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Porter notre réflexion sur le cinéma autochtone en relation à la pensée amérindienne représente certes un défi théorique, mais cette réflexion n’a pas la prétention de comprendre et d’y lier toutes les multiplicités et les complexités de la représentation d’un monde. « Comme en linguistique, la recherche des écarts différentiels constitue l’objet de l’anthropologie » (Lévi-Strauss 1973 : 81), l’exercice de cerner des différences ou des ressemblances ne vise toutefois pas ici à catégoriser ou à enfermer des groupes ethniques dans leurs cultures respectives. Ainsi, à la manière d’un découpage photographique ou cinématographique qui, par son mouvement, défile des images changeantes, il faut porter attention à la différence comme productrice d’un monde et ce, dans la perspective d’un possible lien à d’autres mondes. L’anthropologie, comme le cinéma, est l’expérience esthétique et philosophique d’une altérité partagée entre ceux qui voient, ceux qui sont vus et ceux qui donnent à voir. On peut donc dire que la littérature anthropologique est constituée d’une série de rencontres et de réflexions qui produisent des cadrages successifs s’imbriquant les uns les autres. À l’instar de la transformation inévitable que traversent le spectateur et la spectatrice, l’expérience cinématographique ne se perçoit ni ne se répète de la même façon, et l’anthropologie voit chez les êtres humains des paysages à plusieurs strates.
En dépit de l’approche canonisante de l’oeuvre de Claude Lévi-Strauss dans le milieu académique actuel, il s’avère qu’il est l’un des grands navigateurs de l’anthropologie moderne. Sa plus grande contribution consiste en un système complexe déployant les canaux ou plutôt les rivages mouvants des mythes amérindiens. Lévi-Strauss démontre qu’il existe une différence marquée entre la science dite occidentale et la pensée indigène : une pensée très sophistiquée, liée à la présence des corps et au partage d’expériences sensibles et ce, à contre-pied d’une pensée scientifique s’appuyant sur certains postulats d’origine chrétienne (Lévi-Strauss 2007 [1962]). La pensée occidentale reste plutôt attachée à des mécanismes de représentation et de substitution, tous deux se recoupant en des formes politiques.
Cette « science du concret » de la pensée indigène (ibid.) se produit et se vit par l’expérience sensible. En Amérique du Sud, cette expérience se reformule dynamiquement selon les variations d’un schéma étudié par Eduardo Viveiros de Castro (2002 et 2006) selon lequel des points de vue produisent des corps de même qu’ils sont eux-mêmes produits par ces corps (Taylor et Viveiros de Castro 2006). La logique fondamentale de ce mécanisme dit « perspectiviste » énonce que les rapports entre deux termes conduisent nécessairement à ce que ces derniers changent ou s’altèrent. L’une des conséquences les plus profondes de ce perspectivisme se traduit par l’impossibilité d’un sujet à concevoir le monde, tout le reste du monde, comme un ensemble d’objets à dévoiler et à catégoriser. Ce sont plutôt les rapports dynamiques d’une expérience sensible qu’interrogent les ethnographies consacrées à l’étude des cosmologies, de la vie rituelle et politique, des représentations et de la production d’images en ce lieu qu’on appelle les Terras Baixas[1] (Basses Terres) d’Amérique du Sud, en Amazonie au nord du Brésil.
Les analyses des mythes dans la pensée mythologique amérindienne chez Lévi-Strauss font ressortir les connexions en jeu entre de multiples éléments sensibles. Ces connexions sont toujours en mouvement, elles se repositionnent, elles modifient leurs dimensions ; elles sont sujettes à la variation, à la mutation, mais pas à n’importe quelle condition. Ces compositions infinitésimales, disons à la manière de Gabriel Tarde (2007 [1910]), se créent un cadre où la construction des plans, leurs découpages et leur enchaînement deviennent des scènes exprimant leurs manières de voir le monde. Différents axes se recoupent, s’entrecroisent et finalement construisent un ensemble qui, comme on le verra à propos du cinéma maxakali, pourra toujours se recomposer et se reproduire d’une façon autre.
