriée dans ces zones, soit pleinement compatible avec les objectifs de conservation, et respecte les droits des peuples autochtones et des communautés locales, y compris sur leurs territoires traditionnels[75].

La cible 30x30 a fait office de mesure vedette lors de la COP15. Elle était affichée partout, notamment par le Canada qui l’utilisait comme véritable slogan. Cette mesure vise à augmenter la superficie de zones protégées dans le monde pour conserver la biodiversité. La majorité de la communauté scientifique s’accorde sur ce point : il est primordial de protéger plus de zones d’importance pour la biodiversité, sans quoi il ne serait pas possible de restaurer la biodiversité et la conserver[76]. La Convention sur la diversité biologique a dès ses débuts fait la promotion de la création d’aires protégées, que ce soit pour les environnements terrestres et marins[77]. La Coalition pour la nature, réunissant cent pays incluant le Canada, plaidait aussi pour cette ambitieuse cible[78]. Rien d’étonnant, donc, à retrouver une telle cible dans le Cadre mondial.

Les groupes de travail ont consacré de longues séances de négociation sur la fameuse cible. Plusieurs États, comme la Russie, ont poussé pour réduire le niveau d’ambition du 30x30 et ont proposé une règle de 20x20 voire de 10x10. D’autres, comme on le disait, considéraient que le 30x30 était le strict minimum à négocier et quand bien il serait adopté, cela ne serait pas assez ambitieux. D’autres éléments sur cette mesure de création de zones de protection ont participé au débat. Un des arguments portés contre cette mesure portait sur le fait que la création de zones de protection viole les droits humains[79]. Cet argument était particulièrement porté par les peuples autochtones et les communautés locales, qui rappelaient que pendant des siècles, ce type de mesure avait eu pour conséquence de violer leurs droits humains et de déplacer leurs populations de leurs terres[80].

Il faut aussi noter que la mention « tout en reconnaissant les territoires autochtones et traditionnels » était initialement exclue de la proposition portée par le groupe de travail informel sur le cadre mondial[81]. Étonnement, l’événement de la COP15 s’affichait comme voulant être au plus proche de la société civile, mais aussi des populations autochtones et des communautés locales, qui sont qualifiées de « gardiennes de la biodiversité ». En fin de compte, le texte adopté reconnaît les territoires des peuples autochtones et traditionnels et s’appliquera aux cibles 21 et 22. La première porte sur le consentement préalable, libre et éclairé des peuples autochtones et des communautés locales à donner accès à leurs connaissances, innovations, pratiques et techniques traditionnelles, et la seconde sur la représentation et la participation pleines et entières, équitables, inclusives, efficaces et tenant compte du genre des peuples autochtones et des communautés locales[82]. Toutefois, la cible 30x30 ne reconnaît pas les territoires autochtones comme une catégorie distincte. Ce faisant, les droits des peuples autochtones ne sont pas spécifiquement reconnus à ce stade, laissant planer le doute sur l’éventualité de nouvelles violations de droits humains[83].

2. Des ambitions renouvelées

Plusieurs cibles ont été adoptées dans la continuité des Objectifs d’Aichi. Le Cadre mondial sur la biodiversité de Kunming-Montréal a été élaboré afin de renforcer et accélérer les actions en matière de biodiversité, tout en tirant les enseignements des échecs de la mise en oeuvre des objectifs d’Aichi.

Les cibles adoptées par le Cadre mondial portent sur un vaste éventail de domaines, et notamment la restauration des terres, la promotion de pratiques durables dans les secteurs économiques clés, et la protection des écosystèmes. Un des enjeux phares de ce Cadre mondial a été d’introduire une cible portant sur l’utilisation de la biodiversité par les secteurs économiques participant de manière importante à l’érosion de la diversité biologique. La cible 10, en ce sens, donne le ton : il faut « veiller à ce que les superficies consacrées à l’agriculture, à l’aquaculture, à la pêche et à la sylviculture soient gérées de manière durable ». Pour ce faire, les États devront augmenter l’application de pratiques respectueuses de la biodiversité, telles que l’intensification durable, l’agroécologie et d’autres approches innovantes. Cette cible répond particulièrement aux enjeux de sécurité alimentaire, dont la gestion de la biodiversité est au coeur des préoccupations. Le calcul est simple : sans biodiversité, pas de nourriture. Ainsi, l’innovation doit être au centre des mesures prises dans le domaine de l’agriculture et de la pêche, de sorte de pouvoir pérenniser l’utilisation des espaces et de leurs ressources. C’est une des réponses emblématiques de ce Cadre mondial aux besoins des populations.

