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Introduction

La pratique artistique de Charles Gagnon est reconnue pour son caractère multidisciplinaire : peinture, photographie, collage, sculpture, musique. À la fin des années 1960, il réalise une série de quatre films expérimentaux sur une très brève période : Le Huitième Jour (1967), Le Son d’un espace (1967-1968), Pierre Mercure (1970) et R69 (1969), qui est resté inachevé jusqu’à la restauration des films pour l’édition d’un coffret dvd par Monika Kin Gagnon, en 2009 (Kin Gagnon 2009). La rediffusion quelque 40 ans plus tard suscite un nouvel intérêt en plus de rendre accessible un matériel jusque-là inédit. Plusieurs aspects des films restent néanmoins peu étudiés à ce jour. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu profiter du colloque « Du disque à l’oeuvre. Musique, arts visuels, cinéma » et de cette publication pour revisiter Le Huitième Jour et Le Son d’un espace en lien avec une recherche que je mène avec le collectif Archiver le présent[1]. De là vient l’idée de regarder ces deux films dans la perspective de l’archive et d’examiner ce qui se produit lorsque ces deux modes, cinéma et archive, se côtoient plus intimement.

Le Huitième Jour participe du cinéma de réemploi et utilise des images d’archives à la fois comme forme et contenu. Le film a été conçu pour le Pavillon chrétien d’Expo 67, où une salle de projection aménagée à l’intérieur du parcours pouvait accueillir une centaine de personnes. Il s’intègre à un dispositif d’exposition complexe mêlant photographie et son, dans une scénographie très élaborée. Après Expo 67, Le Huitième Jour est présenté de façon autonome dans le cadre de festivals, ainsi que dans des galeries et musées au Canada et aux États-Unis. Il a, entre autres, remporté le premier prix du Los Angeles Survival Fair Festival, en 1970. Sa projection en continu dans le Pavillon chrétien reste toutefois le contexte le plus pertinent pour saisir sa dimension expérimentale et son originalité pour l’époque. Réalisé l’année suivante, Le Son d’un espace est présenté pour la première fois dans un contexte d’art contemporain à la Sixième Biennale de Paris au Musée d’Art Moderne, en 1969. La référence à l’archive est moins littérale, mais néanmoins fondamentale. Plus abstraite ou conceptuelle, elle met en oeuvre les multiples façons par lesquelles Charles Gagnon explore les propriétés du cinéma ainsi que ses conditions de production et de visionnement jusqu’à faire du film une archive de lui-même. Cette (double) réflexivité sera examinée comme une des caractéristiques communes aux deux films qui se trouvent renforcées par leur dispositif d’exposition ou encore par ce que des théoricien·ne·s du cinéma ont commencé à théoriser à la fin des années 1960 et au début des années 1970 : un « cinéma élargi » (figure 1).

Figure 1

Planche contact de Charles Gagnon travaillant au montage des sons et des images du film Le Huitième Jour, en 1966.

Photographie : Richard Tumsuden

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Le Huitième Jour comme film d’archives

Le Huitième Jour est un film 16 mm en noir et blanc d’une durée de 14 minutes. Son titre fait référence aux écritures chrétiennes et renvoie au jour où l’humanité reçoit, de Dieu, la Terre en héritage[2]. Le film est entièrement réalisé à partir d’images d’archives provenant principalement de l’Agence Magnum à New York et du Département de la défense américaine à Washington. Il rassemble un ensemble de documents historiques et populaires couvrant la transformation de la société moderne et les évènements qui ont marqué le xxe siècle, depuis la Première Guerre mondiale jusqu’à la guerre du Vietnam. Au fil du temps se révèle un siècle de l’image marqué, d’une part, par le développement et l’industrialisation de la photographie et du cinéma, et, d’autre part, par la répétition des guerres et une institutionnalisation de la violence. Les descriptions que Charles Gagnon a données de ses films au cours des années suivant leur réalisation fournissent des indications éclairantes sur leur contexte de production et leur caractère expérimental pour l’époque. Comme il le dit du Huitième Jour dans des propos rapportés par Normand Thériault une année après sa présentation à Expo 67 :

Le film voulait surtout montrer aux gens que toutes les guerres de ce siècle ont été identiques, qu’on en sait les causes et les malheurs, et que, malgré tout ça, nous sommes encore incapables de les prévenir. Le schéma de montage voulait insister sur le temps, qu’on ne remarque finalement jamais. Les gens étaient étonnés de voir que, de la guerre de 1914 à celle du Vietnam, chaque année qui couvre l’intervalle avait reçu sa part. Pourtant, n’était-ce pas ainsi que le temps pouvait se mesurer ?

Gagnon dans Thériault 1968-1969, p. 4

Le Huitième jour s’inscrit dans l’esthétique du cinéma de réemploi, tel que décrit notamment par William C. Wees (1993) dans son ouvrage Recycled Images. The Art and Politics of Found Footage Films, comme une pratique fondée sur la réutilisation d’images émergeant au cours des années 1950 et 1960[3]. Charles Gagnon contribue à cette mouvance du cinéma en traitant les images d’archives comme le principe structurant de tout le film.

Figure 2

Extrait du film Le Huitième Jour de Charles Gagnon, 1967, Pavillon chrétien, Expo 67, Canadian Filmmakers, Distribution Centre, Toronto.

