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Introduction

« Initiateur ou initié, Orphée fut le premier poète. La poésie occidentale inaugure avec lui son histoire d’amour et de mort qui associe à la plus haute solitude et à la plus profonde souffrance les chants les plus pénétrants » (Maulpoix 2000, p. 297). C’est par ces mots que l’essayiste et écrivain Jean-Michel Maulpoix nous convie à une plongée dans le lyrisme et le chant orphique. Cette définition de la poésie lyrique joue avec les extrêmes et donne d’Orphée l’image d’un personnage sublime tout entier tourné vers le chant, mais un chant de la souffrance et de la solitude qui confine à une grandeur tragique où Éros et Thanatos sont à la fois profondément liés tout en s’affrontant et en se faisant face. Ce chant d’amour et de mort que Maulpoix décrit est en réalité très proche de ce qu’Ovide et Virgile[1] ont eux-mêmes exploité, c’est-à-dire la force pathétique d’un chant capable d’émouvoir les êtres animés ou inanimés comme les forces chtoniennes. Ce que l’art occidental a gardé d’Orphée, c’est bien cette image du demi-dieu devenu proprement humain, car terrassé par la douleur.

La musique s’est très tôt emparée de ce mythe pour le réactualiser et s’en est servi aussi comme manifeste artistique. Qu’il s’agisse de Monteverdi en 1607 ou de Gluck en 1761, Orphée reste une figure incontournable de l’Histoire de la musique et une figure tutélaire de l’opéra. Tout entière tournée d’abord vers l’Italie[2], elle ne connaît qu’à la fin du xviie siècle les faveurs de la musique française, principalement sous la forme de la cantate : Charpentier, mais aussi Rameau ou Clérambault rendent hommage au poète-musicien au sein d’une formation chambriste qui semble plus propice en France à l’épanouissement de la plainte orphique que l’opéra et ses pompeuses machines et ses superbes décors[3]. Il faut attendre la version de 1774 composée par Gluck pour l’Académie royale de musique pour que l’opéra français ose aller sur le terrain des Italiens (voir Buch 2008, p. 374-375). Peut-être peut-on voir dans cette production très mince une singularité française qui cherche à s’opposer avant tout à une thématique par trop usitée par les Italiens[4].

Cependant, l’Histoire de la musique et de la littérature semble avoir oublié deux oeuvres écrites à plus d’une trentaine d’années l’une de l’autre et que de nombreuses similitudes rapprochent. Créée le 8 avril 1690 à l’Académie royale de musique, la tragédie en musique de Louis Lully[5] et Michel Du Boullay n’a suscité aucun commentaire à l’exception de deux pages que lui consacre Cuthbert Girdlestone dans son ouvrage sur la tragédie en musique (voir Girdlestone 1972, p. 153-155)[6]. De même, la tragédie à machines de Lagrange-Chancel est-elle restée un objet de bibliothèque : Girdlestone (ibid., p. 163) consacre un paragraphe[7] à cette pièce déjà considérée comme archaïque à l’époque de sa composition et qui ne fut jamais montée à cause des dépenses exorbitantes qu’elle eût entraînées, et dont la musique, pour les intermèdes ou certaines scènes, ne fut jamais écrite[8]. La tragédie en musique de Lully est peut-être restée dans l’ombre à cause de la personnalité discrète de son librettiste, Michel Du Boullay, dont on ne connaît pas grand-chose. Ce dernier vécut à Paris et mourut à Rome au début du xviiie siècle. Secrétaire du Grand Prieur de Vendôme, il composa, outre le texte d’Orphée, les paroles pour le ballet Zéphyre et Flore en 1688, dont la musique fut composée par Louis et Jean-Louis Lully[9]. Louis, fils aîné de Jean-Baptiste (1664-1734), fut surintendant de la Musique du roi en remplacement de son frère Jean-Louis décédé en 1688. Quant à Lagrange-Chancel, il fut connu comme un dramaturge renommé bien que l’Histoire littéraire l’ait placé depuis plus de trois siècles dans un purgatoire[10]. Il bénéficia très jeune des conseils de Racine, fut également librettiste, et l’on compte de sa plume trois tragédies en musique : Médus, roi des Mèdes (1702), Cassandre (1706) et Ariane (1717).

Les deux tragédies présentent des caractéristiques singulières qu’il paraît nécessaire d’expliciter au préalable d’un travail analytique. La tragédie en musique de Lully et Du Boullay fonctionne selon le schéma italien en trois actes avec un prologue, lequel reste dans la tradition des prologues écrits par Jean-Baptiste Lully, mais avec un léger infléchissement. En effet, s’il reste encore des traces du discours encomiastique à la gloire de Louis xiv, le prologue annonce cependant déjà la thématique de la tragédie, à savoir le destin tragique d’Orphée et ce, grâce au personnage de Vénus qui vient chanter la mémoire du chantre de la Thrace[11]. Doit-on voir dans la structure en trois actes un hommage indirect au modèle italien ? Ou bien peut-on considérer que Lully et Du Boullay ont cherché à créer un Orphée français et d’une certaine manière se sont posés en rivaux des Italiens ? La question ne peut être tranchée de manière péremptoire, mais elle mérite d’être soulevée[12].

Quant à la tragédie en machines de Lagrange-Chancel, elle fonctionne selon le schéma canonique de la tragédie déclamée : cinq actes, mais avec un prologue qui rappelle d’une certaine manière la tragédie en musique, mais aussi des modèles de tragédie en machines comme celles de Corneille (Andromède ou La conquête de la toison d’or). Contrairement à son illustre prédécesseur, Lagrange-Chancel ne recourt pas à un « prologue-panégyrique », mais met en scène le personnage de Calliope, mère d’Orphée et muse de l’éloquence et de la poésie épique qui se lamente non seulement sur la disparition de son fils, mais aussi sur une propension des Belles-Lettres à délaisser la grandeur épique et l’éloquence au profit d’autres genres poétiques.

On voit donc que les deux pièces, même écrites à plusieurs années de distance, possèdent certaines caractéristiques communes structurelles. Mais on peut observer également plusieurs pas de côté. La tragédie de Lully et Du Boullay et celle de Lagrange-Chancel cherchent toutes deux à explorer le mythe d’Orphée dans son aspect le plus tragique. Si la tragédie en musique de Lully atteint une grande sobriété dans l’expression renonçant parfois à certains topoï de la tragédie lyrique française[13], la pièce de Lagrange-Chancel recourt au contraire à de grands effets dont on pourrait dire qu’ils sont « spectaculaires », typiques de la tragédie en machines telle que le xviie siècle l’a exploitée : grande scène d’invocation, apparition de furies et de monstres, descente de dieux. Beaucoup de ressorts dramaturgiques de la tragédie en musique sont là, mais au sein d’un texte déclamé qui eût dû accorder, si elle avait été écrite, une place, même secondaire, à la musique et à la danse[14]. Tout reste donc à faire autour de ces réécritures de la légende d’Orphée. Bien que celles-ci conservent les grandes étapes de la fable mythologique[15], elles retravaillent et réactualisent le mythe. Ce n’est plus simplement Éros et Thanatos qui s’unissent : l’histoire d’Orphée se teinte de sang et verse dans la vengeance et le mal, reprenant ainsi de grands thèmes tragiques[16] que l’on trouve chez Racine et plus tard chez Voltaire. Comment une époque peut-elle influer sur un mythe tout en le retraduisant et en le réinterprétant selon ses canons esthétiques et ses sensibilités ? Comment aussi se positionner par rapport aux traditions italienne et française, lyrique et théâtrale et de quelle manière les prendre en charge et les assumer ? La problématique annoncée ici est large et pose la question de la refondation du mythe. Elle montre néanmoins que celui-ci est susceptible d’être mouvant et qu’il ne reste pas figé dans le marbre. Pour reprendre les mots de Jean-Michel Maulpoix :