Autre élément notable, le Cadre mondial intègre plusieurs cibles relatives aux espèces sauvages menacées d’extinction. En effet, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction a pour objectif principal de veiller à ce que le commerce international des spécimens d’animaux et de plantes sauvages ne menace pas la survie des espèces auxquelles ils appartiennent. En ce sens, la cible 4 vise à prendre des mesures urgentes en matière de gestion pour faire cesser l’extinction d’origine humaine des espèces menacées connues et d’assurer leur rétablissement et leur conservation[84]. Or, le commerce international est une activité humaine, qui a des incidences sur les quotas des espèces, quand bien même il ne s’agit pas de l’unique activité de l’homme qui participe à l’extinction des espèces menacées. La cible 5 complète la cible précédente, indiquant qu’il faut « veiller à ce que l’utilisation, la récolte et le commerce des espèces sauvages soient durables, sûrs et légaux »[85].

L’enjeu de la consommation dans le monde a également été intégré à ce Cadre mondial. La cible 16 indique qu’il faut encourager et habiliter les personnes à faire des choix de consommation durable, via des outils législatifs, réglementaires et politiques, et d’ici 2030, à réduire l’empreinte mondiale de la consommation de manière équitable[86]. Cette cible vise à promouvoir l’éducation concernant l’alimentation, de sorte à réduire le gaspillage alimentaire à l’échelle mondiale et à réduire les déchets, ce qui va plus loin que l’ancienne cible A4 des Objectif d’Aichi[87]. Cette démarche doit également être soutenue par les entreprises, et en particulier les grandes entreprises et les institutions financières transnationales, « en fournissant les informations nécessaires aux consommateurs pour promouvoir des modes de consommation durables »[88].

D’autres cibles portent sur la biosécurité[89], la pleine intégration de la biodiversité et de ses multiples valeurs dans les politiques nationales et les planifications[90] ou encore sur l’accès aux ressources génétiques et le partage des bénéfices en découlant[91] dont l’usage a fait l’objet d’appropriation[92]. Par souci de synthèse, ces cibles ne feront pas l’objet de plus de développement dans cet article. Il faut retenir de ces cibles qu’elles complètent les autres cibles de sorte que le Cadre mondial aborde les enjeux en termes de biodiversité de manière holistique.

3. Des cibles inédites et ambitieuses?

Le Cadre mondial contient plusieurs éléments inédits. Les délégations étatiques et les groupes de travail ont élaboré une stratégie innovante et surtout, qui se veut complète. Tout comme les Objectifs du développement durable, les cibles du Cadre mondial de la biodiversité Kunming-Montréal doivent être considérées liées et indivisibles. C’est dans cet esprit que le Cadre mondial a été rédigé et la raison pour laquelle on retrouve des éléments qui apparaissaient peu dans les stratégies précédentes en matière de biodiversité, voire n’apparaissaient pas.

Triple crise environnementale. La crise vécue dans le monde en matière environnementale est triple : les changements climatiques, la perte de biodiversité et la pollution. Le Cadre mondial s’attaque ainsi à ce monstre à trois têtes. Antonio Guterres, secrétaire général des Nations Unies, a prononcé les mots suivants au sujet de la triple crise : « Il est maintenant temps de transformer notre relation avec la nature et de tracer une nouvelle voie. [...] Ensemble, nous pouvons et devons guider l'humanité sur la voie d'une vie en harmonie avec la planète »[93]. Quelques jours après cette déclaration, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté une résolution dans laquelle elle déclare que le droit à un environnement propre, sain et durable fait partie des droits humains[94]. Cette résolution fait le lien entre la dégradation de l’environnement, les changements climatiques et la perte de biodiversité, comme étant « les menaces les plus urgentes et les plus graves qui pèsent sur la capacité des générations actuelles et futures d’exercer tous les droits humains de manière effective »[95].

