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La disponibilité des ressources de l’État conditionne à maints égards l’effectivité des droits économiques, sociaux et culturels (DESC). À cet effet, l’article 2(1) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[1] (PIDESC) soumet les États à une obligation de réaliser les droits consacrés, au maximum de leurs ressources disponibles. Cependant, la capacité des États à mobiliser les ressources est, dans une certaine mesure, fonction de leur niveau de développement : une véritable clause de possibilité enseigne une certaine doctrine[2]. Ils sont par ailleurs tenus, en vertu de l’article 2(1-2) du PIDESC, de prendre immédiatement toutes les mesures appropriées pour mettre en oeuvre progressivement mais sans discrimination, tous les droits garantis par le PIDESC.

Le contraire semble être la réalité dans plusieurs pays en développement, où une bonne partie de la population n’a pas accès aux ressources nécessaires et n’arrive pas à satisfaire ses besoins primaires : alimentation, logement, soins de santé, etc. Il se dégage d’une frange importante de la doctrine et des travaux des différents organes des traités des droits de la personne que les principaux défis relatifs à la mise en oeuvre des DESC sont en partie liés à des pratiques de corruption[3]. L’impact négatif de ces pratiques sur les droits de la personne est clairement mis en lumière[4].

Au lendemain des indépendances africaines, Frantz Fanon identifiait, déjà, la corruption au nombre des grands défis des États africains :

[S]candals are numerous, ministers grow rich, their wives doll themselves up, the members of parliament feather their nests and there is not a soul down to the simple policeman or the customs officer who does not join in the great procession of corruption[5].

La République Démocratique du Congo (R.D. Congo) fournit un exemple de ce tableau peu reluisant de la société, comme en atteste le très faible niveau de réalisation des droits économiques et sociaux et le niveau très élevé de la corruption. Les indices de développement humain (IDH) et de perception de la corruption (IPC) en R.D. Congo sont parmi les plus négatifs au monde (169e sur 180 pays pour l’IPC en janvier 2022 et 179e place de l’IDH pour la même période[6]) et la corrélation entre les deux atteste bien l’impact néfaste du second sur le premier et, partant, sur le droit au développement des Congolais[7]. Par ailleurs, le dysfonctionnement de l’appareil judiciaire dans la plupart de ces pays[8] et la nature occultée[9] des pratiques de corruption rendent difficile le redressement des violations récurrentes des droits économiques et sociaux qu’elles entraînent. Le caractère secret de l’échange corruptif rend la corruption particulièrement dangereuse pour les DESC dans la mesure où elle est difficilement observable par les tiers au pacte de corruption. Généralement considérée comme illégale, la corruption n’est donc pas facilement et directement identifiable[10]. Cela étant, on peut s’interroger sur la qualification juridique à donner aux implications de la corruption sur les droits économiques et sociaux.

En toute hypothèse, il convient de souligner que les implications de la corruption constituent des violations des droits fondamentaux de la personne[11] et en particulier des droits économiques et sociaux. Cela est d’autant plus évident dans le contexte des pays en développement comme la R.D. Congo où la jouissance et l’exercice des DESC sont compromis en partie à cause du niveau élevé de la corruption. Ainsi, on constatera donc que les engagements de l’État à réaliser les droits de la personne, et en particulier les droits économiques et sociaux, lui imposent l’obligation de lutter efficacement et par tous les moyens appropriés contre la corruption afin, d’un côté, de mobiliser suffisamment des ressources à affecter à la réalisation des droits économiques et sociaux, et de l’autre, de réduire le risque d’effets discriminatoires de la corruption dans la jouissance et l’exercice desdits droits. Dès lors, peut-on en déduire l’existence d’un droit de la personne à l’interdiction de la corruption? Une réponse affirmative nous paraît soutenable car en effet, au-delà d’être une simple violation des droits de la personne, la corruption, et particulièrement l’interdiction des pratiques y afférentes peut aujourd’hui être considérée comme un droit de la personne, point sur lequel reviendrons dans la suite de cet article.

Pour rencontrer cette hypothèse, nous examinerons d’abord la nature des obligations étatiques puis celle des DESC (II); nous analyserons ensuite les effets de la corruption sur les DESC garantis par le PIDESC (III); nous tenterons enfin de déduire un droit à ce que les effets de la corruption ne soient pas présents et la caractérisation de ce droit en relation avec un droit à la réalisation des DESC, résumable à un droit à l’interdiction de la corruption (IV). Mais avant cela, il convient de donner le sens que le concept de corruption recouvre dans le cadre de cet article (I).

I. Essai de définition de la notion de corruption

Malgré le développement des études menées sur la corruption depuis le siècle dernier, le concept de corruption demeure un objet de recherche d’une définition « à géométrie variable »[12] dont la clarification du « champ comportemental et sémantique »[13] s’érige en préalable nécessaire à toute analyse s’y rapportant. Il n’est pas aisé de dégager une définition fermée et précise de la corruption en ce qu’elle repose sur des conceptions multiples et variées. Néanmoins, la variabilité de conceptions que recouvre le concept de corruption n'a pas empêché le droit international d’en donner une définition juridique dont le contenu large se trouve en tout ou en partie consacré par les codes pénaux nationaux.

