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Ce numéro thématique a pour principal objectif d’apporter une meilleure compréhension relative à certaines actions entreprises par des femmes autochtones, au Québec, dans le but de rééquilibrer les rapports de force chez les peuples autochtones, ainsi qu’avec les autorités étatiques. Les contributions regroupées ici portent particulièrement sur les perspectives des femmes autochtones concernant la gouvernance territoriale en transformation, les mouvements sociaux en action, ou la création artistique en ébullition.

Ce numéro thématique s’inspire de ceux publiés en 1983 et 1984 dans la revue Recherches amérindiennes au Québec, qui ont porté respectivement sur : 1) la parole des femmes autochtones au sujet de la division sexuelle du travail, de l’occupation du territoire, de l’ethnohistoire, des relations entre les genres, de la réduction de leurs droits et pouvoirs par le colonialisme (RAQ vol. 13, n˚ 4) ; et 2) le fait d’être née femme autochtone et d’avoir dû faire face à la fois aux transformations économiques et biologiques, aux obstacles à la transmission des savoirs matériels et linguistiques, aux inégalités entre les femmes et les hommes, ainsi qu’aux effets concrets de la Loi sur les Indiens (RAQ vol. 14, n˚ 3). Je ne peux pas non plus passer sous silence le numéro thématique de la revue Recherches féministes publié en 2017 auquel j’ai contribué par la rédaction d’un article issu de ma thèse de doctorat (Basile et al. 2017). Sous le thème « Femmes autochtones en mouvement : fragments de décolonisation », ce numéro soulignait la difficulté, toujours actuelle, de rassembler des textes rédigés par des femmes autochtones inscrites dans le milieu universitaire francophone québécois (à titre d’exemple, on compte seulement cinq professeures autochtones dans le Réseau de l’Université du Québec en 2022). D’autres articles et monographies portant sur les enjeux relatifs aux femmes autochtones ont été publiés dans les dernières années – notamment par des autrices ayant participé au présent numéro, telles que Caroline Desbiens, Carole Lévesque ou Nathalie Kermoal –, mais encore trop rares sont les codirections de recherche et corédactions de textes impliquant des femmes autochtones au Québec francophone. Encore plus rares sont les ouvrages portés par elles seules. Il est souhaité que le présent numéro participe en partie à combler ce déficit. D’ailleurs, plusieurs des articles de ce numéro sont basés sur des recherches collaboratives où l’équilibre des pouvoirs entre chercheurs et chercheuses, mais aussi entre participants et participantes s’éloigne de la hiérarchie conventionnelle, une formule qui peut parfois apporter des bénéfices insoupçonnés (Desbiens 2010).

En cette ère de réconciliation entre les peuples autochtones et les sociétés coloniales, les sciences humaines et sociales ont le devoir de contribuer à l’étude des transformations qui s’opèrent au sein des populations autochtones, aux échelles communautaires, nationales et internationales. Pour ce faire, des efforts de décolonisation des territoires, des pensées, des pratiques, ainsi que de la recherche s’avèrent nécessaires (Battiste 2008 ; Smith 2021). Afin de montrer le caractère complexe du carrefour d’oppressions multiples engendré par le colonialisme, ce numéro thématique met de l’avant le paradigme de l’intersectionnalité qui étudie un ensemble de conditions de vie créé par l’enchevêtrement de facteurs d’oppression (Delisle L’Heureux 2018 ; Crenshaw et Bonis 2005). Les contributions au sujet du territoire, des savoirs, de la société et des arts expliquent en partie la « résurgence » des femmes autochtones dans leur société respective. Le corpus qui compose le présent numéro montre, par la variété des approches proposées et par la transdisciplinarité des autrices − dont cinq sont d’origine autochtone −, qu’il est possible, voire nécessaire, d’étudier les enjeux relatifs aux femmes autochtones à l’aide d’une multitude de lunettes et de perspectives.

