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Après la chute du mur de Berlin, les changements politiques et économiques survenus en Pologne ont conduit à la détérioration de la condition sociale du peuple, plus particulièrement de la condition féminine (Lazreg 2000 ; Heinen 1995). L’arrivée au pouvoir de la droite catholique issue de Solidarnosc, en 1990, ainsi que la paupérisation de la population à la suite des réformes libérales ont eu de lourdes conséquences sur la situation des femmes. En outre, l’héritage laissé par le système socialiste et les traditions patriarcales précommunistes ont contribué à défavoriser les femmes dans le nouveau contexte politique, économique et social (Titkow 2002). Malgré les effets indésirables de la transition, l’internationalisation de la Pologne qui l’accompagne exerce une grande influence sur la redéfinition du rôle des femmes dans la société postcommuniste. Si le processus de démocratisation de la Pologne pose les bases des libertés politiques, les échanges internationaux brisent définitivement l’isolement de la société polonaise à l’égard de la communauté internationale. Par conséquent, les rapports hommes-femmes, figés par les traditions nationales catholiques, sont entrés dans une phase de renégociation. Le projet d’adhésion de la Pologne à l’Union européenne (UE) exige encore plus cette redéfinition des rapports de sexes, dans la mesure où sa politique d’égalité des chances des femmes et des hommes fait partie de l’acquis social européen, commun à tous les pays membres.

Le mouvement des femmes qui naît en Pologne durant la transition constitue une réponse d’une partie de la société civile, libéralisée après la chute du communisme, à la discrimination des femmes héritée du passé, puis accentuée par les réformes libérales (Fuszara 2000). De nombreuses organisations de femmes, qui ont été créées en Pologne postcommuniste, illustrent cette mobilisation féminine, quasi inexistante durant la période socialiste. Le développement du militantisme politique des femmes est lié autant au recouvrement des libertés civiques qu’aux programmes d’aide internationaux adressés à la Pologne en transition par les pays développés. En effet, l’aide dont le mouvement des femmes polonais a bénéficié dans le contexte de la coopération entre les organisations non gouvernementales (ONG) et les fondations occidentales, et les organisations de femmes polonaises dès 1989 (et parfois de manière officieuse durant les années 80), a eu un grand impact sur la cristallisation du mouvement et sur les orientations prises par les militantes féministes polonaises (McMahon 1998). Si la naissance du mouvement des femmes en Pologne postcommuniste a été provoquée par la situation intérieure, l’aide occidentale a encouragé son développement à travers les diverses formes de la coopération, y compris le transfert des connaissances vers les ONG des pays en transition.

Le nouveau mouvement des femmes se crée donc initialement en réaction aux difficultés, héritées du passé ou survenues au moment des transformations systémiques, pour évoluer vers un véritable lobby des femmes à la fin des années 90 (Graff 2003). Contrairement à la période socialiste durant laquelle une seule organisation officielle représentait les intérêts des femmes[1], le mouvement des femmes en Pologne en transition se démarque par sa diversité. Son dynamisme s’exprime par le nombre et la variété des organisations qui passent d’une dizaine avant 1990[2] à une centaine à la fin de la première décennie des réformes. Le graphique ci-dessous illustre les années de création des organisations de femmes en Pologne.

Graphique 1

Années de création des organisations de femmes en Pologne

Années de création des organisations de femmes en Pologne

Graphique construit sur la base d’informations contenues dans Fundacja Centrum Promocji Kobiet : Informator o Organizacjach i inicjatywach kobiecych w Polsce (Annuaire des organisations et des initiatives de femmes en Pologne), Fundacja Centrum Promocji Kobiet, Varsovie, 2000.

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Ces diverses organisations, initiatives et groupes formels ou informels illustrent le changement survenu durant la transition, à savoir que les femmes qui partagent des idées et des intérêts sont maintenant capables de se réunir pour faire avancer leur cause. En effet, selon la base de données de l’OSKA, des organisations de femmes agissent aujourd’hui dans 33 domaines différents (OSKA 1). Ces organisations peuvent également être catégorisées selon de nombreux critères autres que leur domaine d’action, soit selon leur affiliation et orientation politique, leur appartenance religieuse ou laïque, leur structure formelle ou informelle, leur caractère féministe ou non, ou encore leur portée géographique (régionale, nationale, locale, internationale). Elles expriment parfois des intérêts et des opinions contradictoires, ce qui peut affaiblir leur force de pression et même neutraliser certaines tentatives de construction de coalitions et d’actions collectives. Au sein du mouvement, les leaders occupent une place importante dans la mesure où la plupart des organisations sont petites et doivent s’adapter à un environnement incertain et changeant. Ces organisations se concentrent avant tout sur la réalisation de projets concrets plutôt que sur la construction de grandes structures organisationnelles. Du charisme des leaders dépend souvent la survie des organisations féministes, exposées aux critiques, au mépris ou à l’indifférence des institutions et des médias (Aulette Root 1999 ; Graff 2001). Les représentantes du nouveau mouvement des femmes fondent de plus en plus souvent leurs actions sur les droits des femmes inscrits dans les conventions internationales ou dans les documents de l’UE[3].

À noter que nous avons choisi de nous pencher dans le présent texte précisément sur les forces progressistes[4] au sein du mouvement des femmes. Le choix de restreindre notre étude à ces groupes est motivé par le fait que ce sont principalement ces forces progressistes qui sont capables, selon nous, d’accélérer la modification du contrat du genre par leur travail de reformulation du rôle des femmes dans la société postcommuniste selon le modèle occidental. Nous évitons de qualifier ces forces de « féministes », car les groupes de femmes en Pologne ne se qualifient pas eux-mêmes comme tels. En effet, ce terme a été pratiquement prohibé en Pologne au début des années 90, car il était inévitablement associé avec le féminisme officiel de l’époque socialiste. Aujourd’hui encore, il est employé avec beaucoup de réticence, même par les personnes engagées dans des actions féministes et qui peuvent être identifiées comme telles.

Notre article a pour objet d’examiner l’impact de l’internationalisation de la Pologne[5], survenue après la chute du mur de Berlin, sur l’émergence et le développement des forces progressistes au sein du mouvement des femmes. Nous le ferons en précisant les orientations majeures de la coopération internationale pendant la période de la transition, surtout en ce qui concerne l’aide destinée au troisième secteur ou, autrement dit, au développement de la société civile. À travers notre argumentation, nous tenterons de répondre aux questions suivantes : De quelle manière l’assistance internationale à la transition influe-t-elle sur le développement du nouveau mouvement des femmes ? Comment ce dernier a-t-il bénéficié des échanges formels et informels avec l’Occident ? En quoi le processus d’adhésion de la Pologne à l’UE a-t-il modifié la perception de la place des femmes au sein de la société contemporaine ?

Les données quantitatives présentées s’appuient sur l’information provenant de la quatrième édition de l’ Informator o organizacjach i inicjatywach kobiecych w Polsce (Annuaire des organisations et des initiatives des femmes en Pologne), édité par la Fundacja Centrum Promocji Kobiet et qui englobe la période de 1997 à 2000. Les données contenues dans cet annuaire ont été recueillies par l’entremise des déclarations remplies volontairement par les organisations elles-mêmes sans aucune intervention postérieure de l’éditeur. Elles demeurent aujourd’hui la source la plus complète et la plus à jour quant à l’information sur les organisations et les initiatives de femmes en Pologne. En ce qui concerne les données qualitatives, elles ont été recueillies auprès des organisations par l’intermédiaire d’Internet ou de la documentation publiée consultable ainsi qu’à travers les entrevues semi-dirigées que nous avons menées avec les leaders des organisations de femmes et les militantes rencontrées à Varsovie, à Katowice et à Gdansk en juin 2003 et de février à avril 2004[6].

