Volume 38, Number 3, Winter 2010 Les concepts aux frontières du savoir contemporain Guest-edited by Mounia Benalil
Table of contents (9 articles)
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Présentation : les concepts aux frontières du savoir contemporain
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Le cas de la « société civile » : circulation et resignification des notions dans le discours social et sociologique
Victor Armony
pp. 9–18
AbstractFR:
Cet article prend pour point de départ un dilemme épistémologique qui sous-tend toute théorisation et analyse empirique du social : la réalité existe-t-elle indépendamment des outils conceptuels qui nous permettent de l’observer, de la découper, de la mesurer et de la classifier ? Concrètement, l’auteur se penche sur un exemple particulièrement intéressant à cet égard : la circulation et la resémantisation du syntagme « société civile ». Ce syntagme est extrêmement malléable, mais, au-delà du flou définitionnel et du caractère plus ou moins extensif de son acception, la « société civile » semble correspondre à l’idée de « pure société » : la vie sociale dans son expression simple et naturelle, dépourvue d’enjeux principalement politiques ou économiques. Par une analyse discursive, cet article montre qu’une telle conception de la « société civile » a acquis une place exceptionnelle dans la régulation étatique et non étatique au sein des rapports entre le Nord et le Sud.
EN:
This article takes as a starting point an epistemological dilemma that underlies every attempt at theorizing or analyzing the social realm: does reality exist independently of the conceptual tools that allow us to observe, organize, measure, and classify it? Concretely, the author examines a particularly interesting example in this regard: the circulation and resemantization of the term “civil society”. This term is highly malleable but, in spite of its various and sometimes vague definitions and its more or less extensive scope, “civil society” seems to fit the idea of “pure society”: social life in its simple and natural expression, untangled from mainly political or economic issues. By means of a discourse analysis, this article shows that such a conception of civil society has acquired an exceptional place in the state and non-state regulation of North-South relations.
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Du mythe au concept : barbarie et historicité dans les essais de Fatima Mernissi
Mounia Benalil
pp. 19–27
AbstractFR:
Cet article s’inscrit dans le cadre des récentes entreprises intellectuelles qui réfléchissent sur les nouveaux rapports entre l’Orient et l’Occident en examinant le vocabulaire de la mondialisation. Les essais de la sociologue marocaine Fatima Mernissi dessinent en creux les enjeux de ces rapports en posant le concept de barbarie dans le contexte de ce qu’on appelle aujourd’hui les « cultures de l’échange ». Le questionnement de la barbarie est lié à l’interrogation de la transmission du savoir par les experts masculins de la littérature religieuse islamique. L’historicité fait surgir le problème de la radicalité moderne des idéologies. Pour contrer les crispations et les dérapages qui découlent de la lecture univoque (la lecture intégriste), Mernissi propose une féminisation humaniste du savoir sur l’islam selon des procédés herméneutiques qui déconstruisent le savoir hérité. Si la barbarie est dans la transmission, la civilisation réside dans la démocratisation de la lecture du savoir.
EN:
This article proposes to shed new light on East-West relations from the logic of modern globalization. The essays of the Moroccan sociologist Fatima Mernissi generate such a debate by problematizing the notion of barbarism in the context of what is commonly referred to as “the cultures of exchange”. The questioning of barbarism is inextricably linked to the questioning of the transmission of Islamic religious knowledge by male experts mainly. Historicism points to the problematic radicality of modern ideologies. To counter and defeat the dangers of a univocal reading (or intergrist reading) of Islamic literature, Mernissi proposes a humanistic feminization of the interpretation of the inherited knowledge on Islam, a hermeneutical challenge tied into a dynamic of deconstructing (and reconstructing) such knowledge. If barbarism lies in transmission, civilization lies in the democratization of the reading of knowledge.
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Changement de paradigme, biais disciplinaire et virage idéologique : postmodernité, postcolonialisme et globalisation
Carolina Ferrer
pp. 29–37
AbstractFR:
Cet article propose une analyse quantitative de trois grandes tendances conceptuelles contemporaines. En interrogeant les bases de données bibliographiques MLA et ISI, l’auteure montre le changement de paradigme qui a lieu à partir de la fin des années 1990, moment du déclin du postmodernisme et de l’essor de la globalisation. Elle indique que cette transformation conceptuelle est accompagnée d’une nouvelle cartographie disciplinaire où l’importance relative des études littéraires diminue face aux publications en sciences économiques et sciences politiques qui, sous le signe de la globalisation, occupent le premier rang disciplinaire. Enfin, l’étude signale comment cette métamorphose théorique est doublée d’un bouleversement idéologique puisqu’il n’y a pratiquement plus d’opposition à la doctrine néolibérale qui sous-tend la globalisation.