Cet essai trouve son inspiration dans la récente production cinématographique de réalisateurs et de certains groupes autochtones brésiliens initiés aux méthodes des Ateliers Varan et du cinéma de Jean Rouch. Ces réalisateurs s’approprient le cinéma afin de développer leur propre langage, qui rappelle les mécanismes et les concepts relationnels du chamanisme multinaturaliste tout en y conjuguant leur esthétique sonore, visuelle et corporelle. Ce cinéma entre en résonance avec leurs propres modes de production et de relation au monde, leurs films rendent compte de la puissance créatrice et productrice de ces relations. Le fondement de ce cinéma s’exprime par le désir « que le regard et la pensée de l’autre pénètrent dans la pensée de l’observateur : ce qui veut dire, voir le point de vue de l’autre » (Caixeta de Queiroz 2008 : 103). Mais voir l’expérience du sensible sous l’angle perspectiviste n’est pas chose simple. L’expérience filmique dans ce type de cinéma ne se base pas sur un script ou sur l’intérêt de transmettre des informations, bien qu’il puisse y en avoir ; ce qui compte plutôt, c’est l’interaction des corps filmant et des corps filmés. Le temps de la scène filmique correspond à celui des gestes, des regards, des chants, et non le contraire. Bref, ce qui prédomine c’est l’expérience d’affection (en prenant ce mot au sens où il est couramment employé dans l’ethnologie des Terras Baixas) : cette manière dont les corps s’influencent mutuellement, avec toutes les implications ontologiques de ce mécanisme perspectiviste où la position d’humain est en elle-même un produit de ses relations (Taylor et Viveiros de Castro 2006). Cette expérience d’affection l’emporte sur le besoin supposé de performance devant, derrière, à côté de la caméra :
Le cinéma autochtone est un cinéma de corps plutôt que de paroles, car son ontologie accorde au corps une place centrale dans la constitution de sa socialité. Faire des films documentaires est une sorte de bricolage, avançant pas à pas, un pied après l’autre, tâtonnant sur le chemin, restant attentif à ce qui se passe devant la caméra, recueillant ces fragments (que sont les images) d’un « tout » (une matérialité, une corporalité) et d’un « tout » (un imaginaire) qui se passe hors-caméra, tout cela en l’absence d’aucun script préalable. Le cinéma se rapproche en cela de la mythologie, de l’imaginaire, du rêve, du magique, du corps, de la matérialité, c’est-à-dire qu’il se rapproche de la pensée indigène, sauvage et non domestiquée.
ibid. : 118
Nous avons affaire ici à un type particulier de cinéma, proche de la notion de documentaire, mais d’un documentaire relationnel, foncièrement ouvert à l’autre. Les réalisations récentes de cinéastes autochtones du Brésil donnent à voir plusieurs exemples de cette approche. Plusieurs cinéastes autochtones produisent leurs films pour les faire circuler chez des spectateurs non autochtones – et aussi dans d’autres villages autochtones, il s’agit ici d’un circuit classique. Mais la projection de films peut parfois prendre un autre type de cheminement. Il est assez fréquent que des cinéastes maxakalis, peuple avec lequel je travaille très directement, mais aussi des cinéastes xavantes (Divino Tserewahu), mebengôkres (Bepunu Kayapó), guaranis (Ixa Py), hunis kuins (Zezinho Yube), yanomamis (Morzaniel Iramari), pour n’en nommer que quelques-uns, réalisent d’innombrables versions plus longues de leurs films au découpage plus lent. Ils les projettent lors de soirées dans leurs propres communautés, le tout accompagné de commentaires, de larmes, de rires et de chants des chamanes – tout cela pour ainsi dire en temps réel.
Le monde du cinéma se rapproche du domaine du rituel dès que le récit se constitue comme un processus transformateur et créatif, un jeu entre le visible et l’invisible, entre observateurs et observés, émetteurs et récepteurs, « sujets » et « objets ». Filmer l’autre (parent, animal, être mythique ou enchanté) de manière relationnelle et non représentationnelle permet de rétablir de nouveaux continuums entre des éléments auparavant discrets. Par le cinéma se recomposent des rapports chamaniques avec le monde. Le documentaire peut devenir un exercice d’expérimentation de perspectives voué à dissoudre le sujet observateur dans les relations qu’il produit[2] à travers ce jeu qui présuppose la présence : c’est-à-dire le partage du sensible (Rancière 2004) dans une expérience à la fois esthétique et politique en laquelle temps et espace sont creusés par des points de vue (il faut ici retenir l’importance du lien entre point de vue et corporalité mentionné plus haut). Ce cinéma, en même temps qu’il produit des continuités, montre aussi son caractère fragmentaire dans ce qu’il choisit de montrer ou de ne pas montrer, dans le champ ou le hors-champ. Pour Jean-Louis Comolli (2008) l’expérience du documentaire est en même temps un faire et un penser. La place du spectateur est politique, stratégique et mobile, le spectateur joue et jouit de cette place privilégiée où en alternance il construit et est construit par le regard de la caméra et par la représentation du monde filmé. Il s’agit là d’un rapport où les uns et les autres s’influencent et s’affectent mutuellement.