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Le film est composé de photographies, d’extraits filmiques, de documents télévisuels, militaires et publicitaires. Le montage crée une dialectique entre la représentation des modes de vie de la société moderne, d’un côté, et la violence et la destruction causées par les guerres et les conflits, de l’autre. Le film débute avec des scènes paisibles représentant la vie quotidienne, la société de consommation et les loisirs, pour se poursuivre avec un enchaînement plus rapide d’images de la Première Guerre et de la Seconde, en passant par les dictatures de Mussolini et d’Hitler, pour s’achever sur une explosion atomique (figures 2 et 3). Une autre particularité du montage est la présence répétée d’explosions qui rythme le temps et semble être un des leitmotive du film. Seules quelques images ont été commandées au photographe montréalais John Max afin d’exposer en alternance des accumulations de choses, telles que des automobiles, des cimetières, des quincailleries et des épiceries (Gagnon cité dans Kin Gagnon 2009, p. 33), et des photographies trouvées dans les archives représentants des corps empilés difficiles à regarder. Charles Gagnon laisse les archives parler d’elles-mêmes. Il mentionne ne pas avoir retouché les documents sauf pour animer quelques photographies avec une caméra Bolex et un zoom « pas cher » (Gagnon dans Fry 1978, p. 90).

Figure 3

Extrait du film Le Huitième Jour de Charles Gagnon, 1967, Pavillon chrétien, Expo 67, Canadian Filmmakers, Distribution Centre, Toronto.

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La bande sonore fonctionne selon le même principe de collage et prend part à cette complexité[4] :

La bande sonore a été construite à partir de diverses sources : certaines parties en sont totalement littérales. J’ai manipulé la musique en utilisant des enregistrements que j’avais faits moi-même ou par distorsions d’autres enregistrements. Par exemple, le film est très léger au début [...] [alors que vers] la fin, la musique devient hypnotique grâce à une boucle accélérée par l’utilisation d’une lecture décalée et les images se précipitent, de plus en plus étourdissantes [...]. On a vraiment mal en écoutant et on se sent pris au piège. La boucle n’étant pas parfaite, on a toujours l’impression qu’on va s’en échapper, mais c’est toujours à ce moment-là qu’elle nous rattrape. La musique devient alors support d’images au lieu que l’image soit le véhicule de la musique.

Gagnon dans Fry 1978, p. 92

Charles Gagnon attache une grande importance au son. Il utilise et remixe plusieurs sources et enregistrements pour repenser la relation entre image et son. Il serait difficile d’analyser ici les nombreuses subtilités sonores et d’expliciter en détail comment le son encourage une relecture des images d’archives. Un exemple est toutefois très caractéristique : lorsque Charles Gagnon reprend des bouts de discours de propagande de Mussolini ou d’Hitler en leur superposant des chants d’opéra accélérées, la distorsion du son confère à ces extraits filmiques un effet absurde. Au lieu de retoucher ou de manipuler les images, c’est le travail du son qui permet une mise à distance de ce que les archives en tant que documents historiques donnent à voir.

Le Huitième Jour questionne la provenance et la nature des images : leur caractère recyclé, leur statut d’archives ainsi que leur contexte d’origine. L’analyse du cinéma de réemploi met l’emphase sur le fait que les images recyclées attirent l’attention sur elles-mêmes en tant que produits des industries qui fabriquent de telles images, le cinéma et la télévision, et en tant que participant à la prolifération d’une masse d’informations mêlée au divertissement et à la consommation (Wees 1993, p. 32-38). C’est ce qui constitue l’environnement médiatique moderne. D’un côté, les médias juxtaposent sans distinction des représentations de la guerre ou de conflits et des produits de consommation. Cette indistinction provoquerait notre indifférence face à la violence. D’un autre côté, les médias présentent les évènements comme des réalités ou des vérités. Le Huitième Jour ne pourrait pas mieux cadrer dans cette relation à l’univers médiatique : en « nous rappelant que nous regardons des images produites et disséminées par l’industrie des médias, les films de réemploi ouvrent la porte à un examen critique sur les méthodes et les motifs que sous-entend l’utilisation des images par les médias[5] » (ibid., p. 32 ; ma traduction). Pour Wees, le réemploi ne peut toutefois pas s’arrêter là : il doit aussi « confronter les médias sur leur propre terrain[6] » (ibid., p. 33 ; ma traduction) soit, celui de la manipulation des informations. En associant des images par juxtaposition, contrastes, ruptures et répétition, le montage du Huitième Jour est soutenu par une critique de la représentation et des médias. C’est ainsi que des images de guerres et de conflits côtoient des moments de gloire et de célébration, que des archives militaires, où la violence est évidente, sont intercalées avec des images de la société de consommation, que des effets de répétition nous forcent à voir et à revoir les évènements en tant qu’ils se répètent au fil du temps. Le montage devient ainsi un outil critique, voire politique, car lorsque des images de guerre se trouvent combinées à des produits de consommation, c’est moins la nature hétérogène de ces deux régimes visuels qui frappe que la prise de conscience de leur coexistence dans l’espace des médias.

