Abstracts
Résumé
Cette note de terrain a été rédigée afin de témoigner du chemin parcouru tout au long du processus de création d’un opéra en réalité étendue (xr). L’intention est ici de décliner les différentes étapes du projet, de la préproduction à la postproduction, en expliquant le processus de création du livret, de la musique, de la scénographie et de la mise en scène. Nous y expliquerons tant nos choix esthétiques que les stratégies que nous avons adoptées afin d’en venir à un produit final. Nous en avons tiré plusieurs leçons qui, à notre avis, pourraient servir à ceux et celles qui voudraient tenter, comme nous, un déplacement entre les mondes scénique et virtuel. Il en ressort la nécessité d’une organisation du travail claire, d’une écriture intermédiale efficace, d’un apprentissage technique conséquent et d’une liberté d’ébranler les institutions par des choix non conventionnels.
Mots-clés :
- cocréation,
- nouveaux médias,
- opéra,
- réalité étendue,
- recherche-création
Abstract
This field note has been written to document the journey throughout the creation process of an extended reality (xr) opera. The intention here is to outline the various stages of the project, from pre-production to post-production, explaining the process of creating the libretto, music, scenography, and direction. We will discuss both our aesthetic choices and the strategies we adopted to arrive at a final product. We have drawn several lessons from this experience that, in our opinion, could be useful to those who, like us, want to explore the intersection of the theatrical and virtual worlds. It underscores the need for clear work organization, effective intermedial writing, substantial technical learning, and the freedom to challenge institutions through unconventional choices.
Keywords:
- co-creation,
- extended reality,
- new media,
- opera,
- research-creation
Article body
Titre : following comprehensive analysis: cause of death of Montreal’s humpback remains undetermined...
Thématique : fleuve.
Argument : une jeune baleine à bosse s’échoue dans les eaux douces du fleuve Saint-Laurent et attend sa mort imminente. Sous les yeux d’une foule circonspecte, elle n’a que le temps de chanter sa dernière aria en guise de râle, avant de disparaître à tout jamais.
Équipe #4 (participant·e·s au séminaire)
Emmanuel Campeau, réalisateur, candidat à la maîtrise en cinéma, profil recherche-création, Université de Montréal.
Léa Demarez Cadol, réalisatrice-chorégraphe, candidate à la maîtrise en cinéma, profil recherche-création, Université de Montréal.
Catherine Coulombe, scénographe, bachelière en design d’intérieur, Université de Montréal.
Cole Hayley, librettiste, étudiant en écriture dramatique, École nationale de théâtre du Canada (volet anglophone).
Jesse Plessis, compositeur, candidat au doctorat en composition, Université McGill et détenteur d’un doctorat en interprétation musicale (piano), Université de Montréal.
Laura Werner, scénographe, bachelière en design d’intérieur, Université de Montréal.
Autres crédits (non-participant·e·s au séminaire)
Quenton C. Baldock, voix/figuration
Ludmilla Caille, costumes
Darko Dimitrievitch, accordéoniste
Lamiae Essakri, voix/figuration
Léanne Foley, voix
Jean-Michael Lavoie, chef d’orchestre
Maud Lewden et Léa Jourdain, sopranos
Piraveen Paramanathan, voix
Simon Pelletier Gilbert, voix/figuration
Gwenäelle Ratouit, clarinettiste
Leila Saurel, violoncelliste
Contexte du projet
Notre prototype, développé entre les mois de septembre 2021 et de mai 2022, est le fruit d’une collaboration interdisciplinaire impliquant plusieurs étudiant·e·s issu·e·s d’horizons académiques variés. Cette activité de cocréation s’est tenue dans le cadre d’un séminaire pluridisciplinaire de création d’opéra, à l’Université de Montréal. Il s’agissait de créer un opéra en réalité étendue (xr), consultable sur une tablette ou un téléphone intelligent. La performance devait être captée par vidéogrammétrie, c’est-à-dire une captation intégrale des corps en trois dimensions, et pas seulement des mouvements de ceux-ci. Simultanément, les voix et la musique devaient être enregistrées. L’expérience finale devait pouvoir tenir dans un espace de quatre mètres carrés, commencer en réalité augmentée (ra), culminer en réalité virtuelle (rv) et retourner en réalité augmentée à la fin (ra-rv-ra). Nous avons été aidé·e·s par Normal Studio pour certains aspects de la modélisation 3D et la firme inedi s’est chargée de l’intégration et du livrable. L’enregistrement et le mixage de la musique, ainsi que la captation vidéogrammétrique ont été entrepris avec la collaboration des professionnel·le·s de la Faculté de musique et du Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques, respectivement.
