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Les travaux scientifiques sur l’asile se sont développés dans nombre de pays occidentaux à partir du milieu des années 1980, au moment où la question des réfugiés est devenue un enjeu du débat public formulé en termes de « problème ». Il faut néanmoins attendre les années 2000 pour que se déploient des recherches qui proposent d’inverser la focale des « réfugiés » vers l’État. Portées par le renouveau de l’intérêt pour la question du pouvoir discrétionnaire de la street-level bureaucracy (Lipsky, 2010) en général et sous l’impulsion de travaux pionniers, notamment au Canada, sur les juridictions de l’asile en particulier (Rousseau et al., 2002 ; Hardy, 2003), des recherches sur le quotidien de la mise en oeuvre des procédures d’asile, souvent produites par de jeunes chercheurs, ont émergé dans plusieurs pays européens, comme en Suisse (Bozzini et al., 2013 ; Miaz, 2017), en Allemagne (Probst, 2011 ; 2012), en Espagne et en Grande-Bretagne (Good 2007 ; Jubany, 2011 ; 2017), ou encore en Autriche (Dahlvik, 2017). En France, les questionnements soulevés sur les pratiques des acteurs associatifs (Belkis et al., 2004 ; d’Halluin, 2008 ; Frigoli, 2009 ; Kobelinksy, 2010) et des agents de l’État dans le domaine de l’asile ont donné lieu à des études sur différents paliers institutionnels : celui de la préfecture (Spire, 2007) ; celui de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) (Akoka, 2012 ; 2013 ; 2017a ; 2017b ; Probst, 2012 ; Akoka et Spire, 2013) et celui de sa juridiction d’appel, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) (Greslier, 2007 ; Valluy, 2009 ; Fassin et Kobelinsky, 2012 ; Kobelinsky, 2013 ; Thibault, 2016).

Ces recherches ont attiré une attention salutaire sur le travail concret mené par les agents de l’État. Par le changement de focale depuis les discours officiels, les statistiques, les textes juridiques ou réglementaires vers ceux qui instruisent les demandes au quotidien, elles rappellent que l’État ne pense pas par lui-même et que l’analyse du travail administratif ne peut se réduire à celle des règles et des normes qui l’encadrent.

Un aspect important est néanmoins resté négligé dans cette nouvelle dynamique : l’analyse historique des pratiques quotidiennes de détermination du statut de réfugié. Cet article se propose de combler ce manque par une ethnographie historique de la fabrique de ce statut à l’OFPRA depuis sa création en 1952 jusqu’au début des années 1970. Cette idée d’ethnographie – ou d’observation – historique a été proposée en France par des chercheurs qui se sont attelés à « ethnographier le passé », avec notamment l’ouvrage collectif Observer le travail (Arborio et al., 2008) et un numéro thématique de la revue Genèses (Button, 2008) sur « L’observation historique du travail administratif ». Ces publications posent une série de questions communes (telles que : n’est-il d’ethnographie que du présent ? ou l’histoire n’est-elle que la science du passé ?) auxquelles leurs contributeurs répondent en combinant les méthodes ethnographique et historique. Le concept d’ethnographie historique peut certes se présenter en oxymore tant tout semble opposer le procédé de connaissance par traces et par contact direct, comme le remarquent ces auteurs. Néanmoins, qu’il soit passé ou présent, le matériau étudié n’est au fond qu’un intermédiaire entre la situation dont il n’est qu’une trace et le chercheur qui tente de l’interpréter (Fournier et al., 2008 : 14). Plus encore, pour suivre Pierre Bourdieu (1980), le présent, en tant que situation « saisie » par le(s) passé(s), est lui-même composé de différentes épaisseurs temporelles. Le passé est, quant à lui, vivant dans le présent en tant que force active le « saisissant ». Dès lors que le présent est (aussi) pensé comme trace et le passé comme présence, la combinaison de l’ethnographie et de l’histoire prend sens.

Mais comment procéder concrètement à une ethnographie historique de l’instruction des demandes d’asile ? Pour le faire nous avons tout d’abord accordé une attention particulière aux pratiques quotidiennes dans leur banalité, à l’ordinaire d’une instruction apparue, avec le temps, si peu ordinaire, sans jamais dissocier ces pratiques des propriétés sociales de ceux qui les mettent en oeuvre. Outre cette attention au quotidien des pratiques, aux trajectoires et aux propriétés sociales de ceux qui font l’action publique, nous avons privilégié des sujets et des types de données classiques en ethnographie, mais parfois plus difficiles à saisir dans les archives, telles les interactions entre agents, les relations avec les hiérarchies et les configurations spatiales où elles se déploient.

L’ethnographie historique que nous avons menée a impliqué une attention à certaines sources plus qu’à d’autres. Les rapports d’activité de l’OFPRA (aujourd’hui accessibles aux archives, mais confidentiels durant la période) ont fourni des informations précieuses en tant qu’espace d’interaction discret entre l’institution et ses ministères de tutelles, mais aussi comme source documentant l’activité de manière agrégée (permettant la montée en généralité) tout en restant au ras du sol des pratiques. Il en est de même pour les notes de service conservées aux archives de l’OFPRA. Ces instructions très concrètes de la direction à l’intention des agents (éteindre les lumières, respecter les formules de politesse en français, motiver les décisions, ne pas remplir les formulaires à la place des requérants, se souvenir que les décisions finales reviennent au directeur, justifier les retards et absences…) font entrer avec force le chercheur dans la quotidienneté de l’activité et donnent à voir les questions pratiques qui préoccupent les acteurs au jour le jour.

La démarche ethnographique s’est aussi matérialisée à travers la recherche de sources par l’enquête buissonnière. Parmi les documents trouvés au fil des entretiens chez les uns ou les autres, ceux conservés par Hubert Singer (nom modifié), parti en claquant la porte après avoir gravi tous les échelons de l’institution au fil de quarante ans de service, se sont révélés particulièrement précieux. Couplés à son témoignage et à ses mémoires écrites, restées vingt ans au fond de son ordinateur avant d’être partagées avec nous, ils offrent un contrepoint précieux à l’histoire et aux sources officielles, ne serait-ce que pour saisir ce à quoi les acteurs donnent de l’importance loin des impératifs légaux d’archivage.

C’est également en explorant le passé à partir des concepts et des outils des sciences sociales que l’enquête historique a été ethnographique. Dans la lignée de la théorie de l’étiquetage développée par le sociologue Howard Becker, la catégorie de réfugié est appréhendée à bonne distance de la question du vrai et du faux, comme un construit, résultat de rapports de forces, toujours situés. Loin de la vision normative qui associe le réfugié à la qualité d’une migration (forcée par opposition à volontaire) ou d’un individu (victime de persécution par opposition à acteur de son développement économique), les réfugiés sont ici définis comme des personnes labélisées comme tels, ou autrement dit comme les produits d’un étiquetage.

C’est enfin parce que l’enquête historique est partie de questions posées par l’observation du présent auxquelles elle contribue en retour à répondre que ce travail s’inscrit dans une démarche d’ethnographie historique. L’objectif initial de la recherche était de comprendre pourquoi et comment le taux d’accord du statut de réfugié avait chuté de 80 % dans les années 1980 à 25 % depuis les années 1990. Il s’agissait également, après s’y être un temps perdu, de sortir du face-à-face entre demandeurs et agents et de déjouer le piège de l’« empirisme irréductible » qui, en accordant trop d’importance à la singularité des situations observées, tend à oublier que la vérité de l’interaction ne s’y donne pas entièrement. C’est précisément l’usage de l’histoire comme instrument de rupture épistémologique, tel que théorisé par Bourdieu[1], tout autant que les informations récoltées par le biais de l’enquête historique, qui ont permis de déjouer ces pièges et d’apporter aux questions du présent des réponses à distance de l’essentialisation de la catégorie de réfugié ou de la prise de position pour l’une ou l’autre partie du face-à-face.

