Abstracts
Résumé
Cet article propose un regard sur un ensemble de photographies afin d’étudier les transformations économiques et socioculturelles survenues au cours du xxe siècle à Ollagüe, une communauté autochtone du nord du Chili. Les ruines industrielles et la culture matérielle de l’exploitation du soufre y sont des témoins privilégiés d’une époque qui aspirait, dans l’utopie industrielle du xxe siècle, au développement économique régional et national. Les photographies permettent une interprétation fondée sur l’expérience et la mémoire. Elles permettent également une réflexion sur une pratique archéologique pouvant contribuer à la compréhension du contexte local d’une modernité complexe, avec ses propres expériences et spécificités.
Mots-clés :
- archéologie historique,
- exploitation minière,
- photographie,
- culture matérielle,
- Chili
Abstract
This article provides a look at a set of photographs to study the economic and socio-cultural transformations that occurred, during the 20th century in Ollagüe, an Indigenous community in northern Chile. Industrial ruins and the material remains of sulphur mining in the indigenous community of Ollagüe, are privileged witnesses of a period that, in the industrial utopia of the 20th century, longed for regional and national economic development. Photographs allow for an interpretation based on experience and memory. They also allow reflection on an archaeological discipline that could contribute to the understanding of the local context of a complex modernity, with its own experiences and qualities.
Keywords:
- historical archaeology,
- mining,
- photograph,
- material culture,
- Chile
Resumen
Este artículo propone una mirada sobre un conjunto de fotografías, con el fin de estudiar las transformaciones económicas y socioculturales ocurridas durante el siglo xx en la comunidad indígena de Ollagüe, en el norte de Chile. Las ruinas industriales y los vestigios materiales de la explotación de azufre son testigos privilegiados de una época que, en la utopía industrial del siglo xx, aspiró al desarrollo económico regional y nacional. Las fotografías permiten proponer una interpretación basada en la experiencia y la memoria, ofreciendo igualmente una reflexión sobre una práctica arqueológica que pueda contribuir a entender el contexto local de una modernidad compleja, con sus propias experiencias y especificidades.
Palabras clave:
- arqueología histórica,
- minería,
- fotografía,
- cultura material,
- Chile
Article body
Au xxe siècle, à Ollagüe, municipalité située dans la région d’Antofagasta au nord du Chili, un modèle économique moderne basé sur l’exploitation du soufre fut mis en place. Ce processus provoqua d’importants changements dans les modes de vie et dans les pratiques sociales de la communauté quechua locale. La transition d’une économie traditionnelle agropastorale à une économie capitaliste plus diversifiée transforma l’espace, la culture matérielle et les relations sociales, imposant à la société locale une dépendance à de nouvelles logiques de production. À ce jour, grâce aux récits oraux des anciens ouvriers et de leurs familles, les sites d’exploitation minière constituent une des principales références en termes de mémoire historique.
Les ruines industrielles et la culture matérielle associées à l’exploitation du soufre sont les témoins privilégiés d’une époque qui cherchait, dans l’utopie industrielle du xxe siècle, à accéder au développement économique régional et national. Cet article porte un regard sur la mémoire matérielle et se penche plus particulièrement sur les photographies, celles-ci permettant de contribuer à l’interprétation des transformations économiques et socioculturelles survenues à Ollagüe lors de la période d’expansion minière du soufre. Les analyses portant sur le caractère représentationnel d’une image photographique tendent généralement à emprunter deux voies : celle de sa production et celle de sa circulation (Alvarado 2016). Bien que ces voies ne s’excluent pas mutuellement et peuvent être complémentaires, notre approche se situe dans un autre domaine : celui de l’expérience et du souvenir reconstruits par une relation avec la photographie en tant qu’objet (Roberts 2012). Des entrevues ainsi qu’un exercice de « lecture partagée » des photographies furent proposés aux anciens travailleurs et aux habitants d’Ollagüe. Un ensemble de trente photographies préalablement sélectionnées fut présenté (voir tableau)[1], l’objectif étant de recueillir les impressions de la communauté par rapport à cet ensemble matériel et de récolter les souvenirs éveillés par ces images. Suivant un aperçu du processus de modernisation industrielle du monde andin[2], période et contexte dont ces photographies sont issues, nous discutons leur rôle en tant qu’images illuminant un temps et un espace. Finalement, nous abordons les photographies de la période d’exploitation du soufre à Ollagüe, non seulement comme des artéfacts archéologiques, mais également comme des déclencheurs de souvenirs et d’expériences, voire comme des éléments fondamentaux du processus de construction de la mémoire collective.
Utopie industrielle dans le monde andin
À partir de la fin du xixe siècle, la région d’Antofagasta a entamé un long processus d’expansion capitaliste alimenté par la croissance industrielle liée à plusieurs activités minières extractives. Les mines d’argent de Caracoles (Bravo 2000 ; García-Albarido, Rivera et Lorca 2010), la mine de cuivre de Chuquicamata (Finn 1998) et principalement l’exploitation du salpêtre (San Francisco et al. 2009 ; Vilches, Rees et Silva 2007) ont conduit à une augmentation de la population, cela générant une demande importante de produits, de services et de main-d’oeuvre. Comme le reste de la région, Ollagüe a fait partie de ce processus (Gundermann et González 1993).
L’histoire minière d’Antofagasta s’insère dans un contexte plus large d’expansion minière dans le monde andin. Cette histoire offre un cadre idéal pour comprendre l’impact du capitalisme, le processus de rupture et les changements de modes de vie des communautés autochtones locales, ainsi que les débuts des processus de prolétarisation des populations de ces communautés dans les industries extractives (Flores Galindo 1974 ; Nash 1979 ; Salazar-Soler 2002 ; Salazar-Soler et Absi 1998). Pour Bonilla, par exemple, les Andes témoignent d’un « capitalisme d’enclave », non seulement en constituant un système dépendant des demandes externes d’accumulation, mais aussi, et surtout, par la fragmentation intérieure résultant de leur trajectoire particulière d’intégration au système (Bonilla 1974). Dans ce cadre, la nouvelle condition ouvrière des travailleurs andins a été définie comme étant une absence de moyens de production, c’est-à-dire par « l’absence des terres s’il s’agit des paysans, ou des ateliers si c’est le cas des artisans » (Flores Galindo 1974 : 16). Cette condition réduit l’individu à sa propre force de travail, le besoin subséquent étant de la vendre dans un marché en échange d’un salaire. Pour Flores Galindo (1974), la question de la formation du prolétariat minier dans les Andes permet alors d’envisager l’élaboration, non seulement d’une communauté minière, mais d’une « culture minière » basée sur la formation d’une conscience de classe.
