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Introduction

Il est courant aujourd’hui de concevoir la religion comme un ensemble de croyances plus ou moins rationnelles ou une croyance, au singulier, en une réalité transcendante, comme si la religion consistait uniquement en une décision intellectuelle, souveraine et tranchée du sujet autonome qui distinguerait, d’une manière presque plébiscitaire, les croyants ou les religieux de ceux qui ne le sont pas. Ce que j’aimerais montrer ici, c’est que, si cette réduction de la religion à la croyance semble aller de soi pour nous, elle ne rend pas entièrement justice à ce qu’est et ce qu’a toujours été la religion.

1. L’ascendant historique du christianisme

L’accent que l’on fait porter aujourd’hui sur la croyance ou la foi vient assurément du christianisme (en passant, foi et croyance sont deux termes qu’il serait sain de distinguer : la foi désigne sans doute davantage l’attitude personnelle que l’on a envers les choses de la religion, elle se conjugue à la première personne, alors que la croyance est le terme que l’on utilise quand on porte un regard extérieur sur elle ; on parlera donc surtout de la croyance à la troisième personne et des croyances au pluriel, alors que foi, au sens de fides, est un terme qu’on n’utilise pas vraiment au pluriel ; les « fois » est une expression qui aurait un tout autre sens en français). Sur cette question de la croyance, nous savons que le christianisme fut à la fois novateur et déterminant parce qu’on peut le comparer à des religions plus anciennes ou concurrentes, dont nous avons aussi des traces écrites. Ces autres formes de religion ne semblent jamais insister sur ce qui semble pour nous une évidence, à savoir que la religion est d’abord une affaire de foi, voire que cela. Nous savons que, avant et hors du christianisme, la religion était davantage une forme de culte, collectif et public, alors que pour les modernes christianisés que nous sommes, la religion est devenue une affaire de croyance personnelle et privée. Il n’est pas nécessaire de documenter largement ce Strukturwandel, ce changement de statut, de la religion, tant il est bien connu des historiens. Je me contenterai de reprendre l’idée que formule Mary Beard dans son histoire de l’Empire romain : « Romans knew the gods existed; they did not believe in them in the internalized sense familiar from modern world religions » (Beard 2015, 20). Pour les religions « pré-chrétiennes », la question de la croyance aux dieux n’était pas cruciale, c’était leur culte qui l’était (Gisel 2007, 54). Le christianisme aura signifié un partage des eaux sur le plan religieux, même s’il a lui-même assez tôt compris qu’il ne pouvait pas se passer d’une dimension de ritualité en élaborant lui-même des formes de culte très développées qui faisaient fond sur des rites plus anciens.

2. L’ascendant conceptuel de la métaphysique fusionné avec celui du christianisme

La conception moderne et contemporaine de la religion qui la comprend exclusivement à partir de la croyance est non seulement marquée par le christianisme, notamment par son individualisation et son intériorisation du rapport au divin, mais elle est aussi souterrainement portée par la métaphysique parce qu’elle se sert de concepts métaphysiques (ou philosophiques, si on préfère), grecs en l’occurrence, pour penser l’essence de la religion. C’est aussi l’une des autres grandes innovations du christianisme, assurément préparée par le judaïsme rabbinique, que d’avoir conduit une réflexion théorique aussi élaborée sur tous ses concepts fondateurs : la foi, Dieu, la grâce, la Trinité, le péché, etc. On pourrait dire que c’est une religion qui s’accompagne très tôt d’une théologie et même d’une philosophie qui s’efforce de rendre raison d’elle-même, ce qu’on ne trouve à peu près pas avant l’émergence du christianisme. Elle a conduit à l’élaboration d’une dogmatique dont on ne trouve pas d’équivalent avant lui. Il tombe sous le sens que l’accent que le christianisme fait porter sur la foi y prépare : si le rapport au divin relève d’un rapport intérieur, donc de mon intelligence et de ma sensibilité, ce rapport peut être réfléchi et porté au concept. La conception de Dieu comme Logos (quelle que soit la manière dont on traduira ce terme : raison, verbe, parole, etc.) au début de l’Évangile de Jean y invite tout autant : si Dieu est conçu ou se présente lui-même comme parole et raison, il appelle de lui-même une réflexion et une parole qui s’efforcent d’en rendre raison.