C’est là que la période choisie prend tout son sens. En France, les travaux sur les années 1950-1970, considérées comme « l’âge d’or » ou les « vingt glorieuses » des réfugiés[2] où les taux de rejets étaient si bas qu’ils n’étaient pas calculés, sont quasi inexistants[3]. Comme l’indiquent les réflexions de Jérôme Elie (2014) sur le manque d’historicité des Refugee Studies, négligées par les historiens, ce vide est valable pour les autres espaces nationaux, à quelques exceptions près : un article de Charles Keely (2001) sur la gestion de l’asile dans les pays industrialisés durant la Guerre froide et quelques travaux sur l’histoire de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) (Loescher, 2001 ; 2017 ; Elie, 2007), et sur l’histoire des Refugee Studies elles-mêmes (Chimni, 1998 ; 2009 ; Black, 2001). Quand elles abordent la période de la Guerre froide dans le bloc occidental, ces recherches se placent rarement au niveau des pratiques concrètes d’attribution du statut. Elles proposent davantage une vaste analyse soit de l’histoire des grands déplacements de réfugiés dans le monde (Gatrell, 2013), soit de leur traitement par les États vu « par le haut » et généralement ancré dans la discipline des relations internationales (Betts et Collier, 2017), qui se prête encore peu à l’exploration des pratiques quotidiennes. Pour la période qui nous intéresse, seules les recherches de Tycho Walaardt (2011 ; 2013a ; 2013b) sur l’attribution du statut de réfugié en Hollande adoptent véritablement une approche par le bas et centrée sur les pratiques.

L’absence de travaux sur cette période est d’autant plus marquante que, en France au moins, la comparaison entre les forts taux d’accord des années 1950-1980 et ceux très bas de la période contemporaine est au coeur de nombreuses analyses. Pour les uns cette chute reflète le changement de traitement des demandes d’asile, qui ne serait plus conforme à l’esprit de la Convention de Genève. Pour les autres elle constitue au contraire la preuve que le profil des demandeurs d’asile a changé et ne correspond désormais plus à la définition donnée par la Convention. Ces positionnements, apparemment opposés, ont comme point commun de considérer les années 1950-1970 comme une période où auraient coexisté « vrais » réfugiés et réponse institutionnelle « juste ». Tout en relayant l’une ou l’autre et parfois les deux positions, la recherche scientifique a massivement repris les analyses de Gérard Noiriel (1991) qui place la rupture au moment de la signature de la Convention de Genève (1951) et de la création de l’OFPRA (1952)[4]. Pourtant, si l’on pose la focale non pas sur la structure administrative de l’organisation ni sur les textes législatifs, mais sur les profils et les trajectoires de ses agents, une tout autre image apparaît qui éclaire d’un jour différent les questionnements sur les taux de rejets et comble en partie les limites de l’observation des face-à-face.

C’est à cette période paradoxale, à la fois « âge d’or » et délaissée, commençant avec la création de l’OFPRA et se terminant avec la ratification du protocole de Bellagio (en 1971), qui ouvre le statut de réfugié aux demandeurs non européens[5], que nous nous intéresserons. Nous examinerons d’abord les pratiques d’attribution du statut de réfugié des agents de l’OFPRA, pour nous pencher ensuite sur leurs trajectoires et leurs propriétés sociales, puis analyser leurs interactions et les espaces dans lesquels elles prennent forme[6].

Qu’est-ce qu’un réfugié ? Les fluctuations politiques des frontières entre catégories

Durant les vingt premières années de fonctionnement de l’OFPRA (1950-1970) et bien que l’une de ses missions soit de déterminer si ceux qui demandent l’asile sont bien des réfugiés, les frontières entre les catégories de réfugiés et de migrants sont poreuses à bien des égards. C’est ce qu’indique, par exemple dans les rapports d’activité des années 1950 à 1979, l’association de termes aujourd’hui dichotomiques tels que « émigration politique », « immigration politique », « réfugiés immigrants », ainsi que l’existence de formules comme « les réfugiés qui demandent l’asile » ou « rappel sur l’évolution de l’émigration des réfugiés ». C’est également ce qu’indique l’utilisation indifférenciée des mots « émigrés » et « réfugiés » dans nombre de ces rapports. C’est enfin ce que montre l’absence du terme « demandeurs d’asile » qui pourtant permet de dissocier ceux qui demandent le statut de ceux qui l’obtiennent. Le terme n’apparaît en effet qu’au début des années 1980 dans les écrits de l’institution. On ne le trouve ni dans la loi sur la création de l’OFPRA, ni dans la Convention de Genève, ni dans aucun des rapports d’activité jusqu’à cette date. À la place, ce sont les qualificatifs « requérant » ou « ressortissant » qui sont généralement utilisés, quand ce n’est pas celui de « réfugié » lui-même, rendant la compréhension des sources quelquefois difficile.

Dans le vocabulaire de la pratique quotidienne des agents, le mot « client » semble souvent utilisé. Alice Adjemian (qui a été secrétaire à la section arménienne, puis russe, entre 1952 et 1976, puis officier de protection à la section russe jusqu’en 1987 ; entretien du 2 avril 2009), le prononce à plusieurs reprises lorsqu’elle partage ses souvenirs de la période[8] :

— Vous dites souvent des clients, vous les appeliez comme ça ?

— Oui c’étaient des clients, un mot utilisé comme équivalent à « demandeur ».

Le terme client est intéressant en tant que révélateur de la relation entre les agents et leurs publics durant cette période. Il place l’interaction de guichet dans le cadre d’une relation de service, suggérant un rapport moins asymétrique et plus flou quant au détenteur du pouvoir que le terme « demandeur »[9].

Un autre élément marquant, signe de l’importance relative accordée à la différenciation entre « vrai » et « faux », est l’absence totale, jusqu’en 1970, de données chiffrées sur le nombre de rejets, d’accords ou de demandes[10] dans les rapports d’activité annuels (à l’exception du premier). Enfin, le terme « persécution », aujourd’hui indissociable de la définition du réfugié, n’apparaît que trois fois dans l’ensemble des rapports couvrant la période 1952-1973.

Si la persécution est peu évoquée et le terme réfugié indifféremment utilisé entre candidats à l’asile et bénéficiaires du statut, comment l’OFPRA différencie-t-il ceux à qui il accorde sa protection de ceux à qui il la refuse ? Quels sont donc les critères qui « font » le réfugié ?

L’acte d’allégeance comme critère de sélection

Les dossiers de réfugiés des années 1950 à 1970 conservés aux archives de l’OFPRA portent peu de traces des manières dont était menée l’instruction. On ne sait pas si elle s’appuyait davantage sur les formulaires, sur les entretiens, comment ces entretiens se déroulaient, ou encore si des recherches étaient menées pour vérifier l’authenticité des déclarations. L’activité d’instruction elle-même n’est évoquée que dans un rapport d’activité, celui de 1953-1954, et de manière laconique[11] :

Les officiers de protection remplissent la tâche très délicate que constituent les enquêtes permettant de vérifier l’identité de leurs compatriotes sollicitant la reconnaissance de la qualité de réfugié et le bien-fondé de leurs assertions concernant les persécutions politiques raciales ou religieuses qui motivent leur requête. Les officiers de protection vérifient notamment si les intéressés ne sont pas restés sous la protection des services diplomatiques et consulaires du gouvernement actuel de leur pays ou n’ont pas accompli des démarches pour se remettre sous leur administration.