Aujourd’hui le problème n’est pas de mettre en scène ceux qu’on filme, mais plutôt de faire apparaître leur propre mise en scène. La mise en scène est un acte partagé, une relation. Ce quelque chose est fait ensemble, non seulement par une personne, ici le cinéaste, contre ces autres, les personnages. Celui qui filme a comme tâche d’accueillir les mises en scène qui sont réglées, plus ou moins consciemment, par ceux qui sont en train d’être filmés, ainsi que d’accueillir les contenus dramatiques qu’ils expriment – ils sont, en fin de compte, capables de donner et désireux de faire ressentir.
ibid. : 60
Ce statut transformateur de l’expérience du cinéma, entre observateur et observé, où réalité et construction sont inséparables, on peut le remarquer dans les films aussi bien que dans les ateliers et projets de tournage auxquels je contribue. On peut aussi y voir la manière dont le montage (les découpages entre les plans, les cadrages, le champ/hors-champ) finit par correspondre à la fois à un tout filmique (un ensemble tout de même techniquement fragmenté en 24 ou 29 photogrammes par seconde) bien plus petit que l’expérience sensible dans laquelle il est produit. C’est à la fois un tout plus grand, car c’est une expérience nouvelle, un monde recréé, un sentiment de mouvance continuelle, une continuité du monde qui résulte de la somme des choix cinématographiques.
À travers les choix pris par le cinéaste qui, chez les Amérindiens, n’est jamais un individu séparé des autres, mais entouré d’un faisceau de relations politiques et chamaniques, et à travers les choix des personnes filmées, un Réel se constitue en une profusion de possibles (Tarde 2007 [1910] : 212) entre le réel et la réalité filmique. Ce cinéma se situe peut-être, en une certaine manière, entre la pensée mythique qui explore la richesse d’éléments discrets et la pratique rituelle qui relie les humains à l’expérience vécue dans la nature : cette expérience se rapprochant ainsi du continu tel que le définit Lévi-Strauss (2007 [1962]). Le tournage se fond dans l’expérience rituelle, mais il se peut que le montage soit quant à lui ce qui rompt avec la continuité du film tourné, le morcelant en segments (plans, scènes, séquences) plus petits pour ensuite les rassembler. Le montage peut retrouver une certaine continuité en résonance avec les structures de chants, les phases du jour, de la nuit et de l’aurore, ou à partir des espaces internes, externes et éloignés (voir les exemples cités ci-dessous, Caçando Capivara [2009] et Tatakox Vila Nova [2009], ou encore le film Urihi Haromatipë – Curadores da Terra-floresta [Imari 2014]).
Lévi-Strauss souligne, à propos de l’expérience inaugurale du cinéma chez les Navajos (2006 [1968] : 648), que toute expérience filmique passe par le procédé de fragmentation (ce qui signifie : introduction de la différence) et de répétition, comme dans les cas précis de la production des chants et de la composition des récits mythiques. En effet, le trait commun de ces films est d’accorder certains gestes comme le déplacement à l’exécution d’un chant (situations productrices de risques) ; ces déplacements prennent une importance plus grande que d’autres gestes qui pourraient, aux yeux des spectateurs qui ne partagent pas ce qui pourrait être le champ sémantique du filmé, leur paraître plus significatifs ou représentatifs.