En intégrant une cible sur les changements climatiques, le Cadre mondial fait le lien direct avec l’interconnexion existante entre la lutte contre la perte de biodiversité et la lutte contre les dérèglements climatiques. Pour une fois, une telle stratégie prend en compte les conséquences des changements climatiques sur l’état de la biodiversité. La cible 8 du Cadre mondial porte justement sur ce point :

Atténuer les effets des changements climatiques et de l’acidification des océans sur la biodiversité et renforcer la résilience de celle-ci grâce à des mesures d’atténuation, d’adaptation ainsi que des mesures de réduction des risques de catastrophe naturelle, y compris au moyen de solutions fondées sur la nature et/ou des approches écosystémiques, en réduisant au minimum toute incidence négative et en favorisant les retombées positives de l’action climatique sur la biodiversité[96].

C’est un véritable changement qui s’opère. Avant 2022, peu de place était laissée à une discussion sur les enjeux environnementaux de manière transversale dans les conférences des Parties en matière d’environnement. Il n’y a rien d’étonnant à cela, étant donné que les conférences des Parties abordent les sujets des conventions qui les créent : la COP sur les changements climatiques se rapporte ainsi à la Convention des Nations Unies sur les changements climatiques adoptée en 1992, alors que la COP sur la biodiversité se rapporte au contenu de la Convention des Nations Unies sur la diversité biologique, comme cela a déjà été souligné. Pendant longtemps, la crise climatique et la crise de la biodiversité ont été traitées séparément, les considérant comme des problèmes distincts. Depuis lors, la COP27 sur les changements climatiques qui s’est tenue à Charm El-Cheikh a organisé une journée entière consacrée à la question de la biodiversité, et la COP15 sur la biodiversité tenue à Montréal quelques semaines plus tard a quant à elle tenu une journée entière sur les changements climatiques. C’est un véritable changement de paradigme destiné à rester.

Il faut aussi noter la référence faite aux risques de catastrophes naturelles. Celles-ci sont provoquées et accentuées par la détérioration des littoraux et des terres, et ont des conséquences importantes sur le bien-être des populations[97]. Plus encore, le dernier rapport sur le climat publié par l’Organisation météorologique mondiale confirme que les catastrophes naturelles ont été multipliées par cinq en l’espace de cinquante ans, sous l’effet des changements climatiques[98]. Or, restaurer et renforcer la biodiversité permettrait de limiter les effets des catastrophes naturelles, voire de réduire les risques de catastrophes naturelles. Il s’agit justement d’adopter des solutions fondées sur la nature[99]. L’Union internationale pour la conservation de la nature les définie comme

les actions visant à protéger, gérer de manière durable et restaurer des écosystèmes naturels ou modifiés pour relever directement les défis de la société de manière efficace et adaptative, tout en assurant le bien être humain et en produisant des bénéfices pour la biodiversité[100].

La cible 8 vise ainsi la réduction des changements climatiques et de l’acidification des océans qui participent au déclin de la biodiversité, mais aussi à protéger les populations des catastrophes naturelles causées par les changements climatiques. Cette cible répond donc à la fois à des besoins en termes de conservation de la biodiversité, mais aussi aux besoins des populations.

Le Cadre mondial fait également une place à l’enjeu de pollution. Le rapport sur l’état de la biodiversité de l’IPBES déplore que différents types de pollution prennent de l’ampleur, et aient des effets néfastes sur la nature[101]. La pollution des sols, de l’air et de l’eau continue d’augmenter. La pollution marine par les plastiques a été multipliée par dix en quarante ans[102]. Les différents types de pollution ont un impact sur la biodiversité, et à différente échelle. La pollution se diffuse dans la chaîne alimentaire, passant d’un organisme à l’autre, et modifie aussi considérablement l’état de la biodiversité. La cible 7 du Cadre mondial prescrit que les Parties doivent « réduire les risques liés à la pollution et les incidences négatives de la pollution provenant de toutes les sources d’ici à 2030 »[103]. La cible en question identifie trois éléments de pollution sur lesquels elle met l’accent sans toutefois être exhaustive : la diffusion excessive de nutriments dans l’environnement, les pesticides et les produits chimiques particulièrement dangereux et la pollution plastique[104].

