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On connaît la première phrase de À la recherche du temps perdu : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure ». Longtemps aussi – et sans qu’il soit évidemment question de me comparer à Marcel Proust –, j’ai recherché un concertorondo de Mozart[1] qui avait enchanté ma plus tendre enfance, à l’âge de trois ans, d’après ce que me disait ma mère. Je me fie à cette dernière, car les souvenirs d’un tel âge se limitent généralement à ceux qu’on reconstruit sur la base de vieilles photos d’albums de famille. Ce rondo, gravé depuis toujours dans ma mémoire et, jadis, sur la cire des fragiles 78 tours de l’époque (fin des années quarante), a dû contribuer au bonheur des disquaires de l’époque, car, en voulant apporter le disque à ma mère pour qu’elle le fasse jouer sur le gramophone familial, les mains maladroites d’un gamin de trois ans ont plus d’une fois laissé échapper le précieux objet qui se fracassait sur le sol, un souvenir resté, lui, bien vivace! Ce n’était pas encore l’heureux temps du vinyle et encore moins celui des CD à peu près incassables. Ma mère était donc obligée de racheter un nouvel exemplaire du disque réclamé (probablement à grands cris…), pour que je puisse réécouter le morceau magique qui enchantait mes oreilles.

Aujourd’hui, miracle d’Internet, j’ai réussi à retrouver le morceau en question : un Rondo en ré pour piano et orchestre K 382… Merci, YouTube[2]!

La question que je me suis posée beaucoup plus tard et qui m’obsède encore est de savoir pourquoi j’aimais tant ce morceau et, de manière plus générale, comment s’explique le mécanisme d’attachement de l’être humain à une oeuvre d’art – musique, peinture, danse, littérature… – : pourquoi aime-t-on ceci ou cela? Cet hommage au professeur et ami, Daniel Turp, me fournit d’autant plus l’occasion d’y réfléchir que je partage avec le destinataire de ces brèves réflexions deux passions, le droit international des droits de la personne et la musique.

En ce qui concerne les droits de la personne et la musique, on trouve parfois des liens étranges entre les premiers et la seconde : ainsi, certains nazis jugés par le Tribunal militaire international de Nuremberg en 1945-1946 étaient des mélomanes avertis et parfois même, des musiciens de haut niveau. Lors du procès de Nuremberg, un psychiatre américain, le docteur Leon Goldensohn avait pu s’entretenir avec la plupart des accusés dans les locaux du centre de détention de Nuremberg. Il ressort de ces entretiens que trois des dix-neuf accusés rencontrés par Goldensohn avaient eu une formation musicale classique : Funk, l’ancien ministre de l’Économie et président de la Reichsbank, jouait du piano (en concert), du violon et du violoncelle[3], l’examiral Dönitz, de la flûte[4], l’exgouverneur général de Pologne, Frank, du piano et de l’orgue[5]; de son côté, Göring déclare qu’il aimait Bach, Haendel, Mozart, Beethoven, Wagner[6]; toujours selon Göring, Hitler, mélomane lui aussi, préférait Wagner, Mozart, Verdi et Beethoven[7]… Dans le bunker où il s’est suicidé, le 30 avril 1945, les Soviétiques ont retrouvé des 78 tours avec la musique de compositeurs russes : Tchaïkovski, Borodine, Rachmaninov[8]. Apparemment, Hitler leur pardonnait d’être des Slaves et donc, selon lui, d’appartenir à « la race des soushommes »!

Bref, on le voit, la musique n’adoucit pas nécessairement les moeurs : même des monstres peuvent y être sensibles ce qui permet de conclure que la musique classique ne contribue pas, en soi, au respect des droits de la personne. Ceci ne répond cependant pas à la question initiale de savoir pourquoi on est spécialement touché par des sons, des couleurs, des mots ou des mouvements. La question relève sans doute plus de la psychologie ou de la neurologie que du droit – international ou non. Ce sont donc les réflexions intuitives et impressionnistes d’un profane qui sont exposées ici à propos d’une des manifestations les plus abstraites et les moins figuratives de l’art qu’est la musique. Elles s’adressent autant au musicologue qu’à l’éminent internationaliste qu’est Daniel Turp, expert des deux disciplines.

L’attachement à une musique semble lié à deux registres : la mélodie (1) et le rythme (2).