La division de notre article suivra l’ordre des questions posées précédemment. Après avoir établi le nouveau contexte de la transition polonaise, nous introduirons les différentes formes d’aide attribuée à la Pologne postcommuniste, y compris la coopération entre les acteurs internationaux[7] et les organisations polonaises de femmes dans le contexte de l’internationalisation du pays. Nous étudierons ensuite la place du féminisme dans la société polonaise postcommuniste et au sein de mouvements des femmes. Finalement, nous nous intéresserons à l’impact du processus d’adhésion de la Pologne à l’UE sur la question des femmes ainsi qu’au rôle du mouvement des femmes dans ce processus.

Le nouveau contexte de la transition polonaise

L’effondrement du communisme a donné le coup d’envoi aux programmes de coopération internationale destinés initialement à la Pologne et à la Hongrie. Les programmes d’aide bilatéraux, les programmes multinationaux gérés par les institutions internationales ainsi que le programme Pologne et Hongrie : assistance pour la restructuration économique (PHARE) de la Communauté européenne forment la colonne vertébrale de cette aide. Notons que les programmes bilatéraux varient en fonction des moyens et des résultats recherchés par chaque État[8]. Bien que les États impliqués aient tenté de mettre en place les mécanismes de coordination de leur programmes respectifs pour accorder un maximum de bénéfices aux pays en transition[9], le fait d’utiliser ces programmes dans le but de promouvoir les plans stratégiques et culturels des donateurs individuels annulait partiellement ces efforts (Wedel 2001). Il arrivait que certains programmes imposent des exigences contradictoires aux pays bénéficiaires ou qu’ils se chevauchent dans leurs actions.

L’euphorie résultant de la chute du communisme dans les pays de l’Europe centrale et orientale et dans le milieu de la coopération internationale et des diverses agences ou institutions des pays donateurs s’estompe toutefois lors de la mise en place progressive des programmes d’assistance (Wedel 2001). Ces programmes de développement dans les pays d’Europe centrale ne diffèrent pas vraiment de ceux qui ont été implantés dans les pays sous-développés, ce qui mène inévitablement à des frustrations mutuelles : de la part des pays bénéficiaires d’aide, blessés dans leur fierté nationale, et de la part des donateurs, déçus par les difficultés à collaborer efficacement avec leurs « cousins » de l’Est. L’enthousiasme des premiers mois de coopération cède donc la place à la déception avant que s’amorce une phase d’adaptation entre les donateurs et certains pays bénéficiaires d’aide, dont la Pologne[10] (Wedel 2001 : 33-34):

[…] although donors perceived the Second World as unique, they had little real understanding of its historical, economic, political, and sociological experiences, and little organizational capacity to deliver new programs. Following 40 years of Cold War foreign aid, during which capitalist and communist countries aided the Third World in an attempt to buy loyalties, the aid programs most available were those that had been implemented in the Third World. Almost by default, donors set many of them into motion. Many were ill matched to recipient needs and stifled innovation.

Pour la Pologne, le programme initial prévoit une « thérapie de choc[11] » d’une durée de cinq ans qui aurait dû amener le pays à un niveau de croissance continue. Le langage employé par les experts américains, par exemple Jeffrey Sachs, porte à croire que les 40 années de socialisme sont une maladie dont il faut se débarrasser de manière définitive pour retourner sur la voie du développement capitaliste (Wedel 2001). De manière générale, les programmes d’aide s’intéressent d’abord aux transformations économiques parallèles à la mise en place des institutions démocratiques et ensuite au développement de la société civile (appelée couramment en Pologne : « le troisième secteur »), parfois incluse dans les projets de démocratisation, parfois visée explicitement, comme cela a été le cas du programme canadien. La question des femmes est sans exception absente des considérations des programmes de réforme bien que les effets négatifs du processus sur cette partie de la population soient rapidement manifestes : « Changes in the early 1990s exacerbated existing disparities between men and women […] women throughout the region suffered disproportionately from political uncertainty and economic restructuring » (McMahon 1998 : 6). Pourtant, les recherches scientifiques sur les effets des réformes sur la condition des femmes sont absentes au cours des premières années de la transition. L’aide internationale qui leur est destinée précisément transitera surtout à travers les programmes internationaux à l’intention des ONG.

En dehors des échanges accrus avec l’Occident conformément aux programmes d’aide internationale, l’internationalisation de l’Europe centrale s’intensifie dans la société civile après l’ouverture des frontières nationales. Des flux de biens, de services et d’argent s’accompagnent de flux de personnes et d’idées, ce qui produit un changement radical du panorama en Europe centrale. De nouveaux conflits et de nouvelles ouvertures se dessinent autour desquels s’établiront progressivement de nouveaux systèmes de valeurs dans la société civile postcommuniste. Les femmes polonaises sont touchées par des phénomènes tels que l’esclavage moderne[12], les migrations sauvages et le déracinement qu’accompagnent de nouvelles possibilités liées à l’ouverture des frontières. La circulation transnationale des idées et des personnes importe de nouveaux modes de vie, de pensée et de perception de la place des femmes dans la société. Évidemment, ces idées (comme nous le verrons dans la partie traitant du féminisme en Pologne) peuvent se situer dans la mouvance progressiste ou, au contraire, faire référence aux idées conservatrices, pro-vie par exemple. Ainsi, l’émergence des idées conservatrices au sein du mouvement Solidarnosc en phase avec le recul (backlash) des années Reagan, parallèle à la diffusion de l’image traditionnelle des femmes au foyer dans les médias polonais au cours des années 80 (Graff 2003), annonce des obstacles sur le chemin de la redéfinition du contrat du genre, c’est-à-dire de rapports entre les femmes et les hommes déterminant leur place respective au sein de la société.

Les contacts avec les pays étrangers offrent donc plus de liberté dans le choix des façons de vivre, mais ils s’accompagnent de conflits internes tels que l’enfermement dans la tradition ou son rejet, l’incertitude quant à l’avenir, l’isolement ou la précarité en cas d’émigration, souvent illégale. La femme devient un acteur économique et politique au même titre que l’homme, libérée qu’elle est des contraintes du système autoritaire, mais elle reste dépourvue de la majorité des droits sociaux garantis par l’ancien système. Néanmoins, l’internationalisation et son corollaire, la pénétration des valeurs occidentales, accélèrent la formation du mouvement des femmes en Pologne, tout d’abord au sein des groupes de discussion apparus dans des milieux universitaires, ensuite à l’intérieur des ONG progressistes. Puisque les normes universelles, mais aussi la position des femmes dans les démocraties occidentales, devancent la réalité polonaise, des organisations de femmes polonaises viseront à mettre en place des projets qui s’inspirent des progrès occidentaux accomplis en matière de droits des femmes. Le gouvernement polonais a certes ratifié la plupart des conventions internationales, mais leur reconnaissance concrète et l’adoption de mesures pour les mettre en application ne sont pas imminentes[13]. Le respect des droits internationaux, en l’absence des forces politiques transnationales capables d’exiger leur application, mobilise et légitime l’intervention des acteurs non étatiques, y compris les organisations de femmes.