En droit international, l’article 15 de la Convention des Nations-Unies contre la corruption[14] (CNUC) définit la corruption comme le « fait de promettre, d’offrir ou d’accorder à un agent public, directement ou indirectement, un avantage indu, pour lui-même ou pour une autre personne ou entité, afin qu’il accomplisse ou s’abstienne d’accomplir un acte dans l’exercice de ses fonctions officielles »[15]. Il en va de même, souligne l’article 16 de la même Convention, le « fait pour un agent public de solliciter ou d’accepter, directement ou indirectement, un avantage indu, pour lui-même ou pour une autre personne ou entité, afin d’accomplir ou de s’abstenir d’accomplir un acte dans l’exercice de ses fonctions officielles »[16]. D’autres instruments internationaux abondent dans le même sens. C’est le cas de l’article 8 de la Convention de l’Union africaine sur la prévention et la lutte contre la corruption[17] (CUAPLC), des articles 2 et 3 de la Convention pénale sur la corruption du Conseil de l’Europe[18], etc.

Toutefois, seules, les lunettes juridiques ne suffisent pas à saisir les infimes subtilités de la notion de corruption. En effet, les sciences sociales ont fait de la conduite corrompue l’objet d’études diverses qui s’appuient sur le clivage entre conduite droite et conduite illicite, et cela ne va pas sans communiquer avec le droit[19]. Une littérature abondante a ainsi essayé de définir la corruption de manière aussi large que située. Pour Giorgio Blundo et Olivier de Sardan, le complexe corruption renverrait à « un ensemble des pratiques d’usage abusif d’une charge publique — illégales et/ou illégitimes du point de vue des normes ou du point de vue des usagers — procurant des avantages privés indus »[20]. L’approche analytique de Pierre Lascumes et Carla Nagels[21] abordant la notion de corruption par rapport à l’objet, à la norme et aux acteurs est révélatrice de la richesse du regard des sciences sociales au sujet de la notion de corruption. Pour eux, l’objet de la corruption consiste en des comportements (pratiques chez de Sardan) aussi bien déviants que délinquants. La norme de référence peut être coutumière, instituée ou juridiquement instituée, et les acteurs de la corruption peuvent être issus tant du secteur public que du secteur privé dotés d’une responsabilité, etc. Précisons à ce propos que la notion de corruption a, dans le cadre du présent article, une acception beaucoup plus restreinte et plus précise encore. Cet article aborde la notion de la corruption dite publique et exclut les considérations relatives à la corruption dite privée.

La corruption publique est celle dans laquelle l’agent corrompu est dépositaire d’une autorité publique de manière générale et qui porte sur un bien, un service ou un avantage relevant de la sphère publique. C’est de cette corruption publique dont parle Thierry Ménissier lorsqu’il soutient qu’il faut entendre par corruption :

La captation indue d’un bien, d’un service ou d’une situation relevant de la chose publique ou de la compétence de l’État… le corrompu dans l’échange ainsi entendu, est typiquement l’agent de l’État, qu’il s’agisse du personnel administratif (fonctionnaires et haut-fonctionnaires, personnel ministériel) ou gouvernemental (ministres, présidents des Assemblées, chef de l’État)[22].

C’est donc la qualité officielle de l’un des acteurs de l’échange illicite (le corrompu) et l’objet de cet échange (bien, service, avantage, etc. de type public) qui permet de qualifier une pratique corrompue de corruption publique. Il s’agit là d’un détournement illicite et intéressé des prérogatives publiques par un agent public à des fins privées, la corruption étant toujours par définition un acte bilatéral. La bilatéralité de l’acte de corruption découle du fait que l’objet de la démarche de l’un des acteurs est le moyen utilisé par l’autre pour parvenir à ses fins et inversement[23].

Le bien public objet de l’échange illicite et intéressé que constitue la corruption peut être vendu ou proposé d’être vendu (corruption passive) sans être acheté, et il peut être acheté ou sollicité à l’achat (corruption active) sans être vendu[24]. À cet égard, le présent article entend aborder la notion de la grande corruption publique indistinctement de la forme qu’elle revêt, active ou passive.

Le concept de corruption étant clarifié, il convient à présent d’en dégager l’articulation juridique avec les DESC. L’examen de la nature des obligations étatiques et celle des droits en matière des DESC nourrira l’analyse les effets néfastes de la corruption sur les DESC et leur interdiction découlant aussi bien du droit international des droits de l’homme que du régime juridique international anti-corruption. Tel est l’objet des développements qui suivent.

II. Nature des obligations étatiques et des droits en matière des DESC

On remarquera qu’en matière des DESC, les États demeurent tenus aussi bien par les obligations générales résultant du droit international des droits de l’homme (A) que celles spécifiques engendrées par le régime propre aux DESC (B).

A. Les obligations spécifiques et générales de l’État en matière des DESC

1. Les obligations générales de l’État

Le droit international des droits de l’homme, tout en reconnaissant des droits aux individus (droits économiques et sociaux, etc.), fait naître corrélativement des obligations correspondantes à charge des États[25]. Le passage de l’approche fondée sur les droits des individus à celle fondée sur les obligations de l’État est l’un des apports doctrinaux les plus remarquables des trente à quarante dernières années en matière des droits fondamentaux[26].