Cette note de terrain a été rédigée afin de témoigner du chemin parcouru tout au long du processus de création d’un opéra en réalité étendue (xr). L’intention est ici de décliner les différents moments du projet et d’expliquer les différents choix esthétiques. Nous nous appliquerons à expliquer le processus de création du livret et de la musique d’une part, et ensuite le processus de création lié à la scénographie et à la mise en scène. Afin de nous repérer, nous nous référerons principalement à trois étapes. La première en est une de préproduction. Elle comprend notamment tout le travail d’élaboration du livret, de la musique, du scénario d’expérience et des éléments de prévisualisation. Il s’agit essentiellement de conceptualisation. La captation des voix, de la musique et des volumes correspond à la seconde étape, celle de production. Elle comprend aussi l’apprentissage et l’aboutissement de la performance pour tous les musicien·ne·s, figurant·e·s et interprètes. La troisième étape est celle de la postproduction. L’ensemble des tâches liées à la génération ou à la sélection d’objets (3D ou non), au mixage sonore, à l’intégration logicielle, entre autres, y sont rattachées. Cette à ce moment que se met en forme le média xr et que l’on aboutit au produit final, accessible au public. Si le début de chaque étape est normalement consécutif, ces dernières peuvent néanmoins se chevaucher largement, au point où même des tâches préproduction et de postproduction peuvent se rejoindre dans le temps.
De cette expérience, nous avons tiré plusieurs leçons qui, à notre avis, pourraient servir à ceux et celles qui voudraient tenter, comme nous, un déplacement entre les mondes scénique et virtuel. Nous mettrons l’accent sur la nécessité d’une organisation du travail claire, d’une écriture intermédiale efficace, d’un apprentissage technique conséquent et d’une liberté d’ébranler les institutions par des choix non conventionnels.
Autour du livret et de la musique
Il nous fallait, avant toute chose, une idée. Le premier devoir de notre librettiste, Cole, a ainsi été d’en soumettre trois à nos professeur·e·s afin d’obtenir leur avis, ce qui permettrait ensuite à notre équipe de statuer sur un choix final. L’une de nos principales préoccupations était de s’assurer que tou·te·s voudraient bien travailler avec les options qui seraient soumises. Lors de nos échanges initiaux, le librettiste a écouté et reçu nos idées et nos inspirations sur le thème soumis, celui du « fleuve ». Il s’est inspiré de ces échanges afin de concevoir trois arguments, ici résumés :
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Himerope : une sirène du fleuve Saint-Laurent, attirant autrefois ses marins amoureux à la mer, devient à son tour amoureuse d’un marin et se verra poussée vers la terre ferme ;
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Beluga : un baleineau nous emmène lors de ses déplacements dans le fleuve Saint-Laurent, et nous exprime ses griefs face aux différents changements dans son habitat ;
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Cemetery : un bateau termine son dernier périple sur le fleuve Saint-Laurent pour aller reposer dans un cimetière naval.
À la suite du retour professoral, qui a confirmé que nos trois idées étaient recevables et qu’elles pouvaient toutes être adaptées en livret, nous nous sommes entendu·e·s, lors d’une discussion de groupe, sur une méthode qui nous permettrait de choisir un argument. Nous avons hiérarchisé nos idées de la plus motivante à la moins attrayante, les premiers choix de chacun·e valant trois points, les deuxièmes, deux points, et les troisièmes, un point, de sorte qu’il était possible de faire la somme de ces pointages et d’isoler la proposition qui, dans l’ensemble, inspirait le plus notre équipe. Peu importe l’issue du vote, il était peu probable que l’idée choisie soit mal reçue, car elles ont toutes été conçues à la suite de discussions préliminaires, donc en prenant en compte les intérêts et affinités de chacun·e.