La coopération internationale et les organisations de femmes

L’aide internationale à l’égard des forces progressistes du mouvement des femmes émergeant en Pologne commence à affluer dès les années 80, quand les premiers groupes informels de femmes font leur apparition, fondés, pour la plupart, par les militantes de Solidarnosc. Le plus connu, le Forum Kobiet (Forum des femmes), est enregistré sous l’appellation « Polskie Stowarzyszenie Feministyczne » (Association féministe polonaise) en 1990. Il poursuit une activité éducatrice, culturelle et d’information sous le nom de « PSF Centrum Kobiet » (PSF Centre de femmes). L’aide occidentale à destination de ce groupe afflue abondamment durant les années 80 et permet la réalisation de premiers projets, tels l’organisation d’un festival du cinéma féminin et d’une exposition d’art féminin, la tenue de séminaires et de conférences ainsi que le financement du fonctionnement du bureau, des publications et de la constitution d’une bibliothèque féministe, une des plus riches en Pologne. À l’Université Jagielonski de Cracovie, un autre groupe d’intellectuelles féministes se forme au cours des années 80. Plus tard, il donnera naissance à une des organisations féministes les plus actives aujourd’hui en Pologne, la Fundacja Kobieca (eFKa) (Fondation des femmes)[14].

Le progrès du mouvement au fil des années 90 est visible, notamment dans l’augmentation du nombre d’initiatives et d’organisations de femmes. Le tableau 1 expose de manière synthétique la nature de l’ensemble du mouvement des femmes en Pologne pour ce qui est de ses formes organisationnelles à la fin des années 90. En résumé, la majorité des organisations sont situées dans la capitale et dans les grandes villes. Elles mènent souvent des activités variées à travers des projets touchant un ensemble de domaines, à l’exception de quelques organisations qui se spécialisent dans un domaine particulier. Elles ont un nombre d’adhérentes le plus souvent inférieur à 100. En ce qui concerne les organisations progressistes, qui représentent environ 15 % des 70 organisations et 14 fondations (voir les colonnes encadrées du tableau 1), elles sont également plutôt jeunes et petites (créées pour la plupart pendant les années 90, elles ne comptent pas un nombre élevé d’adhérentes). On les trouve surtout dans les grandes villes. Elles fonctionnent d’une manière polyvalente, fournissent services et conseils tout en menant des actions de lobbying, par exemple en faveur de l’adoption des droits des femmes, selon les règles définies dans l’UE ou pour la libéralisation de la loi polonaise de 1993 interdisant l’avortement.

Tableau 1

Les organisations et les initiatives des femmes en Pologne postcommuniste.

Les organisations et les initiatives des femmes en Pologne postcommuniste.

1 Associations, fédérations, clubs, groupes informels

Tableau construit sur la base d’informations contenues dans Fundacja Centrum Promocji Kobiet : Informator o Organizacjach i inicjatywach kobiecych w Polsce (Annuaire des organisations et des initiatives de femmes en Pologne), Fundacja Centrum Promocji Kobiet, Varsovie, 2000.

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L’aide internationale soutient initialement la mise en place de certaines structures et le fonctionnement des premiers groupes de femmes ainsi que la réalisation de projets spécifiques grâce au transfert de moyens financiers. Cette aide s’adresse d’abord aux organisations du centre, celles que l’on retrouve à Varsovie, regroupant les militantes renommées, parfois en relation avec les forces politiques en place[15], puis elle s’étend progressivement vers la périphérie, souvent par l’intermédiaire des fondations créées en Pologne. Les partenaires occidentaux cités par les organisations polonaises sont très divers. Il s’agit d’institutions internationales, d’agences nationales de développement, de ministères et de départements, de partis politiques, d’institutions universitaires et scientifiques, d’ambassades et de consulats, de délégations culturelles ainsi que d’un grand nombre de fondations privées, d’ONG, de groupes informels et d’individus. Ces différents acteurs internationaux aident à combler le vide apparu après le retrait de l’État socialiste en attendant l’émergence d’une société civile active et d’un système national de collaboration entre le gouvernement national et les ONG. En l’absence d’un tel système, le transfert des moyens financiers et matériels dans le but de mobiliser les milieux de femmes est décisif pour la défense de la cause des femmes dans la jeune démocratie. Les organisations de femmes remplissent des fonctions multiples dans les pays en transition où elles permettent à ces dernières de sortir de la sphère privée afin d’acquérir l’expérience de la pratique politique (Conseil de l’Europe 1998). Elles constituent donc un forum démocratique à travers lequel les demandes des femmes peuvent être définies et leurs intérêts représentés. Bien évidemment, elles doivent exercer une pression sur des gouvernements frileux qui hésitent à établir des conditions convenables pour la mise en place des mécanismes de l’égalité entre les sexes. Il est également nécessaire que les ONG diffusent de l’information sur la question de l’égalité des femmes et des hommes et qu’elles dénoncent les pratiques discriminatoires compte tenu de la faible conscience sociale de la discrimination des femmes. La formation d’alliances au niveau national ou international semble indispensable à la réussite de leurs actions, bien que cette démarche ne soit pas sans risque. Par exemple, le gouvernement peut tenter d’agir sur la définition des priorités des organisations ou de les instrumentaliser au service de sa propre politique faussement féministe. L’efficacité et parfois la survie des organisations dépendent toutefois de la qualité des alliances locales qu’elles nouent avec les organes administratifs capables d’appuyer matériellement l’activité des ONG sur leur territoire.

Le graphique 2 illustre les sources de financement accessibles aux organisations et aux initiatives des femmes. Il permet de se faire une idée générale de ces sources dans l’attente de documents exhaustifs qui recenseraient des données plus précises au sujet des organisations de femmes en Pologne[16].

Graphique 2

Sources de financement des ONG de femmes en Pologne (70 organisations et 14 fondations de 1997 à 2000)

Sources de financement des ONG de femmes en Pologne (70 organisations et 14 fondations de 1997 à 2000)

Graphique construit sur la base d’informations contenues dans Fundacja Centrum Promocji Kobiet : Informator o Organizacjach i inicjatywach kobiecych w Polsce (Annuaire des organisations et des initiatives de femmes en Pologne), Fundacja Centrum Promocji Kobiet, Varsovie, 2000.

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En dehors de tels financements et d’autres types d’aide matérielle, la coopération internationale s’effectue le plus souvent à travers des formations, des stages, des visites d’études, des conférences ou des séminaires que l’on peut désigner par l’expression « transfert de connaissances » (Conseil de l’Europe 1998 : 126) :

[…] la mise en réseaux internationale devait viser à obtenir non seulement les fonds, mais également l’expertise. Le besoin des pays d’Europe centrale et orientale concernait, en particulier, l’expertise en matière d’amélioration de techniques de « lobbying », de « legal literacy », de mobilisation des femmes et d’utilisation des médias ainsi que l’établissement des contacts pour l’amélioration des liens de communication entre ONG.