Dans le champ des droits économiques et sociaux, cet apport doctrinal est d’une résonnance particulière[27]. Ainsi, comme pour les droits civils et politiques, les États sont soumis à trois types d’obligations : respecter, protéger et réaliser les droits économiques et sociaux. Il s’agit d’abord d’une obligation négative de s’abstenir de toute atteinte aux droits d’abord (respecter). Sur ce point, le Comité des DESC souligne dans son Observation Générale n°15 que « [l]’État partie est notamment tenu de s’abstenir d’exercer une quelconque pratique ou activité qui consiste à refuser ou à restreindre l’accès en toute égalité à un approvisionnement en eau adéquat »[28]. À l’occasion de l’affaire dite des populations Ogoni, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (Commission africaine) a clarifié la nature négative de l’obligation de respecter en considérant que :

Eu égard aux droits socio-économiques, cela signifie que l’État est obligé de respecter la libre utilisation des ressources qui appartiennent ou qui sont à la disposition d’un individu seul ou en une quelconque forme d’association avec d’autres personnes, notamment le ménage ou la famille, aux fins des besoins [des DESC][29].

C’est ensuite une obligation positive de prendre les mesures raisonnables pour empêcher les atteintes aux droits économiques et sociaux par les tiers (protéger). Conformément à l’obligation de protéger, le Comité des DESC souligne que :

Les États parties sont notamment tenus de prendre les mesures efficaces d’ordre législatif et autres qui s’imposent pour empêcher, par exemple : des tiers de refuser l’égalité d’accès aux régimes de sécurité sociale qu’eux-mêmes ou d’autres administrent et d’imposer des conditions d’affiliation déraisonnables[30].

Enfin, il s’agit d’une obligation d’intervention par des mesures visant à faciliter, à promouvoir les droits et à fournir les biens ou services requis par les droits (obligation de réaliser). Le Comité note à cet effet, par exemple, que

le droit au travail requiert l’élaboration et la mise en oeuvre par l’État partie d’une politique de l’emploi en vue de « stimuler la croissance et le développement économiques, d’élever les niveaux de vie, de répondre au besoin de main-d’oeuvre et de résoudre le problème de chômage et du sous-emploi »[31].

2. Les obligations spécifiques aux DESC

Les États sont tenus, en matière des DESC, de prendre toutes les mesures appropriées (obligation d’agir), de garantir les DESC sans discrimination (obligation de non-discrimination) et de réaliser les DESC au maximum de leurs ressources disponibles.

a) L’obligation d’agir

L’article 2(1) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels souligne que :

Chacun des États parties au présent Pacte s’engage à agir, tant par son effort propre que par l’assistance et la coopération internationales, notamment sur les plans économique et technique, au maximum de ses ressources disponibles, en vue d’assurer progressivement le plein exercice des droits reconnus par le présent Pacte par tous les moyens appropriés, y compris en particulier l’adoption des mesures législatives[32].

L’obligation d’agir impose à l’État de prendre toutes les mesures appropriées en vue de donner effet aux droits consacrés par le Pacte. L’action attendue de l’État est de nature immédiate[33]. Pour souligner la nature immédiate et positive de l’obligation d’agir, le Comité des DESC précise au paragraphe 2 in fine de son Observation Générale n°3 que « les mesures à prendre à cette fin doivent l’être dans un délai raisonnablement bref à compter de l’entrée en vigueur du Pacte pour les États concernés »[34]. C’est à ce titre que l’obligation générale de « prendre des mesures » se retrouve en tant que principe fondamental au coeur des Principes de Maastricht relatifs aux obligations extraterritoriales des États dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels[35].

Toutefois, les États disposent d’une marge d’appréciation pour prendre les mesures qu’ils estiment appropriées pour donner effet aux DESC. Cette marge d’appréciation n’est néanmoins pas absolue dans la mesure où il revient en définitive au Comité des DESC et aux autres organes de contrôle d’apprécier le caractère approprié des mesures prises par l’État. À ce propos, le Comité des DESC indique que les mesures ou dispositions à prendre immédiatement par l’État doivent être « délibérées, concrètes et ciblées »[36]. Tel est l’enseignement qui ressort également des constations du Comité des DESC dans la communication présentée par Marcia Cecilia Truillo Calero contre l’Équateur[37].

b) Obligation d’agir au maximum de ses ressources disponibles

La mise en oeuvre effective des DESC implique une mobilisation des moyens financiers et techniques importants. Bien souvent, au contact des organes de contrôle, certains États avancent des arguments budgétaires pour justifier le retard dans la mise en oeuvre des DESC, y compris du minimum fondamental exigé[38]. Tel est notamment le cas de la R.D. Congo. Dans ses onzième, douzième et treizième rapports périodiques consolidés sur la mise en oeuvre de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples[39] couvrant la période de 2008 à 2015, la R.D. Congo indique à la Commission africaine qu’elle fournit des « efforts considérables », mais

rencontre un certain nombre des difficultés liées essentiellement à la récurrence des conflits armés […] avec pour conséquences la modicité du budget du fait d’une part de la faible mobilisation des recettes publiques et, d’autre part, l’affectation de la plus grande partie de ressources disponibles allouées à l’impératif de la pacification du territoire national ; insuffisance des crédits alloués aux secteurs sociaux et à celui de la justice et des droits humains[40].

Fustigeant pareille justification, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples se dit préoccupée dans sa Résolution sur la fuite illicite des capitaux en provenance d’Afrique par le fait que « les États parties évoquent constamment le manque des ressources financières pour mettre en oeuvre effectivement les droits de l’homme de leurs populations »[41].