L’argument que nous avons retenu était le second. Nous voulions mettre en scène un fleuve Saint-Laurent en plein changement, et ce, du point de vue d’un béluga affecté par la dégradation de son milieu, lequel serait interprété par deux chanteuses. Nous considérions tou·te·s que l’intérêt de cette proposition était de représenter l’intériorité de l’animal, qui serait à imaginer, à construire, en faisant abstraction de notre logique émotionnelle humaine. Le librettiste, pour sa première version, a été inspiré par un fait divers récent : en effet, à la fin du mois de mai 2020, une jeune baleine à bosse a cheminé dans les eaux douces du fleuve Saint-Laurent jusqu’à Montréal et s’est exposée aux yeux fascinés de millions de (télé)spectateur·rice·s et de lecteur·rice·s d’actualité qui, durant le premier confinement auquel a été contraint le Québec durant la pandémie de covid-19, ont alors assisté à un phénomène hors norme. Cela faisait 119 ans qu’un tel incident ne s’était pas produit. Le destin du cétacé fut fatal. L’adaptation de ce fait divers en livret s’imposait tant cette histoire honorait l’esprit de notre idée initiale, en plus de répondre à plusieurs critères dramatiques pour son adaptation en opéra. En effet, il s’agissait d’une histoire avec une fin tragique en plus d’être mystifiante. Elle avait de surcroît l’attribut d’avoir été potentiellement vécue par le public, en plus de mobiliser un animal généralement aimé. Finalement, le chant de la baleine, à nos yeux, était une manifestation de pathos de choix sur laquelle appuyer notre musique.
Plusieurs versions de livret se sont succédé. Nous avons toutefois conservé l’idée d’une baleine interprétée par deux chanteuses (des sopranos, selon le voeu du compositeur) ainsi que celle d’un choeur de voix parlées, dit « social », représentant les curieux·euses observateur·rice·s sur les berges et sur la Toile. La donnée environnementale initialement prévue s’est quant à elle effacée au profit du développement de l’intériorité de cette baleine au comportement hors norme dont le mystère nourrissait, à nos yeux, la tragédie de sa mort.
Tout au long du processus de conceptualisation, et ce, jusqu’à la toute fin de la préproduction, notre livret est demeuré perméable aux avis des membres de notre équipe, afin que la musique (le temps) et le média xr (l’espace, la mise en scène) puissent toujours nourrir l’histoire. Ceci a fait en sorte que notre livret a été non seulement un point de départ, mais également un point de relance dans la création. La rédaction du livret reposait néanmoins sur l’initiative et le travail exclusif de notre librettiste, qui, lors de la réception de nos commentaires et de nos pistes de développement, élaborait ou modifiait sa proposition. Nous sommes ainsi passé·e·s d’une première configuration avec un choeur parlé et une aria chantée simultanément (figure 1), à une deuxième version, avec un choeur et une aria entrecoupés et en alternance (figure 2), à une dernière version, avec une aria bordée à son début et à sa fin par un choeur parlé (figure 3).