Les rapports d’activité font ressortir une autre tendance forte de la période quant aux pratiques d’instruction : un traitement largement différencié selon les nationalités. En l’absence de statistiques jusqu’au début de l’année 1970, ce sont des informations et des données récoltées de manière éparse au fil des archives et des entretiens qui permettent de saisir l’a priori très favorable dont jouissent les ressortissants des pays sous domination soviétique par rapport aux Yougoslaves, aux Portugais et aux Espagnols.

Les dossiers de réfugiés consultés suggèrent que la reconnaissance des demandes des ressortissants de l’URSS ou de ses pays satellites est quasi automatique et se fonde sur leur seule nationalité. À titre d’exemple, ce Russe reconnu réfugié alors qu’il déclare dans son formulaire être venu en France « pour travailler »[12], ou encore ce Hongrois reconnu après avoir déclaré succinctement être venu « suite aux événements politiques » et « pour [s]’engager dans la Légion étrangère »[13]. Les accords de l’OFPRA pour ces nationalités sont quant à eux rarement explicités ou le sont eux aussi de manière très laconique (par exemple : « Refuse de rentrer dans son pays pour des raisons politiques »), souvent sans faire allusion à la question des persécutions individuelles.

À l’inverse, les Espagnols et les Yougoslaves sont davantage sanctionnés, par la biais des retraits et rejets pour acte d’allégeance. Le rapport de l’année 1959 montre que l’OFPRA trouve plus légitimes les séjours des réfugiés russes en URSS que ceux des espagnols en Espagne. En conséquence, les Espagnols perdent leur statut alors qu’une plus grande tolérance est préconisée vis-à-vis des Russes :

Les facilités désormais accordées aux réfugiés pour se rendre dans leur pays d’origine (Espagnols qui se rendent en Espagne désormais sans visa, Polonais qui obtiennent un visa touristique, Russes qui font de brefs séjours en Russie) posent le problème des incidences de ces séjours sur la qualité de réfugié. On peut admettre que le retour en URSS, s’il doit faire perdre au réfugié le bénéfice de son statut, le maintien [sic] dans la qualité d’apatride[14] […] certains réfugiés russes se sont rendus en URSS pour de courts séjours et des raisons valables sous couvert de laisser-passer […]

Des sauf-conduits sont dans certains cas délivrés par les autorités françaises pour éviter à leur détenteur de perdre leur statut de réfugié à la suite d’un retour temporaire au pays. Il semble néanmoins que seuls les demandeurs des pays de l’Est en bénéficient, comme le révèle ce rapport de 1969 : « Diminution importante du nombre d’actes d’allégeance, sans doute parce qu’au cours de l’année 1968 de nombreux réfugiés des pays de l’Est ont été autorisés par le ministère de l’Intérieur à se rendre dans leurs pays sous couvert de sauf-conduit ».

Enfin, la structure des rapports d’activité reflète également une nette différenciation entre les nationalités et le traitement différent réservé aux Yougoslaves et aux Espagnols. Dans certains rapports, des parties sont intitulées « Évolution générale de la population des réfugiés (moins Espagnols et Yougoslaves) » et, dans d’autres, « Évolution de la population des réfugiés espagnols ».

Les rapports d’activité des années 1950 tout comme les travaux d’Alexis Spire (2005) montrent que, durant toute cette décennie, les Yougoslaves entrés clandestinement en France à partir « d’un pays de premier asile » (en général l’Italie ou l’Autriche) sont soumis à une mesure de refoulement, à la différence des Hongrois qui arrivent à la même période (depuis l’Autriche aussi).

Quant aux Espagnols[15], les rapports d’activité mentionnent, sans entrer dans les détails, que l’instruction de leur dossier passe par un examen détaillé et personnalisé, ce qui tranche avec les modalités d’instruction des demandes provenant des ressortissants des démocraties populaires. Le rapport de 1956 indique que 82 % des retraits de statut (1337 sur 1098) concernent les Espagnols, qui ne représentent cette année-là que 55 % de la population totale des réfugiés. Enfin, en 1962, près de 78 % des mémoires (167 sur 214) présentés par l’OFPRA devant la Commission de recours des réfugiés pour défendre ses rejets et ses retraits concernent des Espagnols, qui ne représentent que 54 %[16] de la population cette année-là.

Parallèlement et jusqu’au début des années 1970, l’OFPRA refuse systématiquement le statut de réfugié aux Portugais sur la seule base de leur nationalité, sans même instruire leurs dossiers. Victor Pereira (2017), qui documente finement ce traitement à partir des archives de l’OFPRA et du quai d’Orsay, montre qu’il est dicté par le souci de la France de préserver ses excellentes relations diplomatiques avec Lisbonne. Cette politique du barrage (qui pousse massivement les Portugais vers les procédures d’immigration) ne se relâche qu’avec la dégradation des relations diplomatiques entre les deux pays : l’isolement du Portugal sur la scène diplomatique lié à la guerre en Angola et le refus de Salazar de suivre le modèle gaullien d’une décolonisation négociée entraînent, à partir de 1969, un changement dans le traitement des demandes d’asile des Portugais·es. Non seulement celles-ci sont systématiquement instruites, mais elles débouchent de manière croissante sur l’accord du statut de réfugié.

Ce traitement différencié, favorable aux requérants (Russes et ressortissants des démocraties populaires) dont la reconnaissance comme réfugié alimente l’effort de décrédibilisation du régime soviétique et plus strict envers les requérants de pays (même communistes) entretenant de bonnes relations diplomatiques avec la France (Yougoslaves[17], Espagnols et Portugais), est éclairant. Il démontre la prégnance des considérations de politiques étrangère et diplomatique dans l’attribution du statut de réfugié durant cette période de Guerre froide.

La montée des motifs économiques comme critère de rejet

En 1964, un changement sémantique notable peut s’observer dans les rapports d’activité avec l’apparition de la formule « motifs économiques » pour désigner les requérants qui ne seraient pas de véritables réfugiés. Il n’est alors utilisé que pour les Yougoslaves, mais reste révélateur d’une certaine inflexion du travail d’instruction autour de la dichotomie motivations politiques / motivations économiques au détriment de l’ancienne dichotomie orphelin du national / protégé par son pays[18]. Les considérations profondes restent néanmoins d’ordre diplomatique, puisque le représentant du ministère des Affaires étrangères rappelle à plusieurs reprises[19] au conseil d’administration de l’OFPRA les tensions que le trop grand nombre de Yougoslaves reconnus réfugiés engendre dans les relations franco-yougoslaves. En 1967, le terme « réfugié économique » fait sa première apparition dans un rapport d’activité. Il ne désigne que les Yougoslaves. Enfin, en 1970, le rapport d’activité change de ton sans distinction de groupe national. Il préconise, de manière généralisée, de mettre fin à la « tolérance excessive » des années précédentes.

