Notes de chercheurs

Habiter le doute et vivre avec le trouble : quelle place pour l’incertitude et l’invérifiable en recherche ?[Record]

  • Marc D. Lachapelle

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Note de l’auteur

L’auteur tient à remercier Valérie Michaud et Viviane Sergi pour les généreux commentaires et les stimulantes discussions qui ont mené à ce texte. Ses travaux sur les tensions organisationnelles et la recherche engagée sont financés par une bourse doctorale du FRQSC.

Que peuvent avoir en commun un journaliste et un chercheur? Bien plus que ce que je pensais après avoir lu Troubler les eaux, l’essai journalistique de Frédérick Lavoie (2023). Lors de ma lecture, je me suis surpris à pouvoir substituer sans trop d’accrocs le mot chercheur à celui de journaliste, et ainsi à me transposer dans les questionnements et les doutes que l’auteur soulève envers lui-même, sa pratique journalistique [de recherche] et l’état de notre monde. La quatrième de couverture résume bien ce qu’on peut ressentir lors de cette lecture : « Troubler les eaux est un récit qui nous fait éprouver le vertige d’un journalisme [d’une science] renonçant à ses certitudes pour mieux prendre en compte la différence et l’insoluble ». Frédérick Lavoie s’inspire de la pensée de Donna Haraway et d’Anna Tsing pour réaliser une réflexion critique sur sa pratique. Par ricochet, il offre aussi un reflet au monde des recherches qualitatives. Ce que je propose ici c’est de nous confronter, comme chercheurs et chercheuses, au trouble que vit le journaliste. Avec cette note de recherche, je souhaite : 1) revenir sur les éléments critiques que Frédérick Lavoie soulève vis-à-vis sa pratique et suggérer comment ceux-ci peuvent se transposer au monde de la recherche; 2) souligner l’originalité de sa démarche et montrer comment elle peut nourrir une pratique de recherche plus engagée et incarnée; 3) ouvrir les possibles envisageables et partager le trouble qui émane de cet essai. Lavoie ouvre deux boîtes noires que partagent la recherche et le journalisme : le travail de terrain et celui de l’écriture. Ces deux boîtes noires sont souvent tenues pour acquises (you just do it) et invisibilisées dans les rendus de recherche (Anteby, 2013; Sergi & Hallin, 2011). Or, comme nous le montre le journaliste, le travail de terrain et d’écriture est miné de dilemmes et de difficultés. Nous devons naviguer dans les zones grises, les doutes, l’impossibilité d’avoir accès à toutes les informations ou de capter la réalité. Lors de ma lecture, c’est face à cette question que je me suis retrouvé confronté : quelle place donnons-nous à l’incertitude et à l’invérifiable en recherche? Mon objectif est de souligner la complexité qui se cache derrière le travail de terrain et d’écriture; d’interroger les idées qu’on tient pour tabous. En rendant visible ce travail, on le réhabilite aussi comme moment constitutif de la recherche, et donc potentiellement génératif de connaissances. Du moins c’est ce à quoi arrive Frédérick Lavoie dans son ouvrage : il rend l’incertitude et l’invérifiable révélateurs. C’est en nous plongeant dans la peau d’une Bangladaise (fictive) que Frédérick Lavoie amorce son ouvrage. Cette mise en abyme d’une rencontre journalistique donne le ton. Quelle relation peut-il exister entre le journaliste [le ou la chercheuse] et la personne interrogée? Quelle perception cette personne peut-elle avoir de l’interaction qui semble pourtant banale : la récolte d’informations concernant de récentes inondations? Ce qui amorce le trouble chez Frédérick Lavoie c’est d’abord des rencontres avec des Bangladais et Bangladaises dans le cadre d’une enquête journalistique sur les enjeux de l’eau dans ce pays d’Asie du Sud. Il sent à ce moment qu’il remplit ses obligations journalistiques [de recherche], mais reconnaît qu’il ne peut pas aller « au fond des choses » (2023, p. 236). Mais c’est surtout lorsque vient le temps d’écrire l’essai [la recherche] résumant l’enquête que la vague de trouble frappe. Pour Lavoie, l’écriture fait émerger une tension entre l’aspiration de donner une voix aux personnes rencontrées et le désir de rester authentique. N’y a-t-il pas un risque d’induire en erreur, se demande-t-il? Comme il le …

Appendices