Cet effort de rendre raison du sens fondamental des choses est justement celui qui caractérise la métaphysique grecque (Grondin 2004 ; 2013). Il n’est donc pas surprenant que les premiers apologètes, les Pères de l’Église et, dans une certaine mesure, les textes fondateurs du christianisme lui-même s’en soient inspirés lorsqu’ils ont voulu comprendre ce qu’était au juste que cette foi (pistis) et cette réalité divine à laquelle elle se rapportait. Le christianisme, dans sa réflexion constitutive sur les données fondamentales de la foi et sur Dieu, s’est donc servi de concepts métaphysiques, formés avant lui, pour nommer et penser les deux grands pôles de la religion intériorisée, c’est-à-dire l’objet et le sujet de la croyance, même si à l’origine, pour Platon par exemple, le sens de ces concepts n’était pas premièrement religieux :

1/ L’objet de la croyance est d’abord compris par le christianisme comme une réalité transcendante et spirituelle, située en dehors de notre monde sensible (epekeina tès ousias en quelque sorte, pour reprendre l’expression de Platon à la fin du livre VI de la République [509 b]) et de notre trame temporelle, réalité éternelle que l’on appelle Dieu, au singulier, parce que Dieu est un, même si le christianisme le pense, comme le suggère le Nouveau Testament (Mt 28:19 ; 2 Cor 13:13), comme une réalité qui comporte trois personnes, notion qui correspondait aussi à la manière dont le néoplatonisme de Porphyre comprenait les hypostases du premier principe (Halfwassen 2004, 152) ; la formulation du dogme de la Trinité en reprendra d’ailleurs le vocabulaire en parlant d’une substance et de trois « hypostases » (mia ousia et treis hypostaseis). Cette conception du divin comme d’une réalité essentiellement transcendante et spirituelle, qui rendrait compte de notre monde dans son ensemble, vient du platonisme.

2/ Cela est aussi vrai du lieu ou du sujet de la croyance, qui est dans le Nouveau Testament la pistis. Ce terme a un sens particulier, en vérité, plusieurs sens particuliers, dans le Nouveau Testament où il désigne le rapport au divin (nous y reviendrons), mais c’était avant cela, comme chacun sait, un terme important de la métaphysique de Platon. Or chez Platon, la pistis ne désigne au grand jamais le rapport au divin, mais, et bien au contraire, la connaissance mal assurée que nous avons du monde sensible, comme nous l’apprend l’acte de naissance de la philosophie occidentale qu’est la fin du livre VI de la République. La pistis relève pour Platon de l’opinion (doxa) et ne décrit que le savoir sensible, c’est-à-dire le savoir qui pense que les réalités sensibles sont des réalités dernières et ultimes (Lafrance 1994, 402). Pour Platon, ce ne sont évidemment pas des réalités ultimes, car il y a à leur fondement des réalités idéelles, des idées, qui, elles, font l’objet d’une epistèmè, d’une science ou d’un savoir assuré.

L’un des grands renversements opérés par la métaphysique chrétienne (si on peut l’appeler ainsi et je pense qu’il faut le faire), et ce, dès les épîtres de saint Paul, a été d’orienter la pistis sur une réalité idéelle et transcendante. Ce qui explique ce revirement, que Platon n’aurait pas compris, c’est sans doute le sens usuel du verbe pisteuô en grec, qui veut surtout dire avoir confiance, à autrui par exemple (Bultmann et Weiser 1976). « Je me fie à », « j’ai confiance en (quelqu’un) » se dirait en grec pisteuô (selon le Dictionnaire Grec-Français Bailly, le premier sens de la pistis est la confiance en autrui, dont le contraire est l’apistia, la méfiance). Platon se servait donc tout naturellement du terme pistis pour caractériser le savoir sensible que nous avons du monde sensible (c’est bien sûr aussi Platon qui crée l’idée d’un monde sensible et d’un savoir d’opinion qui lui serait accolé), sans jamais lui attribuer quelque sens religieux : le savoir sensible « se fie » au monde sensible en étant convaincu, erronément selon Platon, qu’il s’agit de réalités dernières.