Au fil de l’histoire, un mythe à la fois se dégrade et s’enrichit. Il perd sa valeur proprement cultuelle et fondatrice, mais il rayonne et étend le champ de son imaginaire à travers la série des oeuvres d’art qui remettent périodiquement en jeu ses figures, longtemps après qu’a disparu l’univers social où elles sont pour la première fois apparues

Maulpoix 2000, p. 289-290

On voit donc que le mythe perd de son caractère sacré pour entrer dans le domaine profane et que le regard de l’artiste, qui est responsable de ce passage, le façonne pour ne pas dire qu’il le métamorphose. Les tragédies de Lully et Du Boullay et de Lagrange-Chancel que l’on va croiser placent Orphée et plus largement le mythe dans une opposition entre apollinien et dionysiaque[17], mais portent aussi, à travers les figures féminines, une réflexion sur la toute-puissance du Mal ainsi que sur ses corollaires que sont la violence et la destruction. Ce sont ces thématiques qui nous serviront de fil conducteur pour l’analyse des deux tragédies.

Théâtre dionysiaque, théâtre apollinien

Du Boullay comme Lagrange-Chancel bâtissent leur texte autour des passages obligés de la narration mythologique : après la mort d’Eurydice, Orphée descend aux Enfers, scelle avec Pluton un pacte qu’il viole, perd Eurydice une seconde fois et finit par mourir lynché par les bacchantes. Ce cadre posé, le librettiste et son musicien comme le dramaturge ont étoffé le mythe et l’ont enrichi. Le personnage tel que le présente Lagrange-Chancel est intéressant, car loin des textes antiques, il nous offre d’abord le portrait d’un personnage à l’allure fière et mâle. En effet, dans la version de 1736, la reine de Thrace, Philonice, voit sa ville de Byzance envahie par des troupes étrangères. Les Grecs alors présents la défendent et c’est Orphée qui paraît le plus valeureux et le plus combatif. Elle narre à la magicienne Céléno la première fois où elle le voit guerroyer et dévoile ainsi au lecteur un véritable coup de foudre comme le montre l’extrait suivant :

Mais durant le combat, parmi ces demi-dieux

J’en suivis un sans cesse, et du coeur et des yeux.

À voir tant de valeur jointe avec tant d’audace,

Je crus, je l’avouerai, que le dieu de la Thrace,

Sous les traits de l’amour s’offrait à mes regards […].

Sa main, sa docte main fit sortir de sa lyre

Ces accords enchanteurs qu’Apollon même admire

Lagrange-Chancel [1736], I, 1, p. 83-84

Ce coup de foudre, que Lagrange-Chancel invente, trahit ses origines raciniennes. En effet, il n’est pas sans évoquer la passion brutale et soudaine que ressent Phèdre au moment où elle voit le jeune Hippolyte. Alors que Phèdre fait tout pour éloigner cette passion en faisant exiler Hippolyte, Philonice met en place une stratégie redoutable : bien qu’amoureuse d’Orphée, elle veut quand même que l’union avec Eurydice ait lieu pour éviter que le héros ne quitte son royaume :

Faites-lui voir ici cette chère Euridice.

J’aurai plus de repos, et moins de désespoir,

À voir qu’il aime ailleurs qu’à ne plus le revoir

ibid., p. 87

Cette passion est en réalité contenue et comme réfrénée. Dans la tragédie de Lully et Du Boullay, la reine de Thrace, Orasie, clame dès le début de l’opéra sa jalousie et la souffrance qu’elle ressent de voir Orphée lui préférer Eurydice :

C’est trop voir ma rivale unie avec Orphée ;

Tandis que dans mon sein ma flamme renfermée,

Rend cette peine encore plus cruelle à souffrir

Du Boullay 1690, I, 1, p. 9-10

Ce même constat est fait par Philonice lorsque, dans la deuxième scène du premier acte, elle veut encore se laisser le choix de ne pas basculer dans le crime :

Je ne sais point encore où mes transports jaloux,

À ce terrible objet porteront mon courroux. […]

Et je veux n’épargner ni faveur ni bienfaits,

Avant que d’en venir à de pareils effets

Lagrange-Chancel [1736], I, 2, p. 88

On voit donc que se dessine ici une fureur qui ne peut que précipiter les héroïnes dans le crime et le sang. Il est intéressant de noter que les deux tragédies portent en elle, dès la fin du Grand Siècle et dans le premier tiers du xviiie siècle, la confrontation que Nietzsche évoque dans La naissance de la tragédie : l’opposition frontale entre l’apollinien et le dionysiaque. Avec les premiers exemples donnés, on voit que cette fureur qui conduit à l’oubli de soi est due à une passion contrariée. En réalité, les deux pièces s’acheminent progressivement vers ce basculement complet où le personnage s’aliène. Cette fureur dionysiaque fonctionne selon le principe de la gradation : d’abord en germe comme on l’a montré plus avant, elle explose totalement dans le dénouement des pièces et précipite celui qui en est victime passive ou active dans les affres de la mort. On pourra s’appuyer sur plusieurs exemples et montrer qu’il n’y a pas que les mots pour retranscrire cette fureur : la musique elle aussi participe de l’ire dionysiaque pour mieux exacerber les passions violentes et la soif de vengeance auxquelles les personnages sont confrontés.

On se fondera en premier lieu sur la tragédie en musique de 1690 et plus particulièrement sur le dénouement, car c’est ici que le dionysiaque tant du point de vue des mots que de la musique prend toute son ampleur. En effet, après la grande lamentation d’Orphée, apparaissent la prêtresse de Bacchus et les bacchantes qui réclament vengeance, car le poète-musicien leur a été livré par Orasie qui s’est vue éconduite. La scène 6 du troisième et dernier acte est construite comme une vaste fresque qui conduit à la mort d’Orphée et précède ainsi la mort de la reine Orasie. Du point de vue de la construction, Louis Lully reprend certains schémas que l’on retrouve dans les opéras de son père : on retrouve ainsi l’alternance entre les imprécations de la prêtresse et le redoublement furieux du choeur des bacchantes. Dit ainsi, on ne semble pas s’éloigner de ce que l’on trouve ordinairement dans la tragédie lyrique et qui consiste en un commentaire ou une reprise par le choeur de ce que le personnage soliste chante. L’intérêt de la musique réside dans un élément de première importance qui est le rythme. En effet, comment caractériser les bacchantes et leur courroux si ce n’est en insistant sur l’aspect rythmique particulièrement percussif de l’ensemble ? Nietzsche faisait déjà remarquer que le rythme est aussi une caractéristique essentielle de l’art dionysiaque et qu’il provoque une sorte d’exaltation liée à des mouvements frénétiques et quasi chorégraphiques du corps. On note dans les différentes interventions des bacchantes une importance du rythme ternaire. Louis Lully crée ainsi de sensibles variations rythmiques. Au rythme de base de la blanche suivie d’une noire, viennent s’agréger d’autres cellules rythmiques : noire pointée suivie de trois croches, noire pointée-croche/croche pointée double. On notera encore le jeu sur l’inversion rythmique : noire pointée-deux croches et noire-noire pointée croche. L’importance de la croche dans de nombreuses cellules rythmiques montre que Lully a cherché, par le médium de la voix, à retranscrire le rythme entêtant, voire obsédant, des percussions dont pouvaient s’accompagner les fidèles de Bacchus (voir l’annexe 1). Le compositeur joue ainsi sur des effets d’accélération et même de précipitation ou de décélération du rythme. On prendra ainsi la dernière intervention de la prêtresse :

Sa mort n’est pas assez affreuse,

Que ses membres épars

Rendent de toutes parts

Notre vengeance fameuse.