On observe un phénomène similaire dans plusieurs régions du monde andin : les propriétaires des grandes compagnies minières ont ressenti le besoin d’encourager la création d’un marché libre du travail et d’intégrer la grande population autochtone à l’économie capitaliste (Nash 1979, 1981 ; Salazar-Soler 2002). Les recherches ethnologiques au Pérou, par exemple, ont montré comment, dans leur objectif d’absorption de nouvelle main-d’oeuvre, les grandes compagnies installées à Morococha (Bonilla 1974), Cerro de Pasco (Flores Galindo 1974) ou Julcani (Salazar-Soler 2002) apportèrent la diffusion du capitalisme à travers le développement des moyens de communication. La construction de chemins de fer transforma ainsi l’économie de toute la région et, par le fait même, l’organisation sociale des communautés locales. Les voies de communication eurent un double effet : elles facilitèrent la migration et brisèrent l’isolement, tout en contribuant également à accentuer la différenciation sociale à travers le développement du commerce et l’accès aux marchés régionaux et internationaux (Flores Galindo 1974). Deux photographies prises en 1890 présentent la construction de la gare d’Ollagüe (fig. 1 et 2), un des événements les plus marquants et importants liés au changement économique, social et culturel de l’Altiplano de la région (Blakemore 1990 ; Fawcett 1963). C’est dans le secteur minier, plus que dans tout autre secteur productif, que le chemin de fer introduit une véritable révolution dans les conditions de production et de commercialisation :
C’est pourquoi ce chemin de fer était si important. Quand le Quilcha [le volcan Aucanquilcha] a commencé, c’était là la première exploitation de soufre qui a commencé ici. Quilcha, puis le camp que vous connaissez peut-être déjà, où vous irez, à Amincha, qui est à dix kilomètres d’ici. Il est là intact : ce qui était l’usine, le camp, le patron, il y a même l’école, tout ça. OK, après, le soufre a commencé à être exploité. Je ne sais pas, ça devait être en 1890 à peu près…
Entrevue 1, Homme, Ollagüe[3]
Les phénomènes de déplacement des travailleurs autochtones vers les camps miniers, ainsi que l’expansion du capitalisme à travers les réseaux commerciaux et le rôle des routes de communication, ne peuvent donc se comprendre sans que les politiques d’intégration imposées aux communautés par les compagnies minières soient elles-mêmes comprises.
Suivant la troisième théorie de la migration mentionnée par Michael Kearney (1989), la migration vers les mines peut s’expliquer par différents facteurs. Premièrement, des facteurs internes tels que la différenciation de la paysannerie, l’appropriation privée de terres appartenant aux communautés, ainsi que des crises agricoles et des pressions démographiques ont pu inciter les individus à quitter leurs terres (Dore 1988 ; Flores Galindo 1974). Deuxièmement, le développement économique des grandes compagnies impliqua la croissance de leurs actifs, ainsi que l’effet polluant de leurs activités. Dans plusieurs cas, ces compagnies purent donc acheter à des prix extrêmement bas les terres que leurs usines avaient polluées et détruites, forçant par le fait même les paysans à quitter leurs domaines (Flores Galindo 1974).
Une autre pratique mise en place par les grandes compagnies pour recruter de la main-d’oeuvre et pour incorporer des paysans dans le travail minier fut l’enganche (litt. enclenchement). Ce système de contrat de travail fondé sur la dette obligeait les paysans à demeurer dans les mines, empêchant ainsi le retour saisonnier à la campagne et favorisant, en conséquence, une plus grande stabilité de la production minière (Salazar-Soler 2002 ; Zapata 2002). L’enganche fonctionne ainsi :
La mine fait savoir à l’enganchador le nombre d’ouvriers dont elle a besoin pour une période de temps déterminée ou pour réaliser une tâche spécifique ; l’enganchador charge un subalterne de prospecter et de localiser d’éventuels travailleurs. L’enganchador signe ensuite avec le paysan recruté un contrat de travail, avec la caution d’une ou deux autres personnes du village qui s’engagent à remplacer le travailleur embauché en cas de défection. Le paysan recruté perçoit au moment de la signature du contrat, dans sa communauté d’origine, une avance sur ses futurs salaires. Il utilise une partie de cette avance pour financer son voyage jusqu’à son nouveau lieu de travail et en laisse, en général, une bonne partie à sa famille qui reste au village. L’avance est ensuite déduite du salaire qui, au bout du compte, n’est plus suffisant pour couvrir les besoins quotidiens du travailleur. Celui-ci s’endette alors auprès de son employeur et est contraint de rester plus de temps que prévu loin de son village.
Salazar-Soler 2002 : 79
Notons que la pratique de l’enganche se présente dans un cadre plus large d’expansion régionale du capitalisme et se matérialise dans la construction de voies ferrées et de routes, ainsi que dans une ouverture au commerce global. À cet égard, il est important de souligner qu’une interprétation de l’enganche en tant qu’unique phénomène de la configuration des communautés minières est critiquée comme étant une forme de néo-colonialisme, en ce sens qu’elle simplifie le phénomène de mouvements et de migrations campagne-mine. Ce type d’interprétation suggère que les paysans étaient toujours naïfs et analphabètes et qu’ils tombaient toujours dans le piège de la signature de contrats. Cette vision reproduit la catégorisation idéologique des populations autochtones, c’est-à-dire celle qui les conçoit comme étant composées d’individus ignorants et incapables de critiquer et de réagir aux changements imposés par la modernité capitaliste (Flores Galindo 1974).