Environ 70 % des organisations de femmes en Pologne maintiennent des relations formelles ou informelles avec des organisations, des fondations, des agences gouvernementales et des institutions extérieures aux frontières nationales, en provenance essentiellement des États-Unis et de l’Europe occidentale. La majeure partie de ces relations se situe en dehors des rapports donateurs-bénéficiaires, mais elle a pour objet l’apprentissage à travers les échanges d’expériences et de savoir-faire. Après la chute du mur de Berlin, cette tendance illustre le sens de circulation des idées féministes dans le monde, attribuable à l’avancement de la pensée féministe en Occident comparativement à la situation dans les pays de l’ex-Bloc soviétique. Par exemple, la catégorie « réseaux internationaux », présentée dans le graphique 3, constitue un exemple formalisé du transfert de savoir-faire. Elle regroupe les filiales polonaises de réseaux internationaux de femmes, actifs dans le monde bien avant la chute du mur de Berlin, tels que le Soroptimist International, ou de réseaux créés précisément par ou pour les femmes de l’Europe de l’Est, comme le Network of East West Women (NEWW). Cette dernière organisation, fondée en 1991, répond à un besoin d’engager un dialogue entre des féministes américaines (Ann Snitow est une des fondatrices du réseau) et leurs consoeurs dans les pays d’Europe centrale et orientale. À partir de son siège social à Washington, de son bureau à Gdansk (Pologne) ainsi que grâce à de nombreux liens avec des organisations de femmes dans des pays d’Europe centrale et orientale et d’ex-URSS, ce réseau poursuit son objectif de mettre en place un dialogue entre les femmes de l’Est et de l’Ouest. Il mène également des projets très concrets dans le but de renforcer la position des femmes dans les sociétés en transition, notamment par la formation de juristes féministes aux États-Unis ou le renforcement économique des femmes. La coalition Karat, quant à elle, est issue de la coopération établie par des participantes à la Conférence de Beijing en 1995 qui ont décidé d’unir leurs efforts pour vaincre l’invisibilité de la cause des femmes dans les pays postcommunistes. Depuis 1997, la coalition Karat est officiellement enregistrée à Varsovie en tant qu’organisation internationale. Comptant des membres dans vingt pays d’Europe centrale et orientale, elle constitue la première tentative de regroupement de femmes partageant un passé socialiste. Le réseau Lastrada Polska est l’exemple d’une collaboration instaurée par des acteurs occidentaux avec des femmes en Europe centrale dans le but précis de combattre le trafic humain (en particulier le trafic des femmes d’Europe centrale et orientale vers l’Europe occidentale contrôlé par des réseaux de prostitution organisés). Créée en 1995 à l’occasion d’un projet pilote de l’organisation hollandaise Dutch Foundation against Traffic in Women, le réseau s’est rapidement imposé comme une référence nationale en la matière. Sans porter de jugements moraux, ce réseau se démarque de la position moralisatrice et largement abolitionniste dominante en Pologne envers le phénomène du marché du sexe. Les moyens financiers et le savoir dont disposent les partenaires étrangers du réseau Lastrada Polska devancent significativement les capacités des organisations polonaises en la matière. Ce réseau est en activité aujourd’hui dans huit pays d’Europe centrale et orientale sous patronat hollandais avec l’intention de s’étendre vers d’autres pays de la région (graphique 3).

Graphique 3

Relations des organisations de femmes en Pologne avec l’étranger

Relations des organisations de femmes en Pologne avec l’étranger

Graphique construit sur la base d’informations contenues dans Fundacja Centrum Promocji Kobiet : Informator o Organizacjach i inicjatywach kobiecych w Polsce (Annuaire des organisations et des initiatives de femmes en Pologne), Fundacja Centrum Promocji Kobiet, Varsovie, 2000.

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L’OSKA constitue un autre exemple de collaboration réussie entre des militantes polonaises et des donateurs internationaux. La création de ce centre a été possible en 1995, grâce à un don de 250 000 dollars de la part de la Fondation Ford qui s’est associée aux efforts des militantes polonaises pour lancer ce type d’initiative en Pologne. Centre indépendant depuis 1997, l’OSKA s’est imposé rapidement comme un noyau national d’échanges d’information et de savoir dans le milieu féministe de Varsovie et en dehors de la capitale. Ses liens avec le NEWW et l’eFKa ainsi qu’avec des organisations occidentales et des intellectuelles féministes polonaises lui assurent une position d’avant-garde dans le milieu féministe polonais. C’est également un lieu de passage incontournable pour les chercheuses polonaises et étrangères en quête de données sur les organisations et les initiatives des femmes en Pologne, de documentation concernant la situation des femmes en Pologne et en Europe centrale, de revues et de littérature féministe mondiale et polonaise. Ce centre est aussi engagé dans l’organisation de nombreux événements culturels ou éducatifs ou encore de manifestations, dont la plus médiatisée à ce jour est la Manifestation du 8 mars[17]. À partir de 2003, c’est également l’OSKA qui dirige le programme Fundusz dla Kobiet (Fonds pour les femmes). Ce concours remplace son programme de financement pour des microprojets en activité de 2000 à 2003.

Le Fundusz dla Kobiet fait suite, sous une forme réduite, au Program Kobiecy (Programme des femmes) de la Fondation Stefan Batory. Ce dernier programme fermé en 2002 après dix ans d’activité, a représenté une initiative unique en Pologne. Sous forme de concours, il distribuait des fonds pour des projets destinés à améliorer la situation des femmes, fonds accessibles aussi aux petites structures locales. Actif sans interruption pendant dix ans, de 1993 à 2002, ce programme finançait également les séminaires, les dépenses liées au fonctionnement de certaines organisations et les frais de participation des leaders féministes à des événements internationaux. Le Program Kobiecy était perçu comme un facteur de mobilisation du milieu des organisations de femmes sans lequel une partie d’entre elles n’aurait pu maintenir son activité. Puisque aucun bilan n’a été dressé au moment de la fermeture de ce programme, il est difficile de mesurer aujourd’hui son impact sur l’amélioration de la situation des femmes et sur la mobilisation des milieux de femmes. Néanmoins, il est possible d’affirmer qu’il a été le moyen de financement des projets le plus connu et le plus accessible aux organisations de femmes comme à celles qui réalisent des projets destinés à une clientèle féminine.

Une des conséquences des échanges entre les éléments progressistes du mouvement des femmes polonais et les acteurs internationaux est la pénétration du féminisme en Pologne postcommuniste. Ce féminisme, détaché de l’idéologie féministe officielle de l’État socialiste, prendra diverses formes à l’instar du féminisme occidental.

Le féminisme polonais

Le féminisme en Pologne est un phénomène nouveau si l’on considère que le féminisme d’État de la période socialiste correspondait plus à une manipulation de la main-d’oeuvre féminine selon les besoins de la politique officielle qu’à un réel avancement de la condition des femmes (Heinen 1995). Il apparaît donc que la deuxième vague du féminisme ne s’est pas produite en Pologne, contrairement à ce qui a été le cas dans les pays occidentaux au cours des années 60 et 70 (Limanowska 1996 : 13 traduction libre de l’auteure) :

Nous en Pologne, nous avons en commun, avec l’Europe de l’Est, les droits des femmes hérités du système communiste ainsi qu’un nouveau mouvement de femmes dont la dynamique de développement et les problèmes sont similaires ; avec l’Asie et l’Amérique latine, la nécessité de chercher du financement à l’étranger et le petit nombre de personnes qui s’intéressent aux droits des femmes, le manque d’institutions et de mécanismes de contrôle et souvent le fondamentalisme religieux et le conservatisme social.

Curieusement, en Pologne le recul[18] précède le progrès féministe, ce qui facilite ensuite la stigmatisation du féminisme selon les arguments des néo-conservateurs (Graff 2003). Effectivement, le recul se produit déjà durant les années 90 parallèlement à l’internationalisation progressive du pays[19], et le mouvement des femmes devra attendre presque une autre décennie avant de trouver l’espace voulu pour son développement. La question de l’existence du féminisme en Pologne occupe de nombreuses pages dans la revue féministe Pelnym glosem au cours des années 90 pour se transformer en un débat sur le caractère du féminisme polonais au début des années 2000 : « We exist – there is not doubt about it. And yet, ironically enough, for many Polish women feminist identity begins with an essay or taking part in a conversation of which the basic assumption is that polish feminism is an oxymoron » (Graff 2003 : 4).