3. La manière dont les textes de Paul s’approprient la pistis

Les textes du Nouveau Testament confèrent une nouvelle vocation à la pistis : elle ne concerne plus notre rapport incertain au monde sensible, mais notre rapport au divin, donc à ce que Platon aurait appelé une réalité non sensible ou visible seulement par l’intelligence (noûs). Pourquoi penser le rapport au divin en termes de pistis ? L’idée forte, préparée sans doute par la philosophie hellénistique (Bultmann et Weiser 1976 ; Gisel 2007, 55), qui aura influencé saint Paul[1], est que le rapport au divin est quelque chose qui doit être pensé à partir de l’état d’esprit ou du mode de vie de la personne qui entretient ce lien au divin et qui la caractériserait en propre. Ce lien est pensé comme pistis, laquelle serait donc quelque chose comme un « se fier » ou un « s’en remettre » à Dieu comme celui sur lequel on peut compter. Le lien au divin est devenu ici un rapport de confiance ou de « croyance », individuel et personnel, alors que le divin exigeait – surtout pour les Grecs – un rapport essentiellement rituel et le plus souvent collectif. Seulement, à la différence de la manière dont nous, les modernes, construisons ce rapport de croyance au divin (nous y reviendrons, au point 4), cette pistis n’est pas d’emblée conçue – du moins selon mon intelligence des textes de Paul – comme une initiative ou une décision humaine. L’Épître aux Éphésiens (2, 8) dit, en effet, de cette pistis qu’elle est un don de Dieu (theou dôron, donum Dei). Paul dira dans le même verset qu’elle est une grâce (charis) qui relève si peu de notre initiative (touto ouk ex humôn) qu’elle provient plutôt, comme il le dira dans Romains 10:17, de l’écoute de la parole de Dieu, la célèbre fides ex auditu, la pistis ex akoès. Ceux qui bénéficient de cette grâce et de cette écoute s’efforceront pour leur part, et d’autant qu’elle y exhorte expressément, de mettre la parole qu’ils entendent en pratique. Cette idée selon laquelle la pistis ou la foi relève de la grâce ne sera pas oubliée au Moyen Âge puisqu’on la retrouve chez Thomas d’Aquin (Somme théologique, 2a-2ae, qu. 2, art. 9, Conclusion; 1941, 116 ; 2007, 40) : « le fait même de croire est l’acte d’une intelligence qui adhère à la vérité divine sous l’empire d’une volonté que Dieu meut par sa grâce » ; ipsum autem credere est actus intellectus assentientis veritati divinae ex imperio voluntate a Deo motae per gratiam).Ce n’est pas tout : dans la perspective de saint Paul, seule cette foi, qui est un don de la grâce de Dieu, est vraiment essentielle au salut. C’est une doctrine d’une importance capitale dans l’histoire de la croyance : non seulement Paul est le premier (ou l’un des premiers, si l’on réussit à dénicher d’autres sources, lesquelles ne sont pas évidentes) à penser le rapport au divin comme croyance (pistis), mais il soutient aussi que l’homme n’est « justifié » que par elle. Il déclare en effet, dans un autre texte très célèbre de Romains (3:28), que « nous estimons que l’homme est justifié par la foi indépendamment des oeuvres de la Loi » (logizometha dikaioustai pistei anthropon chôris ergôn nomou ; bien noter ce verbe logizomai au début du verset : nous « évaluons », nous « estimons », voire nous « calculons [que] », car on entend la référence au logos dans logizomai). J’aimerais dire que c’est là l’une des grandes exagérations de Paul et de celles qui ont fait époque (les grands rhéteurs, portés par ce qu’ils ont à dire, exagèrent toujours). Elle sera portée à la puissance mille par Luther quand il fera dire à ce texte que l’homme n’est justifié « que » par la foi (sola fide), ce qui n’est pas tout à fait ce que dit Paul : il dit seulement que l’homme est justifié par la pistis, laquelle peut être séparée (chôris) de la pratique de la loi (et d’autant que les deux sont d’origine différente : la foi ne dépend pas de nous alors que c’est largement le cas de notre pratique). On comprend ce chôris et le motif de fond de cette séparation : la pratique de la loi peut être hypocrite, insincère, etc., et ne peut donc assurer, à elle seule, notre salut. Il y faut surtout, insiste donc Paul, de la pistis, j’aimerais dire du « coeur », mais qui ne relève pas de notre mérite. Paul ne dit donc pas, je crois, que les oeuvres de la loi sont exclues ou sans conséquence (sinon il n’aurait pas à adresser de philippiques aux Romains, aux Éphésiens ou aux Philippiens sur la manière dont ils ont à se conduire  !). Il n’en demeure pas moins que ce texte fondamental de Paul s’inscrit dans la tendance chrétienne et probablement christique à déconsidérer les rites, du moins les oeuvres de la Loi, car celles-ci n’assureront pas à elles seules le salut de l’homme, ce qui se comprend aisément, car ces oeuvres pourraient être hypocrites. Ce salut ne peut venir que d’en haut, de manière verticale, par un don de Dieu, auquel on s’abandonne dans la foi, foi qui est elle-même un « s’en remettre confiant », car éclairé, à ce Dieu qui nous touche dans le même acte de foi. Il y a donc dans la fusion d’horizons qu’exprime la foi un moment de passivité et de timide activité : la foi est d’abord l’effet d’une grâce (pensons à Paul de Tarse qui fut frappé par elle sur le chemin de Damas), mais une fois mus par cette grâce, nous nous en remettons à elle et y acquiesçons. D’où l’idée de la foi comme d’un assentiment (assensio), ou d’une adhésion (adhaesio) que Thomas développera dans la foulée d’Augustin (Somme théologique, 2a-2ae, qu. 2, art. 1, Conclusion ;  1941, 77 ; 2007, 32). Il prépare par là la conception plus moderne qui voit surtout dans la foi une initiative ou une démarche réflexive du sujet, mais Thomas n’a pas encore l’idée d’un sujet impérial qui serait maître de tous ses contenus de pensée et de tout ce qui lui arrive.