Toutefois, malgré le fait que la mise en oeuvre des DESC « a des conséquences financières importantes pour les États, ceux-ci ont l’obligation d’assurer au moins la satisfaction de l’essentiel »[42] de ces droits : c’est l’obligation fondamentale minimum de réaliser le contenu essentiel de chacun des droits[43]. À cet égard, les conséquences financières des droits du PIDESC n’exonèrent pas l’État de son obligation fondamentale minimum[44]. L’État est donc tenu de donner une préférence nécessaire à la mise en oeuvre effective des droits garantis par le PIDESC dans les affectations des ressources budgétaires à sa disposition. Il revient ainsi à l’État de démontrer « qu’aucun effort n’a été épargné pour utiliser toutes les ressources qui sont à sa disposition en vue de remplir, à titre prioritaire, ces obligations minimum »[45].

c) Obligation de non-discrimination

La règle de la non-discrimination est foncièrement ancrée en droit international et trouve une résonnance particulière en ce qui concerne les droits de la personne. S’agissant des droits économiques et sociaux, l’article 2(2) du PIDESC souligne que :

[L]es États parties au présent Pacte s’engage à garantir que les droits qui y sont énoncés seront exercés sans discrimination aucune fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique ou toute autre opinion, l’origine nationale ou sociale, la fortune, la naissance ou toute autre situation[46].

Sans nous lancer dans un examen systématique du principe de non-discrimination, il convient ici de souligner que la clause de non-discrimination de l’article 2(2) du PIDESC est transversale à tous les DESC et impose aux États parties une obligation de type immédiat, c’est-à-dire de garantir la jouissance et l’exercice sans discrimination des DESC[47]. Est ainsi prohibé tout traitement différencié sans justification objective des personnes se trouvant dans la même situation ou tout traitement semblable sans justification objective des personnes se trouvant dans des situations différentes[48].

En règle générale, la règle de la non-discrimination porte l’interdiction de « toute législation ou pratique qui maintient ou aggrave les désavantages d’un groupe dominé au sein de la société »[49]. La discrimination dans l’accès et l’exercice des droits socio-économiques est ainsi interdite, qu’elle soit directe (c’est-à-dire fondée sur un ou plusieurs motifs expressément interdits) ou indirecte (découlant des pratiques ou politiques semblablement neutres mais ayant un effet discriminatoire disproportionné)[50]. En ce qui concerne l’éducation, la santé, l’emploi et l’accès à la santé, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (Cour africaine) souligne que « l’interdiction de la discrimination ne peut pas être pleinement garantie par une simple adoption de lois qui la condamnent, ce droit ne pouvant être effectif que s’il est réellement respecté »[51]. Dans certaines circonstances, c’est l’application rigide de la loi à un individu sans tenir compte de sa situation personnelle qui a été considérée comme engendrant une discrimination sous l’angle de l’article 2.2 du PIDESC[52].

Ainsi, si pour l’essentiel le régime juridique relatif aux DESC permet une mise en oeuvre flexible engendrant pour l’État des obligations de progression, il n’en demeure pas moins qu’il place au coeur de ces droits des obligations immédiates qui imposent à l’État non seulement d’agir, mais aussi d’agir sans discrimination[53].

B. Nature des DESC

S’il n’existe à ce jour aucun doute quant à la considération des droits économiques, sociaux et culturels en tant que droits de la personne, il n’en demeure pas moins que leur réalisation effective s’inscrit de manière continue dans le temps. Ils sont ainsi considérés comme des droits programmatoires ou droits créances de réalisation progressive dans la mesure où ils requièrent une intervention active de l’État. Comme souligné ci-haut, leur réalisation effective implique un coût budgétaire particulièrement important pour les États qui n’ont pas tous les mêmes capacités budgétaires. On parle ainsi d’une mise en oeuvre marquée d’une clause de possibilité ou de réalisation progressive, à savoir une réalisation dépendant des moyens à disposition de l’État. Néanmoins, le Comité des DESC a considéré que la clause de progressivité n’a pas pour effet de priver le PIDESC de son objectif global mais doit plutôt être considérée comme impliquant pour les États parties l’obligation « d’oeuvrer aussi rapidement et aussi efficacement que possible pour atteindre cet objectif »[54]. Ainsi donc, les DESC « impliquent et exigent un progrès constat »[55]. Toute mesure régressive est en principe à éviter et ne peut valoir que si elle se justifie au regard de l’objectif global du PIDESC.

III. Les effets de la corruption sur les DESC

La réalisation par l’État des droits économiques et sociaux au maximum de ses ressources pose problème dans certains pays en développement où la capacité de mobilisation s’avère largement compromise par un niveau élevé de corruption. À ce sujet, les conclusions du rapport de la Conférence de Monterrey établissent qu’il est évident que « la corruption est un grave obstacle à une mobilisation et une répartition efficace des ressources et détourne des ressources d’activités vitales pour l’élimination de la pauvreté et le développement durable »[56]. C’est un « [p]hénomène social contemporain à l’humanité et présent dans toutes les sociétés »[57], certes, mais d’un impact encore plus négatif sur les ressources dans les pays en développement. Dans ces pays, « [l]es pratiques liées à la corruption assèchent les caisses de l’État »[58], souligne le Comité consultatif de l’Union africaine sur la corruption. Les pratiques de corruption conduisent inévitablement à une baisse sensible de l’investissement public dans les secteurs sociaux prioritaires[59], et affectent en conséquence l’effectivité des droits socio-économiques[60]. Il en est ainsi pour la R.D. Congo[61] dont l’exemple est particulièrement illustratif.