EN:
This article is a quantitative analysis of three main contemporary conceptual trends. Through the exploration of MLA and ISI bibliographic databases, the author illustrates the paradigm shift that took place at the end of the 1990s, when we saw the decline of postmodernism and the rise of globalization. She indicates that this conceptual change also implies a new disciplinary map, where the importance of literary studies diminishes compared to the number of publications in economics and political science that, because of globalization, occupy the first disciplinary rank. Finally, she shows how this theoretical metamorphosis is intertwined with an ideological transformation, since there is practically no current resistance to the neoliberal doctrine underlying globalization.
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La neurosémiotique : un nouveau pont idéologique entre les sciences humaines et la biologie
Daniel S. Larangé
pp. 39–52
AbstractFR:
La neurosémiotique, dont les racines remontent au xixe siècle, développe un nouveau modèle explicatif de la culture du point de vue des mécanismes de la pensée, notamment de la neurologie. Elle propose, au xxie siècle, un nouveau pont idéologique qui éclairerait les assises naturelles de la culture. Sa démarche, inscrite dans l’objectivité des sciences dites dures, prend pourtant une orientation bien subjective en prétendant atteindre l’universalisme par les voies de l’esprit.
EN:
Neurosemiotics is the merging of neurosciences and semiotics, in which brain/mind research meets the study of signs. Its roots go back to the 19th century. It offers a new possibility for explaining culture by natural functions and processes. It is an ideological bridge between biological sciences and humanities. But its objectivity has a spiritual turn, which gives rise to a new subjectivity.
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Paratopie : quand l’analyse du discours littéraire (se) joue des frontières
Phillip Schube Coquereau
pp. 53–63
AbstractFR:
Depuis quelque vingt ans, Dominique Maingueneau, linguiste et professeur à l’Université Paris XII, s’applique à théoriser l’analyse du discours littéraire tout en cherchant à la faire reconnaître comme discipline des études littéraires, en invoquant une « rectification des frontières » épistémologiques dans ce domaine. Au centre de cette théorie se trouve une notion clé, un principe invariant appelé paratopie. Malgré un succès relatif, cette notion présenterait un problème de taille : celui de placer, dans la même catégorie, l’analyse du discours littéraire et l’objet de son analyse. À partir de ce constat, que Maingueneau souligne lui-même, ce sont les implications épistémologiques et la valeur opératoire de la paratopie que cet article tente de mettre en lumière afin de comprendre la réticence des spécialistes d’autres orientations critiques à reconnaître le bien-fondé de la démarche de Maingueneau.
EN:
For about twenty years, Dominique Maingueneau, a linguist and professor at the University of Paris XII, has attempted to theorize literary discourse analysis while promoting its recognition as a discipline of literary studies by favoring a “rectification of epistemological borders” in this area. This involves a concept central to this theory, an invariant principle called paratopie. Despite relative success, this concept presents the problem of putting the analysis of literary discourse and the paratopie, which is a major part of hits subject, in the same category. Because of this, as Maingueneau himself emphasizes, this article tries to highlight this particular phenomenon of the entanglement of metadiscursive and discursive levels, in order to understand, on one hand, the epistemological implications of the paratopie, and, on the second hand, the reticence of some literary specialists to recognize literary discourse analysis on the very basis of this concept.