La forme d’expression filmique que semblent privilégier les cinéastes autochtones des Basses Terres se retrouve dans le long plan-séquence qui n’a aucune coupe. Cette forme permet de vivre le processus même du filmage, à savoir la marche, le rituel ou bien tout autre geste qui sera à nouveau vécu – mais d’une autre façon – par le cinéma. Mon travail avec des réalisateurs autochtones (Estrela da Costa 2015a, 2015b) lors d’ateliers de formation de longue durée où je documente les processus de production de nombreux films qui circulent dans les villages et dans les festivals, m’a amenée à croire que, plutôt que de déployer une perception plus détaillée des fragments qui composent une séquence filmée, les cinéastes autochtones et leurs spectateurs préfèrent que le tournage reconstitue une nouvelle continuité et une nouvelle expérience vécue, qui, elle, va se recomposer dans de nouveaux gestes à revivre et à filmer de nouveau.
Les films auxquels je fais référence travaillent cette résonance entre la production-diffusion du discours enregistré sur pellicule et les procédés de nature chamanique où la caméra tient lieu de mémoire. Le regard et l’écoute au cinéma recoupent ces procédés rétablissant des continuités à partir de la perception et de la production de différences infinitésimales dans le rapport à l’autre (ce qui inclut des non-humains, des ancêtres, des enchantés et même des « choses » qui sont aussi l’incarnation de gens). Cette action de filmer n’est pas un geste de capture d’un objet passif ou d’une réalité toute prête. Filmer, c’est construire une rencontre, et la caméra a pour fonction de lier de possibles relations. La caméra est beaucoup plus qu’un artéfact inerte et non humain incapable d’accéder à un point de vue[3]. La caméra, comme me l’ont énoncé à maintes reprises mes interlocuteurs, peut effectivement engendrer, à la manière d’un chamane, une relation, une continuité entre celui qui est vu et celui qui voit, entre le vu et le non-vu. À plusieurs reprises le geste de filmer se fond au geste filmé, et de telles expériences analogues au « ciné-transe » de Jean Rouch (cf. 2003 [1973] : 63) ont été nommées « ciné-rituel » (Caixeta de Queiroz 2008 ; Brasil 2012 ; Estrela da Costa 2015a).
Les techniques du film épousent les techniques du monde filmé. Les relations filmées convergent avec les relations établies entre les personnes filmées, entre la caméra et le cinéaste et, sur un autre axe, entre les spectateurs. Mais le champ visuel instauré par le film ne se confond pas avec le point de vue des spectateurs du village, ni avec celui des corps filmés. La caméra est un autre corps, mis en relation dans le rituel, et cette relation nécessite de s’approcher pour donner à voir peintures et ornements en avant-plan et de s’éloigner pour qu’il devienne possible de percevoir un mouvement plus large, dans un exercice continuel de la « bonne distance », ce motif majeur de la mythologie amérindienne (cf. Lévi-Strauss 2006 [1968]). L’ethnographie de ces moments de production démontre que ce regard de la caméra est composé de la pluralité de tous les regards du village. D’ailleurs, « être regardé » ne signifie pas nécessairement une passivité, cette action peut être un geste d’influence, d’agissement au niveau chamanique (Kopenawa et Albert 2010 : 66-114).
Chaque fragment d’un mouvement, dans un perpétuel déséquilibre (Lévi-Strauss 1993 [1991]), contient une ouverture à d’autres mouvements opérés par l’appréhension sensible. En effet, en même temps que le cinéma peut avoir un aspect d’éternité, son énorme puissance reste celle de créer et des continuités et des coupures. L’expérience pré-cinématographique entreprise par Muybridge et par Marey avec la chronophotographie vise à créer la perception d’une continuité par la décomposition du mouvement d’animaux et de personnes par photos prises à chaque fragment de seconde de ce mouvement : l’objectif scientifique étant de rendre ces étapes imperceptibles à l’oeil nu en créant la perception d’un équilibre et d’une continuité de mouvement. À l’inverse de cette impression de réalité, d’équilibre et d’éternité, les productions autochtones circulent presque toujours dans les maisons des villages ; leurs visionnements se répètent jusqu’à épuisement puis ces productions s’effacent ou se perdent comme si elles n’avaient plus de sens. Après tous ces visionnements jusqu’à soif, chaque film ainsi produit, diffusé, épuisé, s’avère l’objet d’une relance et il est l’occasion de la production de variantes subséquentes : un nouveau film-rituel, un nouveau film de chasse et ainsi de suite, vont naître.