Avec une population estimée entre 80 et 85 millions d’habitants[62], la R.D. Congo est, aujourd’hui, l’un des pays les plus pauvres au monde et où le niveau de mise en oeuvre des droits économiques et sociaux est parmi les plus bas. D’après le diagnostic pays de la Banque mondiale réalisé en 2018, 64 % de la population vit sous le seuil de la pauvreté et 14 % de la population touchée par l’extrême pauvreté en Afrique vit en R.D. Congo[63]. L’indice de développement humain en R.D. Congo est l’un des plus faibles au monde, soit 179e au classement mondial et 43e en Afrique[64]. Qui plus est, on a assisté à une nette aggravation de la situation en 2021[65]. Plus étonnant encore est le fort contraste que cela suscite au regard des ressources naturelles dont le pays regorge en quantité, qualifié de véritable paradoxe de l’abondance[66].

Il découle de ce qui précède que les conséquences néfastes de la corruption sur le développement économique et social d’un État entraînent des violations continues des droits économiques et sociaux des individus en particulier, et de leur droit au développement en général[67]. Dans ce contexte, réaliser les droits économiques et sociaux implique nécessairement la prise en compte de la relation entre la corruption et le niveau de mobilisation des ressources disponibles par l’État dans un environnement institutionnel donné. Ainsi, la prise en compte de la corruption entraîne une étape supplémentaire dans l’analyse de l’obligation de l’État avec pour effet le rejet ou non de l’argument tiré de la pénurie des ressources[68].

Par ailleurs, outre les ressources publiques qu’elles affectent considérablement, les pratiques de corruption sont foncièrement discriminatoires en ce qu’elles renforcent et accentuent des inégalités sociales diverses. Elles opèrent une discrimination dans l’accès aux services publics de base[69] comme l’accès à la santé[70], à l’eau[71], etc. En effet, « [c]orruption facilitates, perpetuates, and institutionalizes human rights violations. With corruption, rights become privileges, as it is often only through bribes that access to essentiel services such as hospitals or schools can be secured »[72]. C’est ainsi par exemple :

[S]ince there is a strong presumption that arbitrariness in the allocation of rights and obligations increases rapidly with the degree of violations of public office rules, the level of administrative corruption will be highly correlated with violations of non-discrimination norms. [...] Public officials act corruptly when they violate non-discrimination norms that regulate the allocation of a polity’s rights and duties in order to derive a personal advantage[73].

Il y a, dans le fonctionnement de la corruption, « la mise en oeuvre d’une exception de statut, qui en ruinant le principe de l’égalité de condition civile individuelle, réinstitue dans les faits le système prédémocratique féodal »[74]. En excluant, par un jeu de privilège ou autre, certains acteurs au profit des autres[75], la corruption remet en cause les principes fondamentaux de la démocratie[76]. Il en est ainsi de la redevabilité aux citoyens, de la stabilité politique caractérisée par l’absence de violences, de l’efficacité et la capacité de la bureaucratie à pallier les défaillances du marché, de la primauté de la loi, de l’indépendance de la justice, etc.[77]. Pourtant, s’agissant des droits économiques et sociaux tout particulièrement, le Comité des DESC a souligné le fait que leur mise en oeuvre « n’exige ni n’empêche qu’une forme particulière de gouvernement ou de système économique serve de véhicule aux mesures en question, à la seule condition qu’elle soit démocratique »[78]. Bref, étant donné qu’elle exclut, distingue les individus, ou qu’elle opère une restriction non justifiée de la jouissance et de l’exercice des DESC, la corruption est acte de discrimination. Avec elle, « on entre dans la zone des faveurs par essence condamnables, et avec lesquelles aucun compromis n’est possible »[79] dans une société où la règle de droit est la référence première à tout.

Ainsi, d’une part, les effets néfastes de la corruption sont constitutifs de violation des droits économiques, sociaux et culturels. Sur ce point, dans nombre des cas, l’accès à un service public de base comme la santé, l’eau, etc. est monnayé pour n’être accessible qu’à une frange de la population en considération soit de l’état de fortune, soit de relations interpersonnelles. Plus concrètement, dans certains pays africains par exemple, « [a]u fil du temps s’est répandu le sentiment que les décisions de justice s’achètent, que nul ne peut être frappé d’une décision judiciaire s’il est riche et bien placé dans l’échelle sociale et que, au fond, les lois sont faites pour ceux qui sont incapables d’acheter les juges »[80]. Pourtant, le Comité des DESC considère parmi les mesures appropriées qu’un État est tenu de prendre pour donner effet aux DESC directement invocables, « celles qui prévoient des recours judiciaires »[81].