Au milieu des années 90, les premières études de genre ouvrent leurs portes dans les universités polonaises, avec l’apparition de nombreux groupes de discussion féministes (Graff 2003). En même temps, la littérature féministe polonaise, les forums de discussion sur les réseaux Internet, les revues féministes, les bulletins et d’autres formes d’échange démontrent l’accroissement de l’intérêt pour la pensée féministe. En outre, l’augmentation du nombre et du type de happenings, de manifestations, de rencontres et d’événements féministes serait la preuve de la naissance d’une solidarité féminine. Il n’en va pas de même pour la société polonaise dans son ensemble, où domine une hostilité envers le féminisme de par la méconnaissance de cette pensée, définie par les clichés en circulation et par l’opinion négative de l’Église catholique (Fuszara 2002). D’autre part, les traditions nationales et le féminisme officiel de l’époque communiste ajoutent à la perception négative du féminisme par la majorité des Polonais et des Polonaises[20]. Le féminisme polonais serait donc à l’origine un mouvement élitiste, marginal, dont se réclament de jeunes femmes éduquées et urbaines en quête d’un nouveau modèle de vie (Graff 2003). Aux antipodes, il y a des femmes qui remettent en question la subordination féminine dans le système patriarcal en insistant sur la primauté de la famille au sein de laquelle les femmes et les hommes se complètent naturellement. Elles rejettent le féminisme d’emblée, bien que le féminisme polonais soit loin d’un courant radical. Nos entrevues nous ont permis de constater qu’il est plutôt pro-choix, ni anti-famille, ni anti-mariage, mais engagé dans la lutte pour la défense de la dignité des femmes bafouées par le socialisme puis par le virage à droite de la jeune démocratie. Très peu de groupes adoptent une position radicale et ceux qui le font fonctionnent de manière informelle[21]. Les stratégies des féministes polonaises sont d’ailleurs rarement perturbatrices. Le féminisme de la deuxième vague fonctionne en Pologne selon les méthodes du féminisme de la troisième vague, comme le souligne Graff (2003 : 6) :

Our goals concern basic reproductive rights, domestic violence, equal pay for equal work ; our street performances show the drudgery behind the domestic ideal. But this content – reminiscent of second wave manifestos […] – is dressed in a campy form very much in tune with the third wave of feminism.

Cependant, les femmes des couches populaires ne s’identifient pas avec le courant féministe (Fuszara 2002). Les médias nationaux alimentent l’image négative du féminisme en employant diverses stratégies dans le but de le discréditer (Graff 2001). Les femmes de milieu modeste, surtout dans les petites villes et en milieu rural, plus attaché aux traditions catholiques, ouvertement hostile à l’avancement des droits des femmes, ne disposent ni des outils ni du savoir nécessaires pour défendre leurs droits (Laciak 2002). Il est donc évident que le féminisme n’est pas populaire en Pologne, bien que de plus en plus de personnes, d’institutions, d’organisations ou de milieux s’intéressent à divers aspects de la vie des femmes. L’opinion publique, les médias et l’Église fonctionnent souvent à l’intérieur des tabous et des mythes qui entourent le féminisme (Graff 2001). En conséquence, les postulats de la pensée féministe, essentiellement stigmatisés, sont uniquement compris d’une petite partie de la population, ce qui facilite leur marginalisation. Dans son ouvrage Swiat bez kobiet (Un monde sans femmes) Graff (2001) aborde cette question en exposant les tactiques utilisées par les médias polonais à l’égard des féministes. Premièrement, dans ceux-ci, les féministes portent l’étiquette de « folles, dangereuses », il est donc justifiable de ne pas leur donner la parole. Si on le fait, on doit s’assurer qu’elles restent cloisonnées dans les espaces qui leur sont spécialement destinés, par exemple dans des émissions de variétés ou dans des programmes diffusés à des heures touchant un très faible nombre de spectateurs et de spectatrices. Finalement, la technique du « juste milieu » consiste à réunir dans un débat, d’un côté, les féministes et, de l’autre, par exemple, M. Korwin-Mikke[22] pour arriver en conclusion à un « équilibre » en pondérant les idées féministes et les idées réactionnaires.

Docteure en théologie, Elzbieta Adamiak[23] tente de trouver des points de rencontre entre le féminisme et la religion catholique. Elle remet en question les positions affichées par l’Église catholique polonaise envers le féminisme. Selon elle, l’Église polonaise perçoit généralement ce dernier comme une menace et rarement comme un signe des temps. L’association du féminisme à la révolution sexuelle, à la lutte pour la légalisation de l’avortement, contre la famille et contre les hommes pose une barrière infranchissable entre l’Église catholique et le féminisme. Si l’Église en tant qu’institution religieuse a le droit d’afficher sa position traditionnelle sur le rôle des femmes dans la famille catholique, sa trop grande influence sur la vie publique polonaise se répercute sur les décisions des pouvoirs politiques.

Jusqu'à récemment, les autorités politiques ont refusé de politiser la question des femmes en invoquant les traditions culturelles et les moeurs (Graff 2001 ; Walczewska 2002). La devise de la droite : « La femme est un homme comme les autres » sert à nier la discrimination des femmes dans la société polonaise. La gauche procède d’une manière plus diplomatique : « sa spécialité est de faire de vaines promesses » (Walczewska 2002 : 7) et le centre, c’est-à-dire les libéraux, ignore la question des femmes pour des raisons stratégiques, soit préserver son alliance avec la droite. Le projet d’adhésion de la Pologne à l’UE a cependant eu pour conséquence l’éclosion d’un « féminisme d’État », indispensable au gouvernement polonais pour démontrer sa volonté de se conformer aux exigences des institutions européennes en matière de droits des femmes.

Le mouvement des femmes et l’adhésion de la Pologne à l’UE

Le processus d’adhésion de la Pologne à l’UE, couronné le 1er mai 2004 par son entrée dans cette alliance régionale aux côtés de neuf autres pays d’Europe centrale et orientale, entérine de façon définitive l’internationalisation de ce pays. Les préparatifs à l’intégration européenne de la Pologne se sont échelonnés sur dix ans, si l’on considère le 8 avril 1994, date à laquelle la Pologne a exprimé son désir de faire partie de l’UE, comme le point de départ du processus d’adhésion. Bien que les négociations des conditions d’adhésion mettent l’accent principal sur l’économie (Portet et Heinen 2001), l’adoption de l’acquis communautaire par chaque pays candidat est une condition sine qua non de l’intégration de l’UE. C’est cette dernière condition qui touche précisément les femmes, car elle implique le changement, par les gouvernements nationaux, des lois nationales les concernant, selon les règles inscrites dans l’acquis communautaire. L’avancement en matière de droits dont disposent les femmes dans l’UE par rapport au recul enregistré en Pologne postcommuniste est un véritable espoir d’amélioration de la condition des femmes dans ce pays, tout au long de l’intégration et après celle-ci. Confrontées à la réalité, les espérances des leaders du mouvement des femmes en Pologne qui ont accompagné le processus d’adhésion révèlent toutefois certains risques et des limitations liés en partie à la complexité de la situation nationale et en partie aussi aux facteurs externes. Par ailleurs, la réussite de l’adoption de l’acquis communautaire dépend de la capacité des gouvernements nationaux de traduire cet acquis en actions concrètes, pour la réalisation desquelles le bon fonctionnement des institutions démocratiques dans chaque État est indispensable.