I. La mélodie

Comment un enfant de trois ans peut-il être sensible à un rondo de Mozart? La réponse ne peut se trouver que dans une forme de conditionnement. Ma mère faisaitelle jouer le disque où ce rondo était gravé alors que je n’étais encore qu’une petite virgule dotée d’ouïe dans la matrice maternelle? On est tenté de le croire. Un site Internet nous apprend, en effet :

L’ouïe est le sens le plus aiguisé du foetus. L’audition foetale commencerait entre la 26e et la 28e semaine. Le foetus entend constamment les bruits provenant des systèmes digestif, circulatoire et cardiaque de sa mère.

Selon de récentes études, cela représente un niveau sonore d’environ 30 décibels, soit une intensité comparable à celle d’un chuchotement. Vers 5 ou 6 mois, le foetus perçoit certains sons provenant de l’extérieur : voix (surtout les intonations), musique (surtout le rythme et les basses), moteur d’auto, etc.[9]

Personnellement, les souvenirs – les fondations de notre psychisme – me confirment d’ailleurs que le phénomène s’est souvent reproduit pour l’adulte que je suis, comme c’est, sans doute, le cas de tout le monde : par exemple, je ne suis devenu sensible à Mahler et à l’adagietto de sa 5e symphonie qu’après avoir vu Mort à Venise de Luchino Visconti, où ce thème est joué à divers moments du film; le même phénomène d’écoute et de répétition s’est produit pour d’autres thèmes musicaux. Par exemple :

  • le Clair de lune de la Suite bergamasque de Debussy lorsqu’à treize ans, je l’entendis jouer par un moniteur d’une colonie d’enfants où je passais des vacances;

  • les gymnopédies de Erik Satie après que l’écrivain belge Pierre Mertens m’ait lu un texte accompagné de la 1ère Gymnopédie;

  • l’avant-dernière scène du Don Giovanni de Mozart parce qu’un ami de la faculté s’amusait à fredonner l’air du Commandeur « Don Giovanni, a cenar teco, M’invitasti, e son venuto »;

  • Baisers volés de Charles Trenet, la chanson liée, bien sûr, au film éponyme de François Truffaut et souvent réentendue à la radio, ou Le tourbillon dans Jules et Jim du même réalisateur.

On pourrait multiplier les exemples. Très souvent, l’écoute répétée d’un morceau de musique conduit l’auditeur à l’aimer s’il ne le connaît pas au départ : la répétition conditionne l’esprit. Ainsi, c’est par la radio que j’ai appris à aimer le célèbre Trio op. 100 de Schubert et non par le film de Stanley Kubrick – Barry Lyndon – où il fait pourtant partie de la bande son. Même phénomène à propos de la Sonate pour violon et piano de César Franck que j’ai longtemps assimilée à la Sonate de Vinteuil (encore Proust!) sans d’ailleurs savoir qu’on en avait fait un film (par Raoul Ruiz[10]) que je ne connaissais pas…

Si l’amour de la musique est donc lié à une forme de conditionnement et d’apprentissage inconscient des sens, il en va de même du rythme.

II. Le rythme

Le rythme est généralement indissociable de la musique occidentale : la musique de cour des empereurs nippons n’était pas très rock and roll et la seule fois où je l’ai entendue, je me suis enfui à l’entracte du spectacle tant je trouvais ça lent et ennuyeux… On ne peut cependant pas dire qu’il y a beaucoup de swing dans la musique (occidentale, celle-là) de Monteverdi ou de Webern… Quoi qu’il en soit, le rythme pourrait, comme la mélodie, être lié à l’aube de l’existence humaine dès lors qu’il se concrétise dans les premiers battements de coeur du foetus, lesquels sont observés déjà quatre semaines après la fécondation de l’ovule[11]! N’y a-t-il pas une vraie correspondance entre les coups sourds et répétés des battements cardiaques et la séduction qu’exerce sur nous un rythme syncopé?

Mais si les battements du coeur génèrent, à la fois, le sens et le goût du rythme, ne devrait-on pas constater le même phénomène dans le règne animal? La réponse semble affirmative si l’on en juge à des expériences menées sur des lions de mer[12]. Certes, on dira qu’en l’occurrence, ces animaux avaient été dressés pour qu’ils balancent la tête sur un rythme disco, mais en va-t-il autrement chez les humains quand des jeunes (et des moins jeunes…) dansent un rock, et, de manière plus spectaculaire, quand Macarena Ramirez se lance dans un zapateado superbement maîtrisé[13], quand Fred Astaire fait des claquettes avec Ginger Rogers sur un rythme de fox-trot dans Swing Time[14], quand les Nicholas Brothers multiplient les pas et les mouvements les plus acrobatiques sur la musique de Cab Calloway[15] ou quand Odile, le cygne noir du Lac des cygnes de Tchaïkovski, fait ses trente-deux fouettés dans la coda du troisième acte[16]? Et que dire d’un boogie-woogie joué au piano sur le rythme bien marqué par la main gauche d’un gamin de moins de dix ans à St Pancras Station, à Londres, sous le regard ébahi des voyageurs qui ont la chance de se trouver là, à ce moment[17]? C’est aussi beau qu’un alexandrin de Racine ou de Rostand[18] où, d’ailleurs, la scansion rythme les mots comme un solo de batterie[19].