L’ethnologie et l’histoire dans les Andes centrales ont montré comment, dès les premières années d’exploitation minière, les communautés locales connurent des processus similaires de prolétarisation mixte (Flores Galindo 1974). Au cours d’une même année, les travailleurs provenant de communautés autochtones exerçaient différents rôles : ils passaient quelques mois dans les mines, tandis que les autres mois ils se consacraient à des activités agricoles en campagne ou étaient artisans et marchands dans les villes. Cependant, à partir des années 1920, la situation dominante chez ces travailleurs semble avoir été celle d’un prolétariat transitoire, les individus travaillant alors dans les mines pour des périodes plus longues, voire pendant quelques années (ibid.). Aujourd’hui, un prolétariat n’ayant pas brisé définitivement ses liens avec la campagne peut encore être observé (ibid. ; Salazar-Soler 2002 ; Vilches et Morales 2017), cela différant du processus de prolétarisation survenu dans les zones nucléaires de développement capitaliste telles que l’Europe occidentale et les États-Unis (Hardesty 2010). L’expérience industrielle documentée dans le nord de l’Angleterre, par exemple, témoigne d’un phénomène transitoire s’appliquant uniquement aux phases initiales de l’industrialisation, son intensification conduisant nécessairement à la prolétarisation définitive et irréversible de la paysannerie (Casella 2005). Au contraire, les mineurs andins conservèrent certaines pratiques traditionnelles et un lien avec leurs lieux paysans d’origine (Nash 1979 ; Salazar-Soler 2002 ; Vilches et Morales 2017). L’ethnographie trouve dans ces rapports entre le processus de migration et les conditions de travail, une définition de cette nouvelle identité du mineur :
Celui qui travaille dans la mine, qui ne possède plus ni terres ni bétail et qui vit dans le campement minier où il vend sa force de travail en échange d’un salaire. Il ne possède pas ses moyens de production qui sont propriété de l’employeur, jusqu’aux outils et aux vêtements de travail qui sont fournis par l’entreprise.
Salazar-Soler 2002 : 128
Dans le nord du Chili, le même phénomène fut constaté pour la première moitié du xxe siècle (Fernández 1984 ; Zapata 1975, 2002), les opérations minières n’empêchant pas que les mineurs pratiquent une sorte de migration saisonnière les ramenant temporairement à des travaux agricoles. La précarité de l’emploi dans les mines est également soumise à ces migrations périodiques, qui coïncident avec les emplois temporaires programmés par le calendrier agricole local (Vilches et al. 2014). Cette situation est importante dans la mesure où on observe les états initiaux du phénomène de prolétarisation. Comme le note Alberto Flores Galindo pour les Andes centrales, « les habitudes du travail ouvrier et minier ne s’acquièrent pas rapidement, et encore moins celles d’une culture prolétarienne : ce sont des processus qui requièrent des relations sociales et techniques de production prolongées et stables » (Flores Galindo 1974 : 69). Le processus de prolétarisation mènera, entre autres, à une restructuration des idéologies, des représentations et des croyances des travailleurs et des communautés les entourant (Nash 1979 ; Taussig 1980).
Expansion capitaliste dans le nord du Chili
Au Chili, l’expansion capitaliste commença lentement à émerger à partir de la seconde moitié du xixe siècle, s’exprimant principalement par le développement des industries et de l’exploitation minière (Pinto et Ortega 1990). Le processus d’industrialisation fut appuyé, jusqu’à la fin des années 1970, par d’importants investissements de la part de l’État (Larraín 2005). Si pendant les premières décennies du xixe siècle la production se consacra principalement sur l’extraction d’argent et de cuivre, la demande mondiale de matières premières eut, au cours du premier quart du xxe siècle, un fort impact sur la diversification des industries, entraînant l’intégration de nouvelles régions et provinces dans le processus d’expansion capitaliste (Pinto et Ortega 1990)[4]. Ollagüe et ses alentours en firent partie.
Le capitalisme industriel instauré au Chili est le résultat d’une politique nationale d’industrialisation ; dès les années 1930, à la suite de la cessation des importations causée par la Première Guerre mondiale et la crise économique de 1929, des centaines de mines durent reprendre leurs activités avec une intensité qui n’avait pas été observée depuis la fin du xviiie siècle. Le processus d’industrialisation fut ainsi transformé en un projet politique à travers lequel l’État comptait réduire les taux élevés de pauvreté et de chômage, ceux-ci ayant causé la crise mondiale de 1929. Au Chili, l’industrie ne fut toutefois pas créée par l’État, mais tout d’abord par des entrepreneurs locaux et étrangers, puis par des sociétés commerciales européennes provenant principalement d’Angleterre et d’Allemagne. En ce sens, la première moitié du xxe siècle ne vit pas l’émergence et la création de l’industrie comme telle, mais l’adoption par l’État – et pour la première fois de son histoire – d’une politique nationale d’industrialisation (Salazar et Pinto 1999). C’est ainsi que, coïncidant avec une hausse internationale du prix des minéraux, cette initiative put fournir à l’État chilien une source importante de revenus. Des organismes furent créés par décret (par exemple, la Corporación de Fomento de la Producción) et des fonds furent alloués à des initiatives privées (par exemple, à travers la Caja de Crédito Minero) afin que des tâches techniquement et économiquement profitables soient développées, stimulant ainsi la création de nombreuses entreprises commerciales (Pinto et Ortega 1990).