4. L’ascendant de la science moderne et la situation nouvellement aporétique de la foi

C’est ce sujet impérial qui caractérise à l’évidence la pensée moderne et ce que l’on a pu appeler après Heidegger la métaphysique de la subjectivité. Selon Descartes, la seule réalité dont nous puissions être certains, donc la seule dont l’existence ne fasse aucun doute, est celle de l’ego que nous sommes et qui est censé être le maître de toutes ses initiatives. Il va de soi que cette suprématie de l’ego affecte la manière dont les modernes comprendront la croyance. Ils n’y voient pas, comme Paul, Thomas ou même Calvin, un don de dieu, une écoute de sa parole, un assentiment à une parole qui nous précède et nous transporte, mais une décision de l’individu souverain (voire un risque ou un pari, comme si on jouait ici au casino). Comme le dit Charles Taylor au début de L’âge séculier, dans une ouverture qui donne le ton à tout son ouvrage et à la modernité qu’il thématise, s’il était à peu près impossible en l’an 1500 pour une personne occidentale de ne pas croire en Dieu, cela serait devenu en 2000 non seulement possible, mais même inéluctable (inescapable)[2]. C’est que la foi serait devenue une option, « une option parmi d’autres et souvent pas celle qui est la plus facile à défendre » (one in which it is understood to be one option among others, and frequently not the easiest to embrace)[3].

D’évidence venue d’en haut et de confiance fondamentale en Dieu, la foi est devenue une option parmi d’autres, comme si on était face à la foi comme on se trouve devant un choix de paramètres sur un téléphone portable. Il va sans dire que cette conception est renforcée par l’ascendant de la science moderne sur nos consciences. On n’y réfléchit pas toujours, mais le terme de science est aussi un concept métaphysique forgé par Platon (et, un peu ironiquement, dans le même contexte que celui dans lequel a été conçu celui de pistis, à la fin du livre VI de la République). La grande différence est que notre conception de la science n’est plus tout à fait celle de Platon (même si nous avons retenu son opposition de la science et de l’opinion) : pour ce dernier, la science portait, en effet, sur des réalités intelligibles et immuables, des idées (à la différence de la pistis qui portait, selon lui, sur des réalités sensibles et changeantes). Nous pensons aujourd’hui que la science porte plutôt sur des réalités empiriques et dès lors vérifiables, permettant un haut degré de certitude (ce savoir a été vérifié, mais de nouvelles vérifications pourraient toujours le falsifier)[4].