Que l’Hèbre rougissant ses eaux,

En porte la terreur à des climats nouveaux

Du Boullay 1690, III, 6, p. 51

Les deux derniers vers sont repris par les bacchantes. À la cellule initiale d’une blanche et d’une noire lancée par une anacrouse en croche, Lully décélère le rythme en recourant à la cellule de deux croches-deux noires suivies d’une blanche pour brusquement relancer le rythme sur les paroles « porte la terreur à des climats nouveaux » où, sur deux mesures, l’on trouve huit croches suivies d’une noire pointée-croche. Les vers et le rythme sont donc fortement étirés ou condensés. Le compositeur s’est aussi souvenu de deux traditions italiennes. En premier lieu, l’air sur une basse de chaconne. C’est le cas pour la brève intervention de la prêtresse lorsqu’elle chante « il meurt enfin l’ennemi de nos lois ». Cette basse obstinée en do majeur tourne autour d’un pentacorde (do-si-la-fa-sol) lui aussi écrit à trois temps et qui trouve une variation dans une gamme descendante. On confère ainsi à ce vers, qui célèbre pourtant de manière triomphale une mort atroce, une allure presque dansante et même joviale (voir l’annexe 2). Enfin, Lully a également recours à des effets d’écho à l’intérieur du choeur des bacchantes. Sur les paroles « venge-toi, venge-nous », lancées par la prêtresse, le compositeur choisit d’alterner dessus et bas-dessus, puis l’ensemble des choristes jouant sur des effets de masse qui donnent ainsi plus de force à l’injonction au dieu.

Orasie comme Philonice s’abîment littéralement dans la fureur et la mort après la disparition d’Orphée. Ce courroux que plus rien ne retient montre aussi que les reines ont abandonné toute forme de maîtrise sur elles-mêmes. D’une certaine manière, la raison égarée montre aussi que Orasie comme Philonice dévoient leur statut de reine et qu’elles l’avilissent en le subjuguant à la passion amoureuse. L’exemple d’Orasie est intéressant, car c’est de sa haine féroce et de son ressentiment qu’elle entend poursuivre Orphée et Eurydice jusque dans la mort. Les derniers vers, dans l’acte III, scène 7, sont à ce propos éloquents :

Mais ce qui rend ma peine sans égale,

Je le rejoins à ma rivale.

Mourons, ou pour finir tant de tourments soufferts,

Ou pour troubler encore ces amants aux enfers

ibid., III, 7, p. 52

Le monologue dont on n’a donné ici que la toute fin s’organise pour ce qui concerne la musique en deux grands volets. Il s’ouvre sur une grande lamentation dans la tonalité de do mineur où l’orchestre à cinq parties soutient la voix faiblissante de la reine de Thrace. Louis Lully recourt ainsi à des intervalles diminués (septième, quinte) pour symboliser le remords et la torture que s’inflige Orasie. La dernière partie de la tirade voit, au contraire, une accélération du mouvement. Le passage en do majeur et l’utilisation du rythme dactylique, qui illustre un bouillonnement, montrent la précipitation de la reine à se jeter dans les griffes de la mort pour tourmenter le couple Orphée-Eurydice[18].

Le cas de Philonice, dans la pièce de Lagrange-Chancel, est encore plus remarquable. Voici les derniers vers de son monologue :

Oui, dans le désespoir où mon âme se livre,

Impitoyables dieux, si vous me laissez vivre,

Contre votre pouvoir craignez ce que je puis.

Tremblez pour vos autels, qui vont être détruits

Lagrange-Chancel [1736], V, 7, p. 157

Le désespoir et la fureur de Philonice poussent cette dernière à braver les dieux. La reine semble dans un dernier souffle retrouver un semblant de puissance. En réalité, elle est elle-même victime de sa propre démesure, l’hybris, péché condamnable qui la précipite dans la mort. La reine de Thrace, en apostrophant les dieux et en les menaçant, devient proprement sacrilège et blasphématrice. Détruire les autels équivaut à renverser un ordre établi, un cadre social et religieux qui plongerait tout un monde dans le chaos. Pour rétablir cet ordre qui menace ruine, il faut l’intervention d’un deus ex machina. Apollon, père d’Orphée, paraît et venge ainsi la mort de son fils en foudroyant Philonice et en rasant son palais :

Criminel rejeton d’une coupable race,

Tes blasphèmes forcent mes traits

D’éteindre dans ton sang ta sacrilège audace.

Que ne puis-je avec elle ensevelir la Thrace

Sous les débris de ton palais !

Apollon lance des traits enflammés sur Philonice, qui après l’avoir précipitée dans les Enfers, s’attachent au palais, et le consument entièrement

Lagrange-Chancel [1736], V, scène dernière, p. 158

C’est donc bien un cycle de la vengeance qui entraîne les personnages sur la pente d’une fureur que rien ne peut contrôler. Orphée, que l’Antiquité a dépeint comme un être gardant de la retenue malgré le désespoir et la douleur, est lui-même victime de cette ire cruelle qui le pousse à tuer et à plonger ses mains dans le sang. Sa mort en soi est déjà une vengeance contre Orasie ou Philonice responsable du trépas d’Eurydice. Cependant, si l’on se penche sur la tragédie de Lagrange-Chancel, on voit qu’il y a une double vengeance. En effet, avant de laisser Philonice à son désespoir et son remords, Orphée tue la magicienne Céléno, elle qui a invoqué les forces infernales sous la demande de Philonice afin de tuer Eurydice. La pondération que l’on retrouve chez Virgile ou Ovide fait place chez le dramaturge français à une irrépressible colère. En effet, Nérine rapporte à la reine comment Orphée pénètre dans le temple de Bacchus au moment où Céléno et les bacchantes officient pour le dieu et de quelle manière le poète-musicien profane le lieu saint en tuant la magicienne. Mêlant les figures de la prosopopée et de l’hypotypose, la confidente donne à « voir » cette scène d’une rare violence[19] :

Quand, par une fureur qui n’eut jamais d’exemple,

Orphée en blasphémant est entré dans son temple,

Mais à peine ses yeux errant de toutes parts,

Sur Céléno, Madame, ont fixé leurs regards :

« De ce monstre, dit-il, au défaut du tonnerre,

Je vais, dieux immortels, je vais purger la terre :

Et de son sang impur trop longtemps épargné,

Il faut que par mon bras cet autel soit baigné »

Lagrange-Chancel [1736], V, 4, p. 151

Orphée, à l’instar de son père, apparaît comme un deus ex machina qui vient se venger du crime commis contre Eurydice. On voit ainsi que dans le dénouement de la pièce se crée un effet d’écho et que la vengeance entraîne la vengeance dans un cycle qui ne prend fin que lorsque tous les coupables ont été châtiés. Le poète- musicien, loin de l’image de l’homme terrassé par la douleur et incapable d’action que l’Antiquité a véhiculée, verse au contraire du côté du crime et du sang : tuer Céléno, c’est atteindre indirectement Philonice. On remarquera dans les propos d’Orphée, rapportés par Nérine, une opposition très nette entre la purification que ce meurtre entraîne et la souillure qu’il faut éliminer, car elle contamine ce qu’elle touche. Fureur et ire dionysiaques sont au service non seulement de passions contrariées et d’une jalousie qui balaie tout sur son passage, mais elles entraînent encore celui ou celle qui en est la victime dans une spirale vengeresse qui ne peut aboutir qu’à une mort des plus atroces.