Genre, personnes handicapées et peuples autochtones. Le Cadre mondial fait la part belle aux questions de genre, de jeunesse, aux handicaps et aux peuples autochtones et communautés locales. La question des peuples autochtones et des communautés locales a déjà été abordée plus haut, ce paragraphe n’abordera donc pas cette question. Le genre est au coeur des cibles 22 et 23. La cible 23 vise à assurer l’égalité des genres dans la mise en oeuvre du cadre et reconnaît l’égalité des droits et l’accès aux terres et aux ressources naturelles de toutes les femmes et de toutes les filles. Il s’agit de donner aux femmes et aux filles la capacité et les possibilités de contribuer à la lutte contre la perte de la biodiversité, et de favoriser leur participation à la prise de décisions et l’élaboration des politiques concernant la biodiversité. La cible 22 concerne la participation aux processus décisionnels en tenant compte du genre. Il est précisé qu’il faut « veiller à inclure les femmes et les filles, les enfants et les jeunes, ainsi que les personnes handicapées » dans cette participation.

Les délégations ont donc souhaité incorporer les générations futures, les femmes ainsi que les personnes handicapées dans l’élaboration des politiques et les développements de décisions relatifs à la biodiversité. Cette volonté émane des résultats de l’examen de la mise en oeuvre du Plan d’action pour l’égalité des sexes 2015-2020, dont les recommandations proposaient de reconnaître l’égalité des genres, les droits des femmes et leur participation[105]. Un Plan d’action pour l’égalité des sexes 2023-2030 a été adopté à l’occasion de la quinzième Conférence des Parties[106]. Il a pour objectif d’appuyer et de promouvoir la mise en oeuvre respectueuse de l’égalité des sexes du Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal et des mécanismes de mise en oeuvre associés[107]. Ce Plan d’action a été adopté afin de bonifier le Plan d’action sur l’égalité des sexes précédents, le rendre plus performant et efficace. Il contient trois objectifs escomptés, incluant des indicateurs de performance, sur la manière de remplir les cibles relatives au genre comprises dans le Cadre mondial[108].

En conclusion, le Cadre mondial contient des cibles qui ont été particulièrement bonifiées par rapport au contenu des Objectifs d’Aichi de la stratégie précédente. Le Cadre adopte un point de vue global de la lutte contre la perte de biodiversité à l’échelle mondiale, en intégrant les causes et les effets de la triple crise environnementale. Autre point notable du Cadre mondial, il intègre une vision du genre optimisée, fondée sur la reconnaissance des droits humains.

C. Mise en oeuvre du Cadre

Le Cadre mondial de la biodiversité adopté, il faut ensuite le mettre en oeuvre et l’appliquer. Si une partie des cibles est dévouée aux outils et aux solutions de mise en oeuvre et d’intégration, la mise en oeuvre ne peut pas s’y limiter. Les Parties doivent prendre des actions concrètes, cohérentes et rapides[109].

La troisième partie des cibles est dédiée à la mise en oeuvre du Cadre. Parmi les cibles établies en matière de mise en oeuvre, celle visant la participation des peuples autochtones, des communautés locales, des femmes, des enfants et des jeunes vise l’inclusion de toutes les personnes dans le processus de décision. L’éducation des populations au sujet des choix de consommation durable fait également partie de la mise en oeuvre.

De manière plus générale, les cibles contenues à l’intérieur du Cadre mondial sont axées sur l’action. Ce faisant, elles doivent faire l’objet de mesures adoptées de manière urgente. Il est attendu des entités participant à l’atteinte de ces objectifs de mettre en oeuvre des actions concrètes le plus rapidement possible dans l’optique d’atteindre les seuils définis. Les actions à mettre en oeuvre doivent être cohérentes avec les cibles établies et en conformité avec la Convention sur la diversité biologique et ses protocoles, mais aussi avec les autres obligations internationales[110]. Enfin, la mise en oeuvre du Cadre mondial doit prendre en compte la situation socio-économique des États Parties. Ces directives de mise en oeuvre sont d’autant plus importantes que les stratégies précédentes se sont soldées par des échecs, notamment parce que les moyens de mise en oeuvre étaient insuffisants et le financement lacunaire[111].