Le film de réemploi renvoie ainsi à l’environnement médiatique de plus en plus omniprésent à la fin des années 1960. Wees explique que

tous les films de réemploi reflètent implicitement l’expérience de vivre dans un monde dominé par les médias. Tout comme les films de réemploi sont autoréférentiels, ils font tous aussi référence aux médias. Ils attirent inévitablement l’attention sur le « paysage médiatique » duquel ils sont issus[7].

Wees 1993, p. 25 ; ma traduction

Mais pourquoi autant d’images de guerre et de conflit se retrouvent-elles dans Le Huitième Jour et, plus généralement, dans les films de réemploi produits à la même époque ? La récurrence est assez remarquable dans les études de Wees ainsi que de Christa Blümlinger ([2009]2013) et Catherine Russell (1999). En effet, leurs travaux font systématiquement référence à A Movie (1958) de Bruce Conner qui, comme plusieurs de ses contemporains, a recours à la représentation de catastrophes et d’explosions atomiques[8]. L’analyse du cinéma de réemploi s’est intéressée à cette réalité qui semble marquer un « tournant » dans la compréhension du cinéma et des médias à la fois en tant qu’image et représentation du monde. Dans une lettre que Judy Trotsky adresse à Charles Gagnon le 10 mai 1966 au moment où elle dépouille les archives de l’Agence Magnum à New York en préparation du film, elle lui fait part de l’implacable répétition de la guerre et de la violence dans les images d’actualité :

[...] in the viewing I’ve been doing over the past four days, I am continually struck by one fact: no matter what the war – 50 years ago, 30 years ago, today – the same scenes repeat themselves with a horrifying regularity. […] I understand what you mean when you say that war penetrates our minds… and that somehow it affects even the simplest acts of living. But I wonder if you should also somehow consider this aspect […] and what seems to me most horrible of all, which is that we just go on and on repeating history – even to the frame.

Judy Trotsky 1966 dans Kin Gagnon et Marchessault 2015, p. 212

Les médias produiraient-ils un imaginaire visuel si puissant et tenace qu’il imprègnerait nos esprits au point de s’imposer dans d’autres formes cinématographiques ou artistiques ? Le Huitième Jour reflète cette conscience que les médias participent à la construction des représentations collectives. En laissant la « réalité » des archives parler d’elle-même, le film explore des médias ce qu’ils peuvent transmettre d’informations sur le monde et ce qu’ils peuvent déployer de la communauté humaine. Le recours à des archives et au procédé du réemploi s’appuie sur ces nouvelles production et circulation médiatiques. Charles Gagnon puise dans ce « paysage médiatique » en même temps qu’il remet en cause sa transparence et cherche à attirer l’attention sur le fait que nos vies sont de plus en plus régulées par des images et des évènements mis en forme par les médias. Alors qu’Expo 67 est reconnue comme le lieu par excellence symbolisant une nouvelle ère de la communication et de l’information, la vision de Charles Gagnon est plus complexe ou critique à l’égard des médias de masse. Il utilise d’ailleurs les termes « communion » et « efficience » (effectiveness) plutôt que « communication » et « efficacité », provenant de la terminologie médiatique, pour caractériser la relation qu’il cherchait à instaurer dans le Pavillon : « la communion, écrit-il, exige la participation plus intense [...], alors que la communication nous lance des informations »[9] (Gagnon dans Fry 1978, p. 92).

Comment le film crée-t-il cette distance avec les médias pour susciter une « participation plus intense », disons plus critique ? La récurrence des images de violence dans les archives observée par Judy Trostsky y est-elle pour quelque chose ? Le cinéma de réemploi ne matérialise-t-il pas les référents visuels de la modernité avec ses accidents, ses collisions, ses catastrophes, ses guerres, ses explosions ? Blümlinger évoque à cet effet les cinéastes Ken Jacobs et Bruce Conner : « On pourrait parler, au vu de tels remontages, d’un topos privilégié du trauma dans le found footage, qui suggère l’hypothèse que le cinéma était au xxe siècle le médium préféré pour enregistrer l’expérience historique » (Blümlinger [2009]2013, p. 30). Le remploi d’images est déjà en soi un processus mémoriel qui comporte une dimension réflexive, voire une double réflexivité se rapportant tant à la forme et au dispositif qu’à l’histoire culturelle des archives (ibid., p. 21 et 34). Le Huitième Jour met en récit cette histoire à partir de la reconfiguration des images, mais aussi des sons. Charles Gagnon ne cherche pas à s’affranchir des contraintes narratives et historiques du matériel d’archives, mais soumet toute apparence de réalisme ou toute valeur strictement documentaire à un remontage du temps. Le film débute sur des images paisibles. Plus les évènements se rapprochent du présent, plus ils gagnent en intensité visuelle et sonore, plus nous sommes poussé·e·s vers l’avant et précipité·e·s vers la fin : le rythme s’accélère, la bande sonore résonne de plus en plus en fort, les évènements semblent de plus en plus brefs et violents, puis le film culmine sur une sorte de climax de la désolation atomique. L’ultime explosion nucléaire serait-elle une résurgence du récit apocalyptique, la trame narrative de tous les récits selon Frank Kermode ? Comme ce dernier l’explique dans A Sense of an Ending, publié dans les mêmes années, en 1967, la structure du récit est déterminée par sa propre finalité (Kermode 1967). Malgré l’apparente linéarité de l’histoire, Le Huitième Jour ne se situe pas dans une logique de reconstitution de la chronologie qui aboutirait à une « fin apocalyptique de l’histoire » qui hante en grande partie le cinéma de réemploi (Russell 1999, p. 237-272). L’enchaînement des évènements est constamment interrompu par les explosions qui fissurent le temps et le font tourner sur lui-même. Le temps avance plutôt par intermittence et petites boucles ; chaque nouvelle explosion vient remémorer la précédente et anticiper la suivante. La fin ne marque pas non plus une clôture de l’histoire, mais laisse entrevoir au contraire une ouverture, une relance : la dernière scène oppose à la dévastation atomique, l’éclosion d’une fleur, comme une sorte de manifeste d’espoir. Le Huitième Jour utilise ainsi du matériel historique à contre-courant ou à « rebrousse-poil » pour reprendre une idée benjaminienne (Benjamin [1940]2000)[10]. Les images du passé sont mobilisées dans notre propre présent. L’intention du film ne serait donc pas de proposer une réflexion sur le passé, mais plutôt de poser un regard actuel sur les archives de l’histoire[11]. Le Huitième Jour pousse ainsi les propriétés matérielle, temporelle et narrative du réemploi jusqu’à ce que le film s’expose lui-même comme une nouvelle archive ou nouvelle une mémoire. À propos de la relation du cinéma à l’histoire, Serge Daney écrit que le « mouvement du monde » se refait « à partir de bribes (copeaux, miettes) déjà tombées du monde filmé, à partir d’images enregistrées, saturées de sens et d’émotion » (Daney 1989, p. 50).