À l’opposé de cette fureur dionysiaque, Du Boullay et Lully ont choisi la voie de la tempérance pour Orphée. Imitant en cela les auteurs latins, les dramaturge et librettiste ont penché du côté de l’apollinien notamment à travers la supplication et la lamentation. L’apollinien se caractérise d’abord par une forme de retenue, de maîtrise de soi. Cette tempérance se manifeste aussi à l’intérieur d’un cadre bien établi où le souci de la forme est important. On se fondera ici sur deux exemples extraits de la tragédie en musique de 1690.

Le premier extrait se situe à la cinquième scène du deuxième acte. Orphée est descendu aux Enfers et ceux-ci bruissent de l’arrivée du poète-musicien[20]. En se présentant devant Pluton, Orphée entend retrouver Eurydice et attendrir le roi des Enfers. Sa tirade, comme on peut le constater, est un modèle d’éloquence et de rhétorique :

Monarque des Enfers que la terre révère,

À qui nous devons tous un tribut nécessaire,

Vous voyez devant vous le fils du dieu du jour ;

Il n’y vient point, poussé d’un dessein téméraire,

Il y vient forcé par l’Amour.

S’il vous souvient de vos alarmes,

Quand dans les premiers feux d’un hymen plein de charmes,

De votre Proserpine on voulut vous priver :

Jugez quel déplaisir mon coeur doit éprouver ;

Je perds une épouse adorable,

La Mort, la Mort impitoyable,

Dans son plus beau printemps, vient de me l’enlever.

Qu’une vie heureuse et nouvelle

La redonne en ce jour à mon amour fidèle ;

Rendez-la-moi, grand Dieu ; pour me la rendre, hélas !

En sera-t-elle moins mortelle ?

Et ne faut-il pas qu’avec elle,

Tôt ou tard, sous vos lois je retombe ici-bas

Du Boullay 1690, II, 5, p. 33-34

Cette tirade est organisée selon un cadre très précis qui vise non seulement à émouvoir Pluton, mais aussi à le persuader de rendre à Orphée sa bien-aimée. On notera, malgré l’audace du poète à se présenter devant Pluton, les précautions oratoires prises dès le début de la tirade : la révérence au dieu et l’argument de l’amour qui poussent le jeune homme à se présenter devant lui, rappelant à Pluton qu’il n’est là que pour de louables intentions[21]. Le poète entend en réalité se mettre sur un pied d’égalité avec Pluton dans la mesure où il fait le lien entre son malheur et la situation du dieu lorsque six mois par an Proserpine vit hors des Enfers. Il s’agit de mettre Pluton à l’unisson du poète et de rappeler qu’Eurydice a été enlevée trop tôt. Les derniers vers témoignent d’une plus grande véhémence bien que celle-ci reste contenue. Arracher Eurydice au royaume des morts ce n’est pas la rendre immortelle, mais apaiser un coeur meurtri par une mort injuste. Orphée rappelle aussi que ce retour vers la lumière, pour l’un comme pour l’autre, n’est que provisoire et que le dieu sera rétribué en temps et heure lorsque le couple aura achevé son temps d’existence[22]. Discours audacieux s’il en est dans la mesure où le poète-musicien ose faire face à celui que tout mortel redoute.

Maurice Blanchot rappelle qu’Orphée est aussi victime de l’hybris dès lors qu’il entreprend sa catabase : « Pour le jour, la descente aux Enfers, le mouvement vers la vaine profondeur, est déjà démesure » (Blanchot 1996, p. 227). Cependant cette démesure n’est que dans l’action d’Orphée. Les mots, eux, restent pondérés, réfléchis : deux questions oratoires à la fin de la tirade, une seule interjection. On n’est pas ici dans le débordement, le trop-plein et il y aussi une forme de bienséance rhétorique qu’il faut savoir scrupuleusement observer. La musique participe de cet art apollinien et, tout comme les mots d’Orphée, cherche, elle aussi, à être éloquente. En effet, l’élément le plus intéressant reste la façon dont Louis Lully s’est occupé de l’écriture orchestrale. La prière d’Orphée est d’abord annoncée par une longue ritournelle à cinq parties dans laquelle on note un vrai travail de contrepoint note contre note comme pour rappeler le caractère religieux de cette supplication (voir l’annexe 3). À cela s’ajoute dès le début de l’introduction une recherche d’effets sonores : ainsi la basse est jouée par l’alto resserrant le tissu orchestral. Bien que la musique soit essentiellement diatonique, le compositeur n’hésite pas cependant à recourir aux instruments comme à la voix, aux chromatismes lorsqu’il s’agit d’évoquer « l’impitoyable Mort » qui a ravi Eurydice[23]. La seconde partie qui débute sur les paroles « Qu’une vie heureuse et nouvelle » voit l’ajout des flûtes qui alternent rapidement avec les violons en une sorte d’écho qui semble se propager dans le royaume des morts. L’acmé de la tirade est atteinte au moment où Orphée réclame Eurydice à Pluton : le rythme vocal, qui jusque-là était composé principalement de valeurs longues telles que la blanche ou la noire, s’emballe. On notera l’utilisation de l’anapeste qui donne plus de poids à la demande du poète-musicien, dernière arme dans son travail de persuasion. Cette tirade qui tient à la fois du récit et de l’air est donc marquée par une sobriété certaine. La musique ne recherche pas ici d’effets ostentatoires, mais une simplicité, un quasi-dépouillement qui puissent faire corps avec les mots du poète.

On peut remarquer comment Louis Lully se singularise par rapport aux modèles antérieurs italiens et plus particulièrement à Monteverdi. La rhétorique persuasive d’Orphée est remplacée chez le compositeur italien, dans le fameux monologue « Possente spirto » (« Esprit puissant »), par une très grande virtuosité si l’on se fonde sur l’écriture vocale qui évoque de très près le madrigal à voix seule tel que l’avait pratiqué Caccini, par exemple. Cette virtuosité flamboyante de la voix contamine aussi l’écriture instrumentale dont les traits techniques sont autant d’échos au chant. Lully choisit au contraire un mode d’écriture plus sobre dans la mesure où l’orchestre accompagne la voix comme pour mieux soutenir la supplique du chantre. On voit donc comment le compositeur se fait aussi héritier de son père dans l’importance qu’il donne aux mots quand la musique est avant tout là pour servir d’écrin aux propos. Nous sommes ici dans une grandeur qui est d’abord théâtrale avant d’être lyrique, car ce n’est pas forcément le « beau chant » qui est recherché, mais la « belle langue » soutenue par la musique, à la fois persuasive, pathétique et émouvante.