Le contexte actuel canadien n’est pas anodin quant à la volonté, voire le besoin, de mieux saisir l’importance des transformations auxquelles font face les femmes autochtones, ainsi que les enjeux qui les concernent de près. Les différentes commissions d’enquête ayant eu lieu au Canada dans les dernières années, soit la Commission de vérité et réconciliation du Canada – CVRC (2015) − et l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées – ENFFADA (2019) −, ainsi qu’au Québec avec la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics : écoute, réconciliation et progrès – CERP (2019) −, ont comme dénominateur commun une expérience coloniale empreinte de violences. Les rapports de ces commissions font tous la démonstration que les peuples autochtones au Canada, et en particulier les femmes, ont été la cible de politiques gouvernementales ayant pour but leur assimilation culturelle et leur disparition politique. Ces rapports ont entre autres conclu, l’un à un génocide culturel, l’autre à un génocide « point », et le dernier à l’existence d’une discrimination systémique. Dans la même période, une vague de « retour » de femmes dans l’univers politique s’est amorcée et nous avons assisté, au Québec, à l’élection des premières femmes aux postes de Grande cheffe de leur nation (Eva Ottawa chez les Atikamekw en 2006 ; Alice Jérôme en 2012, suivie de Verna Polson en 2016 chez les Anicinapek – ou Algonquins). L’année 2021 est marquante pour les femmes autochtones en politique puisque 70 ans après d’importants amendements à la Loi sur les Indiens − dont un qui lève l’interdiction aux femmes de s’investir en politique –, elles représentent un chef sur quatre au Canada (Maertens et Basile 2022). Nous assistons aux élections de femmes autochtones à des postes névralgiques, en politique et ailleurs. Une première femme eeyou (cri), Mandy Gull, est élue à la tête du Grand conseil des Cris (Eeyou Istchee)/Gouvernement de la Nation crie et une première femme kanien’kehà:ka (Mohawk), Kahsennenhawe Sky-Deer, est élue Grande Cheffe de la communauté de Kahnawà:ke. À l’échelle nationale, RoseAnne Archibald (femme crie) est élue Cheffe nationale de l’Assemblée des Premières Nations (APN). De la même façon, Mary Simon (femme inuk), est nommée Gouverneure générale du Canada, et Michèle Audette (femme innue) est nommée au Sénat canadien. En 2022, Michèle O’Bonsawin (femme w8banaki) est également nommée juge à la Cour suprême du Canada et Kateri Champagne Jourdain (femme innue), est élue à l’Assemblée nationale du Québec.

De nombreuses actions collectives de femmes autochtones, en milieu urbain ou dans les communautés territoriales, sont menées de front par celles qui sont devenues – souvent malgré elles –, le fondement d’une présence citoyenne en transformation dans plusieurs régions au Québec et au Canada. En puisant dans les savoirs et les pratiques traditionnelles de soutien et de ressourcement, les femmes autochtones ont pris en main la réactualisation du rôle fondamental de la culture dans les actions de guérison communautaire nécessaires à leur survie. Néanmoins, les politiques coloniales ont encore une forte empreinte sur le destin des femmes autochtones, comme en témoignent leur surreprésentation en milieu carcéral, tant au fédéral, qu’au provincial (Marques 2020). De même, des femmes autochtones sont encore de nos jours confrontées à la persistance des pratiques de stérilisation forcée et autres violences obstétricales dans l’ensemble du Canada, incluant le Québec (Basile et Bouchard 2022).

Il s’avère donc important de s’arrêter un moment pour faire le point sur différents enjeux autochtones qui touchent en particulier les femmes et qui auront certainement une incidence, espérons positive, sur les futures générations. C’est ce que propose ce numéro thématique, dont les textes se déclinent en trois parties : la gouvernance territoriale, les mouvements sociaux et les arts. Ces contributions portent un regard sur certaines réalités vécues par les femmes autochtones dans leurs luttes pour rétablir l’équilibre des rapports de pouvoir entre les femmes et les hommes, entre les Autochtones et les Allochtones, mais aussi au sein des dynamiques territoriales, sociales, politiques, économiques et culturelles.