Notes sur le cinéma maxakali
Les Maxakalis/Tikmũ’ũns habitent la vallée de la Mucuri, au nord-est du Minas Gerais au Brésil. Ils ont été dispersés sur de petits territoires totalement dévastés par l’avancée de vastes pâturages durant la colonisation de cette région. Ce processus a été extrêmement violent, tant pour le peuple maxakali que pour leur territoire, la Mata Atlântica, la forêt atlantique jadis exubérante. La forêt détruite, les animaux disparus, il ne restait plus dans les années 1960 qu’une cinquantaine de Maxakalis. En tenant compte que chacun des savoirs, des mythes et des chants est la propriété ou, plutôt, sous les bons soins d’un « maître », on peut supposer aujourd’hui, même si la population a augmenté, qu’une grande partie de ces connaissances et pratiques sont perdues. Pourtant ils détiennent encore un corpus mythico-sonore d’au moins dix grands rituels et d’au moins dix mille chants différents, dont plusieurs décrivent avec une étonnante richesse de détails les animaux, les plantes, les endroits et événements de la forêt atlantique (une partie de ce corpus ayant été décrite dans Tugny 2009a, 2009b, 2011, et dans Maxakali et Rosse 2011). L’acquisition, la production ou l’actualisation de ces savoirs se ravivent et se vivent au jour le jour lors des rituels avec les yãmĩy : différents êtres qui, à certains moments mythiques, se sont enchantés et sont devenus des alliés chamaniques des Maxakalis. Les yãmĩy, entièrement peints pour danser et chanter dans le village ou pour accomplir une chasse, sont appelés koxuk, un terme qu’on traduit aussi par « image », « ombre », « esprit ». On sait que le raffinement des degrés et des modalités du regard – et donc de la production relationnelle – est une aptitude fondamentale du chamane. La fabrication d’un corps chamanique implique une espèce de « vision en revers », une « vision inversée », comme si le chamanisme consistait à voir l’invisible et à savoir « être vu » par l’autre (tel que décrit dans le contexte yanomami par Kopenawa et Albert 2010). Le yãmĩy n’est pas une catégorie ontologique fixe mais plutôt une « zone d’intensité » ou une « qualité d’influence », comme le signale Rosângela de Tugny (2011 : 94). Il peut être perçu comme un aspect dynamique et de collectivisation de l’image où la vue est davantage une expérience relationnelle qu’une capture.
Chez les Maxakalis, chacun des savoirs et chacune des pratiques, ainsi que la formation même du regard et de l’écoute – pulsions toutes percevantes fondatrices du cinéma –, sont la propriété de yãmĩy. Les relations qui ont cours lors des rituels et de la chasse et les relations qui se produisent en cinéma sont coordonnées et orientées par les chamanes et les chefs ; chacun à sa manière est responsable du contrôle des rapports entre humains et des relations dangereuses avec les « autres » et ce, par le regard et l’écoute (Estrela da Costa 2015a). De sorte que les films maxakalis, tout comme les films d’autres ethnies brésiliennes, présentent une temporalité et un rythme spécifiques, dans une mise en scène très méticuleuse du regard et de l’écoute entre le filmeur et le filmé. Dans le contexte du chamanisme amérindien qui couvre toute action cosmopolitique et esthétique, le regard constitue en soi une expérience d’influence, il conduit à des transformations dangereuses et il met en jeu des points de vue qui font se déplacer le cosmos[4]. Ce sont les chamanes et les chefs qui orientent la manière dont un rituel ou une chasse – thèmes inlassablement préférés par les Maxakalis dans de nombreux films partagés dans les villages, à l’exemple de Caçando Capivara (Maxakali 2009) – doivent être spécifiquement filmés. Chacun de ces « réalisateurs » instruisent des subjectivités composées par de multiples réseaux de relations : les relations entre les parents et les groupes rituels, les relations entre femmes qui offrent chants et nourriture aux yãmĩy sans toutefois échanger de regards directs, les relations entre les maîtres (hommes ou femmes) des chants et enfin les relations entre les spectateurs possibles des images filmées. Les relations avec les yãmĩy ne sont possibles que dans la mesure où elles sont actualisées – ce qui se fait presque tous les jours lors d’organisation de rituels nombreux et complexes –, et il en est de même pour les regards et les points de vue qui sont en jeu lors de la réalisation d’une vidéo. Ces relations s’établissent depuis les pourparlers des négociations et l’organisation proprement dite pour la réalisation des projets et ce, jusqu’à la relation filmique lors du tournage, de la version image-son finale et aux façons de faire circuler le film, de le diffuser, toutes ces étapes participant aussi de cette actualisation.