La corruption de l’appareil judiciaire dans ce cas devient non seulement une violation du droit au recours intrinsèque à tous les DESC invocables en justice, mais entrave aussi la réparation d’une violation des DESC qu’elle perpétue. Il est peu de dire que « [l]’existence d’un judiciaire corrompu est nuisible à la démocratie parce qu’elle empêche des juges de jouer le rôle de chiens de garde des valeurs constitutionnelles »[82] au nombre desquelles le bien-être socio-économique dont les DESC sont l’expression juridique. La corruption est incontestablement une violation du droit à l’alimentation lorsque, pour accéder à l’aide publique alimentaire, les citoyens, même infortunés, sont obligés de payer des pots-de-vin aux fonctionnaires[83]. La logique est la même lorsqu’un médecin ou un agent de santé exige aux patients, même les plus démunis, un paiement injustifié d’argent, au motif d’acheter du consommable de radiologie ou de récif de laboratoire pour procéder à leurs examens médicaux, à défaut de quoi, aucune attention ne leur est accordée[84]. C’est aussi le cas lorsque les patients se voient refuser des soins en raison de la corruption[85]. Dans ces situations, non seulement l’exercice des DESC en cause est compromis, mais la règle d’égalité devant le service public n’est pas respectée. Par conséquent, les DESC ne sont plus garantis de manière non-discriminatoire, alors que l’égalité dans la fourniture des services publics (économiques et sociaux notamment) « implique que, dès qu’un usager se trouve dans les conditions fixées de manière impersonnelle et générale par la loi ou le règlement du service, il peut, d’une part, exiger de bénéficier des avantages de celui-ci et, d’autre part, il doit en supporter les charges sans discrimination »[86].

D’autre part, dans un rapport de corrélation, les pratiques de corruption sont facilitatrices de violations futures des droits économiques, sociaux et culturels. Par exemple, en altérant la structure des dépenses publiques, la corruption crée une distorsion dans l’investissement public. Observant les pays aux niveaux les plus élevés de corruption, de la Croix et Delavallade constatent qu’ils « dépensent relativement plus en capital physique que dans l’éducation et la santé et ont un taux de croissance plus faible, en particulier si le pouvoir politique y est fortement concentré »[87].

De ce qui précède, il est établi que la corruption dans ses pratiques variées conduit à de violations directes (causalité) ou indirectes futures (corrélation) des droits économiques, sociaux et culturels[88]. Cela étant, elle ne laisse pas intacte la responsabilité internationale des États.

IV. Corrélation entre corruption et responsabilité internationale de l’État en matière des DESC

Pour évoquer la responsabilité internationale d’un État, un comportement internationalement illicite, c’est-à-dire une action ou une omission qui lui est attribuable en vertu du droit international et qui constitue une violation d’une obligation internationale de l’État, doit lui être reproché[89]. En l’espèce, la question est de savoir si les pratiques de corruption sont attribuables à l’État en ce qu’elles violent ou facilitent les violations futures des droits économiques, sociaux et culturels.

Le Comité des DESC souligne notamment dans son Observation Générale n° 20 que :

[C]onformément au droit international, le fait de ne pas agir de bonne foi en vue de respecter l’obligation, prévue au paragraphe 2 de l’article 2, de garantir que les droits énoncés dans le Pacte seront exercés sans discrimination aucune, équivaut à une violation du Pacte. Les violations des droits consacrés par le Pacte peuvent être le fait d’une action directe ou d’une omission de la part des États parties ou de leurs institutions ou organismes aux niveaux national ou local.[90]

Lorsqu’en lien avec des services sociaux correspondants aux droits économiques et sociaux, les organes de l’État acceptent de recevoir, sollicitent ou exigent un paiement ou toute autre forme de faveur ou promesse injustifiée en vue de procéder ou de s’abstenir de délivrer des services dont ils ont la charge, la responsabilité internationale de l’État peut être engagée en vertu du PIDESC si, par ce fait, des droits économiques et sociaux sont violés. Il en va de même lorsque l’État ne prend pas toutes les mesures (non seulement législatives) pour prévenir ou sanctionner les pratiques de corruption ayant pour effet de violations directes ou indirectes des DESC en amenuisant les ressources à leur disposition et nécessaires pour donner effet aux droits garantis par le Pacte. L’action ou l’omission de l’État ou de ses organes qui s’attache à la corruption et entraîne la violation directe ou indirecte des DESC est susceptible d’engager la responsabilité internationale de l’État.

Il en résulte que :

La corruption constitue l’un des obstacles principaux à la promotion et à la protection effectives des droits de l’homme […] Elle sape en outre la capacité des États de mobiliser des ressources pour la fourniture des services essentiels à la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels. Elle donne lieu à des discriminations en matière d’accès aux services publics, en faveur de ceux qui sont en mesure d’exercer une influence sur les autorités, y compris en offrant des pots-de-vin ou en recourant à des pressions politiques[91].

V. Vers un droit de la personne à l’interdiction de la corruption

Les effets néfastes de la corruption sur les droits économiques et sociaux tels qu’ils ressortent de l’analyse ci-haut ouvrent un débat sur l’existence d’un droit de la personne à l’interdiction de la corruption fondé sur l’interdiction desdits effets néfastes. L’argument tiré de la complémentarité entre le régime juridique international anti-corruption et celui relatif aux droits de la personne combiné aux leçons subséquentes qu’en ont tiré les organes de contrôle des traités de droits de la personne permet de soutenir l’interdiction des effets néfastes de la corruption sur les droits économiques en tant droit de la personne transversal à tous les droits du PIDESC. En effet, les instruments juridiques internationaux relatifs à la lutte contre la corruption affichent ouvertement la ferme intention de permettre aux États, d’une part, de capter les revenus importants qui leur échappent afin de financer la mise en oeuvre des droits de la personne (économiques et sociaux), d’autre part, de lutter contre les atteintes que représentent la corruption sur l’état de droit.