Le compositeur, Jesse, a privilégié une approche créative fondée sur l’intégration d’évènements ou de formes à un algorithme d’automation à partir duquel il a pu ensuite extrapoler une direction rythmique et mélodique pour sa composition. Il a ainsi littéralement introduit une forme de baleine à bosse à l’intérieur de son algorithme, et la résultante a servi d’inspiration afin de créer sa partition (voir figures 4-5). Un problème est toutefois survenu lorsque la partition musicale a été interprétée une première fois : la durée maximale permise pour l’opéra était en effet largement dépassée par les éléments initialement composés, ce qui nous a forcé·e·s à effectuer une modification majeure au livret et à la musique. À ce moment, le processus de mise en scène et d’apprentissage chorégraphique était bien entamé et afin d’éviter de trop gros bouleversements pour les chanteuses, nous avons décidé de tronquer dans la musique et dans le scénario, au début et à la fin. La musique a donc été un vecteur déterminant dans la forme finale qu’a prise le livret. Cet évènement nous a notamment permis de mettre à profit une variable essentielle de la xr, soit la mise en espace (dans ce cas-ci du son). Puisque les sections musicales accompagnant le choeur devaient être coupées, laissant ce dernier orphelin, indépendant, il pouvait désormais être mis en parallèle avec l’aria dans l’immersion : le choeur a ainsi obtenu son lieu propre, dans lequel il pouvait être entendu avec la musique et le chant en toile de fond (voir figure 6). Or, il était toujours possible d’ignorer le choeur, de n’écouter que le chant et la musique. Les sopranos à « l’intérieur » de la baleine chanteraient ainsi sur la musique dédiée à l’aria et un choeur de voix parlées s’ajouterait à l’écoute du·de la spectateur·rice s’il·elle passait à « l’extérieur » de la baleine, là où une foule de curieux·euses serait amassée. Le choeur ne requérait d’ailleurs pas de son synchrone avec les modèles choisis pour incarner la foule ; il a été enregistré indépendamment du reste de l’oeuvre et remixé en objet audio. Il est devenu une option d’écoute, plutôt qu’un élément dans une bande sonore linéaire. Autrement dit, l’aria et le choeur pouvaient coexister dans le même temps et même se superposer. Alors que nous avions d’abord conçu l’opéra en nous basant sur une ligne du temps, sa musique a par la suite été comprise dans un régime d’espace-temps. Ceci a non seulement rendu essentielle la relation librettiste-compositeur lors de la révision du livret, mais cela a permis aux personnes responsables de la mise en scène et de la scénographie de participer activement à la recherche de solutions. Cet incident a donc pu créer une rencontre fertile entre les médias de l’opéra et de la xr.
Autour de la scénographie et de la mise en scène
Le travail de mise en scène et de scénographie a été caractérisé, du moins lors de la conceptualisation de notre projet, par une forte interpénétration des tâches. En effet, parallèlement à la création du livret et à la composition de la musique, chaque département (scénographie et mise en scène). Puis, nos scénographes, Léa et Catherine, ont élaboré des pistes conceptuelles et un premier dictionnaire iconographique afin de cerner l’ambiance générale de l’opéra, mais aussi pour compiler des inspirations de costumes, de coiffures et de maquillage (ccm). Les metteur·euse·s en scène, Léa et Emmanuel, ont en outre dû écrire et réécrire plusieurs fois un scénario d’expérience en se basant sur le livret et en y ajoutant des didascalies, tout en réfléchissant au travail chorégraphique des chanteuses, afin de créer des ponts entre l’interprétation, les mouvements et l’expérience immersive de l’opéra. Nous avons ainsi obtenu une liste précise d’objets à générer, à animer et à mettre en espace, que nous avons compilée lors d’un dépouillement.
Les documents de prévisualisation (figure 7), produits par nos scénographes, témoignent de la progression de l’opéra tout au long de la préproduction. Les thèmes que nous avons privilégiés étaient entre autres ceux de la perte d’innocence (et de soi), de la dualité entre le tangible et l’intangible, de la fatalité, de la mort, du deuil, de la mélancolie et de la solitude. Ces derniers ont inspiré une dégradation progressive dans le choix de palette et de textures. Nous envisagions l’expérience arborant au début une dominante bleue, inspirant l’innocence et la quiétude, et qui se déplacerait vers sa complémentaire orange, rappelant la rouille et la destruction. Tout au long de la préproduction, une caractéristique de la xr s’est avérée un défi de taille pour notre équipe. On ne pouvait pas commander le point de vue ; l’espace n’était pas celui d’une scène devant laquelle on serait assis·e, mais celui d’un univers à découvrir, dans lequel nous pouvons regarder partout. Il était compliqué de rendre compte d’un univers à 360º et en 3D dans les documents de prévisualisation, ceux-ci contraints à un cadre et en 2D. Nous ne pouvions pas prévoir ce qui composerait le champ de vision de celui ou celle qui visionnerait notre opéra. Notre poésie ne pouvait pas être tributaire d’une composition réfléchie dans la fixité du regard. Elle devait donc s’approprier les choix de couleurs et de textures, la position des objets au point central de l’expérience ou encore l’interaction avec l’environnement. Nous avions le souci de créer un univers riche, sensible et évolutif. Mais penser hors d’un cadre était une première et un défi de tous les instants.