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Marcel Marois | La dialectique de l’ordre et du chaos
Hors dossier
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Le modèle du livre : dans les générateurs de documents numériques
Nicole Pignier
pp. 73–80
AbstractFR:
Si l’on considère le terme « document » dans son acception large de « pièce écrite donnant des renseignements divers », on voit se multiplier, d’une part, les documents numérisés pour des raisons pratiques et économiques et, d’autre part, les documents numériques conçus par les nouvelles technologies pour des usages multimédias en ligne ou hors ligne. Les usages, les pratiques de lecture et d’écriture évoluent avec le changement de support matériel : un document numérique pouvant, par exemple, augmenter sa multimodalité en insérant de la vidéo, des animations, et instaurer à la fois une interaction intense avec l’usager et un cheminement en réseau par sa conception hypertextuelle. Pour autant, les thèses avancées entre autres par Philippe Quinton laissent à penser que les modèles de lecture et d’écriture ancrés dans notre mémoire culturelle, tels la page et le livre, ne sont pas prêts de se voir substituer des « modèles natifs », selon l’expression de Quinton, à savoir des modèles propres aux technologies numériques. Notre étude se penche justement et principalement sur les innovations proposées par les générateurs de documents qui utilisent la métaphore du livre. Nous proposons d’analyser, dans un corpus de générateurs de livre français et étrangers, les processus d’adaptation, de transformation du modèle du livre. À quels niveaux se situent les imitations et les renouvellements ? Au niveau sensible et plastique, au niveau de l’organisation de l’information, au niveau du parcours de travail de l’usager dans le document ? Cette évolution numérique du livre, tendant vers la simplification esthétique et vers une forme de vie caractéristique de l’industrialisation, transforme sans aucun doute les usages du livre et les pratiques de lecture.
EN:
If we consider the term “document” in its broad acceptation of “written giving various information”, we see on one hand documents digitized for practical and economic reasons, on the other hand the numerical documents conceived by numerical technologies for online or multimedia uses. Uses, practices of reading and writing evolve with the change of material support, a numerical document that can for instance augment its multimodality by inserting video, or animations, to institute an intense correlation with the user and a progression in network via its hypertext comprehension. Therefore, theses advanced by Philippe Quinton make it possible to think that the models of reading, and writing anchored in our cultural memory such as the page, the book, are not ready to see themselves substitute “native models”, according to Philippe Quinton expression. Our study is precisely focused on the generators of documents which use the metaphor of the book. We analyze in this corpus the processes of adaptation and transformation of the model of the book. We suggest analyzing, in a corpus of foreign and French generators of books, the processes of adaptation and transformation of the model of the book. On what levels are there simulations and renewals? On sensitive and plastic levels, on the level of the organization of information, on the level of the working course of the user in the document? In what are uses too concerned by the numerical evolution of the model of the book? This digital evolution of the book, aiming towards the aesthetic simplification and the characteristic form of life of on industrialization doubtlessly transforms the uses of the book and the practices of reading.
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Les retours de la pudeur : dans L’Affamée de Violette Leduc
Anaïs Frantz
pp. 81–90
AbstractFR:
L’Affamée (1948) est le deuxième récit que Violette Leduc publie aux éditions Gallimard. Bien qu’il soit dédié à Jacques Guérin, le texte apparaît comme une ode au nom caché de Simone de Beauvoir que l’auteure a aimée comme elle a aimé Jacques Guérin : c’est-à-dire sans retour. Or, L’Affamée ne raconte pas uniquement le renoncement de la narratrice à sa passion pour « Madame », il raconte aussi la passion de la narratrice pour le renoncement, inscrivant le récit non seulement dans la lignée augustinienne de la confession littéraire, mais encore en héritier de la poésie mystique dans la tradition de la théologie négative. Tout en usant de « tact » à l’endroit de la « pudeur » de « Madame », le monologue de L’Affamée devient en soi un moyen de connaissance, le texte donnant accès à une jouissance poétique. Ce sont « les retours de la pudeur », dont l’article analyse le travail auctorial, voire (aucto)biographique (du latin auctor qui signifie « celui qui augmente »).
EN:
L’Affamée, published by Gallimard in 1948, is Violette Leduc’s second narrative. Although dedicated to Jacques Guérin, the text appears as an ode to the concealed name of Simone de Beauvoir, whom the author loved as she loved Jacques Guérin, that is to say: in vain. L’Affamé, however, does not solely recount the narrator’s renouncement of her passion for “Madame”, it is also about the narrator’s passion for renouncement, placing the text not only in the lineage of literary confession à la Augustine, but also in that of the mystic poem in the tradition of negative theology. While remaining tactful with respect to the “pudeur” of “Madame”, the monologuing itself in L’Affamée is a means of self-knowledge and poetic pleasure. These are the “retours de la pudeur” of which the article analyses the auctorial, not to say (aucto)biographical work (from the Latin auctor, meaning “one that increases”).