Le Son d’un espace comme archive du film

En 1967-1968, soit très peu de temps après Le Huitième Jour, Charles Gagnon réalise un deuxième film dans lequel le rapport à l’archive est beaucoup plus abstrait. Le contraste entre les deux est même très frappant. Le Son d’un espace est épuré. Il ne se passe presque rien. C’est surtout une oeuvre silencieuse, où l’absence de bande sonore intrigue d’autant plus que le titre réfère explicitement au son. Tournée en 16 mm et en noir et blanc, le film est comme un long silence de 27 min, où s’enchaînent une série de tableaux qui donnent à voir un travail expérimental sur le cinéma : le mouvement, le cadrage, la mise au point, le hors champ et l’écran. Le scénario est relativement simple, mais d’une grande précision, les moindres détails ayant été minutieusement préparés (Gagnon dans Fry 1978, p. 92). La caméra enregistre le trajet de Charles Gagnon qui se déplace de l’atelier du peintre Yves Gaucher jusqu’à son atelier en transportant un objet emballé d’une étrange forme. Une fois dans son propre atelier, Charles Gagnon sort de cet emballage une bicyclette et commence à tourner autour de sa toile November Steps/Étapes de novembre (1967-1968) adossé au mur. La peinture de très grande dimension (203,2 x 274,3 cm) agit comme un écran et fait référence au son, puisque son titre est emprunté à une oeuvre musicale du compositeur Tōru Takemitsu (Gervais 2009, p. 22-23)[12].

Tableau et écran forment un seul et même espace. Charles Gagnon fait lui-même cette association lorsqu’il décrit son film : « Mes tableaux ressemblent beaucoup à des écrans de cinéma par leur forme et les bandes noires qui les délimitent. Il m’est aussi apparu évident que ce qui se passait à l’extérieur de l’écran était, d’une certaine façon, aussi important que ce qui se passait sur l’écran » (Gagnon dans ibid., p. 92). La référence à la peinture comme écran apparaît dans ses oeuvres au début 1960, que ce soit par des espaces qui s’emboîtent les uns dans les autres ou des motifs de la fenêtre et de la boîte : The Window (Box No. 6) (La Fenêtre) (1962), Inside Out (1963), Double Time/Space Blind (1965), Gray Field/Champ gris (1965-1966) et The Sound (1966). Au cours de ces années, l’écran se superpose également à la peinture, comme les titres d’une série réalisée en 1966 le mettent en évidence : Espace écran avec espace aveugle, blanc (1965) ; Espace écran avec espace aveugle, rose (1965) ; Espace écran avec espace aveugle – rouge ocre (1966) ou Espace écran – blanc (1966). En 1967, des bordures noires commencent à apparaître dans Étapes de novembre ou encore avec (Étapes)Décembre, l’année suivante, en 1968-1969. Les bordures noires accentuent l’amplitude de l’écran à l’intérieur de la peinture.

Figure 4

Extrait du film Le Son d’un espace de Charles Gagnon, 1967-68, Canadian Filmmakers, Distribution Centre, Toronto.

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Dans son article sur Gagnon, en 2010, Scott MacKenzie voyait dans cette relation singulière entre peinture et écran une réflexion sur le cinéma :

[Le Son d’un espace] is an analysis of how cinema and painting function as points of reflection and communion. Gagnon is interested in the question of cinematic specificity, a recurrent concern in his films. He notes, “We always think of a screen as a focal point; in a film we always follow the actors to remain within the screen area. I got more fascinated with the screen as a window on reality, which of course, I’ve been dealing with in my paintings.”