Pour citer quelques exemples tirés de Tatakox Vila Nova (Pradinho 2009), on voit l’action cinématographique engager une expérience qui avait toujours été interdite aux femmes (Estrela da Costa 2015b). Outre que le film nous offre une suspension temporelle caractéristique du rituel, les plans-séquences nous invitent à suivre une partie des parcours des yãmĩy de Tatakox entre vivants et morts, entre le village et la fosse dans la brousse. Dans cette fosse sont ensevelis les enfants, ils errent entre les plans cosmiques, entre l’invisibilité de la mort et la visibilité de la production rituelle, entre l’axe féminin et le masculin, la naissance, l’enfance et la mort.
Dans Caçando Capivara (2009) on traverse avec les chasseurs leur territoire. Le moment où l’animal est touché par une flèche n’est pas montré par une prise de vue directe. La caméra se détourne subtilement vers un récit qui commence à la maison des chants – lieu où les prises de vue sont interdites –, et l’image se poursuit par-delà les rivières et les abords des pâturages pour s’arrêter finalement sur les entrailles du capybara mort. L’animal avant de mourir avait jeté un regard vers le yãmĩy, lequel chante alors « le capybara m’a regardé ».
L’expérience partagée avec le spectateur est une expérience de redimensionnements territoriaux et cosmologiques, et cette expérience est rendue possible dans le rapport établi entre les corps filmés, ceux des femmes et des hommes, ceux de la chasse et des yãmĩy. Ce redimensionnement se construit ainsi : l’espace qui délimite la rencontre entre les femmes et le monde des yãmĩy, dont la dimension ne peut guère être suggérée par la caméra, le territoire des hommes délimité par le temps et le mouvement de la marche jusqu’à la vue du capybara qui, jusque-là, n’assumait que la perspective inversée de celui qui regarde sans être regardé. Progressivement, au fil des moments rituels et des marches, on reçoit quelques informations sur la façon dont s’établissent les relations : chamaniques, de genre, avec les fermiers blancs, entre les enfants, les chefs, etc. La grande puissance de ce cinéma direct réside dans les différents points de vue expérimentés par la caméra et dans ses interactions esthétiques essentiellement sonores – plus que parlées – et imagées avec les corps filmés.
Plusieurs collectifs et cinéastes autochtones du Brésil, dont les Maxakalis, ont réalisé chacun à leur manière des films très éloignés du format documentaire-reportage où une voix off et des entretiens filmés décrivent un contexte, le tout accompagné d’une trame sonore et d’images illustrant le sujet. La stratégie de certains cinéastes et collectifs d’Amérique latine est de produire un matériau à partir des demandes locales pour opposer leurs luttes à leur invisibilité dans les médias de masse. De façon différente, le cinéma autochtone du Brésil ici présenté ne tente pas d’expliquer l’événement filmé, ses productions sont le plus fréquemment des films-rituels – des rituels-films, films-chasse, films-pêche où la caméra cherche la proie mettant en jeu la présence du visible et de l’invisible (Estrela da Costa 2015b). Ce cinéma se libère d’un scénario préalable, il prend des risques en admettant que filmeurs et filmés construisent le film ensemble en même temps qu’ils sont tous acteurs et créateurs de ce qui est filmé.
Les films Tatakox Vila Nova (Prahindo 2009) et Quando os yãmĩy vem dançar conosco (Maxakali et al. 2012) n’engagent pas un contenu politique, si la politique est entendue comme dispute pour le pouvoir et la négociation de droits. Ils constituent plutôt des exercices politico-relationnels de négociation à travers le regard et l’écoute. Ils entraînent les spectateurs vers une expérience spécifique qui suspend le temps de l’information, ils réclament et notre regard et notre écoute vers la rencontre que crée le moment du tournage.