Si la concomitance entre cette inflexion nouvelle et l’arrivée d’un nouveau directeur général a été soulignée par Luc Legoux (1995), ce sont les transformations à l’échelle internationale et plus spécifiquement la nouvelle politique de détente qui semblent expliquer la généralisation aux autres nationalités d’une injonction à la rigueur jusque-là réservée aux requérants de pays entretenant de bonnes relations diplomatiques avec la France. L’OFPRA ne se cache d’ailleurs pas des incidences de la détente sur les pratiques d’instruction des demandes d’asile :

La politique française de détente dans les relations internationales tendrait sans doute à la longue à dépolitiser la notion de réfugié […] une plus grande rigueur pourrait être justifiée dans l’appréciation des craintes de persécutions qui motivent la reconnaissance comme réfugiés de certains étrangers arrivant en France. L’Office estime que chaque fois que cela est possible, il conviendrait d’octroyer le statut d’apatride qui n’a pas de coloration politique, de préférence au statut de réfugié […] Peut-être aussi doit-on voir dans ce chiffre réduit de véritables réfugiés nouveaux une certaine dépolitisation de la notion d’émigrés, en conséquence de la détente dans les relations de la France avec les pays d’origine des exilés[20].

Derrière ces phrases floues, on comprend qu’à la suite de la détente, la direction de l’OFPRA a décidé d’attribuer plus parcimonieusement le statut de réfugié et lui préfère désormais celui d’apatride, qui apparaît dénué de « coloration politique ». Ici encore les fonctions politiques et l’instrumentalisation de l’attribution du statut de réfugié ressortent clairement.

Cette nouvelle injonction à la rigueur est cependant encore empreinte d’une grande ambiguïté ; l’OFPRA appelle ainsi pêle-mêle, dans le rapport de l’année 1970, à désormais « appliquer les textes avec logique et sans passion », sans toutefois exclure « les sentiments humanitaires ».

Bien qu’énoncée pour toutes les nationalités, la fin de la tolérance ne semble cependant pas s’appliquer de manière analogue à tous les groupes nationaux. Tandis que les requérants yougoslaves sont davantage soupçonnés[21], la tolérance reste de rigueur pour ceux des démocraties populaires. Le raisonnement la justifiant est clairement explicité dans le rapport de 1972 : la difficulté d’adaptation au communisme est une raison suffisante pour délivrer le statut. Elle est certes plus grande pour les générations qui ont connu d’autres systèmes que pour les plus jeunes nés sous ce régime et dont les motivations sont par ailleurs surtout économiques. Il convient néanmoins de leur délivrer le statut pour leur éviter des « situations inconfortables » :

Les raisons qu’ils donnent à leur arrivée sont essentiellement économiques, tout au plus le désir d’échapper à un service militaire. Les motivations politiques sont rares, presque toujours incertaines et peu claires […] Il convient d’en débattre mais l’Office interprétant largement les critères d’admission et prenant en considération le fait que dans beaucoup de cas, les passeports ne sont plus en règle ou qu’ils n’existent pas, reconnaît la qualité de réfugié afin d’éviter à ces émigrants de se trouver dans une situation inconfortable[22].

Il n’en reste pas moins qu’à partir de l’année 1970, les premières statistiques sur le nombre de rejets et d’accords apparaissent et figurent, dès lors, systématiquement dans les rapports d’activité. Celui de 1970 souligne que 103 demandes ont été rejetées durant l’année (ce qui équivaut à 5,6 % de rejets[23]) et que ce taux est plus élevé que celui des années précédentes. Mais pour éclairer ces pratiques, il convient également de rapporter l’activité d’instruction des dossiers aux propriétés sociales de ceux qui en ont la charge.

Des diplomates dissidents aux anciennes secrétaires : propriétés sociales et trajectoires migratoires de deux générations d’agents

À sa création, en 1952, l’OFPRA comprend 22 agents français et 47 agents étrangers[24]. Le personnel d’exécution (secrétaires, sténos dactylos) est constitué essentiellement de Français, tandis que c’est parmi les étrangers que se trouve la quasi-totalité des officiers de protection (des hommes[25] d’âge mûr) chargés de l’instruction des demandes d’asile. Cette caractéristique est pourtant loin d’avoir été considérée comme signifiante dans la littérature scientifique sur le sujet. Ainsi, selon Noiriel, ces profils ne doivent pas « faire illusion », car avec la création de l’OFPRA, « désormais ce sont des instances purement françaises qui décident de l’attribution du statut ». Celui-ci cite, pour le montrer, une note du rapport d’activité de 1962 qui stipule : « chaque fois que cela a été possible, pour répondre au voeu du conseil, les étrangers ont été remplacés par des Français dans le personnel » (Noiriel, 1991 : 214-215). Nous voudrions montrer que les propriétés sociales de ces agents (notables, diplomates, personnalités politiques) sont suffisamment signifiantes pour être prises au sérieux[26]. Et si les nouveaux officiers de protection qui les remplacent dans les années 1960 et 1970 sont généralement (mais pas toujours) Français de nationalité, leur origine nationale respective les place dans la continuité des profils de leurs prédécesseurs.

Les premiers agents : une « diplomatie parallèle » à celle du pays d’origine

Non seulement l’écrasante majorité des premiers officiers de protection de l’OFPRA n’ont pas la nationalité française (17 sur 19), mais plus de la moitié d’entre eux vivent en France sous le statut de réfugié (11 sur 19) et la quasi-totalité ont les mêmes origines et/ou la même nationalité que les requérants dont ils instruisent les demandes. Plus de la moitié de ces officiers de protection (10 sur 19) sont enfin des agents des institutions qui ont précédé l’OFPRA (en particulier les offices des réfugiés et l’OIR)[27]. Ils ont ainsi été socialisés au métier dans un contexte et dans des institutions qui définissaient les réfugiés par leur appartenance nationale et non par la persécution.

Dans l’entre-deux-guerres, il suffisait effectivement d’être Russe, Arménien ou Géorgien, et plus tard (à partir de 1946) Espagnol, pour être reconnu réfugié. Or, en 1952, la Convention de Genève définit le réfugié par la persécution. Ce changement est d’autant moins strictement incorporé par les agents que leur activité, leurs interlocuteurs et leur cadre de travail restent partiellement inchangés. En effet ils reçoivent en partie les mêmes personnes que par le passé (les réfugiés doivent faire renouveler leur statut tous les trois ans et se présentent donc régulièrement à eux) à qui ils appliquent les mêmes textes (ces renouvellements s’opèrent sur la base de l’ancienne définition du réfugié), dans les mêmes locaux (l’OFPRA est installé dans les anciens bureaux de l’OIR), sous le même statut (le titre d’officier de protection est repris à l’OIR).

La socialisation professionnelle de ces agents dans les offices de réfugiés arméniens, russes, géorgiens et espagnols est d’autant plus signifiante que ces offices ont généralement succédé aux représentations diplomatiques des anciens régimes de ces pays. À titre d’exemple, l’Office des réfugiés russes est créé à la suite de la fermeture de l’ambassade de Russie, elle-même consécutive à reconnaissance de l’Union soviétique par la France (1924). L’Office des réfugiés arméniens (chargé de délivrer service consulaire et statut de réfugié aux Arméniens du Caucase) est créé en 1924 après la fermeture de la représentation diplomatique de la République arménienne (Kunth, 2017) ; cette fermeture étant elle-même liée à la reconnaissance par la France d’une URSS qui avait annexé l’Arménie trois ans plus tôt. L’Office des réfugiés géorgiens est créé après la fermeture de la représentation diplomatique de la République géorgienne ; cette fermeture est elle-même liée à la signature en 1932 d’un pacte de non-agression entre la France et une URSS qui avait annexé la Géorgie dix ans plus tôt (Méloua, 2017)[28]. L’OFPRA, qui prend institutionnellement la suite de ces offices et incorpore une partie de leur personnel, apparaît ainsi comme une structure multi-consulaire regroupant les anciennes représentations diplomatiques de pays ou de régimes qui n’existent plus.