MacKenzie 2010, p. 169

La scène la plus significative pour examiner la manière dont le film travaille la spécificité du cinéma est le moment le plus long et répétitif. Au cours d’un long plan séquence, Charles Gagnon tourne à bicyclette autour de sa grande toile Étapes de novembre. Il passe et repasse à de nombreuses reprises devant la peinture comme devant un écran (voir figure 4). Placée sur un trépied, la caméra est fixe et filme le mouvement répétitif du corps lorsqu’à vélo il entre et sort du cadre, lorsqu’il entre et sort de la zone de l’écran. Les moments où il passe devant la toile et la caméra sont aussi importants que les moments où il se trouve hors du cadre[13], car notre esprit n’a d’autres choix que de poursuivre le mouvement dans l’espace. Daney souligne ce passage au cinéma : « Ce n’est plus la caméra du cinéma qui enregistre les choses », ce sont les gens qui défilent devant une caméra « indifférente, posée là, sur pied » (Daney 1989, p. 49). Comme le rappelle Jean-Christophe Royoux quelques années plus tard : « Serge Daney constatait au sein du cinéma, le passage de plus en plus fréquent du défilement de l’image cinématographique au défilé devant la caméra, elle-même immobile », des images « de plus en plus dessoudées les unes des autres, de moins en moins diégétiques » (Royoux 2000, p. 36). Matérialisant une sorte de degré zéro de la narrativité, la boucle dans Le Son d’un espace est à l’image de la caméra qui filme et de la pellicule qui enregistre le mouvement ou même encore du disque qui tourne sur la table tournante. Ce n’est d’ailleurs pas le seul renvoi à la musique dans les films, comme le fait remarquer Raymond Gervais : dans l’hommage à Pierre Mercure, la durée de 33 minutes 33 secondes fait référence au disque et au tourne-disque (Gervais 2009, p. 22). Le Son d’un espace paraît étrangement silencieux, car l’absence de bande sonore donne à voir le son par la négative, par son absence : non pas comme une constituante de l’image, comme il en va du cinéma disons « classique », mais comme faisant partie de la matérialité du film.

Charles Gagnon commence à travailler sur Le Son d’un espace peu après la sortie de Blow Up de Michelangelo Antonioni, en 1966. Le film est connu pour sa réflexion sur la photographie, le cinéma, l’acuité de la caméra et l’importance du son. C’est d’ailleurs ce qui attirera le réalisateur Brian de Palma qui propose avec Blow Out, en 1981, un remake basé cette fois-ci sur le son. C’est aussi ce qui fascine Charles Gagnon lorsqu’il fait référence à Antonioni lors d’un échange avec Normand Thériault pour expliquer non pas le film, mais ses motivations à faire de la peinture :

Pourquoi je fais des tableaux ? Je n’ai jamais très bien compris. Le secret. Le son de la balle dans la finale de Blow Up et toute l’atmosphère du film. Explorer, découvrir. Il y a aussi le Zen : « Si deux mains qui se frappent ensemble font un bruit, quel bruit produit une seule main ? » C’est là toute ma recherche.

Gagnon dans Thériault 1968-1969, p. 1

D’un côté, il y a le son de la balle rebondissant dans un espace (et dans Blow Up, on se souviendra que le son est séparé de l’image, car on ne voit pas la balle) et, de l’autre, il y a le bruit de la main qui entre en contact avec le vide. Autrement dit : le son d’un espace.

Le son a donc un sens profond. Plus qu’un matériau ou un support de l’image, il représente une façon de définir et de percevoir l’espace, de faire l’expérience des objets et de situer son corps dans un environnement. Pour décrire ces propriétés, Charles Gagnon fait référence au brouillard et relate une expérience lorsqu’il vivait à New York autour de 1957 :

Le brouillard, dit-il, est une chose très belle. Il arrive des choses étranges. Le son est étouffé d’une façon bizarre. L’air possède un corps, et le son a un corps. Vous devenez très attentif. C’est un peu comme une sorte de cadre de la nature. Vous devenez totalement conscient d’être un prolongement de la nature.