Au niveau universel, dans le préambule de la Convention des Nations-Unies contre la corruption du 31 octobre 2003, les États s’affirment préoccupés par « les affaires de corruption qui portent sur des quantités considérables d’avoirs, pouvant représenter une part substantielle des ressources des États, et qui menacent la stabilité et le développement durable de ces États »[92] ainsi que par « la gravité des problèmes et des menaces qu’engendre la corruption pour la stabilité et la sécurité des sociétés, sapant les institutions et valeurs démocratiques ainsi que les valeurs morales et la justice et compromettant le développement durable de l’État et l’état de droit »[93].

La menace à la stabilité et au développement durable est ici désignée comme justifiant l’intérêt de la communauté internationale à se mettre en ordre de bataille contre le fléau de la corruption. C’est pour cela d’ailleurs que « l’adoption de cette Convention peut être interprétée comme l’entérinement officiel d’un consensus planétaire autour de l’idée d’éradiquer la corruption dans les sociétés contemporaines »[94]. Point n’est besoin de rappeler que les droits de la personne en général, et économiques et sociaux en particulier, sont au coeur du concept de développement durable, et que leur méconnaissance a été source des grandes instabilités socio-politiques, comme en témoigne si bien l’histoire des grandes révolutions qui ont secoué l’État moderne. De la même manière, leur violation par la corruption est susceptible d’entraîner des violences particulièrement graves pour la stabilité des États[95]. Le Comité des DESC ne manque d’ailleurs pas d’interpréter les DESC dans une perspective d’interdépendance et d’indivisibilité des droits de la personne avec un accent particulier sur le droit au développement[96].

Au niveau régional africain, le préambule de la Convention de l’Union africaine sur la prévention et la lutte contre la corruption du 11 juillet 2003 rappelle

la nécessité de promouvoir et de protéger les droits de l’homme et des peuples, […] de respecter la dignité humaine et d’encourager la promotion des droits économiques, sociaux et politiques, conformément aux dispositions de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, et des autres instruments pertinents concernant les droits de l’homme[97].

Bien plus encore, le paragraphe 27(5) de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la bonne gouvernance pointe l’engagement juridique des États à « améliorer l’efficience et l’efficacité de l’administration publique et lutter contre la corruption »[98] comme élément de bonne gouvernance politique, économique et sociale. Semblablement, le préambule de la Convention civile du Conseil de l’Europe sur la corruption précise que « la corruption représente une grave menace pour la prééminence du droit, la démocratie et les droits de l’homme, l’équité et la justice sociale, empêche le développement économique »[99].

Les différents instruments évoqués attestent que les règles anti-corruption ont été en partie écrites lors d’un constat d’un effet néfaste de la corruption sur les droits de la personne. Il convient de noter que l’obligation de lutter contre la corruption ne figure pas expressément dans les textes juridiques relatifs aux droits fondamentaux; néanmoins, l’idée qu’elle y soit sous-entendue n’est pas à exclure. D’une part parce qu’outre les préambules des instruments juridiques anti-corruption repris plus haut qui confortent cette idée, une certaine jurisprudence nationale émerge dans ce sens. Ainsi pouvons-nous lire dans une décision de la Cour suprême de l’Inde que « corruption is not only a punishable offence but also undermines human rights […] systematic corruption, is a human rights’ violation in itself, as it leads to systematic economic crimes »[100].

D’autre part, la pratique des organes de protection des droits de la personne insiste davantage sur l’intersection entre droits de la personne et corruption. Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU n’a cessé de le rappeler dans une série des résolutions relatives aux effets néfastes de la corruption sur la jouissance des droits de l’homme depuis 2013[101]. L’intitulé même de ces résolutions induit l’idée que les pratiques de corruption sont constitutives d’atteinte aux droits fondamentaux. Le même Conseil souligne que « les cadres juridiques internationaux de la protection des droits de l’homme et de la lutte contre la corruption sont complémentaires et se renforcent mutuellement »[102].

Pour sa part, le Comité des DESC considère que plusieurs violations des droits économiques et sociaux sont favorisées par l’absence de garantie suffisante pour lutter contre la corruption publique[103]. C’est ainsi que dans ses observations finales adressées en 2015 à la République du Burundi, le Comité DESC indique le handicap majeur que constitue la corruption pour la réalisation des droits économiques et sociaux, l’érigeant en une violation de l’article 2.1 du PIDESC[104]. S’il est vrai qu’a priori, la position du Comité ne vaut qu’à l’égard du Burundi, elle revêt néanmoins l’autorité de la chose interprétée à l’égard de tous les autres États parties au Pacte. Ainsi souligne-t-on que « [e]ven though corruption is not per se recognized as a direct violation of human rights under international law, there is a general consensus that it leads to a violation of human rights »[105].

De façon particulière, dans ses observations finales adressées aux États examinés, la Commission africaine range inlassablement la Convention de l’Union africaine sur la prévention et la lutte contre la corruption au nombre des instruments régionaux relatifs aux droits humains[106]. La Commission africaine précise également dans sa Résolution sur les droits économiques, sociaux et culturels en Afrique, que pour garantir ces derniers, les États doivent adopter toute une série des mesures, et notamment lutter efficacement contre la corruption[107]. C’est à ce propos qu’Anita Ramasastry a pu soutenir que : « Corruption leads to violation of the government’s human rights obligation to “take steps to the maximum of its available resources to progressively achieve the full realisation of economic, social and cultural rights” »[108].