Il est important de rappeler qu’une grande partie des cinéastes autochtones du Brésil ont suivi une formation inspirée des propos du cinéaste-ethnologue Jean Rouch, introduite surtout par le projet Vídeo nas Aldeias (Vidéo dans les villages). Ces productions inspirent d’autres formateurs et constituent une référence très importante du cinéma qui circule dans les villages. Le cinéma de Jean Rouch et la formation proposée par son école (Nanterre et Ateliers Varan), plutôt que d’être au service d’un cinéma qui montre une réalité ethnographique, cherchent à faire du cinéma une technologie au service du partage de l’expérience, de la production inventive d’une vérité. Ce cinéma admet le dialogue interethnique et l’incomplétude essentielle du moment ethnographique. Ce cinéma admet que les points de vue exprimés soient des possibilités fondamentales de l’anthropologie, ce que Rouch considérait comme « cinéma-vérité ».
La réalisation cinématographique ouvre l’expérimentation et la compréhension du monde à une multiplicité de points de vue, elle évite une description totalisante, autoritaire et objective d’un peuple, d’une culture, d’un contexte. L’un des aspects les plus remarquables de la production filmique des collectifs et cinéastes indigènes du Brésil est le fait que, nécessairement collective, l’activité vidéographique renforce l’habitude de filmer des événements semblables, c’est-à-dire qu’on crée des films et des versions de ces films, de manière analogue aux inversions et répétitions que l’on retrouve dans la composition des récits mythiques amérindiens.
Quand les Maxakalis réalisent un nouveau film lors d’un cycle rituel ou d’une chasse spécifique qui avaient déjà été filmés auparavant, ou quand ils proposent de tourner à nouveau un film, parfois avec le même intitulé que le premier, je comprends qu’un tel type de cinéma compose un système qui s’ouvre continuellement sur une nouvelle variante. Chaque chasse, événement toujours rituel, est une version d’une autre chasse, et c’est pour cette raison que chaque chasse « mériterait » son propre film. Par exemple, le film Tatakox d’Isael Maxakali (2007) a motivé la réalisation de Tatakox Vila Nova (Prahindo 2009) par Guigui Maxakali – qui voulait inclure ce qui manquait au premier. Depuis lors, j’ai regardé des dizaines de films Tatakox, chacun voulant présenter à son tour la version définitive, la plus juste, sous le regard de chacun des chamanes. Dans le film A festa da moça (1987) réalisé par Vincent Carelli (1987) chez les Nambikwaras, un rituel d’initiation féminine a motivé la réalisation et le tournage d’un film portant sur un autre rituel n’ayant plus cours depuis des dizaines d’années, à savoir la perforation des lèvres des hommes. Divino Tserewahú, après avoir réalisé Wai’á Rini (2001), fut invité à faire un autre film sur le même rituel dans le village voisin. Dans O AmendoimdaCotia (Panara et Panara 2005), les Panarás ont vu une « course avec troncs d’arbre » ; dans un film sur les Krahôs, ils se décident alors à filmer leur propre course pour montrer que cela faisait aussi partie de leurs traditions. Il me semble que cet effet qu’a la caméra d’inciter maintes fois à la réalisation filmique d’un rituel et, qui plus est, à d’autres versions, analogues ou réalisées ailleurs, se rapproche de l’usage selon lequel un rituel en appelle toujours un autre, peut-être dans un autre village. Un film-rituel provoque la réalisation d’une variante de ce même rituel, ou bien d’un rituel opposé ou inversé, ou bien encore dans un autre endroit et même parfois chez d’autres ethnies.
Par mes expériences de terrain et de transcription des chants, j’ai remarqué le grand soin mis lors de l’enregistrement des yãmĩyxop (rituels pratiqués en présence des alliés chamaniques des Maxakalis) et j’ai noté le souci d’aborder de manière adéquate et légitime les affaires chamaniques (c’est-à-dire qui se rapportent à une certaine politique diplomatique, une expérimentation de rencontres et de jeux perspectifs). Je m’aperçois alors que la façon dont les Maxakalis célèbrent leurs rencontres avec les yãmĩy n’est pas le produit du hasard. Dans le rapport figure-fond entre invention et convention, ce qui semble se passer de manière désordonnée, insuffisamment répétée pour un enregistrement définitif, est en vérité un ensemble de variables minutieusement proposées pour cet événement-là, soit par la tradition, soit par les choix des yãmĩy eux-mêmes, ou bien encore par la détermination des chamanes. Chaque aspect sonore, mythique, visuel, rituel, narratif, peut être réalisé de plusieurs manières différentes, comme plusieurs versions d’eux-mêmes, selon le désir de ceux qui les réalisent dans le contexte de tels événements. La variation est donc une partie constitutive de ce corpus. Produire une espèce de répertoire matériel de chants, d’histoires et de rituels nous place devant cette condition. Tantôt on repousse des erreurs supposées dans ce qui est produit, tantôt on fait de la répétition et de la différenciation, comme si ce qui différait entre productions rituelles, tournages, narrations et commentaires divers était un mode propre de construction ou de transmission de ce qu’on a l’intention d’enregistrer et de communiquer, plutôt qu’une contradiction à proprement parler.