Cette science a connu de tels succès et triomphes, notamment technologiques, au cours de la modernité tardive, que tout rapport au monde qui n’est pas de la science s’en est trouvé discrédité : tout ce qui n’est pas de la science n’est que de l’opinion (doxa) ou de la croyance (pistis). Il est stupéfiant d’observer que les termes platoniciens n’ont guère changé (l’epistèmè trône au-dessus de la doxa et de la pistis), mais leurs objets se sont métamorphosés : l’epistèmè porte sur des réalités sensibles, la pistis sur des réalités non sensibles. La croyance se trouve ainsi, à toutes fins utiles, exclue de la vérité. Toute justification de la croyance paraît en tout cas désespérée et vaine parce qu’une croyance qui serait justifiée n’en serait plus une, puisqu’elle relèverait de l’ordre de la science. Or cela paraît exclu par la conception dominante de la science qui la confine à des réalités sensibles. La croyance ou la foi se trouve donc doublement exclue de la vérité : elle porte, d’une part, paraît-il, sur des objets qui n’existent pas ou qui sont frappés de suspicion par la science moderne, qui estime qu’il n’y a que des réalités sensibles, et elle comporte, d’autre part, un degré à peu près nul de certitude, ce qui l’exclut de toute considération sérieuse. J’aimerais dire que c’est là la tragédie de la situation contemporaine de la croyance, qui est à la fois un legs de la métaphysique, du christianisme et de la modernité qui confie toute initiative au sujet.

Cette situation tragique procède d’une absolutisation de la vérité scientifique, c’est-à-dire de l’idée selon laquelle il n’y aurait pas de vérité en dehors des conditions définies par la science moderne qui pose que toute vérité doit être empiriquement vérifiable et doit pouvoir l’être indépendamment de celui qui en fait l’expérience. C’est cette conception que l’herméneutique de Gadamer a cherché à ébranler en montrant, vaillamment et de manière importante pour une compréhension plus adéquate de la foi, qu’il y avait des expériences de vérité qui ne se conformaient pas à ces conditions de la vérité scientifique, mais qui pouvaient légitimement être reconnues comme des formes de connaissance à part entière (Gadamer 1996). Ces expériences de vérité et de connaissance, Gadamer les a d’abord mises en évidence dans le monde de l’éducation ou de la Bildung (Grondin 2022), puisqu’il s’agit de vérités qui visent à former le sujet. Il les a aussi trouvées dans le monde de l’art, de l’histoire, des sciences humaines, de la jurisprudence, du savoir moral et de notre rapport langagier au monde. La vérité que nous proposent ces formes d’expérience n’est pas une vérité de domination, selon Gadamer, mais de participation à des horizons de sens qui nous procurent de l’orientation. Gadamer ne s’y est pas beaucoup intéressé (Greisch 2004, 139), mais il est possible d’étendre son analyse à la foi ou, plus justement, à la vie religieuse si l’on veut échapper à la situation aporétique et tragique à laquelle elle se trouve acculée sous l’empire de la science moderne : elle peut difficilement être comprise comme une vérité objective qui serait indépendante de celui qui en fait l’expérience et il est évident qu’elle ne porte pas que sur des réalités vérifiables, du moins au sens de la science actuelle, même si les actions qui résultent de l’engagement croyant peuvent, elles, se vérifier. Elle n’en procure pas moins une expérience de vérité et de connaissance qui outrepasse l’enclos de ce que la science moderne définit comme vérité.

5. Ce qu’oublie l’hypertrophie de la croyance

Si la constellation tragique et aporétique de la croyance doit être surmontée, cela ne pourra se faire que par un nouvel apprentissage, une nouvelle écoute (ex akoès !), de ce que sont la religion et la foi en rappelant ce qu’oublie la modernité quand elle confine les deux à l’ordre d’une décision subjective et dès lors irrationnelle, voire puérile[5]. Parmi les choses qui sont oubliées dans la conception moderne et contemporaine de la religion, il faut commencer par évoquer :

1/ tout l’univers des rites, des cultes, des pratiques et des célébrations, qui ne sont pas disparus, mais qui sont souvent tenus aujourd’hui pour moins essentiels en religion, certainement à tort comme le démontre l’essor récent et spectaculaire des ritual studies[6] ;