Après près de cinquante ans d’une industrialisation favorisée par les politiques d’État, les nouveaux plans économiques d’ouverture au marché international dans la deuxième moitié de la décennie de 1970 ainsi que, particulièrement, l’absence d’intervention de l’État menèrent à l’abandon progressif de l’industrialisation (Larraín 2005). La désindustrialisation résultante doit donc être comprise comme un événement particulier dans une longue série de transformations survenues sous le système capitaliste (Cowie et Heathcott 2003). C’est ainsi que se justifie la recherche archéologique traitant de sujets relatifs à l’exploitation minière, car elle permet de documenter matériellement la trajectoire particulière de cette utopie industrielle née des politiques de modernisation. La recherche archéologique met en relief les transitions reliant les stades du développement de la société de marché. D’un système paysan (pastoral) à un système contrôlé par une élite marchande, l’archéologie met également l’accent sur la transition vers une politique nationale d’industrialisation, ainsi que sur l’éventuel abandon de cette dernière. Dans ce cadre historique, un type de culture matérielle moderne issu de l’expansion capitaliste constitue un élément essentiel à l’étude de ce phénomène : les photographies.
Les photographies-artéfacts et la visibilité du passé récent
Située dans l’extrême nord-est de la région d’Antofagasta et à 3660 mètres d’altitude (voir fig. 3), la municipalité d’Ollagüe connut différents processus migratoires durant l’essor de l’industrie extractive minière et la construction, au début du xixe siècle, du chemin de fer Antofagasta-Bolivie. Face à un processus de modernisation complexe comprenant son propre lot d’expériences et de spécificités, la « lecture partagée » d’un ensemble de photographies de l’industrie du soufre ouvre une réflexion basée sur l’expérience et la mémoire. La photographie, en tant que culture matérielle, devient donc essentielle pour comprendre la manière dont la communauté d’Ollagüe a négocié[5] l’arrivée des politiques de modernisation.
La photographie est un sujet qui fut largement analysé, tant du côté de l’anthropologie que de l’archéologie[6]. Dans leur célèbre ouvrage, Banta et Hinsley (1986 : 25) signalent que les photographies
peuvent rendre l’exotique familier, enrichir l’ordinaire, capturer le mouvement dans le temps, révéler des traits invisibles et présenter des perspectives distantes. Les photographies peuvent illustrer les sujets dans leur situation originale, fournissant d’importantes informations pouvant favoriser une meilleure compréhension.
Selon cette perspective, les photographies sont comprises essentiellement comme des documents historiques et des témoignages de sujets ancrés dans leur milieu d’origine. Il s’agit d’une approche qui, principalement centrée sur l’aspect esthétique et représentationnel, véhicule l’idée qu’elles sont les derniers témoins d’une époque oubliée. Autrement dit, la caméra n’est qu’un outil permettant d’enregistrer ce qui reste des peuples, des lieux et de leurs histoires (ibid.). Selon Edwards et Hart, ce regard traditionnel « s’est concentré presque exclusivement sur l’établissement d’un canon artistique avec un panthéon chronologique, sur les progrès techniques ou, dans des approches analytiques plus récentes, sur la construction sociale et idéologique de l’image » (Edwards et Hart 2004a : 6). Cependant, la photographie, en tant que dispositif délibérément créé pour persister au fil du temps, devient également un objet en soi permettant d’aborder la relation temporelle entre le passé et le présent : « La matérialité traduit la “photographie” abstraite et représentationnelle en “photographies”, des objets qui existent dans le temps et dans l’espace. » (Edwards et Hart 2004a : 2) Ce type de culture matérielle mécaniquement reproductible peut acquérir, dans le présent, une singularité, une tactilité, voire une affectivité olfactive brisant cette relation temporelle (Batchen 2004).
La pratique de la photographie d’intérêt anthropologique est née au xixe siècle, offrant alors un parallèle visuel aux idées sur la culture, en concordance avec la période de conquête coloniale et l’absorption de nouveaux territoires à l’échelle mondiale (Edwards 1992 ; Edwards, Gosden et Phillips 2006). La modernité capitaliste y a trouvé également un dispositif visuel idéal (Hamilakis, Anagnostopoulos et Ifantidis 2009). Dans ce cadre, l’image photographique des groupes autochtones, également appelée « photographie ethnique » ou « photographie ethnographique », permit la construction d’un imaginaire collectif des divers peuples et cultures (Alvarado 2004, 2016). La production de l’image naît alors de la manipulation par le photographe de ses ressources et de ses dispositifs. Différentes ressources visuelles comme, par exemple, la « pose » peuvent être utilisées. Dans ce cas-ci, tous les sujets photographiés doivent se placer devant la caméra en adoptant les gestes et les attitudes se rapportant aux conceptions contemporaines du portrait (Alvarado 2004). Une série de photographies de ce type furent prises en 1890 par les frères Lassen, des photographes arrivant probablement de Bolivie[7]. Elles dépeignent le Salar de Carcote et le site d’Amincha avant que ceux-ci ne deviennent les centres d’exploitation minière les plus importants de la région. Dans les photographies (voir fig. 4 à 7), on peut observer des individus en face de leur habitation ou dispersés dans les lieux de pâturage que les communautés de l’Altiplano utilisaient grâce à l’eau des vegas (plaines ou vallées fertiles) qui se forment dans les ravins des volcans de la région. Ces images montrent également les mécanismes visuels utilisés par le photographe pour, par le biais du portrait, transformer et participer à la création de modèles représentatifs d’une ethnie : « les indigènes représentés dans la porte de leur maison sont totalement visibles sous un environnement esthétique clairement associé au désert – architecture et paysage – et par leurs costumes ethniques de manteaux et de chapeaux » (Alvarado 2016 : 26). Pour Alvarado, la composition de l’image qui place les sujets au centre, ainsi que leur pose, révèle l’intention du photographe d’enregistrer et de documenter une réalité culturelle différente. Ce que l’auteure appelle un « imaginaire de frontière » (Alvarado 2016) se construit sous une tension constante entre visibilité/invisibilité et absence/présence des sujets autochtones andins.