Cette dimension consulaire est d’autant plus forte que près de la moitié des officiers de protection (9 sur 19) sont issus du personnel diplomatique de leur pays respectif. Si l’on considère les offices de réfugiés comme des représentations diplomatiques, ce nombre s’élève à treize, c’est-à-dire plus des trois quarts. À titre d’exemples[29], le chef de la section russe de l’OFPRA était ambassadeur de Russie en France en 1917. Le chef de la section géorgienne était chargé d’affaire de la Légation géorgienne à Paris (1921-1933). Trois des quatre officiers de protection polonais travaillaient comme diplomates, durant l’entre-deux-guerres, dans les différentes représentations de la République de Pologne en France. Le chef de la section ukrainienne était responsable de la Mission de la République ukrainienne à Paris dans les années 1920. Le chef de la section yougoslave était vice-consul à Marseille entre 1922 et 1924 et conseiller de la Légation yougoslave à Paris en 1934-1935. Le chef de la section hongroise était délégué du gouvernement hongrois en Tunisie.

La dimension diplomatique de l’OFPRA se dégage ainsi avec force de l’analyse des propriétés sociales de ces officiers de protection et donne à l’organisation les allures d’une bureaucratie consulaire. Mais plus qu’un consulat, l’OFPRA apparaît comme le « consulat des dissidents[30] ». En effet, les officiers de protection incarnent une diplomatie bien particulière, celle de régimes disparus dans lesquels ils avaient occupé des positions politiques souvent importantes. Les chefs des sections ukrainienne, russe et géorgienne avaient ainsi été, respectivement, ministre des Affaires étrangères en Ukraine, député de la Douma en Russie et gouverneur en Géorgie. La section espagnole mise à part, tous ont perdu leur position et sont devenus réfugiés après le basculement de leur pays dans le communisme : à la suite de la révolution bolchevique (chef de section russe), à la suite de l’occupation soviétique (chefs des sections arménienne, ukrainienne et géorgienne), à la suite des prises de pouvoir communiste (chefs des sections yougoslave et hongroise).

Par contraste, les agents espagnols sont des républicains, militants des organisations anarchistes ou socialistes espagnoles ; la Confédération nationale des travailleurs (CNT) pour l’un, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) pour les deux autres. Tous fuient en France au moment du grand exode de 1939, consécutif à la victoire de Francisco Franco sur les républicains ; et deux d’entre eux rallient la résistance pendant l’occupation. Après la guerre, ils rejoignent les instances du gouvernement espagnol en exil : secrétariat du ministère de l’Émigration et secrétariat de la présidence du Conseil des ministres pour l’un ; antennes locales de la CNT et du PSOE en exil pour les deux autres[31].

L’OFPRA est ainsi le lieu où des représentants de gouvernements en exil ou de régimes déchus sont chargés de reconnaître la qualité de réfugié à des compatriotes qui refusent de vivre sous l’autorité de ceux-là même qui les ont chassés ou auxquels ils se sont opposés. Ces officiers de protection forment ainsi une « diplomatie parallèle[32] » à celle de leur pays d’origine ; ce sont les diplomates de pays ou de régimes qui n’existent plus, mais que les autorités françaises continuent, d’une certaine manière, de reconnaître à travers eux.

Ces profils témoignent enfin d’une légitimité professionnelle qui s’appuie d’abord sur l’expérience et la connaissance personnelle des pays d’origine, des communautés d’exilés en France, parfois aussi des individus eux-mêmes, dans la continuité des pratiques façonnées au sein des anciens offices de réfugiés. Alice Adjemian (citée plus haut), fille de réfugiés arméniens et officier de protection à la section russe après avoir été secrétaire à la section arménienne, raconte qu’elle s’appuyait sur les communautés russe et arménienne ainsi que sur son réseau familial pour croiser les informations qu’elle recueillait. Lorsqu’elle ne connaissait pas certains noms, elle demandait à ses parents : « leur mémoire me servait dans mon travail ». Elle décrit ses pratiques comme s’inscrivant dans la continuité de son expérience professionnelle à l’Office des réfugiés arméniens (entretien du 2 avril 2009)[33].

Un certain isomorphisme est ainsi à l’oeuvre entre les officiers de protection et le public dont ils ont la charge. Ils ont non seulement la même nationalité, mais le même statut (de réfugié) qui témoigne d’un même type de rapport au pays d’origine, marqué par la rupture. Au-delà de ces dimensions symboliques, la possession du statut de réfugié implique également des similitudes concrètes entre les agents et leur public. En tant que réfugiés, ils ont les mêmes papiers (carte de réfugié, carte de travail, carte de séjour), les mêmes droits et les mêmes obligations administratives. Chaque officier de protection possède ainsi un dossier de réfugié (distinct de son dossier personnel d’agent) en tous points identique aux dossiers des requérants et des réfugiés dont il a la charge. Rien ne les distingue. Ils contiennent les mêmes documents, les mêmes formulaires, les mêmes titres, les mêmes types de lettres, les mêmes demandes et souvent les mêmes réponses, signe d’une commune condition d’étranger sans représentation en France. Rien n’indique dans le dossier de réfugié des agents qu’ils travaillent à l’OFPRA. On y trouve par exemple toutes les cartes de réfugié et de séjour qu’ils ont obtenues, qui ont expiré et qu’ils ont dû renouveler, comme tous les réfugiés. Reste à savoir s’ils s’occupent de ces renouvellements eux-mêmes… les archives ne le disent pas.

La section espagnole est la seule à faire exception quant à l’isomorphisme entre agents et publics et au principe d’équivalence entre la section géographique et la nationalité des officiers de protection[34]. C’est la seule à comprendre des officiers de protection français (deux Français aux côtés de trois Espagnols) et, surtout, la seule à être dirigée par un Français. Plus encore, le chef de la section espagnole est un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, puis, à partir de 1956, un jeune diplômé de Sciences Po. Cette spécificité est révélatrice du traitement particulier porté à ce groupe national, l’un des seuls à ne pas fuir un régime communiste, dans le double contexte du rapprochement entre la France et l’Espagne de Franco (Dulphy, 2002) et de l’anticommunisme des pouvoirs publics (Courtois et Lazar, 2000 ; Dulphy, 2005).

Plus globalement, les archives et les entretiens mobilisés montrent que chaque section fonctionne comme un univers national clos : les agents échangent entre eux et avec leur public dans leur langue d’origine, aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, bien souvent sur papier en-tête de l’OFPRA. L’envoi de courriers en langue étrangère, au nom d’une administration publique, semble à ce point généralisé qu’une note de service, datée de mars 1953, informe les agents que la direction ne peut se porter responsable de ces lettres. Il est ainsi dorénavant demandé aux agents non pas d’écrire en français, mais de signer eux-mêmes leur correspondance[35]. En 1955, une autre note de service leur rappelle les formules de politesse d’usage en français pour la correspondance dans cette langue[36].

Une « nationalisation » toute relative : la nouvelle génération d’officiers de protection

L’analyse des profils de ceux qui remplacent ces premiers officiers de protection de l’OFPRA montre que la « nationalisation » du personnel, évoquée dans le rapport d’activité de 1962, est purement formelle. Non seulement des étrangers continuent d’être recrutés, mais lorsqu’ils sont français de nationalité, ces nouveaux officiers de protection sont généralement originaires des mêmes pays que leurs prédécesseurs. Ils continuent à être placés dans les sections géographiques qui correspondent à leur origine nationale et donc à s’occuper de leurs compatriotes. Enfin, ils ont souvent avec les anciens agents des liens familiaux ou communautaires, une large partie des recrutements s’étant faite par interconnaissance.