Partie I – Gouvernance territoriale

L’effritement du rôle des femmes autochtones dans la gouvernance de leurs peuples, de leurs territoires et de leur système économique en raison de la colonisation (Kuokkanen 2011) a contribué à une érosion des savoirs (Kermoal et Altamirano-Jimérez 2016) et à une perte de pouvoir concernant leur propre destinée (O’Faircheallaigh 2012 ; Anderson 2009). Une combinaison de facteurs a mis à mal la place des femmes autochtones dans la gouvernance territoriale, telle que leur effacement des processus de prise de décision (la religion les reléguant à la sphère domestique notamment), leur nombre encore trop restreint dans la sphère politique, la perte d’accès au territoire, ou encore l’altération des écosystèmes (Basile 2017). Le territoire, demeurant un pilier important des identités et des cultures autochtones pour lesquelles les femmes ont un rôle de « gardienne active », doit être protégé et respecté ; et pour cela, il doit être mieux compris.

Le premier article est tiré de ma thèse de doctorat, dirigée par Hugo Asselin et le regretté Thibault Martin. Il met à l’avant-plan la parole de 32 femmes atikamekw qui chacune, à leur manière, rappellent leur fort lien d’attachement au territoire, leur volonté de perpétuer la transmission des savoirs et de retrouver l’équilibre entre leur rôle et celui des hommes dans la gouvernance. Elles réitèrent également le fait qu’elles avaient − et ont toujours − un rôle à jouer dans la gouvernance territoriale, et ce malgré les nombreux bouleversements de leur mode de vie qui ont souvent mis à mal ce rôle important. Les femmes atikamekw qui ont participé à cette recherche ont également exprimé un sentiment d’insécurité territoriale et culturelle pour lequel sont proposées des solutions inspirées de leurs traditions telles que : prendre une plus grande place dans le leadership politique, reconnaître leur rôle essentiel dans la résolution de conflits et dans l’organisation sociale, retourner puiser dans les modes de gouvernance d’autrefois − du campement au territoire − dans lesquelles les femmes étaient impliquées et leur parole respectée. Cet article présente également des éléments de la culture atikamekw significatifs, sous-estimés et occultés jusque-là dans les rares recherches menées sur l’univers des femmes de ce peuple : la métaphore du tciman (canot d’écorce de bouleau), la fabrication du tikinakan (porte-bébé) et du mickiki (médecine traditionnelle), ou encore la production de osekwan minic (pâte de bleuet) dont les femmes ont la responsabilité.

Le deuxième article, de Èva-Marie Nadon Legault, diplômée à la maîtrise en études autochtones sous ma direction et celle de Hugo Asselin, expose les réalités vécues par les femmes iiyiyuu-iinuu (cries) relatives au Programme de sécurité économique pour les chasseurs cris, mis en oeuvre dans la foulée de la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois en 1975. Ce programme unique de financement, voué au maintien du mode de vie traditionnel cri basé sur des activités de subsistance telles que la chasse, le piégeage et la pêche, a été élaboré sur le modèle d’une unité familiale dirigée par un chef (de famille ou « maître de trappe ») généralement masculin. Les pratiques considérées comme appartenant plutôt à l’univers féminin (la cueillette de petits fruits et de plantes médicinales, la préparation du gibier et des peaux des animaux à fourrure, l’entretien du campement, l’artisanat, etc.) sont considérées comme « accessoires » par l’organisme gestionnaire du programme, une distinction qui mine la réelle importance de ces activités. Le fort lien d’attachement au territoire que les femmes iiyiyuu-iinuu entretiennent toujours renforce la pertinence de ce programme, malgré des critères d’admissibilité et des règles de gestion qui ont pu les priver de leur juste part des retombées, et ce jusqu’à la révision du programme en 2019.

