Volume 5, Number 1, 2018 Ce que le cinéma nous apprend de la musique Guest-edited by Serge Cardinal
Table of contents (9 articles)
Articles
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Mes doigts sont-ils à moi ?
Michel Chion
pp. 1–6
AbstractFR:
L’auteur s’attache à une série de films mettant en scène des musiciens classiques dont la carrière est traversée par leurs problèmes sentimentaux ou leurs névroses ; il s’intéresse particulièrement au mélodrame The Seventh Veil (Robert Compton-Bennett, 1945) dont l’action conjugue les motifs du pianiste ténébreux et de la pianiste-victime. Analysant le montage des corps des interprètes (celui de l’actrice, celui de sa doublure), il montre comment ce film dit le faux quand il fait croire par des inserts de mains d’une virtuose que c’est l’actrice qui joue du piano, et comment, en même temps, il dit le vrai par le faux quand il illustre métaphoriquement que les mains de quelqu’un ne lui appartiennent pas complètement : elles sont dressées, menées, mais aussi tentées, happées, entraînées par une autre force dont le reste du corps ne trahit rien.
EN:
The author focuses on a series of films featuring classical musicians whose career is stressed by their emotional problems or neuroses; he is particularly interested in The Seventh Veil melodrama (Robert Compton-Bennett, 1945) whose action combines the types of the dark pianist and the pianist-victim. Analyzing the editing of the bodies of the performers (that of the actress, the one of her understudy), he shows how this film says the false when, using hand inserts of a virtuoso, it makes believe that the actress plays the piano, and how, at the same time, it tells the truth by the false when it illustrates metaphorically that the hands of someone do not entirely belong to him: they are erected, led, but also tempted, caught, driven by another force whose rest of the body betrays nothing.
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Le(s) numéro(s) à instruments du film musical hollywoodien
Marguerite Chabrol
pp. 7–32
AbstractFR:
Parmi ses multiples thèmes de numéros, le cinéma musical hollywoodien a attaché une importance particulière à ceux représentant des instruments et instrumentistes dans un acte de performance, au point d’en faire une attraction type, que cet article examine sous un double angle historique et esthétique. Ces numéros proviennent d’abord d’un positionnement de Hollywood par rapport à deux médias concurrents : le théâtre musical de Broadway et la radio. Ils permettent à l’industrie du cinéma de proposer un spectacle propre tout en bénéficiant de la circulation des musiciens. Ces numéros se construisent ensuite autour d’une poétique précise, relevant d’emprunts à des traditions iconographiques et d’un travail sur la musicalité visuelle. On peut ainsi mettre au jour des formes communes au-delà des styles de musique concernés : le jazz, le swing, les musiques latines ou classiques. Les numéros à instruments se présentent ainsi comme un des lieux essentiels du syncrétisme culturel pratiqué par le cinéma classique américain.
EN:
The Hollywood film musical featured, among all kinds of production numbers, some presenting instruments and instrumentalists shown while performing. This became a typical attraction, which this article tackles in a historical and aesthetical perspective. These numbers can be related to Hollywood’s position between two other media: the Broadway stage and the radio. The film industry thereby offers an original spectacle while benefiting from the musicians’ circulation across media spaces. Aesthetically, the numbers are directed and edited following recurring principles, on the one side imitations of other iconographic traditions and on the other side the design of a of visual musicality. Common forms can be identified beyond the musical styles involved in those numbers (jazz, swing, latin or classical music). Numbers with instruments thus appear as an important part of the Hollywood cultural syncretism.
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Hors chant. Arrangements godardiens pour violoncelle et cordes élargies
Térésa Faucon
pp. 33–45
AbstractFR:
Dans les compositions musicales de ses films, Jean-Luc Godard nous fait entendre son écoute d’oeuvres musicales, invente des arrangements avec les moyens du cinéma qui pourraient porter une double signature, Beethoven-Godard, Dvořák-Godard, comme les arrangements des musiciens Beethoven-Liszt ou Bach-Webern. Pour cette étude, nous avons choisi de nous concentrer sur les oeuvres pour violoncelle, instrument pour lequel Godard semble avoir une prédilection comme pour les cordes frottées en général pour la plasticité de la matière sonore. Nous analysons l’arrangement du Concerto pour violoncelle et orchestre en si mineur, op. 104 d’Antonin Dvořák(1895) dans Je vous salue, Marie (1983) puis la conversation entre deux compositeurs et interprètes, Godard au banc montage et David Darling, avec son violoncelle à huit cordes et les oeuvres originales créés pour le cinéaste.