Les agents des anciens offices étrangers décédés ou partis à la retraite, leur remplacement ne s’effectuait pas sans peine. Engager des Français pour s’occuper d’étrangers n’inspirait pas les vocations, et employer des non nationaux dans un établissement public français suscitait la réserve des grands commis de l’État. On décida de pratiquer le népotisme à notre façon. Un de nos agents nous confiait parfois qu’un de ses cousins avait débarqué à Marseille en provenance d’URSS, qu’un frère avait réussi à tromper la vigilance de la garde civile à Irun ou à Port-Bou […] Sans oublier les réfugiés de la seconde génération, ceux qui nés en France et ayant réussi leur insertion, possédaient la double nationalité. Le quai d’Orsay apprécia de ne pas avoir à détacher ses propres agents et laisser aux « contractuels » de l’OFPRA le soin de dessiner eux-mêmes leur profil de carrière.

Archives privées de Singer, mémoires non publiés

Jusqu’à la fin des années 1970, les sections européennes sont encore toutes composées et dirigées par des officiers de protection des mêmes origines nationales que les requérants. Le profil d’une partie d’entre eux a été reconstitué grâce au croisement de documents conservés aux archives de l’OFPRA[37] avec des témoignages d’anciens agents[38].

Les trois officiers de protection de la section roumaine, toutes des femmes, sont d’origine roumaine. L’une est la fille d’un dissident au régime de Nicolae Ceausescu, issue d’une famille de la haute bourgeoisie roumaine ; l’autre, la fille d’un sénateur roumain. Aucune information n’a été obtenue sur la troisième. Les deux officiers de protection de la section polonaise sont également des femmes, d’origine polonaise. L’une d’elles est la fille d’un réfugié polonais, ancien officier en Pologne ; l’autre, une ancienne secrétaire de l’OFPRA devenue officier de protection. Les deux officiers de protection de la section arménienne sont filles de réfugiés arméniens. Les trois officiers de protection de la section russe sont des femmes, toutes d’anciennes secrétaires de Basile Maklakoff, ancien chef de section. L’une d’elles est la fille de réfugiés russes reconnus par l’Office des réfugiés russes dans les années 1920 ; l’autre est la fille de réfugiés arméniens, anciens propriétaires terriens arrivés en France après le génocide. Outre son origine russe et aristocratique, peu d’informations ont pu être recueillies sur la troisième. Enfin, les sections tchèque et hongroise comptent respectivement une officier de protection d’origine tchèque, une autre d’origine hongroise, issues de familles de réfugiés. Il faut attendre 1979 pour voir arriver aux côtés de ces femmes russes, polonaises, roumaines, tchèques, arméniennes et hongroises la première officier de protection française n’ayant aucun lien avec ces pays (il s’agit de Françoise Sauvagnargues, chef de la division Europe entre 1979 et 1989). C’est à elle qu’est confiée la direction de la nouvelle division « Europe » dans laquelle toutes les anciennes sections nationales sont fondues.

Si la section espagnole continue à être dirigée par un Français, elle reste composée d’une majorité d’Espagnols jusqu’à son ouverture aux agents latino-américains. Au début des années 1970, un seul des premiers officiers des années 1950 y travaille encore, Arolas Senar. On y trouve également sa nièce, Paquita, le fils de cette dernière et, enfin, Rufat, un réfugié espagnol condamné à mort en Espagne. L’une des premières latino-américaines à rejoindre la section est une avocate uruguayenne qui a fui son pays (1972) à la suite de l’incarcération de son mari, opposant à la dictature. Reconnue réfugiée en Suède, elle rejoint l’OFPRA l’année suivante (1973). Elle y restera onze années, jusqu’à son retour en Uruguay en 1984, sans jamais demander la nationalité française (entretien avec Maria Rodriguez, nom modifié ; septembre 2010).

Deux éléments interreliés se dégagent de cette analyse des transformations des profils : leur féminisation et la diminution de leur prestige. La moitié des officiers de protection de la division Europe sont à la fin des années 1970 d’anciennes secrétaires. Cette transformation semble principalement découler de la pénurie de candidats, elle-même associée à la relégation de l’OFPRA. À la lumière de ces nouveaux profils, il apparaît que l’entrée dans l’institution ne s’inscrit plus dans la continuité d’une fonction ou d’un prestige importé du pays d’origine. Elle n’est par ailleurs désormais plus rattachée au rôle de représentant d’une communauté en exil. L’OFPRA des années 1970 semble davantage représenter un rare débouché pour des étrangers, ou enfants d’étrangers, en situation de déclassement lié à la migration.

Espaces des pratiques et cadres des interactions

L’analyse des interactions entre les agents, de leurs rapports avec la hiérarchie et des espaces où se déploient leurs activités vient renforcer le postulat de la nature hybride de l’OFPRA entre représentation diplomatique et administration publique, lieux de prestige et de relégation. Il en ressort également l’incroyable prégnance du politique. Elle se manifeste dans la division de l’espace, largement cloisonné selon les groupes nationaux, dans l’autonomie accordée aux agents et enfin dans les tensions et les conflits entre ces derniers, qui recoupent largement les grands clivages idéologiques de la Guerre froide.

Les lieux de la relégation

Le premier rapport d’activité (1952-1953) laisse apparaître une litanie qui revient régulièrement dans les rapports subséquents, jusqu’à la fin des années 1980 : « personnel mal rétribué », « nombre insuffisant », « moyens insuffisants ». La chef de la section contentieux de 1952 à 1986, Jacqueline Massat (qui a été, entre 1952 et 1986, officier de protection à la section espagnole, puis chef de la section du contentieux à l’OFPRA ; entretien du 2 octobre 2008[39]), décrit l’absentéisme[40] d’un personnel au statut précaire, sans sécurité sociale ni aucune aide. Au moment de la création de l’OFPRA, les agents sont effectivement recrutés avec des contrats de trois mois (Rapport d’activité de 1952), ensuite prolongés à un an. La relégation de l’OFPRA s’appréhende également à travers les différents espaces dans lesquels son activité se déploie. Entre 1952 et 1989, ce ne sont pas moins de quatre locaux différents dans lesquels l’office est installé, s’éloignant un peu plus de la capitale à chaque déménagement. La vétusté des locaux et l’indigence des moyens se dégagent de nombre de témoignages recueillis.

À son ouverture en 1952, l’OFPRA s’installe dans l’ancien local de l’OIR : un hôtel particulier de la rue Copernic à Paris. L’exiguïté est telle que Jean Lescuyer, premier directeur de l’OFPRA, demande instamment que les réunions du conseil d’administration se tiennent ailleurs[41] : « Le délabrement des locaux était à l’image de la clientèle et des agents chargés de l’accueillir […] Aux lézardes de la façade, on mesurait la déchéance des exilés qui, essoufflés, montaient les marches d’un escalier à encorbellement où quelques débris de marbre témoignaient de la splendeur passée. On avait transformé les écuries et les communs en bureaux, les cuisines du sous-sol en salles d’archives », écrit Singer dans ses mémoires (archives privées).

Les archives privées de Suzanne Bidault, consultées par Elodie Lejeune (2002), montrent la grande insatisfaction de cette secrétaire générale de l’OFPRA (1954-1962) quant à ses conditions de travail. Elle décrit dans ses correspondances un bureau délabré sans téléphone ni machine à écrire et au mobilier inadéquat pour travailler ou recevoir ses visiteurs. Elle évoque une fin de carrière « misérable » après avoir travaillé dans des conditions matérielles « plus que satisfaisantes »[42].