Durant la production, les scénographes ont surtout été mobilisées au ccm. La tâche de création du costume a été déléguée à une designer de mode, Ludmilla, qui a conçu une robe commune aux deux chanteuses, dans laquelle ces dernières pouvaient se draper sans contraindre leur respiration, et qui les liait l’une à l’autre part la traîne. Aussi, les réalisateur·rice·s les ont observées dans leur apprentissage des partitions et leur travail avec l’orchestre. Le but de cet accompagnement était de connaître leur façon de se positionner et de mouvoir leur corps lors du chant et ainsi évaluer ce qu’il serait possible de faire avec la mise en scène de leur personnage atypique. La chorégraphie a quant à elle été élaborée avec l’intention de ne pas ajouter au défi musical que représentait notre opéra. Notre chorégraphe, Léa, s’est notamment inspiré·e de la notion de « contraction and release », une technique de danse moderne élaborée par la chorégraphe Martha Graham. La danse a été adoptée comme principal outil afin de mettre en valeur la présence et la corporalité de nos interprètes dans l’espace virtuel. Les chanteuses que nous avons recrutées étaient des néophytes en danse et elles ont participé à l’élaboration de la chorégraphie, en ce qu’elles étaient les seules dignes juges des limites de leur corps et qu’elles souhaitaient, avant toute chose, focaliser leurs efforts sur la qualité vocale de leur performance. Le chef d’orchestre devait, entre autres, toujours être dans leur champ de vision. Chaque geste a ainsi été choisi en rapport avec l’évolution narrative et musicale de l’opéra, entre autres afin de donner des clés d’interprétation, ce qui nous semblait approprié dans le cadre d’une captation par vidéogrammétrie avec son synchrone (figure 8). Une approche plus intuitive, voire improvisée, a été adoptée pour la captation de la foule, car celle-ci devait demeurer organique et libre dans ses réactions. La foule était captée deux personnes à la fois, pour des raisons de qualité de rendu. Nous y avons intégré les musicien·ne·s et leur chef, certains membres de notre équipe et les comédien·ne·s qui ont prêté leur voix au choeur « social ».
Nous avons lancé la postproduction avec la création et la recherche des objets 3D. Elles ont été pilotées par les deux réalisateur·rice·s, bien que certains objets aient été commandés par les scénographes, notamment en ce qui a trait aux choix des textures à utiliser. L’important était de créer trois mondes distincts. Le premier, en ra, devait se situer dans le salon du·de la spectateur·rice et présenter un portail vers un deuxième monde, cette fois-ci en rv. Ce dernier se situerait aux abords du fleuve Saint-Laurent et présenterait la carcasse échouée d’une baleine avec une foule (le choeur) à ses côtés. En entrant dans la carcasse de la baleine, l’utilisateur·rice accéderait enfin à un troisième monde en rv, un monde intime, intérieur, où se situeraient nos interprètes (figure 9). La fin de l’aria était importante pour nous, car à ce moment, la baleine monterait dans les airs et se dissoudrait en particules. Notons ici trois niveaux d’interactivité. Premièrement, nous tenions à préserver les trois axes du regard et les trois axes du mouvement. Ainsi, le·la spectateur·rice pourrait regarder et aller là où il·elle le voudrait. Deuxièmement, nous voulions faire le faire voyager entre différents mondes. Le·la spectateur·rice pourrait alors traverser par le portail pour quitter son salon et passer au travers de la carcasse de la baleine pour y entrer. Troisièmement, le choeur et la musique devant jouer désormais en parallèle dans l’expérience, selon l’endroit où se tiendrait le·la spectateur·rice, il·elle pourrait entendre soit le choeur et la musique de loin (de son salon), soit le choeur de près et la musique de loin (à l’extérieur de la baleine avec la foule), soit la musique seulement (à l’intérieur de la baleine).
Autour du schéma de cocréation
Le schéma suivant (voir figure 10) indique les principaux liens d’influence entre les différentes tâches qui se sont manifestées lors de notre travail. Cette « connectique » ou constellation de la cocréation atteste des rencontres et des liens d’interdépendance entre nos gestes artistiques tels qu’ils sont apparus au fil de notre projet. La responsabilité d’exécution des différentes tâches, exclusive ou non à l’un ou l’autre de nos départements (livret, musique, mise en scène, scénographie), y figure également.