Le processus d’intégration des pays candidats à l’UE entre dans sa phase décisive au moment de leur engagement dans la négociation des conditions d’adhésion entre la Commission européenne et chaque État (soit en mars 1998 pour la Pologne). Pourtant, la marge de manoeuvre des pays candidats dans ces négociations se limite généralement à l’exécution des décisions de l’UE. Les futurs pays membres sont dépourvus d’influence réelle sur le contenu des conditions d’adhésion, hormis la date d’adhésion. Dans sa déclaration de décembre 2000, le président Kwasniewski exprime son accord à l’acceptation par les pays candidats des règles définies par l’UE (Portet et Heinen 2001). En effet, bien que « la question de l’organisation politique soit présente dans les débats en cours, le processus d’élargissement de l’Europe prolonge le modèle d’intégration européenne, initié par le Traité de Rome et conforté par les différentes étapes de la construction européenne » (Portet et Heinen 2001 : 4). La passivité dans les négociations se répercutera sur la politique du gouvernement polonais en matière d’adoption de l’acquis communautaire et envers la question de l’égalité des femmes et des hommes. En effet, le gouvernement polonais consacre peu d’efforts à l’introduction de l’acquis communautaire dans le domaine de l’égalité des sexes, sachant qu’au moment de l’accession le cadre devra en être adopté.

L’adoption de l’acquis communautaire est donc perçue au niveau gouvernemental comme une formalité administrative et non comme une chance de modernisation ou de changement du statu quo en ce qui a trait à la question des femmes (Portet 2003). Cependant, les principaux domaines de l’acquis social européen, précisés dans les documents relatifs à l’élargissement, sont la sécurité sociale en Europe élargie, les conditions de travail et, finalement, la mise en place de la législation nécessaire à l’égalité des chances entre les femmes et les hommes. En conséquence, devant l’inertie des gouvernements nationaux, à la demande de la Commission des droits de la femme et de l’égalité des chances de l’UE, le Parlement européen a déclaré que l’adoption de l’acquis communautaire dans le domaine de l’égalité des sexes est indispensable pour l’adhésion, car cette question fait partie intégrante des droits de la personne (Parlement européen 2000, section sites internet).

En Pologne, après la victoire de la coalition de la gauche aux élections parlementaires de septembre 2001, une politique plus favorable à la question de l’égalité des femmes et des hommes s’est dessinée. En juin 2002, le rétablissement de l’institution de la Plénipotentiaire, appelée pour la première fois la « Plénipotentiaire pour le statut égal des femmes et des hommes », a été entériné[24]. Depuis lors, le bureau de la Plénipotentiaire concentre ses efforts sur l’adaptation de la Pologne aux normes européennes et internationales ainsi que sur sa participation à des programmes européens. En outre, le Krajowy Program Dzialan na Rzecz Kobiet (le Programme national pour les femmes), géré par ce bureau, est fondé sur la plate-forme de Beijing, mais aussi sur les décisions de l’UE qui constituent un modèle pour les lignes directrices du programme (Pelnomocnik Rzadu ds. Rownouprawnienia Kobiet i Mezczyzn 2003). En plus, le travail de la Plénipotentiaire[25] assure la participation de la Pologne à des programmes de l’UE, notamment dans le contexte du programme PHARE. Après l’accession à l’UE, le bureau de la Plénipotentiaire a pris en charge la coordination du programme EQUAL ainsi que la gestion de l’accès de la Pologne à certains fonds structurels européens[26].

Le processus d’adhésion offre aux organisations de femmes un soutien matériel et moral pour leurs actions qui ont pour objet l’amélioration de la condition des femmes en Pologne conformément aux normes et aux recommandations européennes en matière d’égalité des sexes. Bien que l’adhésion ne puisse garantir des changements fondamentaux du contrat de genre, les actions des organisations de femmes menées dans le contexte de l’accession de la Pologne à l’UE servent à stimuler le progrès. Elles permettent d’abord aux femmes de prendre une part active à la sphère publique et donc au processus d’intégration (Heinen et Portet 2002). Par cela, elles contribuent à contrer la passivité civique héritée du socialisme en offrant aux femmes les moyens de participer aux affaires publiques à l’occasion de l’adhésion de la Pologne à l’UE. Ensuite, la proximité des ONG et de la base de la société polonaise aide à combler la distance entre l’UE et la société civile, de même qu’entre l’État national et la société civile, dans la mesure où les organisations de femmes servent de canal de communication entre ces acteurs. Les stratégies des organisations de femmes prennent en considération les avantages que présente l’adhésion de la Pologne à l’UE quant à l’avancement de la cause des femmes polonaises, compte tenu des limitations propres au contexte social et politique national (European Women’s Lobby 2003).

Vu la configuration du mouvement des femmes en Pologne, plus particulièrement l’absence d’un mouvement de masse fortement enraciné dans la base de la société civile, les actions des organisations se construisent autour du potentiel de réforme du processus d’adhésion à l’UE en matière de droits des femmes (Portet 2003 : 8) :

Ce rôle de transformation sociale attribué à la loi n’est pas une nouveauté comme en témoignent les projets de loi sur la parité. Cette référence centrale à l’impulsion motrice du droit s’intègre pleinement dans un paysage social où les organisations féministes sont numériquement réduites mais disposent de ressources organisationnelles, de capacités d’expertise, et d’un capital culturel relativement élevé. Une telle situation peut expliquer la prédilection pour le lobbying politique sur la mobilisation de masse et la visée réformatrice de la loi sur l’action propagandiste.

Perçue comme une voie de solution aux problèmes majeurs auxquels doivent faire face les Polonaises et non comme une fin en soi (Fuchs 2003), la loi polarise des actions de la plupart des organisations féministes. La stratégie d’éducation ou d’information employée par les ONG[27] se développe par l’entremise de séminaires, d’ateliers, de brochures, de rapports et de conférences pour permettre au plus grand nombre possible de personnes de prendre connaissance des normes juridiques déjà en vigueur ou à venir. Compte tenu de l’insuffisance des actions des organes de l’administration publique, les organisations de femmes travaillent notamment à diffuser l’information au sujet des droits des femmes dont disposent les citoyennes des pays de l’UE. Ainsi, les brochures traduites en polonais sont rendues accessibles à un large public sous forme électronique ou en version papier par les organisations de femmes[28]. En outre, des stages de formation d’expertes et d’experts en matière de droits des femmes ont été organisés afin que ces nouvelles normes ne restent pas lettre morte, mais qu’elles puissent réellement servir à atteindre l’égalité des sexes.

Étant donné les dysfonctionnements des institutions publiques, y compris ceux du système juridique polonais (Sabbat-Swidlicka 1992 ; Kolarska-Babinska 2003), les organisations de femmes dispensent des conseils juridiques (ou psychologiques) gratuits aux femmes (Centrum Praw Kobiet, NEWW, LKP, bureau de la Plénipotentiaire pour le statut égal des femmes et des hommes de la Voïvodie de Silésie. La popularité de ce type de services démontre le besoin d’une éducation de la société civile, en particulier des femmes, sur les droits dont elles disposent (Fuchs 2003). Les organisations offrent aide et soutien aux femmes victimes d’abus à l’intérieur de la sphère publique ou privée. Il s’agit parfois de soutien moral ; dans d’autres cas, on leur propose de l’accompagnement dans leurs démarches auprès des institutions ou des agences publiques. Celles qui souhaitent engager des poursuites sont également conseillées et soutenues. Par exemple, le Centrum Praw Kobiet à Varsovie soutient les femmes souhaitant faire appel d’une décision rendue par un tribunal polonais. Il les aide notamment à déposer une requête devant le tribunal européen[29].

