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À mi-chemin entre l’étude linguistique et l’analyse historique, Fabrice Le Coguillé analyse dans son ouvrage plusieurs autobiographies rédigées par des autochtones aux États-Unis entre la fin du xviiie siècle et le xixe. Structuré en trois sections, le livre s’articule autour de grandes étapes : se présenter, se raconter et se recomposer. Il s’agit en fait d’analyser l’usage et la perception de chacun de ces écrits au fil du temps en se concentrant sur la terminologie et l’étude des images et du vocabulaire qui sont la marque de fabrique des textes. L’auteur se concentre principalement sur cinq auteurs amérindiens (Samson Occom, qui a publié en 1765 et en 1768 ; William Apess, de 1829 à 1837 ; Sarah Winnemuca Hopkins, 1883 ; Andrew Jackson Blackbird, 1887 ; Francis La Flesche, 1900), qu’il compare entre eux à la lumière d’un corpus secondaire d’une vingtaine d’autres écrivains autochtones. Le choix de son corpus principal lui permet de couvrir un long xixe siècle pour y étudier les changements dans la façon d’écrire et de partager les informations de chacun des auteurs.
Dans sa première partie, Fabrice Le Corguillé se concentre sur l’écriture personnelle de chacun, qui révèle le besoin de ces auteurs de se raconter, c’est-à-dire d’apporter sur leur réalité un éclairage différent de celui que les Blancs pouvaient donner dans leurs propres récits. On comprend l’importance de l’usage du « je » dans ces autobiographies, qui prend une valeur quasi symbolique et revendicatrice dans des textes parfois anodins. Il s’agit ici de mettre en avant l’aspect « témoignage » de ces écrits, quelle que soit l’époque, qui cherchent à valoriser l’image de l’autochtone et à sortir du discours très stéréotypé qui prédomine dans la littérature de leurs contemporains.
Le Corguillé analyse en détail la construction linguistique de chaque texte pour appuyer son idée et il montre également que rien dans ces écrits n’est laissé au hasard : le choix même du nom utilisé par chaque auteur pour signer son texte est un acte d’affirmation de son identité et une forme de revendication en tant qu’individu. On retrouve ici les mêmes observations que celles que les historiens spécialisés en histoire autochtone ont pu faire pour d’autres communautés dont les membres ont été alphabétisés à la même époque : cette similitude dans les écrits amérindiens se remarque autant sous la domination coloniale britannique du Canada que sous celle des États-Unis après leur indépendance.
Cette première partie s’interroge également sur l’importance de la langue dans laquelle sont écrites ces autobiographies et souligne que le choix de l’anglais n’était pas non plus anodin : en s’appropriant ce savoir et en rédigeant leur texte en langue anglaise, les auteurs retrouvent un pouvoir de décision, un pouvoir de transmettre et de faire entendre leur voix. L’anglais est présenté par ces écrivains comme une langue « véhiculaire » qui ne leur était cependant pas étrangère puisque la plupart d’entre eux avaient été instruits dans des écoles anglophones protestantes.
En intitulant sa seconde partie « se raconter », Le Corguillé nous ramène au contenu du texte des autobiographies. Il nous montre comment ces écrits sont empreints de la culture orale de chaque auteur et à quel point on peut y voir toutes les influences culturelles que chacun a connues. Ainsi, après être revenu sur les pratiques de proto-écriture de certaines communautés, Fabrice Le Corguillé analyse l’apport de la Bible, souvent support d’alphabétisation dans le récit. On peut comprendre le processus de transfert culturel qui apparaît dans l’usage des mythes et le recours aux paraboles dans certains textes, paraboles qui servent aux auteurs à affirmer leur identité propre.
Le Corguillé s’appuie sur certains des mythes et contes racontés dans son autobiographie par Winnemuca – la seule autrice de son panel, signe de la rareté de ce type de source – pour analyser l’attitude des Paiutes à l’égard des Blancs : une attitude plutôt pacifique, qui tranche avec le comportement violent des Blancs. Il ne fait cependant pas d’analyse historique détaillée et se borne à remarquer que son autrice accorde une importance à ce type de mythe mais qu’elle en pointe aussi les limites dans ses relations avec les Blancs. Il en va de même avec les histoires mettant en scène le trickster, récits très courants dans les cultures orales autochtones et qui ont surtout un rôle didactique. Fabrice Le Corguillé montre comment, en définitive, ces auteurs font preuve de recul et de réflexion dans leur autobiographie par rapport à leurs propres récits fondateurs et poussent leur analyse jusqu’à s’interroger sur la façon dont leur culture et leur peuple sont compris par la société coloniale qui les entoure.