En 1959, l’Office déménage dans un hôtel particulier (l’hôtel Majestic) rue la Pérouse, qui avait été le siège de la Gestapo pendant l’occupation.

On nous parqua dans ce qui fut autrefois des offices, des lingeries, des débarras, des commodités. Vestiges de baignoires, tuyaux, robinets, bouches à air chaud tinrent lieu d’éléments de décoration. Nous eûmes droit à l’entrée de service. La dégaine de notre clientèle indisposait. Apatrides pelés, nomades galeux, laissaient dans leur sillage les remugles d’odyssées pitoyables et surtout la crainte d’incidents pour notre diplomatie.

Archives privées de Singer

Dix ans plus tard, en 1968, l’OFPRA déménage à nouveau suite à l’ouverture de la conférence de la paix sur le Vietnam qui se tient, jusqu’en 1973, dans l’hôtel Majestic. Il s’installe cette fois à Neuilly-sur-Seine. « C’était tout petit. Il y avait des dossiers partout par terre », se rappelle Géraldine Charles (nom modifié ; entretien, avril 2008), qui a été, entre 1983 et 2008, secrétaire puis officier de protection à la division Europe ; tandis que Tatiana Sczwebel (nom modifié ; entretien, mars 2009), à l’OFPRA depuis 1973, d’abord comme secrétaire à la section polonaise et au service du contentieux, puis comme officier de protection au contentieux, et enfin à la division Afrique, se souvient que faute de place, une partie des réfugiés – les Espagnols – étaient reçus au sous-sol. Que ce soit rue Copernic ou à Neuilly-sur-Seine, la section espagnole est la seule au sous-sol. Singer l’explique par le fait que les Espagnols étaient « des pestiférés » et Massat par le fait qu’ils « étaient considérés comme le bas peuple ». Malgré l’exiguïté des locaux de Neuilly-sur-Seine, l’OFPRA y reste treize années. Son déménagement en 1981 dans une tour d’Aubervilliers s’inscrit dans la continuité de ceux qui l’ont précédé : l’avancée en banlieue parisienne se poursuit, de même que la précarité matérielle. Les services et les bureaux de l’organisme sont divisés sur plusieurs étages, au milieu d’entreprises privées. Les conditions de travail sont qualifiées d’« épouvantables » par les uns (François Dopfer, directeur général de l’OFPRA entre 1989 et 1991 ; entretien, mars 2009), « moyenâgeuses » par les autres (Sczwebel ; entretien, mars 2009).

Une forme très contrôlée de non-contrôle

À la différence des profils des officiers de protection, ceux des cadres dirigeants de l’OFPRA sont peu prestigieux. En 1956, l’organisation n’en compte que deux : un directeur général et un secrétaire général. Jusqu’à la fin des années 1980, aucun directeur général n’est énarque. Plus de la moitié (six sur onze) n’a jamais été ambassadeur. L’autre moitié ne l’a été qu’en fin de carrière (un poste avant l’OFPRA) dans un pays de second rang dans la hiérarchie du ministère des Affaires étrangères. Le petit nombre de hauts fonctionnaires et de cadres dirigeants, le faible intérêt qu’ils portent à leur poste relégué, couplés au profil prestigieux des premiers agents, permettent en partie de comprendre la grande autonomie dont semblent jouir ces premiers officiers de protection.

Une inspection conjointe du budget et des postes diplomatiques et consulaires fait ressortir en 1955[43] que chacune des sections de l’OFPRA constitue « autant de cellules autonomes » et que « les officiers de protection ont tendance à se considérer comme totalement indépendants ». Si cette autonomie semble poser problème, c’est principalement pour des questions d’organisation ; l’inspection s’inquiète exclusivement de « l’inégale répartition des tâches » et du « gaspillage de main-d’oeuvre » à laquelle elle conduit. Les témoignages recueillis font quant à eux apparaître les sections géographiques comme autant de petits univers indépendants régis par leurs propres règles[44].

« Ils étaient chez eux », affirme ainsi Massat[45] au sujet de la section arménienne. À la question de l’existence d’un effort global d’harmonisation entre les sections, elle répond : « Vous rêvez ! Impossible […] Il n’y avait pas de réunion. Chacun faisait à sa manière. » C’est également ce qu’indique Adjemian (entretien, 2 avril 2009)[46] : « Il n’y avait pas de réunion. Et une grande indépendance des officiers de protection. Il y avait des manières de travailler propres à chacun. Chacun avait sa manière de présenter un dossier. Et chacun sa spécificité. » L’autonomie de la section polonaise est particulièrement citée par les témoins interrogés, trois d’entre eux insistant même sur l’antisémitisme de ses officiers de protection[47].

Au cours d’une de ses réapparitions à l’Office, Georges Gueyraud (le directeur général) me confia une mission. Il s’agissait de rappeler à l’ordre la section polonaise qui en prenait trop à son aise et brimait les Juifs […] J’éprouvai d’autant plus de difficulté à m’imposer que Georges Gueyraud et Suzy Bidault avaient lâché la bride à ces vieux amis de la France. La section polonaise bénéficiait à l’intérieur de l’Office du privilège d’extraterritorialité. La direction signait les yeux fermés les parapheurs.

Mais peut-on pour autant parler d’indépendance dans le cas d’un établissement, hybride certes, mais malgré tout d’une administration publique chargée de la mise en oeuvre des orientations françaises en matière d’asile, composée d’agents qui les partagent ? L’adéquation, durant cette période de forts taux d’accord, entre les dispositions de la majorité des agents et les orientations diplomatiques des gouvernements français, remet en cause l’idée d’indépendance. Le fait que le seul chef de section à avoir été licencié soit celui de la section yougoslave[48], qui est également l’un des seuls issus d’un pays dont l’OFPRA tente de limiter les taux d’accord, montre que la subordination passe aussi par les politiques de recrutement et qu’elle est loin d’être absente de la période[49].

La question mérite ainsi d’être formulée en termes autres que ceux de la dichotomie indépendance/contrôle. En tant que représentants de régimes renversés par la révolution bolchevique (URSS), l’arrivée au pouvoir des communistes (Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, Roumanie) ou des annexions soviétiques (Arménie, Géorgie, Ukraine), les dispositions et les intérêts de la majorité des officiers de protection convergent suffisamment avec les préférences diplomatiques des pouvoirs publics français pour qu’une large latitude leur soit laissée. Cette latitude apparaît ainsi moins comme le signe d’un laisser-faire que comme une « forme très contrôlée de non-contrôle », pour reprendre l’expression de Rémi Lenoir (2005 : 6).

Les officiers de protection de l’OFPRA peuvent également être appréhendés, dans la lignée des analyses de Bourdieu (1980) sur l’appropriation entre habitat (position) et habitus (dispositions), comme des agents assumant un rôle qu’ils étaient prédisposés à tenir, du fait de leurs investissements antérieurs : « L’héritier hérité approprié à l’héritage n’a pas besoin de vouloir, c’est-à-dire de délibérer, de choisir et de décider consciemment, pour faire ce qui est approprié, ce qui convient aux intérêts de l’héritage, de sa conservation et de son augmentation » (1980 : 6). Ils n’auraient ainsi pas besoin de délibérer pour se tenir dans la ligne diplomatique des pouvoirs publics français et donner le statut de réfugié à leurs compatriotes qui refusent de vivre sous domination soviétique.