L’article de Nathalie Kermoal montre que les femmes métisses de l’Ouest canadien cherchent une plus grande reconnaissance de leur rôle sur le territoire. Le rapport de la Nation métis au territoire et les savoirs écologiques que les femmes ont développés sont exposés de manière à faire comprendre l’interrelation entre les concepts de mobilité (mouvement continu pour la chasse notamment) et de territoire (fondement des façons d’être et des interactions humaines). Les activités et les savoirs des femmes, restés longtemps invisibles dans les recherches menées chez les Métis, sont enfin reconnus à leur juste valeur par la démonstration des « brigades métisses de chasse » au sein desquelles la contribution des femmes était essentielle. Cette contribution des femmes métisses se traduit également par la broderie, une pratique au travers de laquelle elles illustrent le territoire sur les vêtements fièrement portés par les hommes métis. L’usage des perles de verre dans ce minutieux travail devient ainsi la signature identitaire des femmes métisses. La restauration et la valorisation des savoirs des femmes autochtones, spécifiquement en ce qui a trait aux plantes médicinales, sont aussi un objectif pour plusieurs d’entre elles. Dans le cas des femmes métisses, leurs capacités d’adaptation aux nouveaux contextes écologiques et politiques ont fait en sorte qu’elles participent toujours aussi activement à la préservation d’une identité métisse distincte.

L’article de Caroline Desbiens, Justine Gagnon et Irène Hirt nous amène à découvrir des initiatives historiques et contemporaines qui montrent comment les savoirs des femmes autochtones peuvent contribuer à la gouvernance territoriale. En plus de la marginalisation des femmes cartographes, l’absence des femmes autochtones − à l’exception de quelques illustrations qui accompagnent les « premières » cartes des Amériques dans lesquelles elles sont passivement assises −, caractérise la fabrication de cet important outil colonial. La (re)visitation de la cartographie par Shanawdithit − l’une des dernières Béothuk − a permis, grâce à sa grande mobilité et sa connaissance fine du territoire, une meilleure compréhension de l’occupation territoriale de son peuple, jusqu’aux événements tragiques qui l’en ont effacé. La nécessaire transformation d’une cartographie dite masculine et coloniale passe inévitablement par une analyse genrée du « monde-carte » et une (re)cartographie autochtone, féminine et politique. Les autrices résument bien ce besoin en citant la cartographie faite par Lucchesi (2019) de la disparition de femmes autochtones, s’étonnant que si les exploits d’un seul homme peuvent être reconnus par l’Histoire, le destin de milliers de femmes trouve difficilement semblable écho.

Partie II – Mouvements sociaux

La transmission des savoirs autochtones a été mise à mal par le colonialisme de peuplement (Wolfe 2006) et les Autochtones ont été refoulés vers des territoires pauvres en ressources naturelles afin de laisser place à des activités extractives qui se sont intensifiées dans le temps (industries forestières, minières et hydroélectriques d’un côté, et développement de réseaux de transport routier, ferroviaire et maritime, de l’autre) (FAQ 2018). La présence des Autochtones dans les villes québécoises et canadiennes s’est intensifiée à partir des années 1950 (Lévesque et Cloutier 2013) et ce phénomène apporte d’autres défis au maintien et au rétablissement des liens sociaux et territoriaux (Asselin et Drainville 2020). De multiples revendications ont donc vu le jour, donnant lieu à des mouvements sociaux souvent menés par des femmes autochtones, dont la participation aux luttes environnementales, sociales et politiques reste sous-estimée (Basile 2022).