Sous cette tension entre différentes formes d’expression visuelle, ces « scènes ethnographiques » s’insèrent également dans l’émergence d’un regard anthropologique proposant des idées essentiellement évolutives. Elles mettent l’accent sur les modes de vie traditionnels, que les sociétés occidentales percevaient comme faisant partie de leurs origines lointaines ou comme un stade précoce de leur propre développement (Mydin 1992). Autrement dit, elles s’insèrent dans un regard qui, au moins au Chili, tendait à adopter une perspective selon laquelle les communautés autochtones étaient comprises comme des sociétés culturellement statiques, ancrées dans le passé et dépourvues d’un rôle protagoniste dans le présent. Selon Alvarado, « chaque société, en son temps, délimite et construit son imaginaire figuratif à travers lequel elle justifie ses actes de domination, légitime ses ordres sociaux et politiques, confère des significations et des valeurs à certains événements et personnages, construit ses identités » (Alvarado 2016 : 23). L’exotique et le culturellement différent fascinent le photographe et l’archéologue à des niveaux tant scientifiques que populaires. Au xixe siècle et au début du xxe, des photographes tels que les frères Lassen voyageaient et représentaient les régions du monde qui, telles que le nord du Chili, étaient immergées dans des processus de transformations sociales, économiques et politiques : « La photographie anthropologique des peuples non occidentaux et des cultures dans ces territoires émergea à une époque de changement social sans précédent pour les sociétés non occidentales, celles-ci étant alors incorporées dans les économies industrielles-capitalistes métropolitaines et étrangères. » (Mydin 1992 : 249) Paradoxalement, tant les photographes que les archéologues choisirent de figer l’histoire et de mettre l’accent sur les représentations immuables des peuples et des cultures (Mydin 1992), dans une sorte de présent ethnographique atemporel.
Le paysage minier du nord du Chili fut également décrit par des explorateurs, des géologues et des ingénieurs cherchant à évaluer le potentiel économique et productif de la région. Malgré des intérêts divergents comparativement à ceux des photographes de voyage ou à ceux visant la documentation « anthropologique », ceux-ci se rejoignent néanmoins sur un même plan discursif. L’ingénieur Herbert Officier donne, par exemple, quelques indices de l’organisation du travail et des relations de production liées à l’exploitation du soufre au nord du Chili :
Le minerai est trié à la main dans les excavations, et lorsqu’un mineur a un amoncellement suffisamment grand, il est ensaché, chargé sur les lamas et transporté jusqu’à la cour pour y être pesé. Le « patron », par précaution, déduit 10 %. L’Indien, mâchant placidement son « coca », se réjouit que ce ne soit pas plus.
Officier 1922 : 996
De son côté, Robert Gerstmann (1896-1964), ingénieur et photographe d’origine allemande qui vécut au Chili et en Bolivie, présente, dans une image prise en 1945, un des sites d’exploitation de soufre du volcan Ollagüe (voir fig. 8). Visant à montrer la majesté du volcan et le paysage, sa photographie célèbre également le travail épique d’un mineur de soufre à 5000 mètres d’altitude et la dureté des conditions de travail, à un moment où l’exploitation était surtout artisanale (une pioche pour l’extraction et une mule pour le transport). Dans cette photographie, le mineur s’illustre selon ce que Roland Barthes (1981) définit comme le « punctum », ce point dans n’importe quelle image qui capte notre attention et, principalement, notre imagination. Elle s’insère dans cet intérêt général propre à l’époque : la photographie de paysages exotiques, avec la présence d’autochones, d’ouvriers et de mineurs anonymes (Poole 1997). Bref, une époque qui connaît l’émergence du prolétariat autochtone dans les nouveaux contextes industriels andins (Absi et Pavez 2016).
Les images de paysages et de coutumes révélant une vision artistique, sociale ou anthropologique furent popularisées dès la fin du xixe siècle. Cet intérêt motiva également des photographes amateurs qui donnèrent plus de liberté et d’ampleur au métier, développant ainsi la photographie comme un outil de documentation graphique et journalistique (Edwards 2012b). Une des deux photographies prises au Salar de Cebollar par les frères Lassen en 1890 joint cette tendance (fig. 9) et montre un train sur le chemin de fer Antofagasta-Bolivie. Sur le tender, le wagon placé immédiatement après la locomotive pour assurer son approvisionnement, on peut lire le nom « Huanchaca », en référence à l’ancienne fonderie située dans le port d’Antofagasta. Pour éviter la lumière directe du coucher du soleil, le photographe s’insère lui-même dans l’image par le biais de son ombre, accompagné de son appareil photo et de son trépied. Grâce au jeu libre du photographe avec le paysage et à une simple image du travail quotidien, trois niveaux de la vie minière sont immortalisés : l’individu, la machine et le paysage. Les photographies (voir fig. 9 et 10) offrent également une perception des éléments naturels et culturels dans le processus de construction de la mémoire collective. Par exemple, la perception de l’altitude se pose comme élément d’analyse des conditions du travail minier. Cela aide à comprendre le rôle des éléments naturels dans la construction culturelle du paysage, et d’autres sens que la vue sont invités à la perception de l’environnement des photographies : le son ou son absence, les odeurs fortes et les sensations de chaleur ou de sécheresse deviennent des canaux exceptionnellement importants d’information et de mémoire (Ruiz-Ballesteros et al. 2009). Pour Edwards et Hart :
Il existe plusieurs façons de développer et d’élucider l’idée des photographies en tant que culture matérielle – le phénoménologique, le sensoriel, la psychologie de la perception – par le biais de lectures accentuant la subjectivité de l’observateur, les études de consommation, l’histoire de la collecte, l’histoire de l’exposition, l’étude des cadres tant domestiques que d’exposition, l’ethnographie des pratiques photographiques dans de nombreuses régions du monde.
Edwards et Hart 2004a : 14
Les photographies-artéfacts impliquent des caractéristiques visuelles et, en tant qu’objets, une dimension matérielle. Les caractéristiques physiques impliquées dans leur production et dans la forme de leur présentation comprennent les processus de production, de signification, d’échange et d’utilisation qu’expérimentent les objets à travers le temps (Edwards 2002). Grâce à ces croisements, il est possible d’observer les relations entre la culture matérielle et les individus, et de comprendre comment, pour la période d’expansion capitaliste, l’interaction entre les individus et les objets crée des réalités et des souvenirs.