Ainsi, certains se sont même intéressés à la terminologie qui est utilisée pour désigner les autochtones dans les textes : Le Corguillé remarque ainsi que cette problématique très actuelle concernant la désignation des peuples et des individus se retrouve dans le texte d’Apess qui proposait déjà, dans le premier tiers du xixe siècle, d’utiliser le terme « Native ». S’il a fini par utiliser le terme « Indian », très usité à cette époque, il s’est toujours attaché à le valoriser pour sortir du stéréotype et y accrocher son identité. En mettant l’accent sur la terminologie et le vocabulaire employés par les auteurs amérindiens, Le Corguillé montre que la façon d’utiliser l’écriture dans ces autobiographies était un engagement presque politique de la part de ces auteurs. D’ailleurs, il fait un parallèle avec les autobiographies de la communauté afro-américaine et montre que certains écrivains amérindiens avaient pris position contre l’esclavage. Il voit dans le destin de ces deux cultures une similarité et une « communauté de pensée ». Si le parallèle est intéressant, on peut regretter qu’il ne fasse l’objet que de quelques pages car l’auteur ne fait que survoler cet aspect de l’écriture autochtone.
Dans la dernière partie de l’ouvrage, intitulée « Se recomposer », Le Corguillé aborde la question de l’intégration ou de l’assimilation des populations autochtones à la société dominante. Il met en exergue notamment l’usage du paradigme « parent-enfant » assez courant dans la littérature amérindienne pour caractériser les relations entre les Blancs et les peuples autochtones, dans un équilibre fragile et inégal. Là encore, on pourrait faire un parallèle avec d’autres travaux qui ont montré que ces références à la parentalité étaient étroitement liées à une question de place dans l’ordre social et surtout à un ensemble de devoirs et de droits dans les échanges.
Le Corguillé revient également sur le mélange des cultures qui apparaît dans les textes amérindiens et qui montre l’influence non négligeable de la culture chrétienne. Certaines parties des textes autobiographiques amérindiens relèvent du tragique, voire de la dystopie. Les auteurs montrent que leurs peuples ont tendu la main, aidé parfois la société coloniale à prendre pied sur leur territoire, mais qu’en échange, ils ont été exclus, privés des ressources de leurs propres terres et de leur place dans cette nouvelle réalité sociale. Ce constat est parfois empreint de détresse dans l’usage des images et du vocabulaire. Jusque dans leur crainte de l’au-delà, l’influence coloniale a eu des effets dévastateurs sur les repères culturels et identitaires de ces auteurs qui mélangent leurs croyances avec celles du christianisme. Dans cette dernière partie, Le Corguillé fait une forme d’analyse rapide des effets néfastes de la colonisation et de ses conséquences sur les communautés qui cherchent encore leur place dans la nouvelle société dominante.
Ancrages amérindiens revient avec justesse sur une appropriation de l’écriture par des Amérindiens qui s’en sont servi pour revendiquer une identité, défendre leur vision de la réalité coloniale et transmettre leurs impressions sur les conséquences de la colonisation sur leur place dans ce nouvel ordre social. L’analyse linguistique qui est la ligne rouge de tout l’ouvrage s’avère très pertinente ; le texte de chaque auteur est éclairé à la lumière des autres et permet d’aborder, en creux, un contexte historique qui replace le contenu de ces écrits dans un plus grand ensemble.
La principale difficulté de lecture est liée à la diversité des auteurs et de leurs origines : on va des Paiutes aux Ojibwas, en passant par les Pequots ou les Mohegans comme s’ils ne formaient qu’un seul peuple à des époques variées, alors que chacune de ces populations a ses propres spécificités culturelles et fait face à une situation sociale différente. Il aurait été sans doute utile de mieux contextualiser culturellement chaque auteur et peut-être de pointer les points communs et les différences historiques qui entourent la situation de chaque peuple au moment de l’écriture de ces autobiographies. En revanche, la comparaison avec le corpus secondaire, quoique parfois source de confusion, est un vrai atout pour quiconque s’intéresse à l’appropriation de l’écriture par ces populations. On y retrouve des points communs et des points de vue partagés entre des individus qui ne se connaissaient pas forcément mais qui ont une perception semblable de leur réalité sociale. Enfin, l’étude des procédés d’écriture et des similitudes avec d’autres types de textes demeure la force de cet ouvrage qui est un excellent moyen d’aborder les écrits amérindiens du xixe siècle aux États-Unis.