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Cet ouvrage collectif réunit un ensemble de textes, fruit des réflexions suscitées lors d’une conférence organisée par la Chaire de recherche du Canada sur la sécurité internationale, tenue à Québec en avril 2003. En ayant recours à une perspective humanitaire, les articles qui forment ce livre se donnent pour objectif principal de rendre compte de la multiplicité des situations vécues par les femmes lors de conflits armés. Tout en livrant leurs réflexions sur le sujet, les auteurs et les auteures s’interrogent sur la manière dont doivent être mises en place les mesures et les actions concrètes permettant à ces femmes d’améliorer leurs conditions de vie. Cette publication a pour mérite de mettre à contribution près d’une douzaine de spécialistes provenant à la fois du milieu universitaire, d’organismes gouvernementaux, de groupes communautaires ou de la société civile. Cette diversité, il va sans dire, permet de circonscrire en profondeur les différentes dimensions de la problématique à l’étude.
Dans la première partie de l’ouvrage, huit articles illustrent les multiples rôles des femmes en temps de guerre. D’entrée de jeu et avant de céder la place à l’analyse de différentes études de cas, la politicologue Claire Turenne Sjolender s’applique à contextualiser le sujet à l’étude en traçant un bilan des actions entreprises par la communauté internationale à l’intention des femmes depuis la Convention de Genève en 1949. Elle s’intéresse d’abord au fait, que pendant de nombreuses années, l’ensemble des mesures et des stratégies élaborées à leur intention ont eu pour conséquences de les victimiser et de faire d’elles des sujets passifs et vulnérables dans la résolution de conflits. Elle félicite donc l’entrée en vigueur de la Résolution 1325, rectifiée par l’Organisation des Nations Unies (ONU) en 2000 et mettant en lumière de manière pertinente la dimension de genre présente dans les conflits armés (p. 25). Élaborées dans la mouvance des actions de Beijing et sensibles aux inégalités de genre dans le partage du pouvoir et de la prise de décision, les recommandations contenues dans la Résolution 1325 sont axées notamment sur le fait que les femmes doivent devenir des protagonistes et des partenaires à part entière dans le processus de résolution de conflits (p. 25). En ce sens, la nouveauté de cette résolution est d’entrevoir les femmes à la fois en tant que sujets du droit international et en tant qu’actrices potentielles de changement.
Comme dans la plupart des textes de cet ouvrage, la politicologue ne crie cependant pas victoire trop rapidement. En effet, soutient-elle, bien que la résolution admette la nécessité de procéder à des changements d’ordre structurel, le programme ne fournit aucunement le cadre nécessaire pour effectuer une telle transformation (p. 32). De même, signifie-t-elle encore, le manque de volonté politique d’action de la plupart des États rend encore difficilement applicables les différents éléments proposés par ce nouvel outil (p. 30).
De tels propos sont également partagés par Julie Gagné qui, par l’entremise d’une revue de littérature, s’applique également à décrire les principaux « rôles » des femmes en temps de guerre. Bien que les femmes soient généralement représentées dans la littérature en tant que victimes, cette auteure se penche sur les publications universitaires qui étudient celles-ci en tant qu’agentes de paix (p. 46). Elle constate notamment que le militantisme qui anime ces femmes est souvent motivé par un désir d’assurer le bien-être de ceux et celles qui les entourent. Enfin, à ces deux rôles s’ajoute également celui de combattante. Un tel rôle, qui s’éloigne des stéréotypes et implique une transgression des comportements « naturellement » attendus des femmes (p. 57), est néanmoins méconnu et peu traité dans la littérature. Par conséquent, les combattantes retiennent encore peu l’attention des autorités et des personnes qui élaborent des politiques et des programmes d’aide.
S’appuyant sur ces trois principaux rôles, les quatre articles qui suivent, qui constituent en fait le coeur de l’ouvrage, présentent des analyses de cas en provenance principalement du Proche-Orient et de l’Afrique de l’Ouest. D’une part, dans les textes on cherche à mettre en exergue la multiplicité des tâches et des responsabilités des femmes au moment même des conflits armés. Devenues veuves, chefs de famille et constituant un important pourcentage des personnes réfugiées, les femmes voient notamment leurs tâches alourdies à la fois en raison de l’absence de l’homme et de leur difficulté d’accès aux ressources. D’autre part, on s’applique à démontrer que nombre d’entre elles vivent quotidiennement avec les effets psychologiques attribuables à la violence et à la perte de leurs proches. De même, Charlotte Lindsey évoque que, en tant que gardiennes symboliques de la culture, de l’identité ethnique et des générations futures, les femmes, dans la majorité des cas, sont exposées de manière accrue aux menaces et aux agressions (p. 113). Enfin, les mêmes articles permettent aussi de mettre en lumière certaines responsabilités plutôt mésestimées qui incombent aux femmes. Ils font ainsi référence au fait que nombre d’entre elles sont contraintes de devenir épouses-prisonnières, cuisinières, porteuses (p. 61), tandis que d’autres devront assurer l’approvisionnement en nourriture, en eau et en biens divers, héberger des combattants, faire le trafic d’armes (p. 129), ou encore elles seront forcées de devenir des esclaves sexuelles (p. 87).