Concernant le financement, la COP15 a été le théâtre de nombreuses manifestations d’intérêt sur la question du financement. Elle était sur toutes les lèvres, chez les délégations comme dans la société civile. L’insuffisance de financement est considérée comme l’obstacle principal à la réalisation d’une telle stratégie. La cible 19 porte spécifiquement sur les ressources financières. Elle indique qu’il faut

[a]ugmenter sensiblement et progressivement les ressources financières de toutes les sources, de manière efficace, opportune, et en facilitant leur accès, y compris les ressources nationales, internationales, publiques et privées, conformément à l’article 20 de la Convention, afin de mettre en oeuvre les stratégies et plans d’action nationaux pour la diversité biologique, en mobilisant au moins 200 milliards de dollars par an d’ici 2030[112].

Cette cible mérite qu’on s’y attarde. Déjà, elle va bien plus loin que la cible E.20 des Objectifs d’Aichi[113]. En effet, elle s’en distance, car elle spécifie les différentes catégories de sources de financement, en incluant les sources privées qui étaient jusqu’alors gardées sous silence. Or, le secteur de la finance publique et privée a la capacité de jouer un rôle décisif dans la mise en oeuvre d’actions de lutte contre la perte de biodiversité. À ce titre, le secteur de la finance a été particulièrement présent au moment des négociations en décembre 2022. Une journée entière de discussions a été tenue pendant la COP15 sur la « Finance et la biodiversité »[114], projetant la finance au coeur des négociations. La société civile et les acteurs privés ont fortement contribué à faire entendre aux États Parties que la finance publique et privée était prête à offrir leurs services et à financer de nombreux projets. Il n’y a donc rien d’étonnant à retrouver la mention au financement privé au sein de la cible 19.

Les États se sont engagés à mobiliser au moins 200 milliards de dollars par an d’ici 2030[115]. Sur cette somme de 200 milliards par an d’ici 2030, les États développés doivent augmenter le montant des financements à destination des pays en développement, et particulièrement les pays les moins avancés et les petits États insulaires en développement. Cette augmentation doit atteindre 20 milliards de dollars par an d’ici à 2025, puis 30 milliards de dollars par an d’ici à 2030[116]. Les esprits se sont échauffés à ce sujet, car la somme proposée est loin des 100 milliards de dollars que souhaitaient obtenir les pays en développement, notamment le Brésil, l’Inde, l’Indonésie et des pays du continent africain[117]. Au moment de l’adoption du Cadre mondial, la République démocratique du Congo a déclaré « être dans l’incapacité d’appuyer l’adoption du cadre mondial pour la biodiversité post-2020 dans son état actuel »[118], faisant référence au manque d’ambition du texte sur la question du financement à destination des pays en développement. Il a en effet de quoi s’interroger sur les intentions des Parties en matière de soutien aux pays en développement à relever le défi de freiner le déclin de la biodiversité, surtout quand on sait que la vaste majorité de la biodiversité se trouve en fait dans les pays en développement[119]. Les États en développement craignent de ne pouvoir remplir leurs obligations relatives au Cadre mondial. Pourtant, l’article 21 de la CDB est clair : « Un mécanisme de financement est institué pour fournir des ressources financières aux Parties qui sont des pays en développement, aux fins de la présente Convention, sous forme de dons ou à des conditions de faveur »[120].

Le financement pose aussi la question de sa redistribution. Le Fonds pour l’environnement mondial est à ce titre le principal mécanisme pour la biodiversité et la mise en oeuvre de la Convention sur la diversité biologique[121]. Pourtant, pour appliquer effectivement le Cadre mondial, la redistribution des financements doit impérativement passer par la détermination des besoins et des priorités en matière de lutte contre l’érosion de la biodiversité. Deux priorités doivent être principalement prises en compte : les besoins de conservation de la biodiversité et ceux des populations locales. Or, cette question n’a pas été tranchée pendant la COP15 et fera l’objet de négociations ultérieures.