2/ on pensera ensuite au non moins imposant trésor des histoires, des mythes et des récits, historiques et sapientiaux, qui composent et portent depuis toujours, à des degrés divers, les religions, héritage qui ne s’est pas volatilisé non plus, loin de là – les grands textes restent et on y reviendra toujours –, mais que l’hégémonie de la science moderne fait aujourd’hui passer pour quelque chose de mythique, au sens maintenant péjoratif du terme, comme si tout ce qui relève de la sagesse et de l’histoire des traditions religieuses relevait de la pure fabulation et comme si la science n’entretenait pas elle-même sa propre mythologie ; on ne saurait oublier que cet héritage narratif, symbolique, historique et sapientiel des religions, scrupuleusement étudié par ses théologiens et ses philosophes (Marion 2020), reste le seul à conférer aux humains de l’espoir et du salut, ce qui n’est pas rien ;

3/ la focalisation sur la seule croyance intellectuelle ne fait pas non plus droit à la dimension affective de l’engagement croyant, à tout ce qui en lui tient de la passion, de l’attachement et de l’appartenance constitutive de notre identité ; c’est ce que Ingolf Dalferth a justement appelé le trait fondamentalement « pathique » (Dalferth 2018, 414), ou passionnel, de la religion, le fait qu’elle est vécue, souvent en tout cas, avec coeur (Steinbock 2021) et toute la gamme de nos émotions, de l’angoisse à la joie, en passant par la tristesse, le remords, l’acédie et la consolation, pour ne rien dire du sentiment religieux lui-même, que des géants comme Schleiermacher et Otto ont mis au centre de la religion ; le coeur a ses raisons et c’est souvent par le coeur que les exemples de vies religieusement engagées nous transportent (voir dans l’ouvrage de Charles Taylor tout le dernier chapitre consacré aux « Conversions » qui nous inspirent : Taylor 2007, 728 s.) ;

4/ il ne faudrait pas non plus oublier, s’agissant de la religion, tout le volet de l’agir moral et de l’engagement communautaire auquel exhorte la religion et dont les fruits sont souvent vérifiables ; on trouverait difficilement une morale dont les sources, proches ou lointaines, ne sont pas religieuses : comment nier que nos sociétés avancées et relativement « civilisées », qui promeuvent l’universalité des droits, la dignité humaine et la solidarité avec les laissés-pour-compte, reposent sur les principes moraux et civilisationnels des grandes religions ?

5/ dans la foulée de cet engagement éthique et communautaire, on ne saurait non plus négliger le volet caritatif et institutionnel de ces religions ; il est vrai que c’est un héritage qui fait souvent peur aujourd’hui, à une ère hyper-individualiste qui préfère les « religiosités » à la carte et qui abhorre les « religions organisées » (organized religion) ; ces organisations n’en ont pas moins marqué notre histoire et continuent de le faire, car elles ont elles-mêmes été à la racine d’institutions aussi indispensables que les écoles, les hôpitaux (Capelle-Dumont 2016, 34), les centres de soins (pensons, par exemple, aux léproseries de mère Teresa, à la Croix-Rouge ou au Croissant-Rouge) et les grandes oeuvres caritatives ;

6/ j’évoquerai enfin l’éventail des manifestations du sacré (ce que les phénoménologues de la religion appellent les hiérophanies) qui fait fond sur l’idée que le sacré apparaît (Ricoeur 1960, 480 ; Falque 2021) et n’est pas que transcendant, ni même affaire de décision personnelle. Comme nous l’avons vu, pour saint Paul, la foi elle-même relève d’une telle hiérophanie ou se trouvait décrite en ses termes.

Revisiter ces visages essentiels de la religion pourrait nous aider à surmonter la tragédie de la foi dans le monde contemporain qui ne croit qu’en lui-même et redécouvrir la vérité de la croyance elle-même, dont je dirai quelques mots pour terminer et parce que je pense qu’on peut y voir le terme, c’est-à-dire la conséquence plutôt que le point de départ d’une existence portée par la religion et qui peut dès lors aborder la vie avec confiance (pistis).