L’article de Carole Lévesque, Édith Cloutier, Caroline Desbiens, Tanya Sirois, Natasha Blanchet-Cohen et Nathalie Kermoal met en lumière l’histoire et le dessein contemporain du mouvement des centres d’amitié autochtones au Canada et le rôle déterminant que les femmes y ont joué, de la naissance du mouvement il y a plus de 70 ans, à la militance citoyenne d’aujourd’hui. Ayant pour principal objectif l’amélioration de la qualité de vie des familles autochtones établies en milieu urbain, dont la plupart sont dirigées par des femmes, le mouvement des centres d’amitié autochtones contribue notamment à la préservation des identités autochtones et au maintien d’une cohésion sociale, en plus de défendre les intérêts et les droits des Autochtones au sein des services publics faisant souvent fi de leurs réalités. Les autrices proposent, à travers des trajectoires populationnelles, du début de la colonisation jusqu’à aujourd’hui, une meilleure compréhension des enjeux autochtones et urbains au Québec, qui se caractérisent par une mobilité entre communautés territoriales et communautés urbaines. Se tenant debout devant un lot d’inégalités sociales qui persiste, l’incontournable mouvement des centres d’amitié autochtones est à la recherche d’un équilibre à la fois entre responsabilités individuelles et collectives, mais également entre reconnaissance et différence.

L’article de Laurence Desmarais présente le concept d’écoféminisme et souligne le fait que le colonialisme de peuplement (settler colonialism) n’y est pas (encore) inscrit comme instrument d’oppression des femmes. L’autrice rappelle que les femmes autochtones et les personnes bispirituelles revendiquent depuis longtemps la reconnaissance du colonialisme de peuplement − concept plus largement utilisé dans la littérature anglo-canadienne − comme un facteur d’oppression qui, une fois associé à l’extractivisme et au patriarcat, forme un trio complice et dominant. Elle soutient que les écoféministes, même critiques, manquent de compréhension en ce qui concerne le colonialisme de peuplement et dénonce la reconnaissance d’une équation entre les problèmes environnementaux, les violences envers les femmes autochtones et les diverses formes de colonialisme étatique. En utilisant le concept de Motherwork, qui s’appuie sur le respect des responsabilités qui sont attribuées aux femmes plutôt que sur le respect de leurs droits, l’autrice démontre habilement son lien avec la mobilisation et les actions de résistance des femmes wet’suwet’en devant la construction d’un gazoduc, mais aussi des routes et des campements de travailleurs qui l’accompagnent. Ici encore, on note un nécessaire retour à l’équilibre qui passe inévitablement par la prise en compte des traditions et de l’organisation sociale dans les études sur le genre en contexte autochtone.

La note de recherche de Jeanne Strasbourg découle de son mémoire de maîtrise rédigé sous la direction de Nicolas Houde et ma codirection. Il s’agit, à ma connaissance, du premier des rares mémoires universitaires portant sur les expériences de femmes autochtones en politique au Québec − sujet, par ailleurs, plus largement documenté dans l’Ouest canadien. En tenant compte des résultats des dernières élections à Kanhawà:ke, l’autrice montre que de plus en plus de femmes s’investissent en politique autochtone pour des raisons qui, souvent, diffèrent de celles de leurs confrères masculins. En contexte kanien’kehà:ka, les valeurs matriarcales influencent l’engagement contemporain des femmes en politique. Cela se traduit par une présence continue de femmes élues au sein du Conseil de bande dans cette communauté depuis plusieurs décennies. Les femmes kanien’kehà:ka ont notamment su développer des stratégies afin de composer avec les potentielles critiques et entretenir leur rôle traditionnel de négociation dans la résolution de conflits. Contrairement à d’autres contextes politiques autochtones, elles ne seraient pas perçues comme une « menace » au sein de leur organisation sociale et politique, mais bien comme des « alliées naturelles » au sein de la gouvernance locale.