Le second exemple que l’on analysera est la grande lamentation du troisième acte après que Orphée est revenu des Enfers. Lully s’inspire de ce que Luigi Rossi avait fait en 1647, mais ne l’imite pas servilement[24]. Voici le texte dans son intégralité :

Séjour affreux et solitaire,

Seul séjour qui puisse me plaire

Que vous convenez bien à l’horreur de mon sort :

Quand je ne cherche que la mort.

Euridice faisait le bonheur de ma vie,

Deux fois, hélas ! deux fois la mort me l’a ravie.

Les rochers retentissent des plaintes d’Orphée.

Écho, vous qui dans ces déserts

Me montrez une pitié vaine,

Au lieu de perdre dans les airs

Le triste récit de ma peine,

Par ces gouffres profonds, pénétrez aux Enfers :

Que le fier Pluton s’attendrisse

En écoutant ma languissante voix

Gémir et redire cent fois,

Je vous perds, pour jamais, Euridice, Euridice.

Les animaux les plus farouches viennent écouter Orphée.

Que le fier Pluton s’attendrisse ;

Des antres et des bois les plus fiers habitants,

Eux-mêmes sont touchés des peines que je sens.

Euridice faisait le bonheur de ma vie,

Deux fois, hélas ! deux fois la mort me l’a ravie.

La verdure naît sur les roches nues et sèches du mont Rhodope. Les arbres y sont attirés, et les ruisseaux commencent à y couler.

Eh ! que sert à me consoler,

Que ces rochers, pour moi, se couvrent de verdure ?

Clairs ruisseaux que ces lieux n’ont jamais vus couler,

Cessez votre naissant murmure ;

Miracles de ma voix, maintenant superflus

Vous ne me plaisez plus.

Loin de moi ces lauriers d’une gloire stérile.

Orphée jette sa couronne et sa lyre, et la symphonie cesse.

Vain instrument d’un art désormais inutile,

Allez, ou rendez-moi le bien qu’on m’a ravi.

Que dis-je ? hélas ! vous m’avez bien servi,

Et je me plaignais sans justice.

Mes yeux seuls m’ont causé le plus grand des malheurs,

Ils m’ont coûté mon Euridice ;

Mes yeux, mes tristes yeux, noyez-vous dans les pleurs.

Je ne la verrai plus ! ô tourment effroyable !

Nul espoir ne vient plus s’offrir.

Tigres, lions, venez me secourir,

Déchirez, dévorez un amant misérable ;

Hélas ! en me faisant périr,

Vous me rendez à ce que j’aime.

Eh quoi, vous m’épargnez, vous me laissez souffrir,

Cruels, encore dans votre pitié même.

Ô Mort ! ô douce Mort, viens finir mes regrets !

J’entends du bruit, on s’avance,

Où pourrai-je désormais.

Fuir des mortels l’odieuse présence ?

Du Boullay 1690, III, 4, p. 46-48

Bien que les strophes soient irrégulières, le modèle reste celui des stances dans lesquelles le personnage laisse libre cours à sa réflexion et à son émotion. Le pathétique ne relève pas seulement de l’invocation à la mort lancée dans les deux dernières strophes. Orphée se dépouille aussi de ce qu’il a et qui est vu comme des oripeaux dont il faut se débarrasser : jeter la couronne et la lyre, ignorer la puissance de sa voix et de sa musique, c’est se nier soi-même. Cependant, Orphée conserve un pouvoir sur ce qui l’entoure en renversant le cours du monde et de la nature : les animaux sauvages l’écoutent, la nature reprend vie alors que lui-même chante un thrène douloureux. Le discours est marqué parfois par une grandeur pathétique : les yeux qui doivent se noyer dans les pleurs, les réitérations de l’interjection « hélas », l’appel à la cruauté des bêtes sauvages, tout concourt à renforcer le caractère douloureux de la lamentation. En réalité, il y a un décalage entre la situation du poète et le monde environnant : Orphée voudrait se taire alors que les ruisseaux prennent vie, il cherche à quitter le monde alors qu’il y a encore autour de lui une présence humaine et animale. Orphée est donc condamné à chanter indéfiniment sa douleur et seule la mort peut l’arrêter[25]. Lully a pour modèle la grande plainte que Rossi écrit au début du troisième acte de son Orfeo de 1647, « Lagrime, dove sete? ». Le compositeur italien a privilégié une forme strophique assez dépouillée : les strophes sont encadrées par la même ritournelle de la basse continue. Louis Lully, quant à lui, choisit de caractériser chaque strophe en fonction des mots et des idées énoncés. Précisons, en outre, que Lully se situe dans la droite lignée de l’opéra vénitien : ce dernier avait fait du lamento un genre à part entière, fusion de la musique et du théâtre, pour reprendre ici les mots d’Ellen Rosand (1991, p. 361-386).

La lamentation s’ouvre sur un prélude en sol mineur dans lequel violons et flûtes entrent sur un motif en imitation dont la tête joue avec des intervalles dissonants : le demi-ton ascendant (ré-mi♭) qui s’élargit sur la quinte diminuée descendante (mi-la) (voir l’annexe 4). Ce motif intervallique de la plainte est repris par la voix. Dès l’entrée d’Orphée, la « symphonie » s’est étoffée : on passe à cinq parties qui tissent un véritable contrepoint autour de la voix. Louis Lully n’est pas seulement soucieux d’une écriture orchestrale dense ; les dynamiques ont aussi leur importance. Ainsi, le motif de l’écho dans la deuxième strophe est-il annoncé dans la ritournelle par des effets de forte et de piano (voir l’annexe 5). Le passage en ternaire permet au compositeur de modifier l’agogique : à la cellule blanche-noire des trois parties de tailles, quintes et basses, s’agrège le rythme de croche pointée-double croche aux deux premiers violons. Lully recherche une certaine fluidité du rythme : au moment où Orphée évoque les ruisseaux se mettant à couler, ce sont tous les instruments qui dessinent un mouvement de six croches par mesures comme pour illustrer l’eau qui coule et les pleurs versés.

Les trois dernières strophes sont écrites en récitatif. La « symphonie » s’est interrompue au moment où le poète se débarrasse de sa couronne et de sa lyre. Cette interruption est symbolique, car elle signale que l’harmonie créée par toutes les parties instrumentales n’a plus suffisamment de pouvoir et que seule la voix chantée accompagnée uniquement par la basse, à l’instar d’une lyre orphique, peut encore soutenir la plainte. L’avant- dernière strophe passe dans le ton homonyme de sol majeur. La basse qui précède l’entrée de la voix est construite sur une octave ascendante (sol-sol) en blanche et s’ouvre sur un tétracorde descendant en blanche également (sol-ré) qui se résout précipitamment en doubles croches sur le pentacorde (ré-sol). Cette strophe est d’autant plus intéressante qu’il y a un contraste saisissant entre le calme apparent de la voix et le mouvement de la basse continue en doubles croches alors même que le texte atteint une acmé dans le désespoir[26]. Lully n’oublie pas non plus, dans l’invocation à la mort qui conclut la lamentation, certains procédés que son père avait empruntés à la musique italienne : la quarte augmentée descendante sol-ré# sur « Ô Mort » laquelle est soutenue par un tétracorde si-fa#, qui eût pu annoncer une nouvelle lamentation sur une basse obstinée. Mais le confident d’Orphée, Eurimède, est là et la plainte doit cesser (voir l’annexe 6). On voit ainsi comment Louis Lully perpétue la tradition de la lamentation orphique. Si l’on se fonde sur ce que fait Monteverdi en 1607, les moyens musicaux sont différents. Ainsi, le compositeur italien, choisit-il la seule basse continue pendant tout le thrène du chantre. Mais l’expression est alors portée à son paroxysme grâce à plusieurs éléments. En premier lieu, le jeu sur les intervalles qu’ils soient à la basse ou encore à la voix et les harmonies dissonantes avec le chant qui renforcent le caractère douloureux de ce long monologue. Ensuite, les modulations qui donnent une couleur particulière à cet ensemble dans lequel tout concourt à créer un effet pathétique particulièrement saisissant. Peu de moyens, mais une très grande efficacité rhétorique. Presque un siècle plus tard, la forme s’est encore élargie, et ce qui est avant tout recherché, c’est une sobre expressivité.