Expérience et mémoire matérielle
Les photographies de l’époque de l’expansion capitaliste permettent d’interpréter le processus de construction d’un imaginaire associé à cette période récente de l’histoire locale. Les photographies, en tant qu’objets de revitalisation des souvenirs et de construction de la mémoire, activent des mécanismes mnémoniques et donnent du sens à l’expérience contemporaine du passé. Bergson l’a démontré il y a plus d’un siècle : les objets sont des déclencheurs de souvenirs et de mémoire (Bergson 1959). Paul Connerton, motivé par son désir de montrer que l’écriture n’est pas la seule à être essentielle pour générer des souvenirs, a proposé une distinction, aujourd’hui célèbre, entre deux types de pratiques sociales. D’une part, il appelle « incorporating practices », les pratiques corporelles qu’il identifie, par exemple, dans le fait de sourire, de donner la main ou de parler. D’autre part, il appelle « inscribing practices » les pratiques qui permettent de stocker de l’information à travers, par exemple, les livres, les enregistrements sonores ou les photographies (Connerton 1989 : 72). Les photographies-artéfacts possèdent alors des qualités comme en ont d’autres objets du monde contemporain : elles stimulent l’évocation du passé, renforcent le souvenir et illustrent la mémoire. Elles deviennent alors des traces matérielles mnémoniques de ce qui a été expérimenté (Hamilakis, Anagnostopoulos et Ifantidis 2009). De plus, la photographie-artéfact reconnue comme possédant une « valeur » de par sa matérialité est également reconnue, comme toute autre marchandise de l’ère industrielle, en tant qu’objet de propriété, de vente et d’achat (Edwards 2012b). Pour Mydin,
une lecture visuelle d’images « exotiques » est donc plus qu’un simple acte. Elle implique un examen de la relation triangulaire entre le producteur de telles images, leur sujet anthropologique et historique, et nous, le public, ce qui dans ce cas inclut également les descendants de ces sujets anthropologiques. De plus, la relation n’est pas figée, le producteur et le sujet pouvant devenir des consommateurs.
Mydin 1992 : 252
L’expansion capitaliste s’exprime donc dans ces images ethnographiques qui, à cause de leur matérialité, peuvent être consommées comme des marchandises, au-delà de leur rôle premier de représentation. Non seulement le photographe a-t-il soumis les sujets à un processus d’objectivation à travers la « pose » et la « scène ethnique », mais l’objectivation de l’artéfact a également transformé la photographie en objet de consommation (Alvarado 2004).
Avec ces deux éléments constitutifs, la photographie-mémoire et la photographie-marchandise, ces objets ne sont plus des artéfacts isolés compris comme des fenêtres permettant de « découvrir » le passé. Ils sont aussi, et principalement, des dispositifs de production de connaissance du passé dans le présent. Au contraire de l’anthropologie sociale qui, du moins dans le monde anglophone, annonçait son « tour réflexif » dès les années 1980 (Clifford et Marcus 1986 ; Marcus et Fischer 1986), l’archéologie demeure, du moins au Chili, toujours attachée à une forme de pratique dans laquelle la connaissance est « découverte » plutôt que « produite » (Shepherd 2002, 2003). Selon Nick Shepherd, « pour les archéologues, de nouveaux objets (lire “artéfacts”) émergent littéralement du sol, et ce fut pour eux un court et tentant acte de foi que de les traduire, de manière non problématisée, en de nouvelles formes de connaissances (lire : “nouveaux objets de discours”) » (Shepherd 2002 : 127-128). Une lecture des photographies-artéfacts ouvre donc la possibilité de se focaliser non pas sur la représentation, mais sur la présence. Selon Hamilakis, cette approche ne cherche pas à représenter le passé, mais à « évoquer leurs qualités sensorielles, leurs processus de vie, pour conjurer l’entrelacement des matériaux, des corps, des choses et des matières en mouvement, afin de raviver leur pouvoir affectif » (Hamilakis 2013 : 13). En définitive, malgré leur utilisation exclusivement en tant que produits visuels-esthétiques ou en tant que documents historiques, elles sont des objets matériels et leur manipulation permet d’engendrer un effet expérientiel au-delà du visuel. Pour Margarita Alvarado,
à travers un objet tangible comme l’objet-photographie, mais qui possède aussi un contenu iconographique spécifique en constituant une représentation de la réalité, la mémoire individuelle, transformée en collective, peut faire référence et référer à un passé. À travers le double subterfuge de la manipulation de l’objet et de la contemplation de l’image, les manifestations et les événements du passé sont recréés, le passé devient présent et le vécu revient.
Alvarado 2002 : 42
Nos expériences de travail archéologique sur les sites d’exploitation du soufre nous ont offert un chemin exploratoire de réflexion : comment peut-on faire une archéologie qui accorde autant d’importance et place sur un pied d’égalité interprétatif les traces matérielles dites « objectives » et les expériences des gens qui ont vécu l’histoire de l’exploitation minière du soufre ? Dans le contexte chilien, un projet archéologique qui situe ces expériences dans une connaissance du passé est-il possible ou envisageable ? Une « lecture partagée » qui porte attention aux effets mnémoniques des photographies-artéfacts de cette exploitation minière permet d’explorer, d’offrir et de produire un passé plus coloré ou, même, selon les mots de Hamilakis (2013), un passé « multisensoriel ». Plus qu’une simple représentation du passé, ce médium est un élément déclencheur de souvenirs et d’expériences sensorielles, contenus dans les liens que les gens ont construits avec leur environnement. Il peut appeler à ce que Karen Holmberg (2013) identifie, par exemple, comme la « sonorité du volcan ». Dans le cas du soufre d’Ollagüe, d’autres éléments tels que l’odeur du soufre ou les nausées causées par l’emplacement du lieu sont des aspects qui influencent tant la création photographique (Araneda 1984) que ses subséquentes interprétations. En regardant l’ensemble des images, un des hommes interrogés à Ollagüe signale ceci :
ce gaz sulfureux est extrêmement fort, vous ne le supportez pas. C’est trop fort. […]. Pour la vue, […] extrêmement. Vous... les gens qui venez travailler sur le soufre pour la première fois, vous ne pouviez pas dormir la nuit. Parce qu’il y a une terrible démangeaison. Mais petit à petit on s’y habitue et après ça, c’est plein de pollen, il ne se passe rien. Mais les premières fois, oui […] Mais le gaz est très fort, oui, le gaz est extrêmement fort, vous n’avez pas pu le supporter. Il vous noie.