Parallèlement à ces actions en matière d’éducation, d’information et de consultation ainsi qu’au soutien juridique et psychologique offert aux femmes, les organisations féministes mettent en place des stratégies de lobbying auprès des décisionnaires et des leaders politiques. L’expertise acquise au contact des partenaires étrangers et les échanges avec les féministes occidentales offrent aux organisations polonaises une large gamme d’actions éprouvées[30]. Par exemple, les projets « Gender Assessement of the Impact of EU Accession on the Status of Women in the Labour Market in CEE » de la Karat et « Women in Europe » du NEWW, remplissent cette fonction de lobbying auprès des décisionnaires politiques pour l’égalité des sexes dans la sphère publique. La « Lettre de 100 femmes[31] » adressée au Parlement européen par des Polonaises connues au sujet de la loi anti-avortement a fait partie des efforts des féministes polonaises pour reprendre le débat public sur les droits des femmes de décider de l’usage de leur corps (Graff 2003). Cette action faisait suite au marchandage entre l’Église catholique et les pouvoirs politiques polonais devant la perspective d’un prochain référendum à la veille de l’accession de la Pologne à l’UE. La coalition au pouvoir, en perte de popularité, a conclu un accord avec l’Église, permettant de ne pas modifier la loi en question, en échange d’une prise de position favorable de l’Église catholique à l’égard de l’adhésion (Portet 2003). L’indignation du milieu féministe, engagé depuis des années dans le combat contre cette loi, a été d’autant plus vive que la modification de la loi faisait partie des promesses électorales de la coalition de gauche avant les élections de 2001 (Graff 2003). En dehors de la loi anti-avortement, le lobbying se concentre autour de problèmes à régler prioritairement aux yeux des organisations de femmes : la violence domestique, la participation des femmes à la vie publique et l’adoption d’une loi nationale sur le statut égal des femmes et des hommes.

Le processus d’adhésion à l’UE a légitimé les actions des organisations de femmes qui visaient l’introduction des standards européens dans la réalité sociale polonaise[32]. Ces standards sont utilisés pour exercer une pression sur les pouvoirs politiques, démontrer le retard de la Pologne par rapport à ses obligations dans le contexte de l’accession à l’UE ou pour attirer l’attention des institutions européennes sur la situation des femmes en Pologne. L’exemple des pays occidentaux a notamment inspiré la campagne des organisations de femmes menée en soutien aux candidatures féminines aux élections (Heinen et Portet 2002). Autour de cette campagne, est née la Przedwyborcza Koalicja Kobiet (Coalition préélectorale des femmes)[33], composée de plus de 60 organisations et individus de toute la Pologne. La participation de cette coalition à la Convention sur l’avenir de l’Europe[34] est un pas de plus en vue de l’intégration du mouvement polonais des femmes dans l’UE. La construction de nouveaux partenariats et de coalitions entre les organisations de femmes au niveau européen est également perçue comme un avantage de l’entrée dans l’UE :

L’Union européenne crée de nouvelles possibilités ; on pourra plus facilement nouer des contacts avec les ONG européennes. Pour l’instant, les organisations de femmes européennes (ou internationales) coopèrent principalement avec les organisations de Varsovie, tandis que les organisations régionales cherchent parfois en vain à trouver un partenaire étranger.

extrait d’entrevue avec Dorota Stasikowska-Wozniak, Katowice, 30 mars 2004, traduction libre de l’auteure

Bien que certains projets financés par l’UE, ou liés à l’adhésion à cette union, aient renforcé la collaboration des organisations de femmes au niveau national, la formation d’une coordination ou d’une plate-forme nationale des organisations de femmes tardait à se concrétiser. À l’approche de l’adhésion, cette question est devenue prioritaire en raison de la nécessité d’une telle plate-forme nationale pour pouvoir devenir membre du Lobby européen des femmes (LEF)[35]. Finalement, le processus de création d’une telle instance est entré dans sa phase décisive au début de l’année 2004. Le 30 mai 2004, 23 organisations de femmes de toute la Pologne se sont rencontrées à Varsovie afin de mettre en place la coordination nationale et pour qu’elle devienne membre du LEF[36]. Le 17 août 2004 a eu lieu la première assemblée générale du Polskie Lobby Kobiet (Lobby polonais de femmes) consacrée à l’adoption du plan de travail de la coalition pour l’année 2004. Finalement, le conseil de coordination (composé de membres de 11 grandes organisations de femmes), les membres de la délégation pour l’assemblée générale de l’EWL (A. Grzybek, U. Nowakowska et A. Wlodarska) et la représentante polonaise au conseil international de l’EWL (A. Grzybek, directrice de l’OSKA) ont été élus. En plus de la formalisation de la participation des organisations féministes polonaises à la coopération internationale à l’échelle de l’Europe élargie à travers l’EWL, la naissance du Polskie Lobby Kobiet marque une nouvelle étape dans le développement du mouvement des femmes polonais. La création de ce lobby amplifie les échanges entre les organisations de femmes en Pologne et au niveau européen, ce qui contribue à renforcer le mouvement des femmes polonais. Les intérêts du mouvement des femmes sont maintenant représentés par une instance officielle. Cela pèse encore davantage dans les négociations avec les autorités politiques polonaises.

Le séminaire qui a eu lieu à Bruxelles en mai 2003 sur le thème « Capacity Building for Women’s NGOs in View of EU Enlargement » a mis le doigt sur les craintes des organisations de femmes des futurs pays membres quant au processus d’adhésion à l’UE (EWL 2003). Bien que les participantes aient convenu des effets positifs de l’adhésion d’un État sur la législation et les politiques nationales concernant la question de l’égalité des sexes, elles ont constaté les limites de ce processus, notamment pour ce qui est du renforcement des politiques égalitaires dans les pays candidats. Les participantes ont estimé insuffisantes les politiques nationales pour la mise en place de l’acquis communautaire : « National governments often define the EU acquis […] too narrowly, as they are adopting legal provisions to comply with the Directives in this field, while lacking an overall vision towards equity between women and men » (EWL 2003 : 8). L’insuffisance du cadre législatif adopté par les gouvernements nationaux et l’absence de lois spécifiques sur l’égalité des deux sexes, comme c’est le cas de la Pologne, sont rendues visibles. En outre, on souligne la négligence des autorités en matière de violence domestique, de trafic de femmes et des besoins des femmes des régions rurales, tels que l’accès à l’éducation et aux formations professionnelles, l’ouverture de centres de santé et de soins pour les femmes et l’instauration d’un système de garderie pour la petite enfance. Les représentantes des organisations de femmes s’inquiètent de leur exclusion du processus de redéfinition de la législation nationale par les gouvernements dans le contexte de l’adhésion à l’UE. Elles affirment que « the accession process took place only at the governmental level and that civil society was not sufficiently invited to take part. Consultation with women’s NGOs on how to best change national legislation towards complying with EU provision has been rare » (EWL 2003 : 9). Le travail des ONG s’oppose donc principalement aux instances gouvernementales plutôt que de collaborer avec elles, car ces dernières affichent peu de volonté d’inclure des acteurs non étatiques dans des partenariats de coopération.