Pour rapidement mettre en oeuvre le Cadre mondial, le Programme des Nations Unies pour l’environnement et le Secrétariat de la CDB ont lancé le projet « Global Biodiversity Framework – Early Action Support [GBF-AES] » (littéralement le Soutien à l’action rapide du Cadre mondial de la biodiversité). L’objectif de cette division est d’accélérer la préparation et les premières mesures de mise en oeuvre du Cadre mondial pour la biodiversité après-2020 en apportant un soutien financier et technique aux Parties à la CDB remplissant les conditions requises par le Fonds pour l’environnement mondial dans leur travail d'examen et d'alignement de leurs objectifs nationaux, des cadres politiques, des cadres de suivi et des financements sur le Cadre mondial pour la biodiversité.

Enfin, la mise en oeuvre du Cadre mondial nécessite l’existence de mécanismes de suivi des progrès réalisés. La CDB dispose d’un mécanisme de suivi et d’évaluation afin de surveiller et mesurer les progrès accomplis dans la réalisation des objectifs et des cibles de la Convention, ce qui inclut maintenant le Cadre dont ce texte fait l’objet. Une partie des débats tenus lors de la COP15 portait sur l’élaboration d’indicateurs pertinents voués à être utilisés pour évaluer les progrès réalisés. Une liste d’indicateurs a été arrêtée par les Parties, mais cette dernière doit faire l'objet d'un examen d’ici la COP16 pour évaluer son efficacité[122].

***

L'adoption d'un Cadre mondial de la biodiversité audacieux en matière de biodiversité, qui s'attaque aux principaux facteurs de perte de la nature, est nécessaire pour garantir la santé de la planète, mais aussi des populations. Cette dernière est essentielle pour atteindre les objectifs de développement durable, mais aussi pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré. Il tire des leçons des échecs des Objectifs d’Aichi. Or, la nature même du système par consensus instauré au sein de la Conférence des Parties à la CDB implique forcément que certaines ambitions ont dû être révisées à la baisse.

La véritable question est celle justement de savoir si les États ont tiré les conclusions des échecs des stratégies précédentes et s’ils ont en conséquence adopté une stratégie plus forte, plus cohérente et plus englobante. Le contenu du Cadre mondial a fait l’objet de vifs pourparlers pendant quatre ans, qui se sont soldés par une intense Conférence des Parties. L’ajout de plusieurs éléments novateurs, comme l’intégration de l’action visant la triple crise environnementale et dont les impacts sont interreliés, est une avancée notable. À cela s’ajoute le fait que le Cadre mondial contienne une partie dédiée à sa mise en oeuvre, incluant une partie axée sur le genre. Aussi, comme il l’a été souligné à plusieurs reprises, la rédaction des cibles est manifestement plus détaillée et complète que celle adoptée dans les Objectifs d’Aichi.

Pour inverser la tendance du déclin de la biodiversité, et la restaurer, les États doivent considérer les actions suivantes. D’abord, ils doivent impérativement renforcer leurs politiques et réglementations nationales en matière de biodiversité. Cette étape implique également d’en vérifier l’application effective. Dans un deuxième temps, les États doivent investir dans la recherche et la surveillance. Ce point est primordial pour adopter des politiques plus efficaces, mais aussi pour mesurer les progrès réalisés. Ensuite, les États doivent reconnaître les droits des communautés locales et des peuples autochtones, notamment concernant leurs connaissances traditionnelles et leurs terres, mais aussi les faire participer au processus décisionnel. Ce processus décisionnel doit également prendre en compte les femmes et la jeunesse. Une autre mesure décisive est de collaborer avec les secteurs public et privé afin de promouvoir des modes de consommation durables et une meilleure utilisation de la biodiversité. Les États doivent aussi collaborer entre eux afin d’échanger les bonnes pratiques, les connaissances et les technologies[123]. Enfin, une bonne mise en oeuvre implique principalement un financement suffisant pour tous – pays développés et en développement. Sans ces mesures d’importance, l’objectif de restaurer la biodiversité ne pourra pas être achevé. Le succès du Cadre mondial de la biodiversité sera véritablement mesuré par sa mise en oeuvre, et donc dépendra concrètement de la volonté politique des États à l’appliquer.