Entrevue 1, Homme, Ollagüe
L’exploitation du soufre et l’expansion de l’industrie minière, favorisée par l’introduction dans la région d’une économie de base capitaliste, apparaissent dans les souvenirs comme un événement historique qui marque un point d’inflexion de transformation du travail et de nouveaux modes d’habiter l’espace : « La compagnie avait l’habitude de camps, des alignements de maisons […] Dans Amincha quand vous irez ou si vous y êtes déjà allés, vous allez voir ce qui était la maison de l’employé, de l’administration, tout cela. Et puis il y a les autres camps, genre... de seconde classe, disons. » (Entrevue 1, Homme, Ollagüe) Les nouveaux camps d’habitation installés dans les hauteurs des volcans vont changer également la perception des ouvriers du soufre et leur rapport à l’environnement, et le volcan et l’espace andin vont être transformés comme espaces de source productive. L’expansion minière démontre ainsi les impératifs économiques qui éloignèrent la communauté locale de leur orientation agropastorale traditionnelle et de la propriété collective de leurs terres, déclenchant ainsi la mobilité temporaire de la population.
Les photographies de la période d’exploitation du soufre au Chili démontrent que le travail minier se déplace sur un terrain ambivalent. D’une part, il est photographiquement visible, est évocateur de nostalgie et occupe une place incontestée à l’intérieur de ce qui constitue le « passé ». D’autre part, il occupe une place historiquement diffuse, tant matériellement que dans la mémoire collective. Les raisons de cette différence peuvent s’y trouver dans le lien établi entre trois éléments cardinaux d’analyse : le passé, le patrimoine et l’identité. Cette combinaison permet, tout d’abord, de nous situer dans une temporalité qui chevauche le présent et le passé, tant que l’identité est un phénomène contemporain qui se développe sur ce qui « s’est passé ». Mais ce transfert s’insère dans un projet archéologique qui suppose également que ce processus est transmis par le biais des notions modernes et coloniales du patrimoine. Ce transfert peut aussi être assimilé, non pas à un simple ensemble de marchandises symboliques matérielles constituant le substrat des identités différentes, mais à un processus actif qui construit, entretient et gère la différence identitaire. La patrimonialisation devient un processus qui transforme l’identité en objet, cette objectivation étant seulement possible dans la mesure où elle est isolée et rendue visible.
Les photographies-artéfacts démontrent que ce n’est pas seulement l’image qui crée l’illusion du « retour au passé », car l’objet est également un conteneur de sa propre histoire. La porte s’ouvre alors pour observer le fonctionnement du processus de construction du passé par le biais de la patrimonialisation des objets, des images et des souvenirs d’une époque très récente, ainsi que le rôle de la pratique archéologique dans ce processus. En ce sens, un deuxième aspect intéressant de cet exercice de réflexion par rapport aux photographies est associé à un autre grand paradoxe que comporte la construction du passé : le passé lui-même n’est pas représentable, mais décousu et impossible à revivre et à circonscrire. La politique patrimoniale et les pratiques de mémoire impliquent toujours l’intention d’évoquer le vécu et, principalement, de le faire d’une manière cohérente. Cette mission se complique, tant nous sommes proches et reliés au passé récent. L’histoire de l’exploitation du soufre à Ollagüe se situe à une extrémité de la temporalité. En raison de sa proximité avec le présent, le soufre d’Ollagüe n’est pas encore assez éloigné pour être ciblé dans un discours sur « le passé ».
Conclusion
La discipline archéologique est le produit de deux processus historiques : la modernité et le colonialisme (voir, p. ex., Thomas 2004). Au Chili, chacun d’entre eux y a laissé sa marque et chacun a établi les formes de connaissance qui émergent dans le cadre de son projet disciplinaire. Une « lecture partagée » des photographies, objets issus des deux processus historiques mentionnés, plutôt que de constituer une recherche sur le « sens » des images comme source de documentation historique, permet d’en explorer l’impact et le rôle dans la construction de la mémoire collective et leur position dans les espaces de représentation communautaire (voir fig. 11). En plus d’une lecture visuelle-esthétique, par exemple, celle du point de vue de « l’oeil du photographe » (Alvarado 2004) [comme ce qui fut décrit précédemment concernant les images de Robert Gerstmann], s’impose la nécessité de développer une méthodologie qui puisse aller vers la perception des observateurs qui expérimentent ces photographies, celles-ci étant comprises comme des dispositifs et des mécanismes mnémoniques. Pour Edwards et Hart
en faisant dévier l’accent méthodologique du seul contenu, on peut voir que le siège de la signification n’est pas simplement dans l’image pour l’image, mais que les matériaux qui la constituent, ses formes représentatives et les usages auxquels ils sont destinés sont essentiels au fonctionnement d’une photographie en tant qu’objet socialement saillant.