Malgré l’extrême désespoir du personnage, il y a encore une forme de retenue et de cadre que semblent imposer le librettiste et son compositeur. Cependant, on trouve ici comme un écho de l’affliction du poète au moment de la première mort d’Eurydice. Ce passage traité aussi bien par Du Boullay que par Lagrange-Chancel montre que la tempérance et la pondération de l’apollinien volent en éclats face à l’annonce de la mort de la bien-aimée. Il s’agit là d’un apollinien dégradé dans lequel le personnage semble laisser place à un « beau désordre » des émotions et des passions. Il suffit de lire l’extrait ci-dessous issu de la tragédie en musique de Lully et Du Boullay :

Et je sens ma faible paupière

S’ouvrir encore à la lumière,

Lorsqu’Euridice vient de la perdre à jamais !

Ô honteux ! ô lâches regrets !

Quand je devrais plutôt la suivre

Euridice, eh ! comment pourrai-je vous survivre ?

Mais je ne la vois plus… Ah ! laissez-moi courir

Près de ce qui m’en reste.

Après ce coup funeste

J’y veux mourir

Du Boullay 1690, I, 8, p. 25

L’apollinien dégradé se manifeste donc par l’illusion donnée au spectateur d’un désordre et d’une confusion des émotions alors que l’on se trouve dans le cadre d’un discours construit et réfléchi[27] : si Orphée compare sa situation à celle de sa bien-aimée, le deuxième temps de la tirade marque le questionnement de poursuivre son existence sans elle, pour conclure sur un appel à la mort. La tirade procède donc par gradation, voire par amplification. Tout le texte est marqué par une emphase débordante : les vers exclamatifs, la question oratoire, les hésitations rhétoriques ou les effets d’antithèse montrent qu’Orphée semble près de basculer dans la folie et le suicide et que la maîtrise de soi est toute relative. Cette perte momentanée du contrôle de soi montre aussi, pour reprendre les termes de Blanchot, qu’Orphée fait preuve d’impatience[28]. En réalité, comment ne pas comprendre le terme du critique de façon polysémique ? L’impatience ne renvoie pas seulement à cette absence de contrainte qui pousse Orphée vers le désespoir. Il faut entendre le mot dans son sens étymologique : le héros est incapable d’endurer la douleur et de souffrir, et seule la mort pourrait mettre un terme à un mal trop aigu.

Le mythe d’Orphée permet donc dès la fin du xviie siècle et dans le premier tiers du siècle suivant d’opposer rigoureusement deux modes d’expression du tragique. Sorte de clarté obscure, l’apollinien et le dionysiaque s’opposent et se confrontent pour mieux mettre en relief les tourments des personnages et leurs passions contrariées et bouleversées. Orphée est un personnage « solaire » qui progressivement s’enfonce dans la nuit. Si l’on fait exception d’Eurydice, pleine de bonté et de compassion, les héroïnes Orasie, Philonice et dans une large mesure Céléno regardent du côté du Mal. La fable orphique pose dès lors la question de la propagation du Mal qui entraîne le déferlement de la toute-puissance de la violence et de la destruction.

Puissance du Mal, puissance de la violence et de la destruction

Le Mal, en effet, est inscrit au coeur des deux pièces. Protéiforme, il apparaît cependant toujours lié à la passion amoureuse. Pour les héroïnes de Du Boullay et Lagrange-Chancel, il s’agit en premier lieu d’éliminer une rivale encombrante qui fait obstacle à l’amour ressenti pour Orphée. La tragédie lyrique recourt à de grandes scènes d’invocation aux Enfers : le maléfice doit aboutir à faire périr une victime désignée. Ces passages sont courants à l’opéra puisque ce dernier a pour cadre le merveilleux et le surnaturel. Ce goût pour un mal esthétisé se retrouve dans les deux tragédies sous une forme plus ou moins développée. Dans la tragédie de 1690, il s’agit d’une invocation assez courte de la reine Orasie. La reine de Thrace, devant sa confidente Ismène, invoque le serpent et demande à celui-ci de faire mourir Eurydice :

O toi, qu’un charme plein d’horreur

Vient d’instruire, en secret, à servir ma fureur,

Serpent, que sous ces fleurs cache cette prairie,

Cent nymphes, dès ce jour, y porteront leurs pas ;

Discerne bien mon ennemie,

C’est elle à qui tu dois donner un prompt trépas

Du Boullay 1690, I, 1, p. 10

On remarque que cette invocation est très ramassée et qu’en six vers le maléfice a été déclenché. Il n’y a pas ici, comme c’est l’ordinaire dans la tragédie lyrique, une grande scène avec choeur et divertissements dansés. Orasie pourrait être à l’image d’une Médée ou d’une Armide qui a le pouvoir d’invoquer le mal et de le diriger. Mais bien que l’on soit dans un monde païen, la référence au serpent n’est pas sans évoquer la figure du Mal absolu et de Satan. Du Boullay inverse les codes : ici, Orasie revêt le costume de la sorcière, non pas celle de la mythologie, mais celle que le christianisme a inventée et qui fait de cette femme un suppôt du Mal et du Diable. La reine de Thrace a tout pouvoir sur l’entité maléfique qu’elle domine et à qui elle enjoint d’exécuter son dessein criminel. La jalousie apparaît donc comme le moteur du mal, propice aux desseins les plus noirs. Louis Lully a condensé cette scène qui eût pu être plus développée. Dans la tonalité de  majeur, l’orchestre déploie un rythme lancinant de croches répétées qui forme une masse harmonique au-dessus de laquelle la voix de la reine peut déclamer son invocation et exprimer tout son ressentiment. On notera que la voix se déploie du grave () à l’aigu (fa#) en de grands sauts qui montrent ainsi une forme de puissance de l’héroïne et sa capacité à maîtriser les forces maléfiques. Le rythme évolue aussi avec les propos d’Orasie : d’abord fait de croches et de noires, celui-ci devient plus véhément au moment où la reine demande au serpent d’attaquer Eurydice : croches pointées doubles et doubles croches forment l’essentiel de cette déclamation plus impétueuse.

La scène d’invocation chez Larange-Chancel est de loin beaucoup plus développée. Philonice s’en remet à Céléno pour assouvir sa vengeance. La magicienne, dans une grande scène de goétie, invoque les puissances infernales :

On voit sortir de la terre une grotte magique, au travers de laquelle on découvre une affreuse et vaste solitude.