Paradoxalement, certains des propos tenus dans les textes portent à croire que les conflits armés constituent des situations fluides et propices au changement (p. 97), notamment en ce qui a trait à l’émancipation des femmes. Au-delà de la violence, des tensions émanant des situations de guerre et de l’alourdissement des tâches et des responsabilités devenues celles des femmes, les conflits armés leur permettraient d’acquérir de nouvelles compétences et de sortir de leur rôle traditionnel. Qui plus est, l’article de Marie-Joëlle Zahar permet de constater que l’absence des hommes, parce qu’elle entraîne certains bouleversements sociétaux, serait à même de causer une redéfinition de la division sexuelle du travail, et ce, dans l’arène autant privée que publique (p. 97). Bien que ce soit souvent une extension de leur rôle en tant que reproductrices, on insiste également sur le fait que de nombreuses femmes conquièrent la sphère publique et y accèdent dans le but de créer des réseaux d’entraide et de s’unir afin de satisfaire leurs besoins pratiques. En assurant la survie de leur famille, elles jouent donc un rôle social, communautaire et économique fondamental et elles participent, à leur manière, aux efforts de guerre. C’est ce qui amène Lindsey, notamment, à affirmer que les termes « vulnérables » et « victimes » ne devraient, en aucun cas, se substituer au mot « femmes » (p. 111).
De tels changements sont-ils pour autant irréversibles et permanents? Se penchant sur les réalités et les expériences des femmes dans les situations post-conflits, les trois auteures mises à contribution dans la seconde partie de cet ouvrage sont en fait forcées d’admettre que de telles modifications dans la division sexuelle du travail sont généralement de courte durée. S’agissant des Haïtiennes, par exemple, Nadine Puechguirbal reconnaît que le conflit armé a permis, dans ses moments les plus forts, de « casser le rythme routinier de la division sexuelle du travail pour faire passer les femmes au premier plan » (p. 143). Elle soutient toutefois que de telles modifications ont été temporaires et que, dès la fin du conflit, le retour du statu quo ante bellum a pu être constaté (p. 142). Ainsi, dans ce pays comme ailleurs, bien que les femmes connaissent – souvent mieux que les hommes – les enjeux de la reconstruction, elles continuent de briller par leur absence au moment de procéder à la négociation des accords de paix. Dans l’état actuel des choses, ce serait donc une illusion que de croire qu’une guerre constitue un véritable « outil » pour remettre en cause la domination patriarcale.
Le son de cloche à l’égard de cette situation est sensiblement le même du côté de Sonia Jedidi et de Myriam Gervais. Se penchant respectivement sur le cas de l’Afghanistan et du Rwanda, ces deux auteures montrent en outre que, pour les femmes et les filles, la fin d’un conflit ne rime pas forcément avec un retour à la tranquillité. En Afghanistan, la chute des Talibans, qui ont contribué à l’exacerbation de la marginalisation et de l’assujettissement des femmes, a effectivement donné lieu à d’importantes avancées pour celles-ci : la création d’un ministère de la Condition féminine, l’accès des femmes à la vie publique, ainsi que le retour des filles à l’école en témoignent largement. Peu à peu et grâce à l’appui fourni par la communauté internationale, le militantisme des féministes permet tranquillement à une minorité de femmes de reconquérir certains droits qui ont été perdus sous le régime des Talibans. Au Rwanda, des programmes, sans toutefois faciliter un meilleur accès aux ressources ni accorder une importance à la dimension « genrée » de la violence, ont permis aux femmes d’améliorer leur niveau de vie. Cependant, en Afghanistan comme au Rwanda, ces périodes de conflits intenses ont entraîné une violence et une insécurité qui, encore au moment présent, perdurent et nuisent à la réalité quotidienne des individus, et principalement des femmes, ce qui limite par le fait même leur capacité d’agir.