Dressage chez les animaux, apprentissage chez les humains, une même réalité et, me semble-t-il, une même origine : les battements du coeur qui rythment toute notre existence.

***

C’est donc l’histoire personnelle de chacun qui apporterait la réponse à la question de savoir pourquoi on aime telle ou telle musique : cela participerait d’une forme de conditionnement à la mélodie et au rythme, lesquels puisent leurs origines au plus profond de la vie et se développent tout au long d’expériences qui se superposent, s’ajoutent les unes aux autres et remplissent notre mémoire de la même manière que celle d’un ordinateur. Le phénomène est transposable à d’autres expressions artistiques. Longtemps, je suis resté, sinon allergique, du moins indifférent à la peinture abstraite, puis, un jour, sans crier gare, celle-ci a commencé à m’interpeller. Cela s’est produit après être passé un nombre respectable de fois devant les mêmes tableaux en n’y prêtant guère attention. Tout à coup, sans prendre conscience de cette évolution, je me suis pris d’affection pour des taches de couleur sans signification concrète précise.

Ce conditionnement passif est troublant et merveilleux tant qu’il s’agit d’art, mais il est très inquiétant quand il s’agit de violations de droits de la personne les plus fondamentaux – ce faisant, je boucle la boucle avec la double expertise de Daniel Turp – : je reviens au cas emblématique des atrocités nazies. Gustave M. Gilbert, le psychologue de la prison où étaient détenus les criminels de guerre jugés à Nuremberg en 1945-1946, rapporte une réflexion significative de Rudolf Höss, l’excommandant d’Auschwitz, présent à Nuremberg à titre de témoin (il sera jugé plus tard en Pologne, condamné, puis pendu à Auschwitz en 1947[20]). Gilbert ayant demandé à Höss si les Juifs méritaient d’être assassinés, Höss lui répond « qu’il y avait quelque chose d’étranger à la réalité dans cette question parce qu’il avait vécu dans un monde entièrement différent »[21]. Il précise :

Nous SS nous ne devions pas penser à ces choses; cela ne nous venait même pas à l’idée. Et d’ailleurs, nous considérions comme établi par avance que les Juifs étaient responsables de tout. […] Nous n’entendions jamais rien dire d’autre. Ce n’étaient pas seulement des journaux comme le Stürmer, mais c’était tout ce qui se disait couramment. Même notre éducation militaire et idéologique considérait comme établi qu’il nous fallait protéger l’Allemagne contre les Juifs[22].

Ohlendorff, le commandant d’un Einsatzgruppe qui avait massacré des dizaines de milliers de Juifs lors de la campagne allemande contre l’URSS, à partir de 1941, tient le même type de discours pour expliquer les massacres commis par son groupe de SS en URSS[23]. Il s’agissait à nouveau d’un conditionnement de la pensée.

Deux mystères aux antipodes l’un de l’autre : comment peut-on arriver à massacrer des millions de personnes sans défense et pourquoi s’attache-t-on à un air de musique? Sans nullement prétendre apporter une réponse d’expert que je ne suis pas, je ne peux m’empêcher de penser que c’est la malléabilité du cerveau qui permet aussi bien de tuer, sans état d’âme, des êtres humains que d’entrer dans le mystère d’une oeuvre d’art!

Alors, si telle est la force du conditionnement, puisqu’il existe une étrange correspondance entre faire le mal et apprendre à aimer les oeuvres de l’esprit, le conditionnement doit plus que jamais être mis au service de la force du bien comme le disait Pascal à propos de la force et de la justice[24]. C’est un discours que les penseurs tiennent sans doute depuis la nuit des temps. Daniel Turp s’y inscrit pleinement et nul ne doute qu’il continuera à oeuvrer dans cette direction. La lutte qu’il vient de porter sur le terrain judiciaire pour mettre fin aux ventes d’armes du Canada à l’Arabie saoudite qui pourrait les utiliser contre le Yémen témoigne de cet engagement moral. Puissent les juges canadiens finir par lui donner raison et montrer ainsi que le conditionnement au bien l’emporte sur les intérêts du commerce et du mal.