EN:
In the musical compositions of his films, Jean-Luc Godard invites us to hear how he listens to musical works, invents arrangements with the means of the cinema that could bear a double signature such as Beethoven-Godard, Dvořák-Godard, as the arrangements of the musicians Beethoven-Liszt or Bach-Webern. For this study, we have chosen to focus on works for cello, instrument for which Godard seems to have a predilection as for bowed strings in general for the plasticity of the sound material. We analyze the arrangement of the Concerto for Cello and Orchestra in B minor, op. 104 by Antonin Dvořák (1895) in Je vous salue, Marie (1983), and the conversation between two composers and performers, Godard on the editing bench and David Darling, with his eight-string cello and the original works created for the filmmaker.
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Muances de l’écoute. À propos de L’homme sans passé d’Aki Kaurismaki
Loig Le Bihan
pp. 46–62
AbstractFR:
Au début de L’homme sans passé (Kaurismaki 2002), il est un plan « musicalisé » qui peut occasionner un étrange effet qu’on dira de monumentalisation. Afin de qualifier l’effet au plus juste, je proposerai d’abord un balisage systématique de différentes fonctions que la musique endosse régulièrement dans ce film « musical » – nommément des fonctions épique (au sens brechtien), pathétique et éthique (aux sens aristotéliciens). J’en viendrai enfin à la description de cette singulière « muance » dans mon écoute, occasionnée par ce plan monté à la toute fin d’une scène d’agression qui voit un pauvre homme, soudeur de métier, laissé pour mort. Une musique symphonique qui jusqu’ici émanait d’une petite radio portative acquiert soudainement l’ampleur d’une musique de fosse alors que l’image nous montre la lamentable dépouille négligemment recouverte de sa valise et de son masque. Donnée à entendre à pleine puissance la symphonie, alors, interfère avec l’image pour en constituer l’équivoque figurative.
EN:
In the beginning of The Man Without a Past (Kaurismaki 2002), a “musicalized” shot may entail a strange effect of monumentalization. In order to precisely describe the effect, I will first systematically delineate different functions the music consistently assumes in this “musical” movie – such as epic (in the meaning of Brecht), pathetic and ethic (in the meaning of Aristotle). I will then turn to a description of this unique “moult” in my listening, caused by this shot edited at the tail end of a scene of assault in which a man, a welder, is left for dead. A symphonic music which until now originated from a little mobile radio station gets suddenly the magnitude of an orchestra pit music while the image shows a pitiful corpse negligently covered by his suitcase and his mask. Heard at full power, the symphony, then, interferes with the image and compose its equivocal depiction.
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Virile Condottieri On-screen and Emasculated Heroes on the Operatic Stage: Portraying Male Protagonists in Fascist Italy (1931-1937)
Zoey M. Cochran
pp. 63–91
AbstractEN:
Virility was central to Italian fascist ideology and yet the operas composed and performed in Italy during the 1930s systematically subvert the virility of their heroes both dramatically and musically, revealing a more fraught relationship with fascist ideology than has been suggested until now. A comparison between operas by Gian Francesco Malipiero, Ottorino Respighi, Pietro Mascagni, Ildebrando Pizzetti, and Alfredo Casella on the one hand and films by Alessandro Blasetti, Mario Camerini, and Carmine Gallone on the other, all produced in Italy during the mid-1930s, shows that the absence of male protagonists embodying fascist ideals of virility is confined to opera. I suggest that the failure of these operas to present virile male protagonists partly stems from a confrontation between opera and film. Indeed, the emergence of sound films and cinema’s privileged position within the Fascist regime forced opera to redefine itself as an art form in relationship to film.
FR:
La virilité est au coeur de l’idéologie fasciste ; pourtant, les opéras composés et représentés en Italie pendant les années 1930 subvertissent systématiquement la virilité des héros sur les plans musical et dramatique, révélant que ces opéras entretenaient une relation bien plus complexe avec l’idéologie fasciste qu’on ne l’a affirmé jusqu’à présent. Une comparaison entre les opéras de Gian Francesco Malipiero, Ottorino Respighi, Pietro Mascagni, Ildebrando Pizzetti et Alfredo Casella et les films de Alessandro Blasetti, Mario Camerini et Carmine Gallone, tous produits en Italie pendant les années 1930, démontre que cette absence de protagonistes masculins incarnant les attributs de la virilité fasciste est unique à l’opéra. J’avance que cette absence résulte, entre autres, d’une confrontation entre l’opéra et le cinéma. En effet, l’émergence des films sonores et la position privilégiée du cinéma au sein du régime fasciste porte l’opéra à se redéfinir comme médium face au cinéma.