Les limites de ce schéma sont multiples. D’abord, il n’est pas exhaustif. Aucune collecte de données relevant d’une instance extérieure à notre équipe n’a en effet été conduite afin de rendre compte des liaisons qui y sont schématisées. Celles qui sont représentées sont surtout le fruit de l’analyse des archives d’équipes (fils de discussion, courriel, résumé de rencontres) ainsi que des souvenirs personnels et ne représentent que les influences majeures que nous avons soulignées. De nombreuses microrencontres, possibles à tout moment et pour toutes les raisons possibles dans le cadre d’un projet comme le nôtre, n’y sont donc pas toutes représentées.
Ensuite, il ne rend pas compte des axes créatifs établis depuis la formation des équipes jusqu’à la détermination de l’argument et son élaboration (discussions afférentes, éléments d’intérêt principaux, voeux de chacun·e). Ces axes sont le fruit d’une émulsion collective structurante dont les contributions traversent la création en un filigrane invisible. Celle-ci est difficilement créditable à une seule personne ou à un seul département et pourrait s’apparenter à un contrat informel. Il s’agit d’un élément de cohésion et d’organisation important qui a conditionné le travail de tou·te·s, car il nous donnait le cap. Les différents membres de l’équipe ne cherchaient pas à changer la nature de cette entente, mais précisaient les paramètres avec le temps.
Quelques leçons tirées de notre expérience
Au sujet de la cocréation
Une oeuvre de cocréation telle que celle que nous avons eu à créer est un écosystème fragile. La délimitation de balises claires est primordiale afin de connaître les fonctions de chacun·e et de permettre à tou·te·s de trouver son champ d’intervention, en dépit du fait que nous agissions tou·te·s aussi en dehors de celui-ci. Il faut savoir se retrouver dans le territoire cocréatif et s’y sentir à l’aise, dans le respect et la sécurité, car ce genre d’expérience demande aussi un effacement de soi qui peut parfois être inconfortable. Des conditions favorables sont essentielles afin d’éviter des réflexes, parfois légitimes, de repli ou de résistance. Plus l’organisation du travail est claire, plus elle sera facteur d’harmonie pour la cocréation.
Au sujet de l’ordre d’intervention
Notre scénario d’expérience a bénéficié positivement des différentes visions créatives des membres de notre groupe, et ce, indépendamment du fait qu’il n’ait pas été coécrit. Nous avons néanmoins été confronté·e·s à une difficulté qui se situait au niveau de l’ordre d’intervention artistique. La configuration de notre calendrier laissait en effet se développer une conception visuelle en amont d’une ligne narrative claire de l’expérience, laquelle se basait sur le livret avant même que celui-ci en arrive à une forme concise et avant même qu’un scénario d’expérience puisse en émerger. Le problème suivant s’est donc posé : dans le contexte d’un opéra en xr, la vision scénographique dépend-elle du livret ou du scénario d’expérience ? Notre équipe ne s’est point entendue sur cette question, ce qui a compliqué la définition des rôles de chacun·e et parfois bousculé à juste titre les attentes de certain·e·s. Il n’est pas exclu que la scénographie (ou tout autre parti) puisse contre-indiquer une direction narrative ou pointer vers un chemin plus cohérent visuellement, mais certaines conventions, comme au cinéma, indiquent que cet exercice devrait laisser l’écriture aboutir et ne pas le diriger en première instance. Par exemple, on imaginerait très mal dans la pratique de ce média ne faire une direction artistique que sur la base de dialogues. Le scénario au cinéma comprend des didascalies claires, aiguillant en partie la direction artistique, qui profite alors encore d’une bonne marge de manoeuvre. Ici, nos didascalies étaient composées dans le scénario d’expériences et non dans le livret. Toutes les informations pertinentes à une conception visuelle n’y étaient pas consignées.
Au sujet du scénario d’expérience
C’est à partir du scénario d’expérience, écrit par la mise en scène, que devaient découler le dépouillement, la production et la postproduction. Il s’est manifesté comme un document séant à la rencontre intermédiale, car il était à même de représenter le plus fidèlement l’expérience finale. Il était issu du livret et inspiré par la composition, bien qu’il ait pu aussi influencer ces derniers en retour.