Edwards et Hart 2004a : 2
Cette approche amène également à réexaminer les relations entre la production du savoir, la transformation de la photographie-marchandise et, en conséquence, les impacts de notre propre pratique : comment la connaissance du passé est-elle produite ? Qui la produit et pourquoi ? Ce sont des questions qui vont au-delà des objectifs de cet article, mais qui demeurent pertinentes. Elles s’attachent et se cachent dans chacune de nos activités et de nos interprétations. Comme le souligne Nick Shepherd : « La notion selon laquelle la connaissance archéologique est construite nous mène, à son tour, à une autre possibilité : la notion que la connaissance pourrait être construite différemment. Cela offre la possibilité de nouvelles connaissances, voire de nouvelles formes de connaissance. » (Shepherd 2003 : 350)
Le présent article offre la possibilité d’une lecture des photographies en tant qu’artéfacts d’analyse archéologique, cette perspective permettant d’explorer et d’interpréter les changements survenus avec l’avènement de la modernité et l’introduction du capital dans la région. Il offre également une voie permettant l’exploration d’une autre forme de production de connaissances sur le passé et d’une recherche focalisée, non seulement sur la re-présentation du passé, mais sur les impacts de cette présence du passé dans le présent (González-Ruibal 2014 ; Hamilakis 2013). En définitive, la culture matérielle issue de la modernité, comme les photographies, démontre la capacité unique qu’a l’archéologie du monde contemporain de comprendre la fragmentation temporelle causée par l’arrivée des industries minières dans un petit village autochtone du nord du Chili.
Appendices
Remerciements
Cet article fait partie des activités de vulgarisation et de diffusion du projet de recherche doctorale de Francisco Rivera, financé par BESC-Vanier, Canada. Nous remercions le CNCA-FONDART Chile, Tiziana Gallo et Osvaldo Rojas (directeur du Museo de Historia Natural y Cultural del Desierto de Atacama de Calama, Chili), ainsi que les évaluateurs anonymes pour leurs commentaires et leurs observations.
Notes biographiques
Francisco Rivera est archéologue (Universidad de Chile, Chili, 2009) titulaire d’une maîtrise en sciences historiques en archéologie (Université de Fribourg-Neuchâtel, Suisse, 2012). Il est actuellement candidat au doctorat en anthropologie à l’Université de Montréal, Canada. Il est consultant et représentant légal de la firme SurAndino Estudios Arqueológicos y Patrimoniales Ltda. Il a travaillé dans différents projets de recherche dans le Nord du Chili, subventionnés par des organismes tels que FONDART et FONDECYT, notamment dans le domaine de l’archéologie historique du capitalisme et de l’exploitation minière. Il est auteur d’articles et de livres, notamment El Mineral de Caracoles. Arqueología e historia de un distrito minero de la Región de Antofagasta (1870-1989) (avec F. Gardia-Albarido, C. Gloria Bravo et R. Lorca, Fondart, 2008) et Arqueología Histórica en el Mineral de Capote, Chile (EAE, 2012).
Rodrigo Lorca est titulaire d’un diplôme en anthropologie avec une mineure en archéologie (Université du Chili, 2003). Il est consultant et représentant légal de la firme SurAndino Estudios Arqueológicos y Patrimoniales Ltda. Il a travaillé dans divers projets de recherche FONDART et FONDECYT dans la Norte Grande du Chili et il se spécialise dans l’archéologie précolombienne, l’archéologie historique des contextes urbains et l’analyse de la culturelle matérielle historique. Il est auteur d’articles et de livres, notamment Memorias de Capote : Patrimonio Arqueológico-Histórico de una mina de tres siglos (avec F. Rivera, R. Tagle et D. Pascual, Santiago, 2007) et El Mineral de Caracoles. Arqueología e historia de un distrito minero de la Región de Antofagasta (1870-1989) (avec F. Gardia-Albarido, C. Gloria et F. Rivera, Bravo Santiago, 2007).
Paula González est titulaire d’un diplôme en anthropologie sociale (Universidad de Chile, Chili, 2012) et d’un diplôme en archéologie (Universidad de Chile, Chili, 2013). Elle a mené plusieurs campagnes de recherches archéologiques et ethnographiques dans des communautés autochtones du nord du Chili, soulignant le lien pratique entre les deux disciplines et les procédés modernes de construction de la mémoire par le biais de l’univers matériel.
Notes
-
[1]
Les photographies proviennent des archives du Museo Histórico Nacional de Santiago du Chili, du Museo de Historia Natural y Cultural del Desierto de Atacama de Calama, Chili, ainsi que des archives privées des habitants d’Ollagüe, qui ont aimablement partagé leurs souvenirs. Pour le détail de chaque image, voir le tableau « Collection de photographies ».
-
[2]
Le « monde andin » est compris ici comme la zone macro-écologique incluant le nord du Chili, le sud du Pérou et les hauts plateaux boliviens, ainsi que comme un ensemble de réalités culturelles partagées par des processus sociaux et historiques générales, mais ayant leurs propres spécificités.
-
[3]
Les témoignages publiés dans cet article ont été enregistrés par le biais d’entretiens ouverts lors de la présentation et de la diffusion de l’ensemble photographique.
-
[4]
Depuis la guerre du Pacifique (1879-1884), l’annexion militaire des provinces de Tarapacá (appartenant au Pérou) et d’Antofagasta (appartenant à la Bolivie) s’inscrit dans ce contexte d’expansion minière.
-
[5]
Faute d’un terme plus approprié, l’utilisation du verbe « négocier » pose déjà problème. Il présente faussement les transformations culturelles accompagnant l’industrialisation et le capitalisme comme des processus répondant à des relations symétriques de pouvoir et de décisions. Ce terme dissimule, par contre, les aspects silencieux d’imposition et de violence que la société locale a dû assimiler.
-
[6]
Voir, entre autres, Alvarado 2002, 2004, 2016 ; Alvarado et al. 2012 ; Bajas Irizar 2016 ; Bohrer 2005 ; Edwards 1992, 2002, 2005, 2012a, 2012b ; Edwards, Gosden et Phillips 2006 ; Edwards et Hart 2004b ; Hamilakis, Anagnostopoulos et Ifantidis 2009 ; Hamilakis et Ifantidis 2015 ; Long, Noble et Welch 2009 ; Parno 2010 ; Sekula 1981, 1989 ; Shanks 1997 ; South 1968.
-
[7]
Selon Hernán Rodríguez Villegas (2001), les frères Lassen ont dû commencer à travailler à Antofagasta avant 1893. Vers 1907, Thomas Lassen est également signalé comme photographe dans la ville d’Antofagasta (Alvarado 2016).
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