Gagnon dans Fry 1978, p. 44

Expérimental et abstrait, Le Son d’un espace expose sa matérialité à un point tel que l’on pourrait argumenter que le film est à propos de lui-même. Cette autoréflexivité se manifeste dès le début dans les scènes tournées dans l’atelier alors que la caméra filme les matériaux, les références et les outils du peintre : tubes de peinture, pinceaux, reproductions, etc. Charles Gagnon considérait d’ailleurs Le Son d’un espace comme son film le plus personnel et autobiographique, ce qui serait une autre façon de comprendre la dimension réflexive dans son articulation entre cinéma et peinture. Le jeu d’écran évoqué plus haut serait aussi exemplaire d’une tautologie : le tableau devient l’écran et l’écran devient à son tour le tableau. C’est là le principe de tout le film. Conceptuellement, Le Son d’un espace parle de sa réalisation et, en se donnant à voir en tant que le document de sa propre fabrication, il entretient un rapport singulier et puissant à l’archive. Il contient un ensemble de marques et de traces de son propre enregistrement. Il est monté comme une succession de tableaux que l’on peut voir comme une référence directe à la peinture, mais aussi plus fondamentalement, comme une façon de rendre visible le montage. Le cadrage et la manière dont le hors champ sont travaillés dans la scène où l’artiste tourne autour d’Étapes de novembre sont emblématiques. Selon la belle expression de MacKenzie, Charles Gagnon « encadre l’écran du film comme une toile[14] » (MacKenzie 2010, p. 169 ; ma traduction). Le montage est discontinu, ponctué d’arrêts, pendant lesquels des écrans noirs apparaissent et où l’absence d’image trouve un écho dans l’absence d’enregistrement sonore. Le film rend ainsi apparent son dispositif et l’ensemble de ses propriétés. Il y a des images floues qui tournent à la mauvaise vitesse : soit pour montrer la présence de la caméra, soit pour insister sur le fait qu’il s’agit d’images enregistrées. Le décompte revient à plusieurs reprises pour marquer des ruptures, des changements entre les tableaux, comme si le film faisait une boucle et reprenait du début. À la fin, des éclairs de lumière apparaissent subitement. Ils font doublement référence à la projection du film : d’abord à l’écran, puis à la bobine qui, au moment où la pellicule arrive à sa fin, continue de tourner pour laisser échapper la lumière du projecteur dans l’espace. Il s’agit sans doute d’un rappel du dispositif de projection particulier que Charles Gagnon avait imaginé lors des premières présentations du film et qui semble avoir été intégré par des effets visuels au moment de sa réédition sur support numérique. C’est comme si la longueur de la pellicule sur la bobine déterminait la durée. De façon conceptuelle, Charles Gagnon fait coïncider la fin du film avec la composante matérielle de l’enregistrement. Le film culmine ainsi sur sa propre fin, correspondant avec le bout de la pellicule. Il n’y a plus rien ni après ni au-delà. Tout s’imbrique à l’intérieur d’une sorte de boucle conceptuelle et ontologique : le tableau est l’écran, la pellicule est le film et le film devient sa propre archive. Il conserve et expose les traces de son enregistrement.

Le film exposé et l’exposition du son

Les deux films déjouent les conventions cinématographiques de la salle de cinéma. Ils figureraient parmi les exemples d’un « cinéma élargi » qui connaît ses premières heures au cours des années 1960 (Youngblood 1970). Il s’agit d’une approche expérimentale qui explore les possibilités du cinéma en dehors de son cadre de référence habituelle. Les recherches menées par Monika Kin Gagnon et Janine Marchessault ont aussi fait valoir le rôle déterminant d’Expo 67 dans le développement du cinéma. Entre 300 et 500 films sont présentés dont plusieurs sur de nouveaux supports : des écrans très larges ou incurvés, des dispositifs à 360°, des supports multi-écrans ou multimédia, où plusieurs projections jouent en simultané, comme le film Canada 67 qui est projeté sur neuf écrans dans un espace circulaire à l’intérieur du pavillon du téléphone. L’expérimentation du cinéma y atteint un très haut niveau (Gagnon et Marchessault 2014)[15].

Le Pavillon chrétien fait partie de cette mouvance. Mais pourquoi Charles Gagnon choisit-il de réaliser un premier film ? Ce médium est-il plus propice que la photographie à représenter le « théâtre de la violence » ? Est-ce pour créer une « expérience totale » ? Ou est-ce en raison d’un intérêt pour les expérimentations cinématographiques particulièrement dynamiques à New York dans les années 1960 ? Le Huitième Jour n’est pas un film documentaire, le cinéma de réemploi est à l’époque une forme de recyclage réservée au cinéma d’avant-garde, à un domaine spécifique qui se revendiquait comme art (Blümlinger [2009]2013, p. 7). Charles Gagnon obtient le contrat de la conception d’un pavillon d’Expo 67 en tant que designer non pas en tant qu’artiste[16]. La différence entre les deux est toutefois très mince. Il serait même tentant de qualifier le Pavillon d’oeuvre d’art totale ou d’installation multimédia (Gagnon dans Gagnon et Marchessault 2014, p. 181). Les rapprochements entre le film et l’aménagement intérieur sont en ce sens fascinants à décortiquer. Une salle de cinéma est aménagée à l’intérieur du parcours. Le film se trouve littéralement exposé et, inversement, le pavillon est monté comme le film, image par image, avec quelque 300 photographies et des pistes audio diffusées sur une quarantaine de haut-parleurs. Charles Gagnon travaille d’ailleurs à la recherche des images et au storyboard en même temps qu’il conçoit l’aménagement de l’espace. Le Fonds d’archives Charles Gagnon à Bibliothèque et archives du Musée des beaux-arts du Canada contient des documents manuscrits sur lesquels il a détaillé la liste et l’emplacement des photographies selon les zones et leur ordre d’agencement. Ces tableaux sont similaires à un storyboard de film.