Vous, à qui tant de fois j’ai livré des victimes,

Qui punissez ensemble et protégez les crimes,

Noires filles du Stix, impitoyables soeurs,

Du profond de l’Érèbe écoutez mes clameurs.

Il ne faut qu’ici tout l’Enfer se déchaîne,

Un seul de vos serpents servira mieux ma haine.

Portez-le promptement, courez l’ensevelir

Dans les fleurs qu’une nymphe achève de cueillir. […]

Une troupe d’esprits aériens descend à l’entrée de la grotte en forme de tourbillon, et fait l’entrée du second acte

Lagrange-Chancel [1736], II, 5, p. 110-111

Cette invocation est très proche des modèles que l’on peut trouver dans la tragédie lyrique et que Sylvie Bouissou a analysés et commentés (Bouissou 2011, p. 101-106). Cette « configuration du maléfice » s’opère en quatre temps : la phase d’invocation, la phase d’action rituelle avec choeurs et divertissements dansés, la phase d’incantation que l’on a donnée ci-dessus, le tout se concluant par une sorte de cataclysme. On n’a retranscrit ici qu’une seule partie de la tirade de la magicienne, mais on remarque la présence des deux dernières phases du rituel. En l’absence de musique, on ne peut que supposer la manière dont celle-ci devait intervenir. Ainsi, le surgissement de la grotte et le déferlement des esprits à la fin de la scène devaient être de toute évidence accompagnés par la musique, ne serait-ce que pour une question pratique : il s’agissait de « couvrir » le bruit fait par les machines et annoncer de manière solennelle le début de l’incantation et la fin de la scène. En l’absence de choeurs, on peut supposer que le divertissement dansé a été déplacé à la fin de la scène au moment de la descente des esprits dans la grotte. De toute évidence, Lagrange-Chancel se plaît à pasticher des modèles et à jouer aussi avec un public averti. Ainsi, les vers 3 et 4 sont très proches, par exemple, de l’invocation de la Médée de Charpentier et Thomas Corneille en 1693[29]. Le cadre est d’ailleurs similaire puisqu’il s’agit d’éliminer une rivale, Créüse. En lieu et place des poisons et des sucs, ce sont les serpents qui font office d’arme de la vengeance. En effet, Alecton, à la fin de la scène, sort des Enfers accompagnée d’un serpent[30]. On voit donc à travers ces deux exemples une vision différente de la scène d’invocation : à une vision plus chrétienne dans laquelle le Mal est incarné sous la figure du serpent s’oppose une sorte de pastiche de la scène de goétie de la tragédie lyrique : la solennité et la pompe technique concourent aussi au plaisir d’un spectacle effrayant, voire terrifiant.

Le Mal n’est pas seulement caractérisé par ces scènes d’invocation qui devaient mettre en valeur toute la complexité technique de la machinerie de la tragédie lyrique ou à machines. En développant ce thème dans leurs pièces, Du Boullay et Lagrange-Chancel en ont fait un moteur dramaturgique de la première importance. Cette force obscure qui saisit les héroïnes que sont Orasie et Philonice sait aussi se tapir dans les méandres du langage et le subvertir. C’est ainsi que les deux reines, pour masquer leur dépit et leur désespoir, recourent à la feinte. En effet, Orasie comme Philonice semblent accepter le mariage entre Orphée et Eurydice à tel point qu’elles l’encouragent : c’est le cas de Philonice. Les deux extraits ci-dessous montrent combien il s’agit de travestir la vérité et d’user de faux-semblants :

De votre hymen nouveau les doux commencements

Demandaient de la complaisance ;

Mais, songez désormais qu’après un si long temps

Vous nous devez votre présence

Du Boullay 1690, I, 2, p. 14

Vous m’avez prévenue ; et je venais, Seigneur,

Sur cet heureux hymen vous découvrir mon coeur.

Vous pouvez dès ce jour en célébrer la fête.

Moi-même avec éclat j’aurai soin qu’on l’apprête ;

Et je prends tant de part à des liens si doux,

Que j’espère y trouver plus de plaisir que vous

Lagrange-Chancel [1736], II, 2, p. 103-104

On voit donc ici comment le Mal insidieusement vient s’immiscer entre le héros et les prétendantes déjà éconduites. Le langage est le véhicule d’un discours où ne règnent que la fausseté et la rancoeur. Orphée est pris dans un piège où les mots ne sont plus le reflet d’une pensée profonde et sincère. Il s’agit de farder sous les allures de l’amitié et de l’entente une violence qui ne cherche qu’à être expulsée et à se déchaîner. Les mots utilisés sont révélateurs d’un double discours : « doux commencements », « complaisance », « liens si doux », « plaisir », il y a ici une sorte de double énonciation qui est elle-même dévoyée dans la mesure où les mots adressés à Orphée peuvent être compris de manière différente par le héros qui croit cette amitié acquise et par le spectateur qui sait quelle est la stratégie mise en place. Orasie comme Philonice usent donc de la tactique rhétorique de la subversion du langage pour faire croire au héros que ce mariage est le bienvenu et qu’elles l’acceptent de leur plein gré. Cette première étape est pour le moins la plus pernicieuse, car tout y est caché et le faux prend l’allure du vrai[31]. À ce premier degré de pénétration du Mal s’ajoute un second dans lequel la colère est doublée d’une vengeance irrépressible. En réalité, il y a dans cette combinaison des deux sentiments un plaisir cruel et malin à voir aussi sa victime tomber sous ses coups. Le cas d’Orasie, dans la version de 1690, est d’autant plus intéressant qu’elle ne développe pas son discours. En quelques vers, elle abandonne Orphée aux bacchantes et à leur prêtresse, et déclare toute la haine qu’elle ressent pour le chantre :

Épargne-toi cette espérance vaine ;

C’en est fait, je ne t’aime plus.

Tu me peux désormais chercher quelque autre peine,

Mais je dois te punir de tes cruels rebuts ;

Tremble ma vengeance est prochaine,

C’en est fait, je ne t’aime plus

Du Boullay 1690, III, 2, p. 44

Il s’agit ici d’une véritable condamnation à mort qui ne laisse aucune possibilité à Orphée d’échapper à son sort. Orasie emprunte ici à deux personnages essentiellement. Tout d’abord, elle s’affirme comme une déesse de la vengeance à l’image de Némésis, par exemple. Par ailleurs, la sentence n’est pas aussi sans évoquer le personnage de Roxane qui, en chassant Bajazet, alors que celui-ci n’a pas répondu à ses demandes, condamne le jeune frère du sultan à mourir en le poussant hors du sérail[32]. D’une certaine manière, Orasie chasse Orphée pour mieux le livrer à la fureur des bacchantes et en faire la victime expiatoire de leur fureur. On est ici proche de la folie sanguinaire et la musique de Lully caractérise ce courroux destructeur. En effet, la commination de la reine de Thrace se déploie sur une basse obstinée qui tourne autour d’elle-même et des mêmes intervalles : la tête du motif de basse s’étend sur une octave (la-mi-la) pour ensuite s’ouvrir sur une gamme de la mineur descendante qui trouve sa résolution sur une octave redoublée de la dominante. Le rythme anapestique contribue aussi à renforcer le caractère furieux de cette déclaration tandis que l’ambitus de la voix est également restreint puisqu’il tourne autour d’une octave plus une note (mi3-fa4) (voir l’annexe 7).