6. La vérité de la croyance

Nous étions partis de l’idée d’une hypertrophie de la croyance dans la conception moderne de la religion. Nous y avons vu un triple héritage du christianisme, de la métaphysique grecque et de l’ascendant de la science moderne. Il va de soi que c’est un héritage qui ne peut être défait ou renié. Il est un legs du travail de l’histoire et il serait naïf de vouloir s’en départir du jour au lendemain.

Il reste qu’il a conduit, nous espérons l’avoir montré, à une hypertrophie de la croyance qui masque ce qu’a toujours été la religion et qui tend à embrouiller notre rapport à elle en le mesurant à l’aune d’un type de « savoir », la science moderne, avec lequel elle a peu de choses à voir et n’a pas à entrer en concurrence. En reprenant les points que nous avons mis en exergue dans la section précédente, on peut dire que la réduction hypertrophique de la religion à la croyance rend presque incompréhensible l’importance et la persistance de la ritualité, elle tend à escamoter l’héritage sapientiel et narratif des grandes religions, sa dimension affective et identitaire, à séparer l’engagement moral et communautaire de ses sources religieuses, à nous faire oublier la vocation éducationnelle, caritative, institutionnelle des religions et à étouffer les manifestations du sacré dans nos vies.

Il tombe sous le sens que l’hypertrophie de la croyance a conduit à une intellectualisation du religieux. C’est là, assurément, un héritage conjugué du christianisme et de la métaphysique grecque qui ont compris, avec des accents propres, le rapport à la transcendance comme un rapport purement intellectuel : si pour la métaphysique grecque il s’agit d’un rapport de pensée – c’est par le noûs ou la raison que l’on contemple des vérités éternelles –, pour le christianisme, c’est un lien de pistis, disons de confiance éclairée, qui nous permet de nous rapporter au divin, même si pour Paul, il est important de le rappeler, l’initiative vient toujours d’ailleurs (la pistis est un donum Dei, un « don de Dieu » qui nous sauve). Il demeure que ce lien a souvent été réfléchi comme un rapport purement intellectuel, un assentiment fondé sur des raisons, et qui a permis au christianisme de développer sa riche théologie sur tous les aspects de la foi.

Or il n’est pas sûr que l’intellectualisation du lien religieux corresponde à la religion effectivement pratiquée. Il ne faut jamais oublier que lorsque l’on réfléchit sur la foi, comme nous le faisons ici, on le fait dans une perspective théorique et intellectuelle, dont on peut se demander si elle correspond véritablement à la foi vécue. Est-ce que le commun des « croyants », en supposant que ce terme soit toujours le plus heureux pour les décrire, se soucie beaucoup des fondements intellectuels et des raisons individuelles qui l’incitent à pratiquer et à proclamer sa foi ? Yann Schmitt l’a bien rappelé dans sa récente et utile Introduction à la philosophie des religions (2021, 37) :

Supposer que l’on peut comprendre les religions à partir du concept de croyance encourt le risque d’un trop fort intellectualisme et d’un trop fort individualisme. Réfléchir aux religions en distinguant croyance et savoir suppose que la religion est d’abord une vie intellectuelle où il s’agit de penser à des êtres ou à des vérités spécifiques. […] Il est bien plus probable que beaucoup de “croyants” se préoccupent non pas de contenus auxquels ils devraient adhérer, mais d’abord et avant tout de faire et de vivre selon les règles et les usages d’une religion. 