L’absence de dialogue entre les institutions européennes et les organisations de femmes a été également discutée. Une proposition a tenté d’établir des bases légales pour instaurer des mécanismes de consultation régulière et transparente entre les deux parties. En outre, les organisations de femmes des pays candidats ont attiré l’attention sur les conditions défavorables de financement de leurs activités par l’UE. Premièrement, le montant des cofinancements attendus de chaque organisation, nécessaire pour accéder aux fonds européens, dépasse les capacités de la plupart d’entre elles[37]. Deuxièmement, dans la perspective du départ des donateurs internationaux des pays candidats après leur adhésion, une augmentation des budgets des programmes européens de financement disponibles serait nécessaire. Enfin, les processus administratifs complexes et l’absence d’information (dans la langue de chaque pays) quant aux possibilités de financement de l’UE constituent des obstacles supplémentaires à la présentation des demandes de financement.

Dans le cas de la Pologne, les efforts pour la libéralisation de l’avortement, menés par le mouvement des femmes polonais, sont paradoxalement neutralisés dans le contexte du processus d’adhésion à l’UE (Graff 2003 ; Portet 2003). En effet, la fonction positive de l’adhésion en matière de droits reproductifs s’arrête là où l’UE se borne à énoncer ses positions sous forme de recommandations. Non contraignantes, celles-ci ne peuvent pas conduire à l’abolition d’une loi nationale contre l’avortement, malgré l’avis favorable du Parlement européen à ce sujet (Portet 2003). Ainsi, une clause dérogatoire en matière de protection de la vie et de la famille, demandée par l’Église catholique, a été insérée dans le traité sur l’adhésion de la Pologne. Inspirée par le cas irlandais, cette clause apporte une nouvelle légitimité à la loi anti-avortement polonaise[38]. Finalement, en août 2004, le Tribunal européen de Strasbourg s’est prononcé en faveur de la libre décision de chaque État membre en matière de droit à l’avortement (Pszczolkowska 2004). Le combat des organisations polonaises pour la libéralisation de l’avortement devra donc s’effectuer sur le terrain du dialogue avec les décisionnaires politiques, incité par le mécontentement de l’opinion publique quant aux conséquences de la loi de 1993 interdisant l’avortement[39]. Toutefois, la crainte de voir cette loi maintenue malgré l’opposition du mouvement des femmes devient très réelle dans la perspective du retour de la droite au pouvoir aux élections parlementaires qui auront lieu probablement en mai 2005[40].

Conclusion

L’instauration de la démocratie libérale et du libre marché devait mener les pays d’Europe centrale vers un niveau de vie semblable à celui des pays occidentaux, selon les « experts » de la transition. Cependant, les réformes politiques et économiques qu’impliquait cette transformation ont eu de profondes répercussions sociales, y compris la paupérisation d’une strate de la société qualifiée de « perdants ou perdantes de la transition ». En Pologne, les femmes en font partie de multiples façons (World Bank 2004). Pour elles, la redéfinition des rapports sociaux supposait un repositionnement dans la sphère privée et publique selon les règles définies par la libre concurrence et par la position patriarcale de la nouvelle droite (Walczewska 2000). La société polonaise postcommuniste se reconstruisait dans un contexte lourd de lois non écrites présentes dans les traditions, les normes et les stéréotypes hérités du passé.

Dans ce contexte, le féminisme, associé au socialisme et donc taxé d’« étranger » à la culture et aux traditions polonaises, s’est vu automatiquement compromis au même degré que toute personne se revendiquant du féminisme. La défense des droits des femmes ne pouvait s’appuyer que sur une nouvelle légitimité en rupture avec l’idéal socialiste de nivellement égalitaire. Ses fondements sont à reconstruire autour de l’idée d’égalité des chances de tous les individus, partie intégrante du discours libéral. Ainsi, le nouveau mouvement des femmes en Pologne se rapproche du féminisme occidental après l’ouverture du pays vers l’Occident en 1989, d’autant que des contacts officieux s’étaient amorcés au cours des années 80. Paradoxalement, les échanges internationaux ont aussi ouvert la voie à l’importation des courants conservateurs, basés sur le fondamentalisme religieux, concernant le recul des années 80 (Graff 2003). De toute manière, le développement du mouvement des femmes en Pologne postcommuniste se déroule plus en fonction des échanges avec les acteurs occidentaux que sur la base d’un consensus des forces progressistes et féministes polonaises. Or, le ralliement du mouvement des femmes en Pologne au principe de l’égalité des sexes, définissant les rapports hommes-femmes dans les pays occidentaux, lui vaut l’accusation de collusion avec une idéologie étrangère  aux traditions nationales. L’éclosion d’un mouvement indépendant de femmes n’a pu empêcher le recul des droits des femmes durant les premières années de la transition par l’absence d’une conscience sociale de la discrimination selon le sexe. En outre, le faible militantisme de la société postcommuniste, le désintérêt de la classe politique envers la question des femmes et la mainmise de l’Église catholique sur les modes de rapports hommes-femmes constituent des obstacles à la promotion de l’égalité des sexes au sein de la société postcommuniste. Le projet d’adhésion de la Pologne à l’UE sera donc perçu par le mouvement des femmes comme une occasion inespérée de promouvoir les droits des femmes conformément à la politique égalitaire européenne.

L’intégration de la Pologne à l’UE, nouvelle étape dans le processus de modernisation du pays, aura inévitablement un impact sur l’avancement de la cause des femmes. Tout d’abord, l’adhésion est comprise par le mouvement des femmes polonais comme un vecteur de progrès en raison de sa fonction mobilisatrice pour adapter la politique d’égalité du gouvernement polonais à la norme de l’acquis social européen. Il est toutefois possible d’appréhender un raffermissement des positions conservatrices en Pologne en raison de la montée des sentiments xénophobes d’une partie de la société, hostile à l’adhésion à l’UE, notamment en raison de son caractère laïque[41]. Enfin, on peut espérer que l’amélioration du niveau de vie relatif à la croissance économique de la Pologne après l’adhésion stimulera la modernisation de la société et donc la redéfinition du contrat de genre selon le modèle prôné à l’Ouest.

Compte tenu de cette situation, le mouvement des femmes polonais doit trouver sa place à l’intérieur de la Pologne intégrée à l’UE. À ce jour, grâce au lobbying du mouvement des femmes, le processus d’adhésion de la Pologne à l’UE a aidé à dénoncer des inégalités entre les sexes dans la société polonaise : « It is revealing that today Polish feminists dedicate a considerable part of their efforts to political activities. In doing so they rely on experience of women’s movements in the West » (Heinen et Portet 2002 : 164). L’inclusion des femmes en tant que groupe social dans le débat public a attiré l’attention de la classe politique (pour qui les femmes constituent plus de la moitié des électeurs) sur les enjeux féministes comme la sous-représentation politique des femmes ou la fragilité de leur position sur le marché du travail (Heinen et Portet 2002). La participation de diverses organisations de femmes au processus de redéfinition des droits des femmes s’avère bénéfique pour l’apprentissage démocratique des femmes. De plus, dans le contexte de l’adhésion à l’UE, la consolidation du mouvement des femmes polonais s’est affirmée grâce à la création du Polskie Lobby Kobiet, instance permanente de représentation des intérêts des femmes. À partir de ce moment, le mouvement des femmes polonais entre dans une nouvelle phase de son développement : il s’impose dans le domaine politique national et européen comme un nouvel acteur politique dont les opinions trouvent de plus en plus d’écho sur la scène publique.