« Et au milieu, le rideau de fer » : la Guerre froide dans l’OFPRA

Les rapports d’activité laissent entrevoir l’existence de deux grands types de tensions entre les agents : des tensions liées aux différences de traitement et de salaire, mais surtout des tensions liées aux différences idéologiques entre, d’un côté, les agents espagnols et, de l’autre, ceux d’Europe de l’Est. Les témoignages recueillis confirment l’existence de ces clivages et les restituent de manière bien moins euphémisée. Singer décrit les relations entre agents à la période de la rue Copernic (siège de l’OFPRA entre 1952 et 1959) comme exécrables : « Rue Copernic, la mésentente sévissait. L’exil, s’il inspire la solidarité, engendre aussi l’amertume et la zizanie. Des clans se formaient, de nouvelles frontières s’organisaient. Les “blancs” s’installaient plutôt dans les étages nobles, et les “rouges” se réfugiaient dans les sous-sols ou les communs. » (Archives privées de Singer) Son témoignage recoupe celui de Massat pour qui, au-delà de la période de la rue Copernic, il existait structurellement à l’OFPRA « une cassure entre les responsables issus des pays de l’Est et les Espagnols, considérés comme le bas peuple[50] » (entretien du 7 avril 2008).

Si le rapport d’activité de 1963 prend la peine d’indiquer que les tensions s’affaiblissent (« Les tensions internes consécutives aux différences d’origine nationale et de clans se sont atténuées »), les témoignages révèlent qu’elles sont encore bien présentes, même quinze ans plus tard. Elles sont par exemple encore clairement perceptibles en 1981, au moment du recrutement de Martine Simon (nom modifié ; entretiens de mars 2008 et septembre 2012), qui les décrit avec beaucoup de précision :

L’OFPRA était divisé en deux : les agents anciens réfugiés d’Amérique latine et d’Espagne d’un côté. De l’autre les agents anciens réfugiés d’Europe de l’Est. Et au milieu, le rideau de fer. Deux mondes qui s’affrontaient. Des vieilles dames avec des samovars, issues de l’aristocratie d’un côté et de l’autre côté les vieux réfugiés espagnols anarchistes et les jeunes réfugiés d’Amérique latine. Aux archives où on faisait des pauses, les Russes buvaient du thé et les autres du maté. D’un côté on parlait le russe, de l’autre l’espagnol. Et entre eux ils ne se parlaient pas. Je ne venais d’aucun de ces deux mondes, mais j’ai été assimilée à la population dont je m’occupais. Et je suis entrée dans la folie des latinos. Mon secrétariat était espagnol et les OP, des anciens réfugiés arrivés en 1939, refusaient de parler français. On ne parlait qu’espagnol dans la division.

Jeanne Ahier, chef de la division Asie du Sud-Est, créée en 1979 (qui avait été, entre 1975 et 1987, chef de cette section) décrit quant à elle sa division comme isolée et mal vue du fait du traitement de faveur dont bénéficiaient alors les Vietnamiens, les Laotiens et les Cambodgiens qui fuyaient le communisme « à la grande période des latinos »[51]. À l’inverse, la chef de la division Europe dont les préférences, à gauche de l’échiquier politique, étaient bien connues, restitue l’animosité qu’éprouvaient à son égard les agents des pays de l’Est : « Il y avait des conflits de tradition. Les vieilles dames de Russie par exemple qui étaient anticommunistes primaires, elles me détestaient » (Géraldine Traversant, nom modifié, chef de la division Europe entre 1979 et 1989 ; entretien, mai 2009). Simon les présente comme des personnages d’une autre époque portant rubis, samovars, nostalgiques de la Russie d’avant le soviétisme, et que l’élection de François Mitterrand en 1981 aurait fait paniquer : « Elles étaient toutes persuadées que ça y est : les chars russes allaient entrer dans Paris » (Entretiens mars 2008 et septembre 2012).

Conclusion

La substitution d’une ethnographie historique de l’attribution du statut de réfugié en France durant la Guerre froide à une chronologie juridique et institutionnelle a permis de rendre compte de l’articulation entre les orientations politiques étatiques, les pratiques quotidiennes et les profils des agents durant cette période. Elle met en lumière l’instruction différenciée des demandes d’asile selon les nationalités, liée à aux considérations diplomatiques et aux préférences idéologiques propres à la Guerre froide. Elle révèle que le critère qui semble faire frontière et séparer les réfugiés des migrants jusqu’au milieu des années 1960 est moins la crainte de persécution individuelle que l’acte d’allégeance. Ce n’est finalement qu’au milieu des années 1960, dans le cadre de la nouvelle politique de détente, que les exigences de craintes de persécution personnelle et le soupçon de migration économique se développent, tout en restant réservés à certaines nationalités.

La focale sur les propriétés sociales des agents de l’OFPRA fait ressortir la grande hybridité de l’institution jusqu’aux années 1970 : une administration publique, composée d’agents étrangers, anciens dignitaires de régimes déchus écrivant ou parlant dans leur langue d’origine et marqués par les conflits de la Guerre froide jusque dans leurs interactions. L’OFPRA et le statut de réfugié apparaissent dès lors, pour ces agents et leur public, comme un espace de résistance au régime en place dans leur pays et, pour les pouvoirs publics, comme un instrument de politique étrangère. La prégnance d’une conception du réfugié comme orphelin du national, le poids des nationalités dans l’instruction, comme les profils des premiers agents, s’inscrivent quant à eux dans la continuité de l’héritage de l’entre-deux-guerres. Ils viennent remettre en cause l’idée communément admise de la création de l’OFPRA et plus encore de la signature de la Convention de Genève comme tournants majeurs dans le régime international des réfugiés.

L’ethnographie historique apporte également un nouvel éclairage aux débats contemporains sur la chute du taux d’accord, à rebours des analyses qui l’expliquent par la transformation des profils des demandeurs, l’obsolescence de la Convention de Genève, ou la fin de l’indépendance des institutions de l’asile. Elle fait voir la Convention de Genève comme un texte flou plutôt qu’obsolète, pouvant s’interpréter avec rigueur ou souplesse, selon les priorités politiques de la période. Elle montre que cette chute du taux d’accord constitue moins le signe de la fin de l’indépendance de l’OFPRA que le signe du passage d’une forte subordination de l’asile aux politiques diplomatiques – marquée par un taux d’accord élevé dans le contexte de la Guerre froide – à une forte subordination aux politiques migratoires – marquée par un taux de rejet élevé dans le contexte de la construction de l’immigration comme problème. L’exploration ethnographique établit enfin que les transformations contemporaines s’inscrivent dans une configuration complexe marquée par l’évolution des priorités politiques des gouvernants et la transformation des profils et des pratiques des agents que l’image faussée de la période comme « âge d’or » « ou vingt glorieuses » a contribué à invisibiliser. L’ethnographie historique de cette période montre que la figure archétypale du réfugié individuellement persécuté est en fait loin de correspondre à la réalité quotidienne de la demande d’asile des années 1950-1970 et que la grande majorité des requérants étaient davantage reconnus sur la base d’une appartenance collective que sur celle d’une persécution à titre personnel. Au regard de ce passé, le face-à-face contemporain entre des demandeurs d’asile, sommés de correspondre à une image idéalisée du réfugié et des agents, à la recherche d’archétypes introuvables, apparaît comme une rencontre impossible.

De nouvelles ethnographies historiques de l’instruction des demandes d’asile pour d’autres espaces nationaux durant cette période délaissée permettraient de comparer et de mettre en perspective les divers types de configurations et d’articulations possibles entre priorités des gouvernants et pratiques et propriétés sociales des agents. Ces études de cas, complétées par des analyses transversales sur les circulations des normes, des pratiques, des acteurs et des modèles entre pays, pourraient dès lors constituer une base décisive à l’écriture d’une histoire globale de l’asile.