Dans la plupart des pays dont traitent les textes, le retour de la paix ne contribuerait donc pas à atténuer la marginalisation qui touche les femmes. Malgré les particularités sociales, historiques et politiques fort différentes des milieux où se sont déroulés les conflits armés, de même que malgré les causes à l’origine de ceux-ci, les constats effectués dans l’ensemble des textes demeurent sensiblement les mêmes. D’une part, tous contribuent à illustrer de manière éloquente le fait que les femmes forment un groupe hétérogène et que leurs expériences des conflits armés sont conditionnées par de multiples facteurs sociaux. En ce sens, tous s’entendent pour affirmer que ce ne sont pas les outils (politiques, programmes d’aide et autres) mis en avant pour assurer l’amélioration des conditions de vie des femmes qui « feraient défaut », mais bien le fait que ceux-ci sont peu adaptés à leurs besoins et qu’ils sont peu ou aucunement mis en application par les États.
La guerre, dit-on encore trop souvent, est fondamentalement une « affaire d’hommes ». Pourtant, cette publication a permis de démontrer que les femmes sont bel et bien présentes lors des conflits armés. Toutefois, lorsque sont atténués les moments intenses de ceux-ci, la pression est forte pour que celles-ci retournent à nouveau dans l’espace domestique (p. 132). Par le fait même, elles sont souvent contraintes de demeurer dans l’ombre lors de la négociation des accords de paix et la mise en place de stratégies de reconstruction des sociétés. De ce fait, les initiatives qui voient le jour à ce moment-là sont souvent « genrées » et reflètent peu la diversité de leurs expériences. À cet effet, Zahar, Laliberté et Puechigarbal mentionnent notamment les failles des programmes élaborés par l’Institution financière internationale (IFI) et les programmes de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR), qui font peu de cas des traumatismes et des expériences des femmes et préfèrent plutôt centrer leurs interventions sur les « combattants ». Les articles de Gagné et de Lindsey montrent toutefois l’ampleur des traumatismes subis par les femmes, notamment en ce qui a trait à la violence sexuelle (y compris le viol, les stérilisations forcées, l’esclavage sexuel et les grossesses involontaires).
Reconnaissant le manque de volonté des États pour faire respecter et appliquer les mesures déjà existantes, les auteures et les auteurs sont d’avis que la participation des femmes à la planification et à la mise en place des accords de paix constitue la seule manière de promouvoir leurs intérêts et l’élaboration de stratégies appropriées. Puisqu’elles ont été actives à différents niveaux lors des conflits, ne connaissent-elles pas les enjeux de la reconstruction, se demande notamment Puechguirbal (p. 149)? Laliberté, pour sa part, évoque précisément que cette absence des femmes rend difficile l’abolition du modèle patriarcal et des structures sociales de leur marginalisation (p. 152). La période suivant les conflits armés pourrait donc être un moment crucial pour l’atteinte de changements positifs en faveur des femmes, et ce, principalement au niveau structurel. Pour ce faire, il faut néanmoins permettre à celles-ci de s’affirmer dans la sphère publique, de même que reconnaître la nécessité de mettre en avant des stratégies « à long terme ». L’enjeu actuel serait donc de reconnaître l’« agencéité » (agency) des femmes, voire leur capacité d’agir à titre d’actrices potentielles de changement. Le fait de rompre avec l’ « image passive des femmes en attente d’assistance » (p. 129) et d’assurer leur représentativité dans les processus de prise de décision serait ainsi la seule et unique manière de provoquer des changements durables et irréversibles dans les rapports de genre.
Bien qu’il se penche sur la situation des femmes en contexte de guerre, ce livre n’adhère pas pour autant à une véritable perspective féministe, et il est difficile de l’embrasser pour ses apports théoriques nouveaux. Malgré tout, les réflexions qui s’y trouvent fournissent un éclairage intéressant pour amorcer une étude sur le sujet. La redondance des propos ainsi que la structure quelque peu aléatoire de l’ouvrage peuvent également constituer une gêne pour le lecteur et la lectrice. En dépit d’une telle situation, les études de cas sont explicites, généralement bien documentées et témoignent de l’ampleur du travail qu’il reste à effectuer pour adopter des mesures appropriées aux diverses réalités des femmes. La variété des expériences et des situations auxquelles on fait référence de même que le consensus auquel on parvient dans les différents textes quant à la manière d’orienter les futures interventions dans ce domaine sont pertinents. En tant que féministes, nous avons désormais le devoir d’intégrer ces réflexions et de réfléchir sur la manière dont de telles propositions peuvent se traduire concrètement et atteindre, sur le plan local, le quotidien des femmes vivant dans un contexte de guerre.