L’installation du pavillon est complexe et la documentation conservée ne permet pas sa reconstitution intégrale. Gary Miedema en propose une description éclairante à partir d’articles de presse publiés peu après son ouverture au public (Miedema 2014, p. 199). Sa recherche tient compte principalement de l’aménagement architectural en trois zones distinctes et du rôle des images, mais donne en revanche très peu d’indications sur la dimension sonore pourtant fondamentale. La disponibilité récente des archives du Pavillon permet ici de bonifier cette description même si je n’ai pas pu avoir accès aux pistes audio. Tout comme pour le film, l’installation n’est pas linéaire ni chronologique, même si les trois zones s’enchaînent les unes à la suite des autres et qu’elles sont ponctuées d’espace de transition. Cette division tripartite est très proche de la structure du film ; on y reconnaît la légèreté du début puis la violence des guerres et l’ouverture vers un monde meilleur. La première zone rend compte des activités humaines à travers un agencement d’images : le travail, les loisirs, des scènes de la vie quotidienne. La bande sonore est composée de voix, de chants, de discours, de monologues et d’extraits de musique. On accède à la deuxième zone (dite « négative ») en empruntant un couloir, où les murs deviennent plus étroits, le plafond s’abaisse, des images de conflits, d’oppression, de violence et de guerres se succèdent. Puis, on descend une pente pour arriver dans un corridor sombre, où sont exposées d’autres photographies, avant d’aboutir dans une salle obscure, où Le Huitième Jour est projeté sur un écran. La troisième et dernière zone est plus vaste et inondée de lumière naturelle. Sur un mur d’une vingtaine de mètres se trouve un immense montage photographique où se côtoient la vie quotidienne, la technologie, l’individu et la communauté. Des images sont projetées sur le mur en même temps qu’une parole d’espoir est transmise en plusieurs langues.

La plupart des photographies exposées proviennent des agences de presse Magnum et Black Star aux États-Unis ou d’archives militaires : la U.S. Navy, le Department of the Army, la U.S. Air Force et l’Office of Information. Les bandes sonores sont aussi un montage de sources diverses : extraits d’entrevues, bruits industriels, battement de coeur humain, musique des compositeurs expérimentaux John Cage et Karlheinz Stockhausen, ainsi que des sons captés à l’extérieur du pavillon transmis et amplifiés en temps réel à l’intérieur.

L’agencement des photographies comporte aussi plusieurs similitudes avec le travail de montage au cinéma tout en s’adaptant à l’espace. La variété des formats et l’échelle de plusieurs images dont les agrandissements pouvaient atteindre jusqu’à 4, 5 ou même 6 m attirent l’attention : d’une zone à l’autre, les photographies sont accrochées aux murs sans cadre, parfois du plancher jusqu’au plafond, elles sont aussi projetées sur des écrans, montées à l’intérieur de modules ou présentées côte à côte. Par exemple, au centre de la première zone, une impressionnante structure modulaire crée un espace ouvert et permet d’utiliser l’espace mural comme surface de projection ou pour accrocher de très grands formats d’images. Le module est conçu pour juxtaposer des photographies et différents médias, et offrir une multiplicité de points de vue : il permet de suspendre des photographies, d’insérer des écrans, des surfaces lumineuses faisant office d’éclairage ou des miroirs reflétant la présence des gens dans l’espace d’exposition. L’analyse historique de la spatialisation de la photographie proposée par Rémi Parcollet autorise à faire des liens entre le Pavillon et des dispositifs d’expositions modernes, allant des constructivistes et du groupe De Stijl au display de Paul Rudolph pour la célèbre exposition Family of Man au Museum of Modern Art de New York, en 1955[17]. Cette exposition regroupait quelques 273 photographes principalement des États-Unis dans une scénographie sophistiquée qui tirait profit de tout l’espace d’exposition. Selon Parcollet, le « principe de suspension des tirages est une caractéristique déterminante de l’installation, qui traduit la volonté d’inscrire non seulement les images, mais encore leur réception dans l’espace d’exposition » (Parcollet 2021, s. p.). La spatialisation de la photographie se veut englobante : elle intègre le corps dans l’espace et présente une image kaléidoscopique de l’environnement humain (ibid.).

L’aménagement du Pavillon va plus loin en raison de la présence du son. Si des liens existent entre des dispositifs d’exposition qui suspendent et spatialisent la photographie, il est aussi possible d’imaginer que le déplacement du corps était vécu comme une expérience cinématographique. La forte présence sonore invite à comprendre le mouvement dans l’espace comme un film que l’on parcourait en synchronisant le son que nous entendons aux images que nous regardons. Le pavillon semble avoir été conçu comme un film avec sa trame sonore en même temps que le film, comme nous l’avons vu, est construit d’une juxtaposition d’images les unes à côté des autres. Cela n’est pas sans rappeler encore une fois les observations de Daney sur les différents types de mouvements dans l’histoire du cinéma qu’il associe à l’immobilité et à la domestication du public (Daney 1989, p. 49). La salle de projection du Huitième Jour au milieu du parcours jouerait peut-être un « rôle interactif avec le film » et le public : ne serait-ce que par le rituel d’entrer dans une salle obscure, la présence d’un grand écran, le fait de prendre place au milieu des autres (ibid.)[18].