Notre scénario d’expérience a pris la forme d’un scénario de cinéma, avec quelques arrangements de mise en page. Bien qu’une autre façon de procéder ne nous aurait sûrement pas évité toutes les embûches rencontrées, nous aurions pu agir de sorte que l’écriture du scénario d’expérience, sans être une oeuvre de coécriture, puisse lier les différents gestes et les différentes compositions (livret, musique, mise en scène, scénographie, chorégraphie) et les faire cohabiter, communiquer plus clairement. Sans chercher à proposer un gabarit universel, nous pouvons aujourd’hui imaginer de nouvelles balises personnalisées à notre scénario afin de l’améliorer :
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L’axe horizontal comme axe de l’espace. Nous utiliserions donc différentes colonnes pour spécifier les différents lieux dans l’expérience. Dans le cas de notre projet, il y en aurait trois : une de réalité augmentée (salon du spectateur) et deux colonnes distinctes en réalité virtuelle (intérieur et extérieur de la baleine) ;
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L’axe vertical comme axe du temps. Ainsi, nos didascalies, le texte du livret et toutes les autres mentions défileraient vers le bas en synchronie avec le temps de la musique, toujours dans les bonnes colonnes ;
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L’usage du style de police ou de la couleur afin de distinguer les paroles du livret, les didascalies de mise en scène, les notes de scénographie, les notes chorégraphiques, l’animation des objets, les notes de mixage, etc. ;
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L’ajout d’une partie qui intègre la présentation des personnages, l’explication de nos trois lieux de l’expérience et la liste des différents objets (3D ou non) à créer, avec leur description ;
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L’utilisation d’un langage épuré se référant directement aux personnages et à la liste des objets, afin de permettre l’efficacité de sa lecture par les responsables de l’intégration en postproduction.
Un nouveau média
La réalité étendue est un domaine dans lequel l’ensemble de notre équipe était en apprentissage. C’est ainsi dans les limites de nos connaissances respectives que nos ambitions ont été tracées, et ce, en dépit du fait que nous ayons eu plusieurs ressources professionnelles à notre disposition. Nous avons notamment été contraint·e·s par nos propres compétences lorsqu’est venu le temps de réaliser un niveau de rendu conforme à nos aspirations initiales. Les contraintes intrinsèques à la captation vidéogrammétrique et au format d’application mobile nous ont elles aussi limité·e·s. Nous avons découvert à nos dépens des facteurs contraignants, entre autres par rapport à la capacité de rendu, à la complexité des opérations et au temps requis pour la création et l’intégration des objets.
Plusieurs éléments auraient pu nous permettre de mieux anticiper les défis posés par la création d’un opéra en xr et de ménager nos attentes. Premièrement, l’exposition aux différents médias (xr et opéra) aurait dû être l’une de nos préoccupations majeures dès les balbutiements du processus de création. Les activités de visionnement d’oeuvres et de découverte de processus de production font effectivement comprendre ce qu’il est possible de réaliser selon une certaine fourchette budgétaire ou selon les compétences des personnes impliquées dans un projet. Elles donnent en outre à entendre le langage de ces médias et nous montrent leurs possibles. Elles nous font apprendre par l’exemple.
Deuxièmement, nous considérons qu’une formation technique approfondie aurait été un prérequis essentiel, bien que nous n’ayons pas eu à exécuter l’ensemble des tâches complexes (intégration, modélisation 3D) de notre projet. Notre niveau général, c’est-à-dire celui de « novices » dans les médias de la réalité étendue, a en effet entraîné de longues discussions inutiles au sein de notre équipe au sujet d’une vision artistique qui n’avait pas le potentiel technique et logistique d’être réalisée. Cette idéation candide a demandé beaucoup d’efforts qui, même s’ils ont produit de magnifiques idées, ont en pratique été chronophages et parfois vains. L’économie technique de notre production était difficile à anticiper et il était tout aussi difficile de prêter à quiconque la compétence de le déterminer à l’intérieur de l’équipe. Nous pensons donc qu’une familiarisation plus large avec les techniques de production aurait encouragé des discussions plus fertiles autour de la possibilité ou non d’actualiser notre pensée dans notre oeuvre, puisque nous aurions pu nous assurer en amont d’en avoir les moyens. Nous aurions alors évité les ambitions trompeuses et focalisé notre attention sur ce que nous savions pouvoir faire, ce qui aurait été bien plus productif.