L’interdiction de la corruption et les droits de la personne ne sont pas séparés, pourrait-on dire, à la manière du ciel et de la terre, mais reliés tels l’océan et le continent[109]. Il en découle une conjonction invariablement marquée, telle que l’invocation des seconds emporte généralement celle de la première. Le propos de Melissa Khemani s’inscrit parfaitement dans cette lecture lorsqu’elle indique au sujet de la Convention africaine que « the AU anti-corruption convention therefore emerged significantly on the basis of human rights considerations. This is further buttressed by the number of provisions of AU anti-corruption convention that make specific reference to human rights»[110]. Cette lecture permet de démontrer, qu’entre les règles classiques des droits de la personne et celles du droit anti-corruption, il n’y a pas de vide abyssal, mais un continuum, une passerelle solennisée par une série des résolutions et travaux des organes de traités des droits de la personne. Empruntant l’approche d’Etienne Leroy, on peut soutenir l’existence d’une hétéronomie positive[111] entre les deux catégories de règles, qui s’inscrit essentiellement dans la complémentarité et l’interdépendance de ces régimes juridiques qu’on pourrait, a priori, lire séparément.

On est là en présence d’une double interdiction des pratiques de corruption en droit international, dont le fondement est notamment la protection des droits de la personne en général et des DESC en particulier. Les pratiques de corruption sont constitutives de violation de l’article 2 du PIDESC et des DESC qu’il consacre. Sur cette base, leur interdiction par le droit international des droits de l’homme est évidente.

L’interdiction desdites pratiques est transversale à tous les droits du PIDESC dans la mesure où les pratiques de corruption sont susceptibles de tous les affecter, conjointement ou non. À l’instar de la non-discrimination, l’interdiction de la corruption touche la mise en oeuvre des DESC aussi bien dans la formulation des politiques publiques visant à donner effet auxdits droits que dans l’exercice proprement dit de ces droits. À cet effet, nous soutenons, à la suite du Comité des DESC, qu’indistinctement, les violations des DESC

sont favorisées lorsqu’il n’existe pas suffisamment de garanties pour lutter contre la corruption des fonctionnaires ou la corruption dans le secteur privé, ou lorsqu’en raison de la corruption des juges, les victimes de violations des droits de l’homme sont privées d’accès à des recours[112].

Les pratiques de corruption sont par ailleurs interdites par le droit international anti-corruption issus de plusieurs instruments juridiques internationaux spécifiques indiqués ci-haut.

Plus finement, l’objet (du moins en partie) des droits de la personne et de l’interdiction de la corruption publique est le même, à savoir : les rapports entre l’individu et l’État. Car en effet, lorsque les instruments juridiques internationaux s’attachent à combattre la corruption publique, ils le font notamment dans l’objectif clairement affiché de préserver la stabilité politique, économique et sociale des États d’une part, et d’assurer le développement économique et social des peuples d’autre part. Plus globalement, entre les droits de la personne — les DESC en particulier — et la corruption en tant qu’une catégorie pénale, l’articulation des rapports entre l’individu et l’État demeure un objet partagé[113].

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La clarification de l’articulation entre le droit international des droits de l’homme et le droit international anti-corruption d’une part, et d’autre part, l’analyse de la place de l’élément de corruption dans l’obligation générale de garantir les droits économiques et sociaux, étaient nécessaires pour aborder la question de l’existence d’un droit de l’homme à l’interdiction de la corruption. Contrairement à une certaine doctrine qui considère sans intérêt toute tentative de rechercher un lien entre les deux corps de règles, la présente contribution ne l’exclut guère.

D’une part, elle pose une analyse qui aboutit au constat clair selon lequel les pratiques de corruption entraînent des effets néfastes (directs et/ou potentiels) sur les droits de la personne, et sont par conséquent interdits par le droit international des droits de l’homme. D’autre part, la présente contribution prend appui sur les préambules et les dispositions pertinentes de la Convention des Nations-Unies contre la corruption[114], les conventions civile et pénale du Conseil de l’Europe sur la corruption[115] et la Convention de l’Union africaine pour la prévention et la lutte contre la corruption[116], pour écarter toute discontinuité entre les normes internationales relatives aux droits de la personne (ici les DESC) et celles relatives à la lutte contre la corruption. Le présent article soutient la complémentarité et l’interdépendance entre les deux et analyse à cet effet les travaux des organes de contrôle des traités des droits de la personne (résolutions, observations générales et observations finales du Conseil des droits de l’homme et du Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations-Unies ainsi que de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples).

C’est à partir de cette double interdiction identifiée des pratiques de corruption en regard notamment aux droits économiques, sociaux et culturels que s’analyse un droit à l’interdiction de la corruption comme droit de l’homme. L’affirmation d’un tel droit en droit international des droits de l’homme ouvrirait la voie d’une part, à un contrôle plus renforcé des engagements des États en matière de lutte contre la corruption, et d’autre part, permettrait aux individus protégés de mettre directement en cause la responsabilité de l’État. Deux aspects qui mériteraient une recherche plus approfondie.