Partie III – Arts

L’affirmation du lien au territoire et la transmission des savoirs qui y sont rattachés font partie intégrante de l’identité et de l’appartenance culturelle des peuples autochtones. Cette affirmation se traduit aussi dans les arts, un domaine où les femmes autochtones ont longtemps été marginalisées au Canada, au profit d’artistes autochtones masculins (Goyon 2011). Bien que ces derniers aient aussi eu maille à partir avec les standards de l’art canadien qui les ont longtemps relégués aux musées ethnologiques, plusieurs ont tout de même connu un rayonnement national et international, et ce bien avant les femmes autochtones artistes (Goyon 2011). À titre d’exemple, il a fallu attendre 2010 pour que l’artiste reconnue Daphné Odjig ait sa propre exposition au Musée des beaux-arts du Canada (Goyon 2011). Depuis, plusieurs femmes ont revendiqué un espace dans le domaine des arts pour se réapproprier leur culture, leur langue et leur voix (Darsigny-Trépanier et al. 2019). Ainsi, de plus en plus de femmes autochtones expriment leur relation au territoire dans leur art, notamment par l’usage des technologies numériques, du perlage et de l’expression théâtrale. L’oeuvre Matisiwin (la vie) de l’artiste atikamekw Eruoma Awashish sur la couverture de ce numéro en est un parfait exemple.

L’article de Caroline Nepton Hotte découle de sa recherche doctorale en cours sous la direction de Laurent Jérôme et ma codirection, et porte sur les dynamiques d’affirmation et d’appropriation des technologies médiatiques par des femmes artistes autochtones. Elle met ici en lumière le travail photographique de l’artiste anicinape Caroline Monnet. La superposition d’une photo de femmes autochtones contemporaines avec celle tirée d’un film historique, qui montre des femmes autochtones sur leur territoire, nous amène à réfléchir sur la représentation des femmes autochtones dans les médias d’hier et d’aujourd’hui. L’autrice fait la démonstration qu’il est possible, par l’art, de s’éloigner des stéréotypes qui collent encore de nos jours aux femmes autochtones (tels que leur grande « disponibilité » envers les hommes par exemple) en les présentant de face, regard franc, loin de la tenace image de la « princesse indienne ». Elle propose une réflexion, toujours en cours, sur la nécessaire réappropriation culturelle et la récente appropriation des technologies par les femmes artistes autochtones.

L’article de Maude Darsigny-Trépanier, tiré de son mémoire de maîtrise, propose une analyse de la pratique artistique de Nadia Myre, à travers l’étude de textes contemporains portant sur les oeuvres de cette artiste anicinape. Elle s’intéresse au langage utilisé − souvent empreint d’essentialisme − ainsi qu’aux notions de colonialisme et d’appropriation/réappropriation. L’oeuvre la plus connue de Nadia Myre est sans nul doute Indian Act Project, qui expose les 56 pages de la Loi sur les Indiens revisitée par la minutieuse tâche du perlage, ici vue comme un acte de résistance. Des perles de verre blanches et rouges se côtoient pour effacer et intensifier des extraits du texte de loi ou pour « occuper le territoire » des pages vides du document. L’analyse des nombreux textes qui parlent de cette oeuvre, mais également d’autres oeuvres de l’artiste mobilisant des objets fortement symboliques chez certains peuples autochtones, tels que le wampum et le canot, montre qu’il reste un important travail de décolonisation de l’écriture à faire.

L’article de Véronique Hébert présente son projet doctoral en cours ainsi que des extraits de ses oeuvres en création dramaturgique. Son étude porte sur sa propre expérience de théâtre de création en tant que femme atikamekw, qui met au centre de sa pratique des faits historiques associés à la mythologie autochtone. Elle s’est donnée pour objectif la réalisation d’une scénographie du territoire. Résolument ancrée dans le Nitaskinan (notre territoire), la proposition de l’autrice rappelle que ce territoire, historiquement occupé par les ancêtres, peut aussi faire l’objet d’une occupation par l’imaginaire et la littérature, dans laquelle les femmes retrouvent un rôle presque effacé par les politiques coloniales. Elle avance l’hypothèse que la langue du peuple atikamekw, le nehiromowin, est fondée sur son rapport au territoire et qu’elle est « performée en faisant appel à une théâtralité particulière ». Les spectateurs sont ainsi invités à assister à une performance qui met en scène le territoire, la tradition orale et la mémoire atikamekw.