Troisièmement, l’accès à des tests techniques et technologiques précoces permettant de confronter nos idéaux à la réalité de la mise en oeuvre aurait selon nous été fondamental afin de comprendre les limites de notre projet et de nous ajuster. Cet apprentissage nous aurait alors permis de réaliser les implications réelles que peut avoir une idée scénaristique, ce qui nous aurait aidé·e·s à engager des allers-retours plus fructueux afin d’imaginer et de concevoir notre univers.
Une nouvelle façon de créer un opéra
L’opéra pratiqué de façon scénique mobilise avec un certain équilibre plusieurs autres arts (musique, danse, arts plastiques, etc.). Il possède ses propres façons de faire et sa propre économie. Ce caractère fortement institutionnalisé fait en sorte qu’il peut être difficile de faire cohabiter ce média avec un autre aux règles différentes. Il faut pouvoir remettre en question des procédés usuels, au risque de choquer. C’est là tout le problème que pose la définition d’un opéra en xr, puisqu’elle ne peut être déterminée que par les créations qui seront effectuées, pas en amont de celles-ci. Bien que nous ayons eu accès, lors du développement de notre projet, à des recherches sur différentes rencontres entre l’opéra et d’autres médias (cinéma, télévision, etc.), force est de constater qu’il est encore difficile de définir ce qu’est ou devrait être un opéra en xr. Instaurer des paramètres précis en ce sens serait, à nos yeux, une erreur : il faut en effet conserver beaucoup de souplesse à cet égard afin de créer une rencontre authentique et innovante. La xr doit mobiliser des moyens propres à son appareillage technique afin de capter et de mettre en valeur les qualités de l’opéra. C’est donc tout le processus de production qui doit pouvoir être revisité, afin d’harmoniser les tâches, les nouvelles comme les conventionnelles, qui caractérisent la création d’un opéra en xr. Des captations (voix, musique, corps) asynchrones, la postsynchronisation, la visualisation (ou non) des interprètes, l’usage d’avatars, tout doit être admissible à l’essai.
Au terme de cette expérience intense, nous sommes fier·ère·s de nous être rendu·e·s à destination avec un prototype qui, grâce au chemin parcouru jusqu’à maintenant, nous indique la direction à prendre pour la suite du projet. Au mois de mai 2022, nous l’avons d’ailleurs fait expérimenter à un public pour la première fois, lors du Festival d’opéra Watershed, à Kingston (Ontario). Les retours des spectateur·rice·s-joueur·euse·s à cette occasion ont été fort encourageants, ce qui atténue chez notre équipe le sentiment de ne pas avoir abouti au résultat escompté. Nous sommes confiant·e·s envers le travail accompli jusqu’à maintenant et nous ressortons fort·e·s des multiples mises à l’épreuve qu’a impliquées notre projet. Nous en arrivons à une nouvelle phase, celle de reconduire le processus de création de A à Z, toujours en gardant notre même idée de base, mais cette fois-ci en partenariat avec l’Opéra de Montréal et avec pour objectif de se rendre au grand public. Nous espérons donc parvenir à une distribution de notre opéra au cours de l’année 2024, cette fois-ci dans un circuit opératique officiel.
Appendices
Note biographique
Emmanuel Campeau est candidat à la maîtrise en cinéma, profil recherche-création, à l’Université de Montréal. Après avoir poursuivi des études en sociologie et en cinéma au premier cycle, il a contribué à titre de réalisateur et producteur à plusieurs documentaires, films de fiction et vidéos corporatives, parfois dans d’autres pays comme la Grenade, la Turquie ou les États-Unis. Son implication dans le projet d’un opéra en réalité étendue (xr) repose sur son intérêt pour la musique et les nouvelles technologies comme la xr, qu’il mobilise dans sa propre pratique artistique.