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« Just allow the space to tell us what we should be… what we should be doing » : l’expérience cinématographique de la musique improvisée
Frédéric Dallaire
pp. 92–102
AbstractFR:
Cet article explore l’hypothèse suivante : le cinéma peut nous faire voir et entendre la dimension éthique et politique de l’improvisation musicale. Il décrit concrètement les éléments de cette politique de l’improvisation en analysant plusieurs séquences du film Step Across the Border (1990) de Nicolas Humbert et Werner Penzel. Il étudie deux principes relationnels qui structurent la pratique de l’improvisation musicale et cinématographique explorée dans le film. L’implication (intégration du créateur dans l’espace sonore) et la résonance (transformation mutuelle du son, du contexte, de l’auditeur) modifient la dynamique du tournage et souligne le potentiel musical des espaces quotidiens (la rue, le café, la mer, l’usine). De plus, le montage cinématographique a un pouvoir de mise en relation, il crée un espace de résonance qui brouille les frontières entre les musiciens (Fred Frith et ses amis), les cinéastes et les spectateurs. Cette « expérimentation de nouvelles formes sociales de création » (Saladin 2014, p. 205) produit une expérience cinématographique libre et singulière : dans ce film, la musique est un phénomène pluriel qui peut déplacer notre regard, notre écoute, et ainsi interroger nos manières d’interagir avec les autres.
EN:
This article explores the following hypothesis: cinema can make us see and hear the ethical and political dimension of musical improvisation. It concretly describes the elements of this politics of improvisation by analyzing several sequences of the film Step Across the Border (1990) by Nicolas Humbert and Werner Penzel. It studies two relational principles that structure the practice of musical and cinematic improvisation explored in the film. Involvement (the integration of the creator in the sound space) and resonance (the mutual transformation of sound, of the context, of the listener) modify the dynamics of the film’s shoot and underline the musical potential of every day spaces (the street, the café, the sea, the factory). Furthermore, the relational power of editing creates a resonant space that blurs the borders between the musicians (Fred Frith and his friends), the film-makers and the spectators. This “experimentation of new social forms of creation” (Saladin 2014, 205) produces a free and singular cinematic experience: in this film, music appears as a plural phenomenon that can shift our gaze, our listening, and thus interrogate our ways of interacting with others.
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L’invention musicale face à la nature dans Grizzly Man, The Wild Blue Yonder et La grotte des rêves perdus de Werner Herzog
Vincent Deville
pp. 103–120
AbstractFR:
Quand le cinéaste allemand Werner Herzog réalise ou produit trois documentaires sur la création et l’enregistrement de la musique de trois de ses films entre 2005 et 2011, il effectue un double geste de révélation et d’incarnation : les notes nous deviennent visibles à travers le corps des musiciens. Ce faisant, Herzog nous délivre son art poétique : les formes musicales répondent à la nature, si présente dans ses films ; la nature est envisagée comme un instrument d’accord tandis que la musique devient une puissance d’estrangement, de désaccord de nos perceptions ; et en nous donnant accès aussi bien à un infigurable – l’être moral – qu’au corps matériel fait de chair et d’os, la musique nous ouvre la voie qui mène au coeur du monde.
EN:
When German filmmaker Werner Herzog directs or produces three documentaries on the creation and recording of the music of three of his films between 2005 and 2011, he performs a double gesture of revelation and incarnation: the notes become visible through the body of the musicians. In doing so, Herzog reveals his poetic art: musical forms respond to nature, so present in his films; nature is seen as an instrument of harmony while music becomes a power of estrangement, getting our perceptions out of tune; and by giving us access to both the infigurable – the moral being – and the material body made of flesh and bone, the music opens a path to the heart of the world.
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Rendre le monde à sa musique. La musique comme puissance d’émerveillement dans le cinéma de Johan van der Keuken
Marie Eve Loyez
pp. 121–142
AbstractFR:
Dans les films de Johan van der Keuken, la musique est tendue entre impulsion et catastrophe : toujours en puissance dans le monde, la musique ne s’actualise pas sans épuiser l’image de ce monde. Par cette tension, le cinéma de van der Keuken nous apprend que la musique peut être au principe d’une redéfinition de la merveille entendue non pas comme objet d’un regard médusant, mais comme production d’une écoute musicienne, corps vibratoire saisi dans son devenir, qui emporte avec lui le monde dans son devenir-musique venant s’y recharger. Cette invention de la musique au cinéma comme puissance d’émerveillement fait de l’oeuvre de van der Keuken le lieu d’une actualisation, à même l’image audio-visuelle et contre les forces réductrices et normalisantes qui la travaillent, d’impératifs éthiques et politiques sur le mode de l’interprétation musicale.
EN:
The music in Johan van der Keuken’s films hangs between impetus and catastrophe: always on the verge of coming into the world, music does not emerge without exhausting the visuality of this world. Through this tension, van der Keuken’s cinema tells us that music allows us to redefine the notion of wonders, understood not as objects petrified under Medusa’s gaze, but as assemblages that produce a musical hearing. In this understanding, wonders are vibratory bodies captured in the process of their becoming, a process through which the world’s becoming-music gets carried on and re-energized. Van der Keuken’s films invent a cinematic musical practice that reveals and realizes its potential to evoke wonder, proposing a concrete answer to ethical and political imperatives through the audio-visual image yet against the reductive and normalizing forces at work in it.