La focalisation sur la foi religieuse et son statut – si problématique aux yeux de la science moderne, compte tenu de son nominalisme allergique aux réalités spirituelles – tend aussi à nous faire oublier qu’un élément de foi et de croyance est essentiel à nos vies sur un plan qui n’a rien de religieux. Notre rapport à autrui et au monde ne se fonde-t-il pas davantage sur la foi que sur la science ? C’est ce qu’Augustin rappelait avec justesse dans son court De fide rerum quae non videntur (La foi aux choses qu’on ne voit pas), et dans son De utilitate credendi, que l’on pourrait traduire par « Du caractère indispensable de la croyance dans les affaires humaines ». C’est que toutes les relations humaines reposent en dernière instance sur un lien de foi et de confiance. Cela est vrai, par exemple, de l’amitié, qu’il faut entendre au sens large puisqu’elle évoquait aussi pour les Anciens les liens entre les membres d’une même famille. Les jeunes et les moins jeunes enfants n’ont-ils pas foi en leurs parents et leurs grands-parents ? Ils s’en remettent naturellement à eux, sans avoir bien sûr à se reconnaître comme « croyants » ou avoir à y réfléchir. Il s’agit plutôt d’une foi élémentaire, spontanée, qui porte toute leur existence. Cela est vrai des amitiés entre adultes : lorsqu’un individu traverse une crise ou une période difficile, ce qui n’est épargné à personne, il sait qu’il peut s’en remettre à un ami et à sa bienveillance (benevolentia dans la langue d’Augustin), sans que celle-ci ait à être démontrée par des preuves. Certes, l’amitié peut être trahie (elle peut aussi être feinte, fausse, superficielle, intéressée, etc.), mais si l’amitié trahie, et par là la foi trahie, nous horripile autant, c’est parce qu’elle constitue un fondement indispensable de notre existence.

C’est dans le même esprit et avec la même foi que nous faisons confiance à nos maîtres, à l’école et dans la vie, quand ils nous apprennent à connaître le monde. Tous, nous sommes ainsi des maîtres les uns pour les autres, ce qui veut dire que nous sommes en même temps des élèves les uns pour les autres et que les vérités que nous nous apprenons et que nous nous échangeons reposent sur la foi en des choses que nous n’avons pas nécessairement vues. Si on supprimait cette foi dans les relations humaines (haec fides de rebus humanis), dit Augustin, il en résulterait un désordre total de toutes les relations humaines et une horrible confusion (horrenda confusio ; Augustin 1951, 316). J’aimerais dire que la vie ne serait plus vivable. Son De utilitate credendi martèle la même évidence : « aucune société humaine ne saurait subsister sans dommage si nous décidions de ne rien croire que nous ne puissions saisir en toute évidence » (Augustin 1951, 272 ; De utilitate credendi, 12.26 : nihil omnino humanae societatis incolume remanere, si nihil credere stauerimus, quod non possumus tenere perceptum).

Dans une certaine mesure, cela reste vrai de la science et de ses vérités qui ne sont pas toutes indubitables. Le scientifique fait lui-même confiance à ce qu’il a appris dans les manuels et à ce que ses maîtres lui ont enseigné. De même, il fait confiance aux résultats de recherche qu’il a lus dans d’autres travaux, comme il a foi en son équipe de recherche. Plus fondamentalement encore, il a aussi foi en ce que ses yeux lui disent et ce que ses mots lui permettent de comprendre. Qui nous dit que nos mots et nos concepts correspondent bien à la réalité ? Pour le vérifier, on ne peut utiliser que d’autres façons de parler, en lesquelles nous avons confiance. La foi et la confiance sont donc des données anthropologiques fondamentales.

Certes, la vérité spirituelle ou religieuse est d’un type particulier puisqu’elle éclaire l’existence dans son ensemble. Mais comme toutes les autres formes de foi, elle constitue un fondement de vie. Elle nous découvre des vérités qui nous aident à vivre, à composer avec l’existence et qui nous permettent de reconnaître un sens à notre monde comme à nos modestes vies, si modestes d’ailleurs qu’elles sont absolument inconcevables sans quelque forme de foi.

Cette confiance ressortit-elle toujours à une décision tranchée de l’individu et est-elle irrationnelle parce qu’elle n’est pas démontrée avec une « évidence scientifique » ? Il est peu de vérités vitales qui reposent sur une telle évidence et, si l’on veut être honnête, il faut dire qu’il n’y en a aucune. Elles ne relèvent pas non plus d’une décision qui est toujours réfléchie puisque cette foi, je pense ici à la foi religieuse, est une foi qui est le plus souvent reçue et que nous acceptons, que nous accueillons, parce qu’elle est la lumière spirituelle (Thomas parlait ainsi de la foi comme d’un lumen spirituale[7]) dans laquelle nous vivons et qui nous fait voir ce que nous croyons. Cette foi, qui n’est pas qu’intellectuelle, repose sur une écoute et une ouverture à une parole qui nous précède et qui nous dit ce qui nous attend. À ce titre, il reste permis de la penser comme un don de Dieu.