Par l’activité chamanique qui réintroduit des différences infinitésimales dans la description du monde dans les chants, les gestes et les iconographies, il est possible de ne plus employer les seules différentiations « bonnes à penser », de ne plus catégoriser ou conceptualiser, mais bien plutôt d’employer des micro-différences qui produisent des expérimentations de regards autres, de parcours autres, de transformations corporelles (le corps enfin, non pas comme dispositif objectivant le reste, mais comme influençant et se trouvant influencé par le cosmos). Le cinéma tel que nous le concevons ici pense le monde et se pense ; il crée de cette pensée une expérience sensible, il produit, suspend et s’ouvre à des relations et à du mouvement : il agit à travers la continuité du monde. Dans ce sens le cinéma maxakali se rapprocherait d’une expérience chamanique, politique, diplomatique, d’expérimentation de corps, de lieux et d’espaces, de constructions du réel et de promotion de rencontres – une façon de s’inscrire dans le monde et simultanément de le produire.
Appendices
Note biographique
Ana Carolina Estrela da Costa détient une maîtrise en anthropologie sociale (Université fédérale de Minas Gerais, 2015) et elle est actuellement doctorante au programme d’anthropologie sociale de l’Université de São Paulo au Brésil. Elle travaille avec les communautés autochtones maxakalis/tikmu’uns du nord-est du Manas Gerais (Brésil), surtout dans le cadre d’ateliers et de projets de production audiovisuelle.
Notes
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[1]
L’expression Basses Terres fait référence à un partage conceptuel chez les peuples amérindiens de l’Amérique du Sud. Géographiquement – bien que le concept ne soit pas essentiellement spatial –, les Basses Terres englobent toute l’Amazonie, les plateaux du Brésil central, aussi bien que toute la côte orientale de ce continent. Les Hautes Terres seraient donc les Andes, et pour territorialiser les populations intermédiaires on les situe parfois sous l’appellation de Piedmont. Toutefois, le véritable enjeu du concept n’est pas géographique ; le concept souligne plutôt l’idée de partage entre des types d’organisation sociale, où l’image traditionnelle de l’Empire inca occupe une place particulière : c’est-à-dire une « société à État » hiérarchisée et douée d’un pouvoir fort centralisé avec les implications économiques qui s’ensuivent.
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[2]
L’un des indices de comparaison avec la production rituelle est le fait que la réalisation se trouve être en général l’affaire, non d’un cinéaste-auteur individuel, mais des maîtres des métiers et des savoirs filmés, et tout spécialement des chamanes. En plus de faire la médiation avec les « maîtres » mythiques (ancêtres) de ces savoirs, les chamanes sont justement les experts du regard et de l’écoute, c’est-à-dire de ce qui est mis en jeu dans la production cinématographique.
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Le mode d’appréhension dit objectif de la caméra perd de sa stabilité quand elle entre en résonance avec une production rituelle entre corps et regards. Celui qui filme n’est plus simplement un observateur, mais un participant multiple et en mouvement, dans la mesure où le film affecte et est affecté par le rituel. Les images et les corps se construisent réciproquement dans et par l’interaction de ceux qui regardent et sont regardés. La caméra produit l’image qui, elle, est construite et projetée par les filmés. Son point de vue (le filmeur), leurs points de vue (les filmés) se transforment tout en se pliant aux relations engagées dans le rituel.
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Les chamanes maxakalis chantent pour que leurs nièces « apprennent à voir en écoutant » et ils informent tout le monde, filmeurs ou non, de ne pas trop s’approcher des yãmĩy, de les filmer de biais, en retrait. Un regard trop direct et trop proche pourrait terriblement affecter le rapport avec ces alliés et le monde.
Médiagraphie
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