Cette fureur et ce courroux ne sont pas sans évoquer aussi une forme de possession : ici l’amour s’apparente à une entité maléfique qui saisit celui qui en est victime et le pousse à commettre un crime irréparable. Cette forme de possession démoniaque que rien ne peut apaiser, si ce n’est le crime, est encore plus éloquente chez Philonice :

O vengeance ! ô fureur trop longtemps retenue !

De votre liberté l’heure est enfin venue.

En vain jusqu’à ce jour, j’ai su vous commander,

Au torrent qui m’entraîne il est temps de céder ; […]

Non, je ne verrai point ce spectacle odieux [le mariage] ;

Tombe plutôt sur moi la colère des dieux.

Que tout meure avec nous. Dans la même contrée

Renouvelons plutôt les fureurs de Térée[33] ;

Et que le sang fatal qui m’a donné le jour

Se reconnaisse encore aux crimes de l’amour

Lagrange-Chancel [1736], II, 3, p. 105-106

Vengeance et fureur apparaissent ici comme deux allégories maléfiques qu’il faut expulser pour donner une toute-puissance à la destruction du couple Orphée- Eurydice. Philonice est en réalité son propre démon. Desserrer l’étau dans lequel elle a enfermé tout son ressentiment, c’est aussi provoquer son propre mal. Elle le signifie très clairement en appelant à la mort et en réclamant la colère des dieux. Philonice, à l’instar de Phèdre, se présente aussi comme la descendante d’une race maudite et qui ne peut trouver son contentement que dans le sang de la victime ou dans son propre sang. Le langage tragique n’est plus ici un exutoire qui permet de s’exorciser et d’apaiser ses propres démons. La libération de la parole devient une manière d’affirmer que l’on s’enferre dans le mal et que cette pente descendante vers le crime, la destruction et le sang, ne connaît plus désormais de limites.

À la manière d’une contagion, ce mal se répand aussi dans les paroles d’Orphée. En effet, en perdant une seconde fois Eurydice et en apprenant qu’Orasie ou Philonice sont responsables de sa mort, il cherche à assouvir sa vengeance et à provoquer le mal. Le héros sait que sa propre mort est aussi un moyen de toucher son ennemie au plus près. Au cinquième acte de la pièce de Lagrange-Chancel, les dernières paroles d’Orphée montrent que celui-ci n’espère que revoir Eurydice aux Enfers et que cet amour, par-delà la mort, est une vengeance assez pleine qui laisse Philonice face au mal qu’elle a provoqué et seule devant son désespoir de se voir encore éconduite au moment où elle cherche à se faire pardonner :

De ta rage plutôt viens admirer l’effet,

Barbare ! et t’applaudir de ton double forfait.

Je suis assez vengé si mon père propice

Me permet de revoir les mânes d’Euridice

Lagrange-Chancel [1736], V, 5, p. 153-154

Les paroles sont d’autant plus terribles qu’elles accablent la reine de Thrace : ce sont deux crimes qu’elle a commis ou du moins qu’elle a fait commettre. Ce mal, chez Philonice, semble dans un dernier sursaut vouloir se convertir en remords au moment où elle prend conscience de perdre celui qu’elle aime. De bourreau, elle veut devenir victime expiatoire d’un sacrifice comme elle le précise en ouverture de la scène :

Viens, malheureux Orphée, approche et venge-toi.

Mêle mon sang au tien. Dans mon sein homicide

À ta mourante main je servirai de guide

ibid., V, 5, p. 153

Ce mal qu’Orphée entend étendre au-delà de sa mort se retrouve également dans le livret de Du Boullay en 1690 : le héros n’entend pas oublier Eurydice malgré sa mort et c’est ainsi que la reine Orasie se trouve une nouvelle fois éconduite.

Un jour ! l’avez-vous pu croire

Qu’Euridice jamais sorte de ma mémoire ?

Non, non, malgré la mort, elle sera toujours

L’unique objet de mes amours,

Et de votre impuissante rage.

C’est ainsi que je laisse à venger mon outrage

À votre désespoir, à vos transports jaloux :

Ah ! que ne m’aimez-vous mille fois davantage,

Pour en ressentir mieux l’horreur que j’ai pour vous

Du Boullay 1690, III, 2, p. 44

Texte d’une extrême cruauté s’il en est. L’exclamation « un jour ! » vient totalement balayer d’un revers de main les espoirs chéris par Orasie. Ce passage est d’autant plus frappant qu’il résume toute la haine du chantre pour la reine de Thrace. Orphée montre que son amour n’a pas de limites, qu’il peut encore braver la mort et que la colère et le courroux de la reine n’ont aucune incidence, aucun effet sur cet amour. Ce sont surtout les derniers vers qui sont les plus symboliques : à l’instar de Philonice, Orasie reste seule face au cataclysme qu’elle a provoqué et qu’elle ne peut réparer. L’hyberbolisation des deux derniers vers montre aussi qu’Orphée est dans une surenchère du mal et que sa haine eût été encore plus grande, à l’image de la passion d’Orasie.

Conclusion

Avec la tragédie en musique de Lully et Du Boullay et la pièce de Lagrange- Chancel, le mythe d’Orphée est entré de plain-pied dans la sphère tragique. Le compositeur et son librettiste comme le dramaturge ont pris en charge non seulement la tradition lyrique française (et à certains égards, italienne), mais aussi celle du théâtre tragique qui leur était contemporain. Violence des passions, destruction de soi et d’autrui, volonté consciente de faire le mal, ces deux oeuvres font ressortir la part sombre de la fable et exploitent à fond la toute-puissance de la violence[34]. La tragédie en musique de 1690 fait la part belle à la passion destructrice. On n’est plus ici dans la galanterie amoureuse telle qu’elle a été reprochée à Quinault et de manière générale à la tragédie lyrique. En réalité, pour reprendre l’idée de Georges Forestier à propos des tragédies de Racine, les conflits tragiques de ces deux pièces reposent sur une impossibilité pour les personnages de résister à la passion (voir Forestier 2010, p. 287). On parle plus spécifiquement ici des héroïnes, mais la douleur d’Orphée, le soin qu’il prend à se venger alors qu’il est irrémédiablement condamné à mort, fait de lui aussi un héros de tragédie. La passion amoureuse est devenue ici proprement tragique, c’est-à-dire qu’elle pousse sa victime vers une destinée implacable et inexorable qui ne peut aboutir qu’à la mort. D’une certaine manière, les personnages sont entraînés dans une chute, et comprenons aussi ce mot dans le sens chrétien qu’il revêt : la tentation de la passion mène les héroïnes à la faute et donc au crime[35]. Le meurtre d’Eurydice et ses prémices, que l’on trouve dans la naissance de la passion amoureuse tout comme dans la mort des deux reines provoquées indirectement par Orphée, peuvent apparaître comme le bouleversement d’un monde et de destinées. En faisant de la passion et de ses corollaires que sont le Mal et la violence un enjeu dramaturgique de première importance, Lully-Du Boullay et Lagrange-Chancel sont parvenus à une forme sublime dans l’expression des émotions et des sentiments, sublime dans lequel la grandeur pathétique s’allie à la terreur provoquée par l’amour destructeur et ravageur.