Le Son d’un espace est un autre exemple de film exposé et peut-être plus spécifiquement un essai pour exposer le son. Lors de sa première présentation à la Sixième Biennale de Paris, au Musée d’Art Moderne, en 1969, Charles Gagnon voulait que le projecteur continue de tourner pendant une minute après la fin du film afin de laisser s’échapper des flashes de lumière et le son produit par la projection. On comprend mieux ici le sens particulier du titre et ce n’est pas non plus un hasard si le film est d’abord présenté dans un contexte artistique et muséal plutôt que cinématographique. L’absence de bande sonore prend tout son sens au moment de la projection. MacKenzie décrit la singularité du dispositif :

The film is also about the nature of cinema spectatorship. Gagnon states that the title refers to the sound of the screening room, which is why, after some deliberation, he decided to keep the film silent. Its silence concentrates the viewer on the ambient sounds in the room: the sound of the projector, the sound of other spectators breathing. Gagnon gave instructions that after the film’s projection ended, the projector light should be left on and the pickup reel left running so that viewers would hear the rhythmic flapping sound of the film hitting the projector as the reel spun.

MacKenzie 2010, p. 169

Le silence donne à voir le son, comme John Cage en avait proposé l’expérience une décennie plus tôt avec 4’33”. Mais là où Cage veut montrer que le silence n’existe pas, en portant notre attention sur les bruits produits par notre présence dans l’espace, Charles Gagnon occupe l’espace du silence pour faire entendre le son du film et donner à voir sa projection. Le Son d’un espace expose la matière du film par le son : la pellicule, le projecteur, l’environnement, les conditions de la projection et même la présence du public dans l’espace. Autrement dit, le silence donne à voir les propriétés matérielles du film et contribue à rendre visible la spécificité des supports visuels et sonores au cinéma. Enfin, il y aurait peut-être un dernier parallèle à faire ici avec le disque : le son ne se matérialise qu’au moment de la projection, au même titre que le disque en tant qu’enregistrement est inséparable de l’appareil qui en permet l’écoute : le tourne-disque. Un film, matériellement parlant, constitue toujours déjà un enregistrement.

Conclusion

En ouverture de l’ouvrage Extended Cinema. Le cinéma gagne du terrain, les mots de Philippe Dubois résument l’atmosphère expérimentale qui anime les milieux du cinéma à la fin des années 1960 et les premières tentatives de théorisation d’un « cinéma élargi » :

En 1970, le critique américain Gene Youngblood publiait son livre, charnière et fondamental [...] intitulé Expanded Cinema, dans lequel il ouvrait l’objet et le concept de « cinéma » à des modalités et des usages qui excédaient ce que, jusque-là, on entendait habituellement par ce terme. Il montrait en particulier que le cinéma avait une force et une puissance qui allaient bien au-delà de ce qui le réduisait à une forme et à un dispositif standard (la projection du film en salle obscure sur un grand écran placé devant des spectateurs [spectatrices] assis[es] et silencieux[euses]) et l’enfermait dans une esthétique (classique ou moderne) de fiction narrative. Dans un geste formidablement anticipateur, qui a pris des allures de manifeste, il transformait ainsi le cinéma en l’ouvrant à tout un monde qu’il hantait et qui le hantait en le connectant à son environnement, tant artistique et culturel que technique et politique.

Dubois 2010, p. 13

Le Son d’un espace et Le Huitième Jour sont exemplaires d’un « cinéma élargi » et anticipent à leur façon la migration ou la métamorphose du film dans l’art contemporain 30 ans plus tard dans les années 1990 (Royoux 2000 ; Fraser 2007 ; Blümlinger [2009]2013). Ce n’est pas un hasard si leur restauration, en 2009, éveille un nouvel intérêt pour une production dont il faut reconnaître le caractère expérimental même encore aujourd’hui. L’idée n’était pas ici de redéfinir la pratique du cinéma de réemploi ou les expérimentations du « cinéma élargi », mais d’analyser comment, chez Charles Gagnon, archive et film sont étroitement liés et comment ce lien étroit conduit à une réflexion sur la spécificité du cinéma qui repose sur ses supports à la fois visuel et sonore : l’image et le son. Les propriétés qu’explorent les deux films sont nombreuses : le remploi d’images et de sons enregistrés, le travail de montage et de remontage, les traces de l’histoire fixées sur la pellicule, le temps historique et le temps filmique, la spatialisation du film et la reconfiguration des images et des sons dans l’espace, avec Le Huitième Jour. La liste des caractéristiques matérielles du cinéma est différente dans Le Son d’un espace : l’écran, le hors champ, la caméra, le cadrage, la pellicule, le projecteur, les marques du tournage et du montage, la salle de projection, le visionnement... L’inversion que le titre annonçait en utilisant les expressions « film d’archives » et « archive du film » voulait surtout faire ressortir une distinction dans l’exploration de la spécificité du cinéma : entre l’archive comme matière enregistrée et l’archive comme l’enregistrement de la matière, c’est-à-dire entre une approche qui s’appuie sur le remploi d’images et de sons enregistrés, d’un côté, et une autre qui fait de l’enregistrement la matière même du film. Si comme l’écrit Philippe Michaud, le film est une pensée de l’image, parce que « les images en donnant à voir le monde se donnent à voir en tant qu’images » (Michaud 2016, p. 8), qu’en serait-il du son ? Que permet-il de raconter ? Qu’a-t-il enregistré de l’histoire du monde ? Ou, pour faire résonner les mots de Charles Gagnon avec ceux de Serge Cardinal (Cardinal 2018), quel est l’espace du son au cinéma ? Examiner côte à côte Le Huitième Jour et Le Son d’un espace nous rappelle peut-être finalement que le cinéma comporte aussi une pensée du son.